Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Varia
Fabula-LhT n° 12
La Langue française n'est pas la langue française
Jan Baetens et Ben de Bruijn

Éloge de la canonisation

« Il y a des chefs d’œuvre anciens dont l’action est à retardement, et qui sont ou seront “modernes” un jour » (Léon-Paul Fargue, Banalité)

Une question privilégiée: le changement

1Pour le groupe MDRN1, l’histoire littéraire est abordée avant tout sous l’angle du changement et de tout ce qui l’entoure (car parfois le changement fait défaut, bute sur des résistances, passe inaperçu ou laisse indifférent). Dans l’histoire littéraire, qui touche à un grand nombre de sujets, de questions et de méthodes, la réflexion sur les mécanismes du changement représente un aspect qui paraît à la fois capital et susceptible de se rattacher à des problèmes annexes (le statut de l’auteur, la place du lecteur, le rôle de la technologie, le poids du contexte, la détermination des périodes historiques, notamment). Le problème du changement permet de faire surgir un grand nombre d’autres interrogations qui, toutes ensemble, continuent de manière vivante le débat sans fin sur l’histoire de la littérature (MDRN 2013). En ce sens, l’histoire littéraire est doublement un objet qui change : d’un côté, elle subit elle-même des changements incessants (comparez un manuel d’il y a une ou deux générations et un autre plus proche de nous, et les différences ne manqueront pas de sauter aux yeux) ; de l’autre, elle est aussi un dispositif, une manière de voir qui transforme les objets qui en font partie (changez de méthode et vous changerez aussi de point de vue, puis peut-être aussi d’objet). Certes, la question du changement est loin d’épuiser le tout de l’histoire littéraire, qui doit aussi discuter de bien d’autres questions (épistémologiques, méthodologiques, idéologiques : peut-on connaître le passé ? quelles techniques emprunter à l’histoire en général ? pourquoi s’intéresser à des traditions nationales ? et ainsi de suite), mais elle n’en reste pas moins une question essentielle.

2Soit, à titre d’exemple choisi presque au hasard, Haute solitude de Léon-Paul Fargue, un livre tardif – il date de 1941 – du « piéton de Paris » (1876-1947). Ce texte moins connu, mais toujours disponible dans une belle édition de poche (coll. « L’Imaginaire »), pose d’emblée une série de questions. Qu’est-ce qui se passe quand l’histoire littéraire nous arrache à la lecture de ce seul texte et tend à le faire lire à la lumière de ce qui le précède ? Quel est le rapport entre la thématique d’un livre qui mélange la vie d’un homme et celle de l’univers, d’un côté, et les circonstances biographiques d’un auteur âgé, vieillissant, vivant relativement en marge de la société, aux heures les plus noires de l’Occupation, de l’autre ? Que signifie le goût, plus prononcé encore que dans d’autres livres du même auteur, des mots rares, puis l’esthétique de l’anachronisme, enfin le saut dans une temporalité moins humaine que géologique ? Que reste-t-il de l’image un peu mièvre, surtout aux yeux des lecteurs d’aujourd’hui, du Fargue « immortalisé » (par quoi il faut entendre : « figé ») par une célèbre photo nocturne de Brassaï, dont l’image a en quelque sorte contaminé celle de l’écrivain ? Quel est le sens d’une œuvre qui se survit peut-être à elle-même, surtout si, comme celle de Fargue, elle fut un jour peut-être en avance sur son époque ? Est-il possible d’imaginer des œuvres « dépassées » qui, à certains égards, se révèlent plus modernes et radicales que celle d’autres écrivains que l’on croit pouvoir situer à l’avant-garde ? Et à partir de quel moment est-ce qu’on accepte de procéder à ce genre de retournements d’opinion ? Inversement : que se passe-t-il lorsqu’on met entre parenthèses, ne fût-ce que le temps d’une lecture, les connaissances acquises sur Fargue ? Cas de figure bien connu de tous ceux qui lisent, et dont n’importe quel amoureux des lettres pourrait citer bien d’autres exemples très personnels.

Le rôle du présent

3Quoi qu’il en soit, l’histoire littéraire n’est jamais seulement l’étude historique des textes, des auteurs, de la vie des lettres. Elle vise aussi, et peut-être même en tout premier lieu, à produire un hors-temps, un au-delà du temps.

