Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Archives de la disparition
Fabula-LhT n° 13
La Bibliothèque des textes fantômes
Maya Lavault

Le « Nouveau Roman » d’Annie Ernaux : un récit impossible ?

Je ne fais que courir ici après une ombre.
Annie Ernaux, L’Autre fille

1Rien de plus éloigné a priori du Nouveau Roman que les œuvres d’Annie Ernaux, dont la démarche d’écriture n’a cessé de s’affirmer par son refus absolu de la fiction et du « beau style », depuis son premier roman publié, Les Armoires vides, jusqu’à ses derniers textes : Les Années1, qui marque l’aboutissement de sa recherche d’une forme d’autobiographie impersonnelle imbriquant mémoire individuelle et mémoire collective, ou encore le volume Écrire la vie2, qui réunit en une anthologie partielle précédée d’un « photo-journal » une sélection de ses textes, présentés selon l’ordre de l’autobiographie, les plus représentatifs de sa démarche hybride, « quelque chose entre histoire, sociologie et littérature3 ».

2Pourtant, son tout premier roman, écrit au cours de l’année 1962 et envoyé en 1963 aux Éditions du Seuil, qui en refusèrent la publication, s’inscrit dans cette mouvance : c’est ce qu’indiquent les quelques indices affleurant au fil des commentaires fournis par l’auteure sur ce premier « faux départ » dans l’écriture, qui tendent à lui donner corps et consistance au sein des textes publiés, construisant ainsi le roman refusé en « hapax » au regard de la cohérence de son œuvre. C’est justement ce statut d’exception – et de « fausse route »  – qu’il faudra interroger et réévaluer, au regard de l’évolution du positionnement de l’écrivaine dans le champ littéraire de la seconde moitié du xxe siècle.

3D’autre part, ce premier roman non publié représente un « cas limite » au regard d’une théorie des « textes fantômes » : s’il n’est effectivement pas « réel », au sens de « réalisé », puisque le refus éditorial l’a privé d’existence dans le champ littéraire, il n’est pourtant ni virtuel, ni imaginaire, ni maintenu à l’état de « possible », de brouillon ou d’ébauche, puisqu’il possède une existence matérielle, concrète et achevée, sous la forme d’un manuscrit lu en mars 1963 par le comité éditorial du Seuil – mais par lui seul. Est-ce à dire que ce roman était « impossible » selon la configuration du champ littéraire de l’époque ? Le statut d’œuvre « impossible » lui est en tous cas attribué par son auteure elle-même, pour qui il s’agit d’un livre impossible à partager avec son lectorat4. Il n’est pas anodin que les termes de « refus » et d’« impossibilité » qui définissent cette première tentative d’entrée en littérature servent également à caractériser la démarche d’Annie Ernaux depuis ses premiers livres publiés : refus du « beau style » d’abord avec Les Armoires vides, Ce qu’ils disent ou rien et La Femme gelée, impossibilité du roman et du romanesque, voire du « littéraire », à partir de La Place. Refus, impossibilité : ces termes sont aussi ceux des tenants du Nouveau Roman au début des années 1960 – « Raconter est devenu proprement impossible5 », clamait la désormais célèbre formule de Robbe-Grillet.

4Le rejet hors du champ des « possibles », prononcé à la fois par son auteure et par l’éditeur sollicité, d’une œuvre dont l’existence fantomatique est par ailleurs révélée dans les textes publiés et dans les entretiens accordés par Annie Ernaux contribue, en retour, à susciter l’intérêt et la curiosité des lecteurs de l’œuvre publié6, auxquels l’auteure de cette contribution à une théorie des textes fantômes n’échappe pas. Ainsi, la réflexion menée ici prendra la forme d’une enquête poursuivant deux objectifs : d’une part, la collecte et le déchiffrement d’indices récoltés au fil des entretiens, articles critiques, fragments de journaux d’écriture et de journaux intimes, et des œuvres publiées d’Annie Ernaux, qui permettent de cerner les contours de ce premier roman inédit ; de l’autre, la mise au jour d’une « stratégie7 » de positionnement dans le champ littéraire et son évolution au fil des livres publiés. Dans la mesure où ces deux objectifs ne peuvent être atteints séparément, puisque les indices permettant d’imaginer les possibles de ce premier roman inédit demandent à être interprétés au regard de la trajectoire8 de l’écrivaine, cette enquête opère une sorte de va-et-vient qui examine les textes à la fois selon la chronologie de leur écriture et suivant celle de leur publication.

5Ainsi, ce que l’on voudrait tester ici, c’est la possibilité de donner corps à une œuvre fantomatique en révélant sa présence latente au sein des œuvres réelles, c’est-à-dire, dans le cas qui nous intéresse, ultérieurement publiées, et en évaluant son influence sur celles-ci. Pour le dire autrement, il s’agit de courir après une ombre et de faire le récit de cette poursuite.


