Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Articles
Fabula-LhT n° 12
La Langue française n'est pas la langue française
Juliette Drigny

Écrire en langue : langue nouvelle et subversion du français chez Pierre Guyotat

1« Les langues, imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême » ; on connaît cette phrase célèbre de Mallarmé. Suite à la punition divine de Babel, chaque langue porterait le sceau de la confusion première. Écrire, ainsi, c’est souvent vouloir compenser la faiblesse des langues « naturelles », et il est bien connu, depuis Proust, qu’écrire, c’est toujours écrire dans une sorte de langue étrangère. Telle est notamment la leçon que l’on a pu tirer de la littérature depuis le xixe siècle, avec l’émergence de ce que Gilles Philippe et Julien Piat ont nommé la « langue littéraire1 », non plus comme norme haute, mais comme langue des écrivains. Plus que d’autre, les écrivains de la « francophonie » ont développé une approche particulière de cette question de l’écart dans la langue. Glissant a montré par exemple que l’étrangeté à sa propre langue qui accompagne tout acte d’écriture pouvait être comblée par un imaginaire des langues du monde, sans pourtant en annuler l’opacité. Si, d’un côté, toute création s’accompagne d’un acte d’« étrangement » de la langue maternelle, de l’autre cette étrangeté peut être assortie d’un plurilinguisme et d’une polyphonie.

2Le cas de Pierre Guyotat a ceci de remarquable qu’il s’agit d’un auteur né français, écrivant dans sa langue maternelle, mais se présentant malgré tout comme le plus grand réformateur du français, qu’il ouvre aux langues du monde. L’ouverture aux langues autres se fait d’autant plus concrète que, Guyotat n’étant pas lui-même bilingue ni né dans une situation de diglossie, son imaginaire des langues a un caractère d’absolu :

[…] ma « méconnaissance » des langues, des dialectes peut être expliquée par ceci que je travaille nuit et jour à une langue à base française, constituée, accentuée, lexicalisée de cette ignorance ou de cette approximation toujours renouvelée, jamais travaillée, justement2.

3Sa langue se veut outre-mesure3, antérieure à la fixation d’une langue singulière. L’aspect politique de subversion du français n’a pas pour objectif de réhabiliter des langues en situation minoritaire, et en cela il diffère des penseurs de la « créolisation ».

4Les premiers grands textes, les plus connus, de Pierre Guyotat, Tombeau pour cinq cent mille soldats et Éden, Éden, Éden, s’inscrivent tout à fait dans la perspective d’une « langue littéraire », non plus au sens de « belle langue », mais inscrite dans un travail langagier. Il s’agissait de rompre avec la psychologie et l’image, de renouer avec la matérialité et la scientificité de l’écriture. Néanmoins, dès 1973, cette « radicalité matérielle » implose. L’écriture s’infléchit, elle éclate, elle devient « langue » tout court ou encore « verbe », car l’écrivain récuse les termes d’idiome, de dialecte, ou de langue inventée, pour définir la langue. À l’heure actuelle, la production de Pierre Guyotat recouvre donc deux types de texte : les textes en français dit « normatif » (textes de défense, d’explication de l’œuvre en cours ou textes plus récents à tendance biographique) côtoient les textes de fiction, « en langue », ceux de l’univers prostitutionnel fantasmatique qui est la marque de l’écrivain.

5C’est à cette langue de la fiction (que, par commodité, je désignerai par les expressions « en langue », « sa langue » ou langue en italique, pour la distinguer des différentes langues du monde) que je m’attacherai, en me concentrant plus particulièrement sur sa période de constitution qui s’étend de Bond en avant (1973), premier texte « en langue » écrit pour le théâtre, jusqu’au Livre (publié en 1984, mais commencé dès 1979), dont voici les premières lignes :