4D’abord en faisant le tri entre ce qui mérite d’être oublié et ce que l’on devrait continuer à lire, à publier, à commenter. Puis en donnant à certains textes un statut singulier : l’histoire existe (aussi) pour aboutir à un canon, fût-il un anti-canon, et pour que l’on sache quelles œuvres en font partie, même pour une période brève. Le fait que le terme de « canon » paraisse aujourd’hui un rien poussiéreux, sinon franchement suspect, ne change rien à la question : du passé, c’est bien la valeur d’usage qui nous intéresse, et le canon est un des moyens dont nous disposons pour faire jouer cette valeur-là.

5Même si nous ne croyons plus à la gloire avec majuscule, ni aux valeurs essentielles, immuables, éternellement figées au ciel, nous n’arrivons pas à nous détacher du besoin de faire la part des choses (il faut noter du reste que bien des auteurs continuent, notamment à travers la mise en scène de leur propre travail et de leur propre vie, à anticiper quand même sur le regard ultérieur qui sera porté sur eux, voir Martens et Watthee-Delmotte, 2012). Sans exclure d’autres phénomènes, les pages qui suivent aborderont la question de l’histoire littéraire sous l’angle des processus de canonisation, au sens large et ouvert de sélection et de réinterprétation continues des textes du passé. L’histoire littéraire n’est en effet jamais neutre, et la canonisation est un de ses enjeux majeurs.

6Certes, ce deuxième aspect (la production d’un hors-temps) est moins pur que le premier (la compréhension du passé). Mais ce serait un leurre que de l’ignorer, et d’en sous-estimer l’ascendant sur le travail de l’historien, ange et bête à la fois. Il peut être intéressant dès lors d’intégrer les deux perspectives et de faire du désir de sélection et, de manière plus technique, des mécanismes de canonisation, un objet de recherche. Tout comme l’histoire littéraire ne peut pas se réduire à la seule question du changement, celle-ci ne peut être limitée au seul problème du principe de sélection. Mais de la même manière qu’on peut gager que le changement ouvre des perspectives intéressantes sur le domaine plus vaste de l’histoire littéraire, il n’est pas interdit de miser sur la valeur heuristique d’une approche qu’active le jeu de la canonisation.

L’histoire comme sélection: du canon à la canonisation

7Or cet intérêt pour les mécanismes de sélection ne s’observe pas seulement chez ceux qui font l’histoire, et sur qui se penche donc l’historien de la littérature. Il influence aussi la position des chercheurs eux-mêmes, qui participent au phénomène qu’ils observent, décrivent et analysent.

8Avant de choisir la manière d’écrire l’histoire littéraire, il convient de s’interroger sur les raisons ou la nécessité qui nous poussent à faire une telle histoire. Aujourd’hui, ce besoin est très fort. Notre époque est hantée par l’idée d’une perte de la mémoire, et cette peur génère une explosion de techniques, aussi rassurantes qu’illusoires, de compensation: la passion de l’archive en est un exemple, le désir du canon en est un autre. L’actualité du patrimoine, qui devient une valeur branchée, l’obsession des anniversaires, qui complète la manie des journées spéciales, l’omniprésence des études sur la mémoire, en sont autant de symptômes, auxquels il convient d’ajouter le retour en force de l’histoire littéraire. Ce goût du passé s’explique sans trop de problème. Une société comme la nôtre qui attache tant d’importance à l’innovation, pour des raisons économiques plus que pour des raisons culturelles, est forcément conduite à brûler son histoire. Nous ne sommes même plus focalisés sur le contemporain, qui ne nous suffit plus, mais sur « the next new thing » (la prochaine nouveauté), et ce nouveau paradigme a imposé une nouvelle perception du temps, radicalement coupé du passé. Il s’y ajoute l’accélération de plus en plus rapide des cycles de vie des produits et des œuvres, alors que, tragiquement, la vie des hommes s’allonge et que de plus en plus de personnes, pas même âgées, survivent au lieu qu’elles vivent. Dans une société moderne où, selon les analyses prophétiques d’Edgar Morin dans L’Esprit du temps (1962), l’important n’est plus d’avoir de l’expérience, c’est-à-dire de s’appuyer sur un passé vécu, mais d’être capable de suivre le mouvement, c’est-à-dire de s’orienter sur l’avenir, cette rupture s’exhibe dans les observations désabusées d’un Montherlant qui, quelques années plus tard (1965), notait dans ses carnets :

On n’imagine pas un instant Tacite ou Montaigne souhaitant d’être lus surtout par les jeunes gens, Pascal pensant aux jeunes gens quand il écrit, Racine recherchant entre toutes leur approbation. La seule pensée de ceux qu’on tient pour des génies écrivant à l’intention de garçons et de filles de vingt ans, fait rire.
En France, je pense que ce serait avec Hugo que serait née la pêche aux jeunes: démagogie et tiroir-caisse, c’est bien Hugo (de qui je ne conteste nullement le génie). (1975: 18-19)