***

« Faire œuvre d’art »

6C’est dans un entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, publié en 2003 sous le titre L’Écriture comme un couteau, que l’on trouve la première mention explicite de l’existence du roman inédit de 1963, d’emblée désigné comme un échec résultant d’une « fausse route ». Exprimant son désaccord avec l’idée, persistante selon elle, que la littérature n’a rien à voir avec la politique, Annie Ernaux explique :

[…] lorsque j’ai commencé d’écrire, à vingt ans, j’avais une vision solipsiste, antisociale, apolitique, de l’écriture. Il faut savoir qu’au début des années soixante, l’accent était mis sur l’aspect formel, la découverte de nouvelles techniques romanesques. Écrire avait donc pour moi le sens de faire quelque chose de beau, de nouveau, me procurant et procurant aux autres une jouissance supérieure à celle de la vie, mais ne servant rigoureusement à rien. Et le beau s’identifiait à « loin », très loin du réel qui avait été le mien, il ne pouvait naître que de situations inventées, de sentiments et de sensations détachés, débarrassés d’un contexte matériel. C’est une période que j’ai appelée ensuite celle de « la tache de lumière sur le mur », dans laquelle l’idéal consistait pour moi à exprimer dans la totalité d’un roman cette sensation que donne la contemplation d’une trace de soleil le soir sur le mur d’une chambre. Je n’y suis sans doute pas parvenue puisque ce premier texte – que j’avais d’ailleurs intitulé Du soleil à cinq heures – n’a pas trouvé d’éditeur9 !

7Autonomie de l’écriture littéraire par rapport à la réalité sociale et politique, importance des recherches formelles, volonté de renouveler le roman en tournant le dos à la tradition réaliste, revendication d’une vision esthétique de la littérature allant de pair avec son inutilité affichée et assumée : voici résumées, de manière évidemment rapide et nécessairement réductrice, les principes posés par Robbe-Grillet dans Pour un nouveau roman, paru en 1963 aux Éditions de Minuit, l’année même où les Éditions du Seuil refusent le manuscrit d’Annie Ernaux. Quelques pages plus loin, dans le même entretien, elle précise que son intérêt pour le Nouveau Roman n’a pas cessé depuis l’été 1960 – lors d’un séjour au pair en Angleterre où elle passe son temps à lire la littérature contemporaine française – jusqu’à 1962 : « lorsque je me mets à écrire un roman, en octobre 1962, c’est dans ce courant que je veux me situer très clairement. Cela signifie pour moi m’inscrire dans une recherche, la littérature comme recherche, éclatement de la fiction ancienne10. »

8Si la conception de l’écriture comme « recherche » s’inscrivant dans une volonté de rupture avec la « fiction ancienne » coïncide très exactement avec les ambitions du Nouveau Roman, pourtant, bien des termes de la citation donnée plus haut traduisent la distance qui sépare l’idée qu’Annie Ernaux, jeune étudiante en Lettres issue d’un milieu populaire, se fait de la littérature, de la conception qu’en ont Alain Robbe-Grillet, Michel Butor ou Claude Simon. Avant même l’idée de « nouveauté », c’est le critère essentiel de la « beauté », transmis par l’étude scolaire des grands textes, qui est mentionné ici, en cohérence avec une vision transcendante qui place la littérature au-dessus de la vie, comme le montre un autre passage de l’entretien cité, consacré au rôle de la lecture dans le processus d’écriture :

Car la lecture a joué un rôle incitatif très fort à une période de ma vie, exactement entre vingt et vingt-trois ans, quand j’envisage d’écrire, que je commence à écrire, que j’écris un drôle de texte, dont je vous ai parlé, qui sera refusé par le Seuil. J’ai entrepris, à vingt ans, des études de lettres pour rester « dans la littérature » de toutes les façons, la connaître, l’enseigner pour vivre, et la pratiquer moi-même. D’où, deux types de lectures, celles qui sont nécessaires à l’obtention des examens […] et la production contemporaine. Je m’abonne aux Lettres françaises, emprunte à la bibliothèque d’Yvetot, où j’ose pénétrer maintenant, Les Gommes, Une curieuse solitude de Sollers, Lawrence Durrell, très à la mode, etc. Avec du recul, je me rends compte à quel point je suis immergée […] dans ce qui, à cette époque, m’apparaît comme un autre monde, supérieur absolument, celui des essences, auquel je veux accéder moi aussi en écrivant […]11.

9La littérature telle que la conçoit Annie Ernaux à l’époque appartient à un monde « supérieur » avant tout parce que la langue qui en forme la matière même est d’une tout autre nature – elle confine au sublime – que le langage de son enfance qui a façonné sa perception du « réel ». Ainsi peut-on comprendre que sa première tentative d’écriture se porte naturellement vers la fiction : non seulement le roman est le genre le plus valorisé dans le champ littéraire de l’époque12, mais encore, la fiction apparaît comme la seule voie possible d’entrée en littérature pour une jeune écrivaine dont la réalité quotidienne vécue depuis l’enfance n’a pas droit de cité en littérature13. Ainsi, son désir d’écrire est d’abord désir de passer dans un « autre monde », d’accéder à une autre vie, plus digne, plus prestigieuse, qui « rachèterait » la honte de ses origines dont ses ouvrages ultérieurs, en particulier La Place, Une femme et La Honte, témoignent de la dimension essentiellement langagière. Aussi conçoit-elle l’entrée en littérature comme un moment de gloire, presque d’assomption, voire de salut ou de résurrection14. Un article de 1989, intitulé « Littérature et politique » et rédigé en réaction à la réception du roman de Claude Simon, L’Invitation, écrit à son retour d’U.R.S.S., permet d’éclairer l’origine paradoxale de son désir d’écrire :

Quand j’ai commencé de vouloir écrire, à vingt ans, j’espérais, certes, comme on dit « faire œuvre d’art » (comment aurais-je pu penser autrement quand j’étais nourrie de ce dogme à l’université ?), mais ce n’est pas cela que j’ai noté spontanément, naïvement – c’est-à-dire naturellement – sur une page de cahier. C’est : « j’écrirai pour venger ma race » (la substitution de « race » à « classe » n’étant pas un hasard, une étourderie15).