∞ sōs amouroz’ par excès kief, bras conchiassé jusqu’deltoïd à l’axterpation hors pluss profond trō d’tōt l’îlot Yatchenko l’ukrānniann’ qu’, evadé dexsaptann’ parriçid’, crân’ tondu Quarant’ Quatr’ femm’ UFF qu’ desput’t aux putāns rast’ d’sa creniàr’ blond’ sur preau bagn’ d’Anian’ detend son deux màtr’soixant’dexsapt non-homologué sarré culott’ fillett’ Oradōriann’ dentell’ carbonesée pōr cancan d’campagn’ sōs maronnier limousin ō, menuit, en caban’ inachevée fourrée liàvr’ d’ō saut’t impubar’ guetteurs pubàr’ FFI4 […]

6Littéralement, ici, « la langue française n’est pas la langue française ». Ce n’est qu’en se plongeant dans la lecture, en phonétisant intellectuellement le texte, qu’on reconnaît le français. Il y a une première appréhension, ne serait-ce que visuelle, du texte dans son étrangeté. Néanmoins, malgré son étrangeté et son hétérogénéité manifestes, la langue est fondée sur un geste politique de subversion qui oblige à l’appréhender au sein même du français.

7Je rendrai compte de la tension fondatrice entre la création d’une langue sans précédent et sa nécessaire inscription dans une langue particulière, dans le temps et dans l’histoire. Un parcours en huit étapes me conduira de « la langue » à la voix, en montrant comment le travail de Guyotat, qui a pris naissance dans l’idée d’un crime contre la langue française, langue maternelle et nationale, aboutit paradoxalement à lui redonner du rythme – à défaut de trouver une langue suprême.

« Génie » de la langue nationale et impureté foncière de la langue maternelle

8On peut trouver, dans les réflexions de Pierre Guyotat, de nombreux points de recoupement avec les pensées du génie de la langue en lien avec l’esprit de la nation. Dans Explications, livre d’entretiens réalisés avec Marianne Alphant en 2000, l’écrivain s’attarde sur l’idée d’un lien entre la langue française et l’histoire du pays :

Si, depuis maintenant près de trente ans que je transforme cette langue que j’ai trouvée à ma naissance, c’est bien qu’elle ne me satisfait pas, et que ce peuple, cette histoire, cette civilisation, ne me satisfont pas. […] Tous les grands auteurs ont écrit contre leur langue ou malgré elle. Mais, en France, l’histoire a fait qu’on ne peut pas se mouvoir dans la langue comme un peintre ou un musicien peut le faire dans sa matière. […]
C’est quelque chose que tout artiste véritable fait même sans le vouloir comme tel : transformer la langue de son pays, c’est un acte politique ; la rendre plus vive, lui donner plus de relief, c’est aussi refuser l’ordre établi, refuser d’une certaine manière le mal français, contribuer à le rendre inopérant ; les maux français se retrouvent dans la langue française, car ce pays a avancé ou reculé avec sa langue, avec ses maladies, son histoire, les maladies de son histoire, ses troubles, ses menaces d’anéantissement, ses cruautés, ses prétentions, etc.5

9Se satisfaire de la langue nationale est méconnaître profondément l’Histoire. Toute fixation de la langue est un symbole du « mal français » ; l’uniformité de la langue commune est une forme de coercition. Se contenter de la langue commune, c’est se rassurer sur sa position de dominant vis-à-vis de l’autre, et sur sa propre insertion dans un ordre social, aliénant, mais sécurisant.

10L’expérience de la guerre d’Algérie scelle définitivement, pour ainsi dire, le rapport de Guyotat à la langue officielle. En 1960, jeune homme, il est appelé pour ses obligations militaires et se porte volontaire pour l’Algérie, où il est très vite arrêté pour atteinte au moral de l’armée, complicité de désertion, possession de livres et journaux interdits. Il est mis au cachot pendant trois mois, avant de reprendre du service dans un bataillon disciplinaire. Ce qu’il observe en Algérie est non seulement la réduction de l’étranger au silence dans le contexte colonial, mais surtout l’anéantissement de la pensée qui fait suite au repli dans la langue « nationale » :