9En fait, c’est dès les années 1920 que les créateurs avaient déjà commencé à s’interroger sur cette mutation, qui s’exprime de façon prégnante sous la plume de Jean Epstein :

Les écoles littéraires précipitent leur succession. [...] Un style ne suffit plus à occuper toute une génération. [...] La vitesse de la pensée s’est accrue, les fatigues se précipitent. Que ce que l’on appelle à tort et à travers le cubisme vive mois par mois en non plus par années, cela ne prouve rien à sa charge. (1921: 179)

10Les effets de ces changements sont complexes et contradictoires : le désir, mais aussi l’impossibilité de suivre partout et toujours le mouvement de tout ce qui change, nous inscrivent toujours davantage dans un présent de plus en plus ténu et éphémère; en même temps, une sorte de mauvaise conscience teinte le retour sur le passé d’une forte dose de nostalgie, qui à son tour accroît le désir de l’histoire.

11Mais il existe aussi des raisons proprement littéraires à ce retour du passé. Le commerce en ligne aidant, tous les livres ou presque redeviennent disponibles, souvent à des prix dérisoires. Ce phénomène, à ne pas confondre avec la vente des livres électroniques ou la consultation du patrimoine numérisé et qui constitue peut-être la reprise moderne du vertige classique devant les archives de papier, a bouleversé les rapports des lecteurs au passé. Les temps ne sont plus où seuls quelques privilégiés pouvaient aller en bibliothèque pour y lire des textes oubliés ou inconnus, puis éventuellement les copier en vue ou non d’une nouvelle publication. L’accès, pour peu qu’on ait une idée de ce qu’on cherche (la nuance est de taille), est maintenant direct et immédiat. Le lecteur moderne se libère ainsi d’une certaine offre, celle de la librairie, mais aussi celle de la bibliothèque et de l’enseignement, et cet élargissement des choix possibles ne reste pas sans conséquence ni sur le comportement des lecteurs, ni sur le fonctionnement de l’histoire littéraire. Entre parenthèses: la crise actuelle de l’édition, où l’on tente de compenser la baisse constante des tirages par la multiplication des livres imprimés, intensifie encore l’effet du marché du livre d’occasion sur internet. D’un côté, les livres ne disparaissent plus, ils survivent à portée de la main (il suffit d’un clic pour les acheter). De l’autre, cette abondance se voit encore accrue par la surproduction qui définit et grève le secteur du livre depuis de nombreuses années. Aujourd’hui, cette surproduction concerne non seulement les nouveautés, mais aussi le domaine longtemps plus timidement exploré des rééditions, chaque nouvelle édition produisant en quelque sorte un nouveau texte (même si la lettre du texte reste inchangée, le contexte, lui, sera fatalement autre). Une illustration très parlante se donne à lire dans un récent livre d’Éric Dussert, La Forêt cachée. 156 portraits d’écrivains oubliés (Dussert 2013 – il s’agit d’un recueil rassemblant les chroniques de l’auteur dans le magazine Le Matricule des Anges). Ce qui frappe dans ces études bio-bibliographiques, c’est le caractère paradoxal et un rien ambigu des oubliés : ces auteurs ont beau être oubliés, leurs livres n’en sont pas moins réédités, souvent en édition de poche. Oublier aujourd’hui, c’est oublier à moitié seulement : c’est oublier en vue d’une redécouverte, d’une seconde vie, d’un nouveau public, comme si l’oubli devenait, paradoxalement, un élément de marketing. Depuis au moins Baudelaire, un certain public passe régulièrement à côté des modernes, nous sommes tous hantés par la crainte de rater quelque chose à notre tour, sautant sur toutes les occasions qui se présentent de rattraper le retard ou de corriger une injustice historique.