10C’est précisément le paradoxe intenable réunissant sous cet impérieux désir d’écriture la double injonction de « faire œuvre d’art » et de « venger [sa] race » qui signe l’échec du premier roman. Cet échec s’explique avant tout comme un déni de la seconde injonction au bénéfice de la première, ou, pour le dire autrement, comme une soumission de la nécessité sociologique à l’impératif formel et esthétique. Le désir du Nouveau Roman ferait ainsi coïncider un intérêt pour les recherches les plus novatrices de la littérature contemporaine et une aspiration à rompre avec ses origines, qui la fait « naïvement – c’est-à-dire naturellement » choisir la voie la plus éloignée de ce milieu, et donc, la plus enviable. Pourtant, c’est bien la perception de cette distance sociologique qui sépare le monde de la littérature de son monde d’origine qui la conduit, dans un fragment du journal daté du 4 avril 1963 où elle revient sur ce premier échec, à formuler la nécessité de repenser sa démarche d’écriture en fonction de sa trajectoire sociale :

Sans m’en rendre compte, j’élargis le fossé entre mes parents et moi, mais ils me sont nécessaires, et, à cause d’eux, je serais capable de beaucoup de choses, comme si toutes ces souffrances qu’ils ont subies, leurs humiliations, je voulais les prendre à ma charge et les venger. Si j’ai écrit, c’est un peu à cause d’eux mais ce n’était pas le roman qu’il fallait, je recommencerai, des nouvelles sans doute (EV, p. 43).

11Dix ans plus tard, la seconde tentative, qui aboutit à la publication des Armoires vides, prend en charge cette volonté de « vengeance sociale » par le choix d’un sujet (l’avortement) qui thématise la double distance séparant la narratrice à la fois de ses parents et de la littérature inculquée à l’école, et d’un style d’écriture marqué le langage populaire « illégitime ». Pourtant, ce premier roman publié provient d’un même désir de transcender la vie par la littérature, comme le montre un fragment du journal intime daté du 12 mars 1972, époque de l’écriture des Armoires vides :

Mythique, toujours. Désir de regrouper tous les événements de ma vie en un roman violent, rouge, oui il y aurait ce mot. Hantée par la phrase de Breton : « S’il pouvait faire du soleil cette nuit ».

Soleil rouge. J’attends « le mot qui cognera à la porte ».

Je rêve encore une fois d’entrer dans cette sorte de religion, mythe de mes années d’enfance, qui constitue la réalisation d’un but, de l’être (EV, p. 76).

12La référence au Surréalisme, auquel Annie Ernaux a consacré entre temps son mémoire de maîtrise, a supplanté l’influence du Nouveau Roman : si elle permet de maintenir la position de refus du roman traditionnel tout en réinvestissant la croyance en une dimension « mythique » de l’écriture littéraire, jusque-là assumée par le recours au vocabulaire religieux, elle introduit en outre une prise de distance avec le « beau style », comme le montre le commentaire de l’auteure sur le premier roman publié dans L’Écriture comme un couteau :

J’entrais « mal » de façon incorrecte, boueuse dans la littérature, avec un texte qui déniait les valeurs littéraires, crachait sur tout, blesserait ma mère. Ce n’était pas un premier roman aimable qui me vaudrait la considération de la province où je vivais, les félicitations de ma famille. […] D’entrée de jeu, sans le vouloir de façon claire, je me suis située dans une aire dangereuse, j’écrivais « contre », y compris contre la littérature, que j’enseignais par ailleurs16.

13Cette citation permet de lire en négatif une description du roman de 1962-63 comme une tentative d’entrer en littérature « par la grande porte », avec un « premier roman aimable » qui, en empruntant la voie du Nouveau Roman alors déjà en phase de consécration, clamerait la supériorité des « valeurs littéraires » acquises à l’Université sur les valeurs héritées du milieu familial, et « vengerait » l’enfance dominée de la jeune écrivaine par le succès obtenu dans le monde des Lettres. De ce premier roman inédit, on devine ainsi qu’il misait sur une esthétique de transfiguration du monde par une mise en scène fictionnelle du « je » cultivant une forme de complicité avec le lecteur lettré que les livres ultérieurs n’auront de cesse de miner.