Après, c’est l’Algérie, et là, pendant deux ans, il n’y a rien. […] Ça a été un silence total. Il y avait beaucoup à regarder et à entendre, la langue arabe et kabyle était une nouveauté pour moi, mais il n’y avait pratiquement pas de musique, car c’était la guerre, elle était interdite, c’est une chose qu’on ne sait pas. […] Par contre, j’ai beaucoup entendu une musique que je n’aime pas réentendre, qui est la musique de la langue française servant à donner des ordres et à dire toutes les saloperies de l’époque, et d’une certaine façon mon rejet de la langue officielle vient beaucoup de là. […] Et puis pas de musique, et pas de discussions possibles autres que des discussions obscènes, l’obscénité étant le plus grand discours commun quotidien dont mes camarades eux-mêmes se lassaient […]. D’où mon recul par rapport à la langue française, parce que cette langue je l’ai entendue prononcée pour donner des ordres infâmes, ou des ordres à nous, et pour moi les ordres c’est inadmissible, mais c’était surtout l’utilisation de cette langue pour perpétuer une injustice historique complète et un discours plus ridicule qu’abject6.

11Au refus de la langue nationale se couple celui de la langue maternelle. Si « langue maternelle » est l’expression la plus courante pour désigner la langue native d’un locuteur, elle ne va pas plus de soi que l’idée de « langue naturelle » par exemple. En effet, l’expression « langue maternelle » a une histoire, relativement récente, puisqu’elle ne peut s’employer que dans un contexte socio-politique où la diglossie ne va pas de soi. Guyotat incarne cette conscience du caractère non-évident de la langue maternelle, et de manière d’autant plus remarquable que ce dernier a grandi dans une famille parlant essentiellement français. Le désir de porter atteinte à la langue est en lien avec la sphère familiale : si la mort de la mère pousse l’écrivain, par la langue, à « retuer » le corps maternel, la mort du père (Alfred Guyotat est mort en 1972) accentue véritablement l’infraction envers le langage normé. Abâtardir la langue est aussi un moyen d’anéantir le poids du nom, et on sait à quel point la généalogie est importante dans l’histoire de Guyotat. Cette forme de surenchère dans le crime généalogique (la mère, puis le père) s’ancre tout à fait dans l’imaginaire théorique des années 1970 ; évoquer le « nom‑du‑père » de Lacan, qui est aussi « non-du-père » et ses interprétations littéraires dans le cercle de Tel Quel, suffit à en réveiller l’image. Mais chez Guyotat, comme toujours, cette image acquiert une intensité tout à fait personnelle : « Si, dans [Prostitution], je “casse” l’écriture, c’est un père interne que je tue aussi ([Éden, Éden, Éden] cassé par [Prostitution])7 ».

12La critique de l’aliénation dans la langue maternelle rejoint une autre pensée, celle des défauts du français, dont Gilles Philippe a reproduit l’histoire dans Le Français, dernière des langues : histoire d’un procès littéraire8. Si la longue histoire des apologies du français et de l’éloge du génie de la langue est bien connue, elle va en réalité de pair avec un « procès littéraire » fait au français, moins notoire, mais non moins réel. Sur trois siècles, trois grands défauts ont été reprochés à notre langue, sa pauvreté lexicale, sa faiblesse rythmique et sonore, sa rigidité grammaticale. Le reproche d’arythmie, en particulier, parcourt les écrits de Guyotat : « Il y a un prix à payer pour réintroduire le rythme dans notre langue – sans en inventer une autre9 ».

Le crime contre la langue et le risque de l’idiolecte

13Contrairement aux « puristes » de la langue10, Guyotat bâtit sa langue à partir du sentiment d’une impureté foncière du français. Le génie de la langue est ainsi renversé, le génie de l’écrivain s’incarnant ici dans la capacité à restituer à la langue son impureté originelle :

Une langue ne descend pas du ciel, comme à la Pentecôte. […] Une langue se fait partout, dans les lieux bas comme dans les lieux hauts, elle se fait beaucoup dans l’urgence, comme dans l’écriture c’est le plus souvent dans l’urgence, presque quand on n’y fait plus attention, qu’on trouve les mots qu’il faut […]11.