12En règle générale, et même si les effets de ces changements commencent à peine à se manifester, la nouvelle disponibilité du passé littéraire, jointe à la surproduction de titres, sapent la base même du canon, qui ne peut exister que s’il y a sélection. Aujourd’hui, cette sélection est court-circuitée par l’offre spectaculaire de ce qui n’a pas été retenu par ceux qui font l’histoire littéraire (les critiques, les professeurs, les éditeurs, mais aussi les lecteurs, l’interaction entre ceux qui prescrivent ce qu’il faut lire et ceux qui lisent effectivement n’étant jamais un mécanisme à sens unique). Qui plus est, cette érosion matérielle des processus de sélection coïncide avec la perte de prestige, rapide et considérable, des anciens prescripteurs: ni l’enseignement, ni la critique ne semblent plus à même d’instruire le goût et de guider les choix des lecteurs. Au lieu des hiérarchies traditionnelles, on assiste maintenant à l’émergence des structures plus horizontales où des lecteurs se regroupent, en fonction d’une passion ou d’un intérêt communs, pour construire eux-mêmes leur propre canon : serions-nous en train de retourner à l’époque des cabinets de lecture et des salons littéraires ? En même temps, les concentrations médiatiques, qui imposent des principes de redéploiement de « contenus » en plusieurs formats et sur plusieurs plateformes (en fait, en autant de formats et sur autant de plateformes que possible) déterminent toujours davantage non pas ce qui s’écrit et se publie, mais comment on écrit et comment on est publié (Murray, 2011). Enfin, les prescripteurs eux-mêmes, dont l’horizon à plus long terme reste la constitution d’un canon, ont de plus en plus mal à... sélectionner : il suffit à cet égard de comparer les histoires littéraires du temps jadis, très sélectives et farouchement attachées à la promotion des « grands hommes » (et de quelques grandes femmes) et les histoires littéraires du présent et sur le présent, qui se distinguent surtout par la peur de « rater » quoi que ce soit et qui ressemblent de plus en plus à de simples répertoires, comprenant des milliers de noms et de titres, et de moins en moins à des tentatives de faire le point sur la production littéraire du passé et sa valeur d’usage pour les temps présents. Ce remue-ménage ne signifie pas la fin de la canonisation, il tend plutôt vers la pluralisation, voire la privatisation des mécanismes de canonisation – d’où peut naitre aussi, comme on le voit dans les discussions sur l’utilité d’un « canon national », le besoin d’un retour à des structures plus rassurantes.

13La culture numérique a sans conteste accéléré ces phénomènes (Collins 2010), mais on aurait tort de croire qu’il est nouveau. Toute révolution technologique qui facilite et partant augmente l’accès à la lecture entraîne ce type d’interrogations: les nouvelles techniques d’impression qui ont engendré, vers 1830, la scission du marché du livre entre un marché restreint et un marché élargi, celui de la « littérature industrielle » (Sainte-Beuve 1839), en ont fourni un bon exemple, et on peut en dire de même de l’émergence du livre de poche, violemment attaqué dans les années 1950 et 60 par des auteurs de gauche craignant un « conditionnement » (Enzensberger 1973, Damisch 1976) du lecteur et une intrusion inacceptable des industries culturelles dans la vie de l’esprit.

Qu’est-ce que le contemporain ?

14Une œuvre canonique, ce n’est pas seulement une œuvre du passé qui sort en quelque sorte de l’histoire, acquérant une valeur qui dépasse son seul moment de production ou de réception. C’est aussi et surtout un texte que nous considérons comme une création contemporaine, c’est-à-dire une œuvre susceptible de répondre à la question : comment lire et écrire aujourd’hui2 ? Et corollairement : comment ne pas le faire (car qui dit modèle dit aussi anti-modèle : il paraît difficile, dans le contexte français, de se réclamer simultanément et de Balzac et de Flaubert, du moins en termes stylistiques) ? Dans les premières années d’Ezra Pound, le modèle apparemment anachronique des troubadours occitans fonctionnait clairement comme un tel modèle, et l’on sait la postérité de cette littérature comme modèle de production moderne dans l’œuvre et la pensée d’un Jacques Roubaud (1986). De la même façon, les « plagiats par anticipation » de l’Oulipo représentent eux aussi un bel échantillon, ironique en même temps que militant, du pouvoir démiurgique de la canonisation, à même de brouiller les frontières entre le passé et le présent. Le contemporain, en ce sens, n’est pas l’opposé du canonique : il en est à la fois l’horizon et la condition de possibilité. Cette interaction permet de voir aussi pourquoi l’ancien peut être vu comme contemporain : tel auteur ou tel texte du passé cessent d’être historiques pour devenir contemporains (ici et maintenant, car demain et ailleurs il peut en aller tout autrement, le système littéraire n’ayant jamais rien de stable) dès qu’ils sont « saisis » ou « sélectionnés » par un regard contemporain. Un auteur ou un texte canonique n’appartiennent plus au passé, ils font partie du présent, lequel peut ou non se transmettre à un moment futur. On disait autrefois que certaines œuvres ou certains auteurs étaient « éternellement contemporains ». Une telle conviction, toutefois, ne correspond plus guère à la « structure dominante » de notre culture actuelle, très méfiante de tout ce qui a vocation de durer éternellement.