L’impossibilité du Nouveau Roman

14Il est significatif que surgisse d’emblée, au moment où l’écrivaine tente d’expliquer l’échec de son premier roman, ce qui constituera le principe même de sa démarche d’écriture à partir de La Place, son quatrième livre publié, qui adopte une écriture se revendiquant de la sociologie. Selon une logique paradoxale mais qui s’avère payante, la revendication d’une écriture « infra-littéraire » influencée par une démarche scientifique permet alors à l’écrivaine de trouver une place nouvelle, légitime, dans le champ littéraire, en usant de sa position de « dominée » comme d’un outil apte à bouleverser à la fois le champ et l’objet de la littérature : ainsi, la démarche sociologique nourrit une stratégie de légitimation qui permet d’inverser « le stigmate des origines sociales en emblème littéraire17 ».C’est en effet la lecture, au début des années 1970, des ouvrages de Pierre Bourdieu, en particulier Les Héritiers, qui aide Annie Ernaux à se forger une conscience sociologique qu’elle réinvestit dans sa démarche d’écriture, comme elle l’affirme dans un entretien de 2008 :

C’est la littérature qui est première en moi : un roman écrit à 22 ans, en 62, refusé. Mais j’avais écrit à ce moment-là dans mon journal : « en écrivant je vengerai ma race », ça voulait dire, le monde d’où je suis issue, les dominés selon Bourdieu. Sauf que ce que j’avais écrit, formel et idéaliste, n’avait aucune chance d’atteindre son objectif. Dans la mouvance de 68, la découverte des Héritiers de Bourdieu et Passeron sur fond de mal-être personnel et pédagogique a constitué, exactement, une injonction secrète à écrire pour, cette fois, plonger dans ma mémoire, écrire la déchirure de l’ascension sociale, la honte, etc. C’est évidemment une rencontre immense, déterminante. Par la suite, c’est dans Bourdieu que j’ai fortifié ma conception de l’écriture comme mise à jour du réel, la recherche d’autres formes que le roman18.

15L’influence de Bourdieu joue sans nul doute également, même si l’auteure ne revient jamais sur ce point dans les commentaires sur son œuvre, sur la place qu’elle continue d’assigner au Nouveau Roman, bien après l’échec de 1963. En effet, c’est en se référant au Miroir qui revient19, le premier tome des écrits autobiographiques d’Alain Robbe-Grillet, que Pierre Bourdieu, dans Raisons pratiques, appelle à la remise en question de la représentation traditionnelle du récit de vie et de l’illusion biographique en sociologie :

Produire une histoire de vie, traiter la vie comme une histoire, c’est-à-dire comme le récit cohérent d’une séquence signifiante et orientée d’événements, c’est peut-être sacrifier à une illusion rhétorique, à une représentation commune de l’existence, que toute une tradition littéraire n’a cessé et ne cesse de renforcer. C’est pourquoi il est logique de demander assistance à ceux qui ont eu à rompre avec cette tradition sur le terrain même de son accomplissement exemplaire. Comme l’indique Alain Robbe-Grillet, « l’avènement du roman moderne est précisément lié à cette découverte : le réel est discontinu, formé d’éléments juxtaposés sans raison dont chacun est unique, d’autant plus difficiles à saisir qu’ils surgissent de façon sans cesse imprévue, hors de propos, aléatoire20. »

16« Demander assistance à ceux qui ont eu à rompre avec [une] tradition » : l’expression de Pierre Bourdieu permet d’interpréter la place assignée par Annie Ernaux au Nouveau Roman dans sa propre trajectoire et de comprendre la position paradoxale qu’elle adopte dans l’entretien avec Frédéric-Yves Jeannet où, dans la lignée de l’article « Littérature et politique » qui réagissait en 1989 contre l’évacuation de la réalité historique et sociale caractérisant l’écriture romanesque de Claude Simon dans L’Invitation, elle formule le grief principal qu’elle adresse au Nouveau Roman, qui est de liquider la dimension politique de la littérature. C’est pourtant au moment même où elle affiche ce qui la sépare résolument du Nouveau Roman qu’elle révèle l’existence du roman refusé de 1962 et l’influence de ce courant sur sa démarche d’écriture :

Il m’est resté de cette fréquentation, puis de la lecture de Claude Simon, Robbe-Grillet, Sarraute, Pinget, vers 70-71, la certitude – largement partagée, un cliché désormais – qu’on ne peut pas écrire après eux comme on l’aurait fait auparavant, et que l’écriture est recherche et recherche d’une forme, non reproduction. Donc pas non plus de reproduction du Nouveau Roman21

17Ainsi s’affiche le paradoxe qui fonde la relation complexe unissant la démarche d’Annie Ernaux à celle des nouveaux romanciers : c’est au nom des principes posés par Robbe-Grillet dans Pour un Nouveau Roman, lorsqu’il affirme, par exemple, qu’il n’y a pas « de moule préalable pour y couler les livres futurs » et que « chaque romancier, chaque roman, doit inventer sa propre forme22 », qu’elle justifie l’impossibilité d’écrire à son tour un « Nouveau Roman ». Le journal d’écriture des décennies 1980 et 1990, publié dans le volume L’Atelier noir23, témoigne bien du souci grandissant de la forme qui préoccupe l’écrivaine, en lien avec la recherche d’une démarche s’appuyant sur la méthode sociologique. Par exemple, une note du 25 octobre 1983 fait surgir le projet d’écrire « l’histoire d’une rupture personnelle au jour le jour, ou en flash-back – sorte de recension du passé, mais différente, peut-être recherche du récit impossible24 ». Dans ces pages, l’expression « roman objectif » est récurrente, soutenue par une référence constante aux Choses de Georges Perec, qui vient concurrencer les projets d’écriture intime. Il semble alors que la « recherche du récit impossible » corresponde à une tentative de combiner une approche « subjective », liée à l’histoire individuelle, et une approche objective qui ressortit à l’enquête sociologique : « Mon problème essentiel, c’est l’impossibilité d’écrire le roman, nouveau ou ancien, d’être obligée d’inventer mon écriture, d’après ce que je sens, ce que je vois » (journal de 198925).