14L’impureté foncière du français se trouve réactualisée dans l’idée de crime contre la langue. Il s’agit, paradoxalement, de « tuer » la langue française pour lui redonner de la vie :

J’ai ressenti comme Une nécessité urgente que ce « crime contre l’esprit » – vouloir le monde tel que je l’écris – soit inscrit et laisse des traces.
Ce crime se traduit par un crime contre la langue, qui est criminalisée et très cohérente, en dépit de l’apparence d’une prétendue illisibilité. Sans doute, je l’ai déclaré et écrit jadis, des savants – d’une discipline future ou peut-être déjà en place – seront-ils les seuls à me déchiffrer. […] Ce que j’ai recherché et trouvé, c’est donc la langue du crime, celle des organes qui tuent, j’ai utilisé, par exemple, le système de l’apostrophe, qui, entre autres, abolit le e muet. C’est une nécessité rythmique. L’apostrophe, c’est tenter de réduire le mot à sa racine, c’est le tailler, le couper. Voilà plus de dix ans que je respire cette matière, que je restitue une âme à l’anonymat servile sexuel de tous les temps, que je lui respire sa langue éternelle12.

15C’est « l’équarrissage dans le langage pour trouver la Langue13 » que pratique Guyotat à l’époque du Livre ; aux quartiers de viande, aux monceaux de chairs qui parcourent ses textes et son théâtre (la scène de Bond en avant, en 1973, a été remplie par des quartiers de viande ramenés chaque jours des abattoirs), répondent les morceaux de chair de la langue découpés par cette apostrophe omniprésente, mais aussi par la pratique des mots-valises, dont la formation même exige la troncation d’au moins un des mots sources.

16L’œuvre de Guyotat semble soutenir le paradoxe d’une langue qui n’est pas conforme au « bien dire », mais qui fait pourtant partie intégrante de la langue en tant qu’entité nationale. Si l’on reprend le schéma avancé par Dominique Maingueneau, dans son article « Qualité de la langue et littérature14 », il existe en effet une « dynamique diglossique » foncière à toute langue ayant pris la forme d’une institution. Cette dynamique s’exprime le plus souvent par la constitution d’un corpus littéraire de référence. Toutefois, pour Dominique Maingueneau, la relation entre qualité de la langue nationale et littérature ne va pas de soi :

L’Un de la langue se construit autour d’un usage contraint et d’une communauté ritualisée, mais cet usage contraint rend possible, voire exige une déstabilisation de cette unité. Aussi existe-t-il une interprétation moins exigeante de la relation entre qualité de la langue et littérature, celle des stylisticiens, qui font des écrivains non des locuteurs modèles mais de parfaits connaisseurs des ressources linguistiques15.

17Chez Guyotat, ouverture et division de la langue originelle sont bien présentes, mais l’idée de « norme haute » devient inopérante. Les altérations morphologiques, phonétiques, syntaxiques sont trop importantes pour qu’on puisse faire de la langue une norme. Comme l’écrit Dominique Maingueneau, « pour être écrivain dans “sa” langue, il faut se porter à ses frontières, mettre en péril son identité. Que certains auteurs en renforcent la “pureté” et que d’autres jouent de son “altération” est secondaire ; l’essentiel est que leur entreprise les confronte avec tout ce qui arrache “leur” langue à elle-même16 ». En altérant la langue, en créant une langue nouvelle souvent qualifiée d’idiome, Guyotat se donne précisément les moyens d’échapper à l’idiome en s’inscrivant véritablement dans la langue française : « Paradoxalement, ce qui permet qu’il y ait une langue, c’est donc une variété dont l’appartenance à la langue est problématique et dont les linguistes se défient à juste titre17 ».  