15Toutefois, si le canon doit être contemporain (à défaut, il est sclérosé, et partant prêt à se faire déboulonner), l’inverse n’est pas forcément le cas. Le contemporain, qui est une catégorie forte (le contemporain ne laisse jamais indifférent), est quelque chose qui est ou bien et dans le meilleur des cas en voie de canonisation, ou bien et dans l’immense majorité des cas promis à un oubli plus ou moins rapide3.

16Raymond Williams (1961) a pensé cette question de contemporanéité en termes de réception autant que de production. En partant de l’idée que notre rapport à l’histoire est toujours une expérience vécue, qu’il appelle « structure of feeling », concept qui remplace chez lui la notion d’idéologie, il propose, dans une perspective certes plus généralement historique que littéraire au sens étroit du terme, une distinction très utile entre diverses manières de déterminer l’ancrage temporel d’une telle expérience : dominante, quand elle coïncide avec le vécu hic et nunc d’un certain groupe social à un certain endroit et à un certain moment de l’histoire ; résiduelle, quand elle perpétue, avec plus ou moins de succès, une manière de voir qui appartient au passé ; émergente, quand elle annonce une vision du monde dont l’importance n’est pas encore partagée. Précisons tout de suite que Williams ne considère pas les trois catégories de base comme exclusives. On voit souvent, dans telle ou telle œuvre et dans la réception de cette œuvre dans tel ou tel groupe social, un mélange d’aspects dominants, émergents et résiduels. L’anachronisme, qu’il pointe vers le passé ou vers l’avenir, n’est pas exceptionnel, quand bien même le pôle dominant essaie toujours, qu’on nous pardonne le truisme, d’être... dominant et partant de cacher ce qui relève des positions résiduelles ou émergentes. Malgré la grande souplesse des concepts de Williams, on est tenté de différencier davantage à l’intérieur de chacun des trois pôles, dont la force ou la visibilité peuvent varier considérablement. À l’intérieur du pôle dominant, par exemple, il est possible de faire une distinction entre ce qui domine de manière implicite, sans qu’on s’en aperçoive, et ce qui domine parce qu’on le perçoit comme particulièrement apte à représenter le contemporain, sans qu’il puisse pour cela générer des effets durables (pensons ici à certains succès de librairie, dont certains s’oublient dès l’arrivée d’une nouvelle mode4). Tout ce qui est dominant ne domine pas avec la même force, et de la même manière la résistance ou la poussée signifiées par le résiduel ou l’émergent varient elles aussi en intensité comme en extension.

17Pour se faire une petite idée du brassage de ces étagements temporels, relisons par exemple les entretiens Manoll-Cendrars :

(Cendrars) : Ces peintres n’ont pas eu d’influence sur moi, au contraire c’est moi qui les ai défendus. Je prétends, et j’ai toujours prétendu, qu’un garçon comme Picasso, qui passe pour être le père du cubisme, et que d’une façon générale tous les peintres de cette école sont de cinquante ans en retard sur ce que produisent les poètes. Un garçon comme Picasso illustre merveilleusement Mallarmé : Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, mais n’y ayant pas pensé, il a illustré de facto les sonnets de Gongora. C’est dire que pas plus que les autres peintres qui se croient à l’avant-garde du monde d’aujourd’hui, Picasso n’a pas la moindre idée de ce que peut être la poésie moderne. Les peintres n’ont pas encore atteint la vision de Rimbaud. C’est pourquoi je dis qu’ils sont en retard. (1952: 41-42)

18Mettant entre parenthèses la part de mystification qui se cache dans n’importe quel propos de Cendrars (qui défend en l’occurrence une thèse d’autant plus paradoxale que l’idée inverse, celle du retard des écrivains par rapport aux peintres, est un lieu commun qui a lui aussi bien des partisans), force est de reconnaître que ce témoignage ne brouille pas peu les repères traditionnels. Or loin de considérer les opinions de Cendrars comme l’expression d’un jugement personnel subjectiviste, il convient au contraire d’en déduire que le vécu temporel de ceux qui font l’histoire bouleverse souvent nos repères commodes mais figés.