18La plupart des passages reproduits dans L’Atelier noir témoignent de cette préoccupation constante de la forme qui sous-tend la démarche d’écriture d’Annie Ernaux et qu’elle relie, dans la préface du volume, à la croyance que, selon la phrase de Flaubert, « chaque œuvre porte en elle sa forme qu’il faut trouver26 ». La référence à la formule de Flaubert, là encore, met en évidence le lien de filiation qui l’unit au Nouveau Roman. C’est que cette influence, en réalité, n’a jamais cessé d’être productive dans son œuvre27 : elle l’a conduite à affirmer sa place dans le champ littéraire français en revendiquant, contre le Nouveau Roman et contre le roman refusé de 1962-63, la dimension sociale et politique de son écriture, via Pierre Bourdieu.

L’ombre portée de la « tache de soleil sur le mur »

19Si elles aident à préciser la forme du roman de 1962-63, les prises de position d’Annie Ernaux sur le Nouveau Roman, ne permettent pourtant pas d’en cerner le contenu : c’est la lecture des fragments du journal intime reproduits dans le photo-journal du volume Écrire la vie qui sert à élucider ce que recouvre cette écriture de la sensation qu’elle signale être à l’origine du roman inédit. Ces fragments font remonter la période dite « de la tache de lumière sur le mur » aux années 1958-60, que l’écriture du roman de 1962-63 a, semble-t-il, réinvestie. On peut ainsi lire dans un fragment daté d’août 1988, qui fait « remonter » le souvenir de ces années :

La petite tache de soleil sur le parquet de la chambre à Ernemont, le froid d’octobre, les cloches, et je suis couchée sur le lit, loin de la tache de soleil, je ne la rejoindrai pas. Connaîtrai-je de plus grand malheur que ce mois-là. Et l’immense solitude. La foire sur le boulevard, les croustillons, les autos tamponneuses et les filles du lycée rentrant dans leurs maisons cossues de Bihorel ou Mont-Saint-Aignan, philosophant. Moi j’étais en dehors de tout. Ces deux années, 58-60, m’ont « rendue » écrivain, je crois, et 52. Ce sont deux abîmes (EV, p. 44).

20Les années 58-60 apparaissent liées à cette sensation désignée comme l’objet du premier désir d’écriture qui, sous la forme matérielle d’une « tache de soleil » sur le mur ou sur le parquet, métaphorise en la transcendant une sensation que le journal intime associe à 1952, l’année de l’événement central de La Honte dont le projet, avant la publication du livre en 1997, est désigné dans le journal d’écriture par la mention « 52 ». Le lien entre « 58-60 » et « 52 » s’éclaire à la lecture de la série de fragments du photo-journal reproduits dans la continuité de celui-ci ; plusieurs d’entre eux font ressurgir « 58-59 » à la faveur d’anamnèses restituant un sentiment de honte et de solitude, associé à la « lumière blanche » : « je relis certains poèmes lus pour la première fois à Ernemont ; “Ô ma jeunesse abandonnée…” et il me semble alors approcher le plus près possible – même déréliction, lumière blanche – de cette année 58-59 » (EV, p. 44) ; ou encore :

Tout l’après-midi je relis Le Deuxième sexe. Progressivement, je me suis ressentie redevenir l’être de 1959, lisant à Ernemont cet incroyable livre, entourée de sa vérité pour moi accablante. [...] Si je résume : j’avais grandi sans honte sociale, sans honte sexuelle, l’une et l’autre me sont tombées dessus. La deuxième l’été 58. La double aliénation, où je puise tout ce que j’écris, mais à l’aveugle (EV, p. 44).

21Tous les fragments du journal intime qui évoquent la période 1958-59, reproduits à la suite dans le photo-journal quelle que soit leur époque d’écriture, permettent ainsi de cerner la matière possible du roman de 1962-63 que le deuxième roman publié, Ce qu’ils disent ou rien (1977), semble avoir réinvestie dans une forme radicalement opposée, qui reconduit le ton gouailleur et volontiers ironique des Armoires vides. C’est ce que laisse entendre le fragment daté d’octobre 1994 :

Cinq jours passés à Rouen. C’était la foire Saint-Romain ; la grande voix de la foire tous les soirs, avec un « you-you » régulier. Toute la tristesse jamais effacée de 58, l’horreur de vivre. Penser à cela, encore maintenant, c’est le trou. L’indicible de ce temps, effleuré dans « Ce qu’ils disent ou rien », mais est-ce que je pourrais le dire en lui-même ? Plutôt dans une suite d’images, dans le récit d’une vie, la mienne [et pas la mienne] (EV, p. 45).