19Il paraît logique que la reconstitution du « contemporain du passé », c’est-à-dire des transformations des « structures of feeling » et de leur impact sur le canon, se trouve au cœur de toute histoire littéraire. Il convient toutefois de ne jamais perdre de vue l’avertissement lancé par William Marx dans son Tombeau d’Œdipe (2012) : voir avec les yeux du passé reste toujours, jusqu’à une certaine hauteur, une illusion, voire un leurre. Mais il faut prendre cette mise en garde comme une leçon de modestie, non comme un argument qui nous détourne de l’effort de rendre au passé une différence que menace inévitablement le souci de tout ramener au présent, au seul contemporain ici et maintenant (voir, pour l’exemple des pièces de Shakespeare, Lesage 2002). Il convient de signaler ici un écueil supplémentaire. L’intérêt pour le « contemporain du passé » ne peut être réduit à la seule comparaison de deux repères temporels : le « premier » contemporain, celui du moment de production ou de réception de l’œuvre (dans certains cas, production et réception sont loin de coïncider dans le temps), le « second » contemporain, celui du notre point de vue actuel sur le passé. Tout aussi important est le trajet qui mène de l’un à l’autre, et que l’on nomme parfois, avec un terme allemand, la « Nachleben » ou parcours critique de l’œuvre. Cette postérité n’est que rarement linéaire ou homogène, car les œuvres vont et (re)viennent, sous des formes très diverses, et leur interprétation, tant celle des œuvres mêmes que celle de leurs adaptations, est parfois très complexe5. En même temps, il serait erroné de postuler que « tout est possible ». Comme l’a bien montré un livre comme The Lasting of the Mohicans, le sens d’un texte peut varier considérablement, mais il n’est pas possible de l’infléchir dans n’importe quel sens (Barker et Sabin 1995). Le roman de Cooper est un bel exemple de revirements interprétatifs parfois spectaculaires, mais la persistance du livre dans l’imaginaire collectif (et dans la culture matérielle des époques successives) n’est possible que parce que certains noyaux de sens, comme par exemple le lien entre nature et culture (nature sauvage et noblesse de cœur, rapport avec l’environnement naturel et droit à la propriété etc.), sont bel et bien partagés et transmis collectivement.

Comment lire les étagements temporels ?

20On peut aborder maintenant quelques questions qui ont à voir avec l’organisation temporelle des faits observés. Il existe aujourd’hui un consensus pour rejeter les principes de structuration classiques: la restriction du passé littéraire aux grands hommes et aux grands textes, l’adoption d’une perspective chronologique et l’acceptation d’un système d’influences linéaires, la séparation de la littérature et des autres arts (voir entre autres Vaillant 2010). Il ne peut évidemment suffire de briser ce carcan traditionnel, comme on s’est essayé de le faire depuis au moins cinquante ans, pour résoudre de manière satisfaisante la question fondamentale du changement littéraire ou, comme on l’a dit plus haut, la question des rapports entre le contemporain et le canonique. L’approche micro-historique, de Hollier (1998) à MacDonald et Suleiman (2010) par exemple, qui procède par sondage et études de cas, est certes parvenue à redéfinir le canon (qui comprend maintenant des œuvres que la tradition aurait qualifiées d’anti-canoniques), mais son instance sur les « tranches de vie » tend à minimiser le dialogue plus large entre le contemporain et le canonique, qui dépasse toujours les cas étudiés. Quant à l’approche macro-historique, de Dimock (2008) à Moretti (2013), peu focalisée sur le contemporain et le canonique, elle s’interdit elle aussi de mettre au cœur de l’analyse les mécanismes du changement littéraire. De son côté, l’approche archéologique inspirée des travaux de Michel Foucault évacue plus radicalement un certain nombre de questions relatives au changement, propres selon elles à une démarche de type plus traditionnellement généalogique, pour se concentrer sur l’analyse des complexités discursives à l’intérieur d’une période ou d’un paradigme donné. Moins soucieuse de reconstruire les liens entre ce qui précède et ce qui suit un fait ou une situation historique, la démarche archéologique s’efforce plutôt de rendre compte de la pluralité des forces qui traversent le fait ou la situation elle-même (les meilleurs exemples d’une approche foucaldienne de l’histoire dans le domaine de l’art se trouvent sans doute dans le travail de l’historien du cinéma Thomas Elsaesser 2006 et 2013). La notion de changement est ici subordonnée à celle de rupture, de discontinuité à l’intérieur du plan historique.

21Le point de vue défendu en ces pages, qui met en avant la lecture des processus de canonisation, peut paraître mineur. Mais l’usage de la canonisation comme une sorte de verre grossissant ne va pas sans avantages.

22Tout d’abord, il rend plus perceptible la dimension « potentielle » de l’histoire littéraire, qui est un des horizons prioritaires du groupe MDRN. Les processus de canonisation montrent en effet ce dont peuvent rêver des auteurs ou des lecteurs sans que ces désirs ne soient réalisés pour autant dans les textes produits. Un bel exemple en est le souhait d’un Claude Simon de combler la distance entre une peinture ayant su négocier le passage à l’abstraction et une littérature romanesque qui a du mal à se libérer de sa base représentative (personnages, intrigue, décor, psychologie, etc.). Prenant l’exact contrepied de Cendrars et de ses idées sur le retard de la peinture par rapport à la poésie, Simon a pu penser sa propre production en fonction d’une lente progression vers l’abstraction (Simon 1972), avant de se replier sur des positions plus traditionnelles (toutes proportions gardées bien entendu, la tradition selon Claude Simon n’étant pas celle de certains de ses confrères). La manière dont le prix Nobel 1985, après s’être opposé à la réédition de ses livres de jeunesse, a essayé ensuite de « canoniser » ses textes les plus radicaux (essentiellement Les Corps conducteurs, de 1971, et Triptyque, 1973), au détriment de certains textes jugés encore trop tributaires des formes anciennes, est révélatrice d’une virtualité peut-être inaccessible dans le régime romanesque, à savoir une écriture réellement abstraite, mais qui n’en fait pas moins partie de la dynamique du genre (Baetens 2012).

23En second lieu, l’intérêt pour la canonisation souligne aussi l’impossibilité de choisir entre le moment et l’histoire. D’un côté, le geste même de la canonisation, qui implique toujours la rupture d’un ordre antérieur, est de l’ordre de l’événement, au sens fort défini par François Dosse dans son livre Renaissance de l’événement (2010). De l’autre, en ce qu’elle tend à instaurer un nouvel avenir à travers le réagencement du passé, toute canonisation se revêt automatiquement d’une dimension temporelle et historique qui excède le seul événement. Il importe cependant de ne jamais se concentrer sur un seul moment, un seul événement, une seule découpe chronologique. La notion d’événement-pivot est certes capital, mais il serait dommage d’insister sur l’instant au détriment de la durée, surtout quand l’horizon général est la transformation du canon. Il est nécessaire de mettre en valeur les différences et l’hétérogénéité à l’intérieur du critère temporel. En histoire littéraire, le temps n’est ni simple, ni linéaire, ni téléologique. Plusieurs normes, plusieurs imaginaires, plusieurs « structures of feeling » coexistent, et leurs rapports varient entre le conflit ouvert et l’ignorance réciproque. En France, par exemple, les premières décennies du vingtième siècle se caractérisent à la fois par une surenchère avant-gardiste et le désir multiple d’un retour au classique, à la norme, à des types d’écriture et de littérature mieux enracinées dans les traditions de la langue (dont le dit « retour à l’ordre » des années 20 n’est qu’un épiphénomène). Or l’histoire littéraire conventionnelle, qui à l’instar des historiens traditionnels adopte le point de vue des vainqueurs à l’exclusion de tous les autres, a massivement privilégié l’avant-garde. Il suffit pourtant de se pencher un peu sur les textes pour se rendre compte que les clivages faciles éclatent sans tarder (Philippe 2013). Les travaux d’Antoine Compagnon, de William Marx et bien d’autres sur les notions d’arrière-garde ou d’antimoderne (voir par exemple Michel Lacroix (2013) sur le concept de « flanc-garde », qu’il illustre à l’aide de la NRF première manière) ont mis en lumière l’imbrication de plusieurs temporalités au sein d’un même moment ou d’une même période historique, et on peut sans doute faire la même remarque pour les rythmes de changement ou de non-changement. Des auteurs, des styles, des mouvements, des textes, ne naissent pas d’un coup, et leurs transformations impliquent aussi des phases d’immobilité, de rechute, de dérive, souvent selon des rythmes qui n’ont rien d’uniforme.

24L’histoire littéraire doit mettre ces multiples temporalités en haut de son agenda. Corollairement, il faut toujours veiller à laisser au passé la part d’ombre et d’énigme qui est la sienne, c’est-à-dire qu’il importe de s’interdire dans la mesure du possible de surinterpréter ce qui pourrait ne relever que de la pure « coïncidence » historique. Tout ce qui s’est assemblé un jour ne devrait pas finir par se ressembler pour autant...