22Sans doute le deuxième roman publié a-t-il échoué lui aussi d’une certaine façon à l’endroit même où la première tentative romanesque avait achoppé, sur l’impossibilité de rendre compte de la sensation en enfermant l’expérience sensible dans la gangue de l’individuel, l’adoption d’une narration fictionnelle menée à la troisième personne ne permettant pas de donner à l’expérience personnelle l’épaisseur d’une vie traversée par la totalité du monde. C’est en effet le projet d’une autobiographie impersonnelle, telle que l’accomplira en 2008 Les Années, qui est formulé ici : « dans le récit d’une vie, la mienne [et pas la mienne]. » Parce qu’il répond justement à cette ambition, le texte des Années offre de nouveaux indices sur le roman de 1962-63 ; le premier désir d’écriture y est explicitement évoqué dans un passage retraçant la période des premières tentatives d’écriture, juste après les années 1958-59, où la volonté d’échapper à la fois à sa condition de femme et à son milieu d’origine est rapportée à la recherche d’un langage nouveau apte à transcender la réalité et à la purifier :

Elle s’est abreuvée d’existentialisme, de surréalisme, a lu Dostoïevski, Kafka, tout Flaubert, également éperdue de nouveauté, Le Clézio et le Nouveau Roman, comme si seuls les livres récents étaient capables d’apporter le regard le plus juste sur le monde d’ici et maintenant.
Plus encore qu’un moyen d’échapper à la pauvreté, ses études lui paraissent l’instrument privilégié de lutte contre l’enlisement de ce féminin qui lui inspire de la pitié, cette tentation qu’elle a connue de se perdre dans un homme (cf. photo de lycée, cinq ans avant), dont elle a honte. [...]
Dans son journal intime, elle a écrit [...] qu’elle est « à la recherche d’un autre langage », désirant « retourner à une pureté première », elle rêve d’écrire dans une langue inconnue (LA, p. 979-980).

23Les fragments du journal intime contenus dans Écrire la vie qui évoquent le séjour en Angleterre, à l’été 1960, au cours duquel Annie Ernaux « s’abreuve » de la lecture des « nouveaux romanciers » et se lance dans une première tentative d’écriture, suggèrent un nouveau lien entre l’Angleterre et le roman de 1962-63, alors désigné sous le titre L’Arbre : « Les dimanches anglais, y a-t-il eu rien de pire que d’être là-bas, à presque vingt ans, seule, ou presque. Ne pas avoir évoqué cette période – à cause de mon premier texte, L’Arbre ? – ne pas le faire, m’est attristant. J’étais si seule, pas forte, l’avenir était blanc » (EV, p. 46). Ce titre, différent de celui donné dans L’Écriture comme un couteau, est en réalité le titre sous lequel le manuscrit fut envoyé au Seuil, Du soleil à cinq heures étant le premier titre envisagé mais non retenu28. Le motif de l’arbre est présent dans un autre fragment du journal intime, daté du 29 septembre 1993, qui livre le bref récit d’une anamnèse au bol de Ricoré dont l’influence proustienne est patente :

À mon bureau, brusquement, buvant à une heure inhabituelle de la Ricoré avec du lait, je me ressens (ce mot-là, seul, convient, re-sentir) en octobre 62, quand je suis entrée à la cité U, rue d’Herbouville, ce bonheur informe, de la vie devant soi pour faire des choses (en 60 aussi, mais moins fortement, à l’entrée en fac). Il y avait un grand arbre roux devant la fenêtre de ma chambre, toute petite, mais « une chambre d’étudiante » ! J’allais écrire… Je possédais le monde (EV, p. 48).

24Les fragments qui précèdent celui-ci dans le photo-journal font ressurgir, au fil de la mémoire, des bribes du roman de 1962-63, qui semblent joindre l’expérience de 1958-59 et celle de l’été 1960 sous une même impression de lourdeur et de blancheur, transfigurée par une écriture de la sensation déconnectée de tout enracinement dans le réel et tournée vers le rendu du « bonheur informe » qu’elle procure. Ainsi, une note de janvier 1989 évoquant un retour sur les lieux du séjour en Angleterre de l’été 1960 restitue à la fois un mince fragment du roman de 1962-63 et une première phrase écrite en août 1960, dont on peut supposer la proximité avec le style du premier roman refusé :

Plus de cinéma, [...] ni le petit café où se rassemblaient les jeunes de 1960 autour du juke-box, et cette femme à lunettes qui lavait les tasses dans le bruit et les exclamations. Elle ne demeure que dans mon livre de 62-63, non publié. [...] J’ai pris le métro du retour à Woodside Park, me demandant, dans cette rue si peu changée, elle, si c’était dans le parc voisin que j’avais commencé d’écrire en août 60 : « les chevaux dansaient au bord de la mer ». La suite, c’était une fille qui se relevait d’un lit où elle était avec un type (toujours la même histoire, la seule). Ces chevaux ralentis, englués dans leur danse, exprimaient la sensation de lourdeur après l’amour. Comme je me souviens bien (EV, p. 47).

25Cette « sensation de lourdeur après l’amour » mêle ainsi de manière impressionniste d’une part « l’horreur de vivre » et la blancheur qui caractérisent les deux périodes (1958-59 et l’été 1960) identifiées à la fois comme origines et matière du roman de 1962-63, et de l’autre un mouvement d’élan vers l’avenir qui se confond un profond désir d’écrire, cristallisé dans la vision de l’arbre devant la fenêtre de la Cité universitaire de Rouen, ou encore dans l’impression laissée par la « tache de lumière » formée par le « soleil à cinq heures ».

À la recherche du « roman total »

26Les indices livrés par la lecture du photo-journal, notamment la phrase remémorée, gagnent à être relus à la lumière des réflexions consignées dans L’Atelier noir, qui témoignent de l’existence, dès 1982, d’un projet de « roman total », identifié sous les initiales « R.T. », qui semble posséder un lien de parenté avec le premier roman refusé : « à 20 ans, j’étais accablée par tout ce que j’avais à dire, confusion. Puis j’ai simplifié et accepté les modèles. Maintenant je retourne à la confusion, la totalité. Ai-je découvert les moyens de l’appréhender ? » (29 décembre 9329). On se souvient en effet que l’idée de totalité est présente dans la description du roman de 1962-63 donnée dans L’Écriture comme un couteau. Les recherches sur la forme à donner au « R.T. » dans les années 1990 témoignent d’une volonté de combiner la « subjectivité » du roman de 1962-63 (qui est aussi celle des premiers romans publiés, Les Armoires vides et Ce qu’ils disent ou rien) et « l’objectivité » de l’écriture socio-historique expérimentée à partir de La Place :

Ce qui est étrange c’est que je retrouve au fond le premier projet de mon écriture de 62, mais avec un tout autre point de vue, une épaisseur humaine, l’Histoire, la sociologie, etc. Cela signifie qu’il y aura un problème entre objectif et subjectif ? (12 novembre 9730).

27Ainsi, la lecture de L’Atelier noir révèle l’importance de ce qu’Annie Ernaux appelle dans son journal d’écriture le projet « 58 », souvent évoqué mais jamais réalisé effectivement, si ce n’est dans le roman de 1962-63 : le texte des Années, on l’a vu, fait ressurgir « 58 » lorsque le récit aborde la période 1958-60, en objectivant le lien qui l’unit à la honte de la défloration et à la « lourdeur » du corps féminin – tout ce qu’évacue le premier roman en le transfigurant par une écriture de la sensation guidée par l’ambition de « faire œuvre d’art ». Le texte des Années rend compte dans ces mêmes pages de la forme possible du premier roman, dont la description succincte vient compléter de manière cohérente les premiers éléments donnés dans l’entretien avec Frédéric-Yves Jeannet : « Elle a commencé un roman où les images du passé, du présent, les rêves nocturnes et l’imaginaire de l’avenir alternent à l’intérieur d’un “je” qui est le double décollé d’elle-même » (LA, p. 980). Cette description frappe autant par sa proximité avec les expérimentations du Nouveau Roman, que par sa parenté avec le projet proustien et avec le texte même des Années, où la référence à Proust est constante. Pourtant, de l’aveu même de l’auteure, la lecture de Proust n’a pas influencé l’écriture du premier roman refusé, qui s’inspire plutôt de l’écriture de la sensation telle que la pratique Virginia Woolf : ce n’est qu’à partir de ce qu’elle appelle « l’entrée en littérature », après le premier roman publié, qu’elle entreprend une lecture complète et critique d’À la recherche du temps perdu31.

28Ainsi peut-on interpréter le fait que tous les fragments du journal intime publiés dans le volume Quarto qui sont consacrés aux années 1958-59, soit à la période qui fournit sa matière au premier roman refusé, se présentent comme des anamnèses restituant ces années sur le mode de la réminiscence proustienne : ils sont tous ultérieurs aux années 1970. Ces anamnèses seront réinvesties dans le texte des Années sous la forme « nouvelle » d’un « roman total » réalisant l’ambition du premier projet d’écriture par la synthèse a priori impossible entre récit impersonnel, sociologique et historique, d’une part, et de l’autre, récit autobiographique, personnel et ancré dans une destinée individuelle. Le texte des Années garde également la trace de l’embryon romanesque écrit à l’été 1960 et livré dans le photo-journal (« la sensation de lourdeur après l’amour »), au moment même où la trame narrative évoque la matière du livre à venir, qui devra réinvestir les sensations et les réminiscences provoquées par une simple position de son corps, évoquées sur un mode proustien, en les combinant à l’écriture d’une « sorte de destin de femme, entre 1940 et 1985 » :

Souvent, contre lui, dans le demi-sommeil qui suit l’amour, le dimanche après-midi, elle tombe dans un état particulier. Elle ne sait plus d’où, de quelles villes, proviennent les bruits de voiture, de pas et de paroles au dehors. […] C’est un temps d’une nature inconnue qui s’empare de sa conscience et aussi de son corps, un temps dans lequel le présent et le passé se superposent sans se confondre, où il lui semble réintégrer fugitivement toutes les formes de l’être qu’elle a été (LA, p. 1058).

29De nombreux passages de la fin des Années viennent en effet révéler la proximité entre le premier roman inédit et le projet de « roman total », qui existe comme possible de l’écriture, voire comme horizon et aboutissement du désir de l’écrivaine depuis les années quatre-vingt. Ainsi, tout se passe comme si le texte des Années réinvestissait la matière du livre refusé de 1962-63, dont la lecture de Proust est venue ensuite nourrir la démarche totalisante et mémorielle, pour servir de fondement à une entreprise d’« autobiographie impersonnelle » : l’invention d’une forme narrative nouvelle, lentement surgie des réflexions sur la démarche auto-socio-biographique expérimentée depuis La Place, aura permis la résolution du problème formel désigné comme la cause de l’échec du roman refusé. Le projet de « roman total » qui, comme un fantôme, « double son existence depuis plus de vingt ans » (LA, p. 1081), trouve bel et bien son origine dans l’échec de la première tentative d’écriture, dont la résonnance se fait sentir par delà les années :

Cette forme susceptible de contenir sa vie, elle a renoncé à la déduire de la sensation qu’elle éprouve, les yeux fermés au soleil sur la plage, dans une chambre d’hôtel, de se démultiplier et d’exister corporellement dans plusieurs lieux de sa vie, d’accéder à un temps palimpseste. Jusqu’ici cette sensation ne l’a menée nulle part dans l’écriture, ni dans la connaissance de quoi que ce soit. Comme les minutes qui suivent l’orgasme, elle donne envie d’écrire, pas plus. Et, d’une certaine façon, elle préfigure déjà, sinon la mort, du moins l’état où elle sera un jour, s’abîmant, comme le font les très vieux, dans la contemplation […] des arbres, de ses fils et des ses petits-enfants, dépouillée de toute culture et de toute histoire, la sienne et celle du monde, ou alzheimerienne, ne sachant plus quel jour ni mois ni saison on est (LA, p. 1081).