25Revenons encore un petit moment à Haute solitude, qui illustre cette polyrythmie de manière aiguë. Voilà un auteur qui se survit à lui-même, tout en essayant d’inventer des formes d’écriture inédites : que signifie dans un tel cas l’étiquette d’œuvre « tardive », plutôt que de « reste » ou de « corps étranger » ? Un auteur qui, sans avoir jamais été surréaliste au sens strict du terme, pratique ici un style qui paraît plus surréaliste que celui des « orthodoxes » : est-ce que la notion d’anachronisme aide à mieux démêler pareil écheveau ? Un auteur qui procède par brusques sursauts et dont le texte tantôt s’élance et tantôt s’enlise : peut-on se servir ici de la notion de « deep time », dont l’extension dépasse même l’idée de très longue durée et, plus généralement, de tout temps humain6 ? Un auteur qui se retire du monde sans pour autant se réfugier dans le passé : est-ce un bon exemple de ce qu’on appelle « polychronie » temporelle ? Un auteur dont la postérité est incertaine et que l’on ne lit pas toujours en parallèle avec les amis et collègues avec lesquels il est censé avoir fait école : est-ce que les étiquettes dont, fatalement, nous nous servons pour aborder les objets historiques ont malgré tout une valeur heuristique ou est-ce qu’il faut y voir plutôt des écrans où s’empêtre le regard ? Un auteur que les lecteurs d’aujourd’hui et de demain ne vont même plus pouvoir oublier, tellement il est en train de devenir obscur: qu’est-ce que cela nous apprend sur le canon ?

26Le statut singulier de Fargue, auteur qui, sans être canonique au sens conventionnel du terme, a une vraie valeur d’usage, du moins pour certains, invite enfin à s’interroger sur le caractère non pas subjectif (cela nous paraît une évidence), mais radicalement éclaté, diffus, hétérogène, de la canonisation, qui ne passe jamais par une seule instance, ni même par un seul système à instances hiérarchisées où telle instance (par exemple l’instruction publique) n’en vienne « en dernière instance » à coiffer toutes les autres. Il convient en revanche de supposer des circuits de canonisation parfois dissociés les uns des autres, quand bien même l’ignorance ou l’indifférence réciproques des divers milieux ne sont jamais absolues. Il existe en effet de nombreuses manières de constituer un canon, soit personnel, soit de groupe, en marge des manières « officielles » d’écrire l’histoire littéraire. Certains lecteurs communient dans la célébration de tel ou tel auteur, dont l’œuvre se perpétue indépendamment de tout autre mécanisme de transmission officielle. D’autres font vivre un genre, à la manière d’une sous-culture obéissant à une série de règles et de comportements quasi autonomes (c’est la manière dont fonctionne le « western » populaire en France, dans les analyses de Paul Bleton (2003)). Bien des auteurs ont leur propre panthéon, qui peut même inclure des textes a priori non littéraires (que l’on pense aux lettres privées de Jacques Vaché, promues par son ami André Breton au rang de textes littéraires). Et certains n’hésitent pas à le rendre public, certes dans des stratégies très variées. Les uns le font dans le but de nuancer et de moduler l’histoire officielle (c’est le cas, exemplaire quant à sa visée et exceptionnel quant à son étendue, du Dictionnaire égoïste de la littérature française (2005)), soit afin de se positionner par rapport au patrimoine (Calvino 1996). D’autres s’y risquent en vue de la préservation d’une littérature totalement différente, dédiée par exemple « au culte du singulier, du négligé, de l’infime, du trivial même, résistant obstinément à la célébration des gagnants de palmarès et de top ten qui engluent toutes les formes, hautes et basses, de la culture aujourd’hui » (Mauriès 2013: quatrième de couverture). Les écrivains et personnages, car souvent les deux se confondent, qui apparaissent dans l’œuvre éditoriale de Mauriès, grand re-découvreur de talents souvent excentriques, n’a pas l’ambition de contester les préférences du moment (ce qu’il appelle le « Canon du Présent » (id., 66), imposé par le nouvel appareil idéologique d’état qu’est le monde des médias), mais cherche plutôt à construire un monde à part, une sorte d’utopie résolument privée et passionnément partagée.


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27À condition de bien prendre en considération sa dimension d’hétérogénéité et d’instabilité fondamentales, le prisme de la canonisation nous paraît donc une des voies d’accès les plus fascinantes à la saisie du changement en littérature. Répétons-le : ces changements historiques peuvent être d’une violence et d’une radicalité sans pareilles, mais ils ne sont jamais absolus, c’est-à-dire sans reste. Même la table rase suppose encore le maintien de la table (qu’elle soit renversée, vendue, brûlée, ne sont que des détails). À l’inverse, des changements tout aussi importants peuvent se produire sans que l’importance en apparaisse nettement au début (ni Edison, ni les frères Lumière avaient conscience du potentiel révolutionnaire de leur version du cinématographe). L’histoire littéraire doit toujours se souvenir de cette double leçon.