30Ainsi, au moment où le modèle proustien se trouve finalement rejeté pour son inaptitude à saisir la dimension collective et historique de la sensation, c’est bien le souvenir du roman de 1962-63 qui est convoqué par l’écrivaine, à travers l’évocation de « l’orgasme » dont les pages de 1960 tentaient de retranscrire la « lourdeur » blanche, mais aussi par le biais de la référence à l’arbre dont la contemplation solipsiste conduit à une sortie hors de la réalité, hors « de toute culture et de toute histoire ». La démarche « nouvelle » qui fournit une forme au « roman total » se construit donc autant contre le projet proustien que contre le roman de 1962-63, les deux entreprises jouant à la fois le rôle d’aiguillon et de repoussoir pour l’écrivaine. La notion de « sensation collective » qui offre la clé d’une écriture à la fois autobiographique et impersonnelle s’élabore ainsi dans le dépassement de l’échec du premier roman refusé32 :

c’est dans une autre sensation qu’elle a puisé l’intuition de ce que sera la forme de son livre, celle qui la submerge lorsque à partir d’une image fixe du souvenir […] il lui semble se fondre dans une totalité indistincte, dont elle parvient à arracher par un effort de la conscience critique, un à un, les éléments qui la composent, coutumes, gestes, paroles, etc. Le minuscule moment du passé s’agrandit, débouche sur un horizon à la fois mouvant et d’une tonalité uniforme, celui d’une ou de plusieurs années. Elle se retrouve alors, dans une satisfaction profonde, quasi éblouissante – que ne lui donne pas l’image, seule, du souvenir personnel –, une sorte de vaste sensation collective, dans laquelle sa conscience, tout son être, est pris (LA, p. 1082).

31Lorsqu’à la toute fin des Années, l’écrivaine résume en un raccourci fulgurant sa trajectoire d’écriture, elle fait se rejoindre, en un subterfuge énonciatif qui doit beaucoup à Proust, le livre à venir et celui que le lecteur est sur le point de refermer, mais aussi, plus subtilement, le premier désir d’écriture et l’accomplissement du projet de « roman total » : la sensation fondatrice dans laquelle le roman de 1962-63 puisait son origine et sa matière est comme ressuscitée par les dernières phrases des Années, qui se referme sur l’ultime souvenir de « la tache de soleil sur le mur » transfigurée par l’image de « l’éblouissant soleil sur les murs de San Michele depuis l’ombre des Fondamenta Nuove » (LA, p. 1085). Tout se passe comme si l’ambitionformulée à la clausule de l’ouvrage, « Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais », consistait aussi, en quelque sorte, à « sauver » le fantôme du premier roman de l’inexistence et de l’ombre33.


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32Ainsi, la lecture croisée des Années et du journal d’écriture révèle l’ombre portée du premier roman inédit sur l’œuvre publié, qui garde la trace d’une recherche constante sur la forme à donner au projet de « roman total » fondé sur l’écriture de la sensation, amorcé depuis 1963 et jamais abandonné. Les fragments du journal intime publiés à l’ouverture du volume Écrire la vie jettent quant à eux un tout autre jour sur ce premier roman en livrant des indices textuels qui révèlent la continuité du projet mémoriel de l’écrivaine par delà les années, et permettent d’en imaginer les contours plus précisément que ne l’avaient fait jusque-là les autres textes publiés. À travers Les Années, L’Atelier noir et Écrire la vie, c’est bien une œuvre « totale », cyclique, qui se donne à lire au lecteur, au sein de laquelle les livres déjà publiés révèlent qu’ils portaient déjà en germe, depuis le début, les livres à venir, ceux-ci réalisant tour à tour les possibilités abandonnées ou délaissées par les textes antérieurs.

33Tandis que la trame des Années réinvestit le premier désir d’écriture dont témoigne le roman de 1963 en l’accomplissant, in fine, par un double déplacement de l’enjeu et de la forme, le volume Quarto intègre le « fantôme » de ce premier roman à l’écriture de la vieen lui assignant uneplace dans la chronologie du photo-journal. La mémoire du premier roman se voit ainsi réhabilitée, comme réintégrée à l’œuvre publié. En retour, cette place assignée à un « texte fantôme » éclaire l’œuvre publié et la démarche d’écriture qui la sous-tend : la publication des Années en 2008, puis celles du journal d’écriture et du volume Écrire la vie en 2011, marquent alors un nouveau tournant dans la trajectoire d’écriture d’Annie Ernaux, par l’infléchissement d’une posture d’écrivain jusque-là caractérisée par le « hors-champ littéraire ».