18Et en effet, il s’agit bien, dans Prostitution, Le Livre ou encore Progénitures, d’une « variété » de la langue dont l’appartenance au français est problématique, même si son auteur récuse fermement, dans sa production plus récente18, les termes d’idiolecte, d’idiome ou de dialecte. Comme le dialecte, le jargon, l’argot ou le langage technique, la langue de Guyotat « double » la langue française. Ainsi, dans la genèse de cette langue, la création d’un lexique et d’une syntaxe particuliers exprime une volonté de se démarquer de la société, rappelant le dialecte qui se définit autant par des critères sociaux ou politiques que par des critères proprement linguistiques19. De même, le jargon se juxtapose au vocabulaire de la langue commune avec un système secret de signes, tout comme l’argot et le vocabulaire technique « doublent » le lexique sur un plan déterminé – en 1973, Pierre Guyotat écrit en effet : « éclatement de la dérision, dans l’argot, dans un sabir qui m’est propre, un sabir extrêmement savant20 ».

19Le simple fait pour Guyotat de commencer par dénommer sa langue « sabir » l’ancre dans un imaginaire colonial : proche du pidgin par sa formation, le sabir n’est pas une langue de culture, mais une langue de l’échange commercial, privilégiant de fait la langue du dominé dans une syntaxe simplifiée et un vocabulaire appauvri. On assiste ainsi chez Guyotat au développement d’une langue du paradoxe, à la fois éminemment pauvre (simplification de la syntaxe, la restriction à un vocabulaire « spécialisé », celui du bordel et de l’échange commercial), représentative d’un niveau expressif du langage, et en même temps enrichie21, en particulier par l’emprunt aux langues culturelles (arabe, anglais, espagnol, latin) elles aussi pourtant réduites à une forme « inférieure », argotique ou dialectale.

20En réformant sa langue maternelle, en s’opposant à la norme, Guyotat se place bien dans une situation minoritaire – situation d’élection de l’artiste – tout en s’adressant à la communauté ; mais il ne construit pas pour autant une fiction langagière, une langue inventée. Bien que la langue redouble le français, elle ne peut pas être assimilée à un code ; l’extrême variation permise au sein même de ses caractéristiques ainsi que son historicité interdisent de la constituer en système. En effet, la « Grammaire » de Prostitution, constituée à l’occasion de la réédition du texte en 1987 pour faciliter la lecture de l’ouvrage, comporte en réalité de nombreux éléments plus métaphoriques que linguistiques, témoignant de l’impossibilité de faire de la langue un système langagier. Ainsi, telle phrase de la section « langage parlé » est explicitée sous une forme lyrique, bien éloignée de la tonalité apparente du texte « → v’là qu’tu m’vis ! p. 146 [te voilà enfin, toi, devant moi, bien vivant, vivant pour me faire vivre] ». La section « ponctuation » de même, évoque des paroles qui « prennent langue » et des « paroles en vrac »22.

21La chronologie interne des œuvres est elle-même un gage de l’impossibilité à ériger la langue en système : la langue évolue au cours de l’ouvrage. Prostitution (1975) est ainsi composé de deux textes chronologiquement distincts, puisque la fin du livre reprend Bond en avant, texte créé pour le théâtre en 1973. Autre exemple : Le Livre, ouvrage d’une densité impressionnante, paru en 1984, mais rédigé entre 1979 et 1981, se présente comme une remontée dans le temps, commençant à la seconde moitié du xxe siècle et s’achevant environ au vie siècle avant J.-C. Or le texte s’enrichit progressivement de différentes langues selon la traversée du temps et de l’espace ; la graphie elle‑même évolue : le trait surmontant les ā ou ō disparaît à la fin du texte, remplacé par l’accent circonflexe, tandis qu’apparaissent, dans les toutes dernières pages, les caractères grecs.

Surface et profondeur : la présence des autres langues

22En ce qui concerne l’imaginaire de la langue, Guyotat partage avec les penseurs de la créolisation une perception de la langue en trois dimensions, lourde d’une opposition entre la surface, le français, et ses profondeurs, son ombre, la zone où travaillent les autres idiomes :

[…] extirpation tâtonnante du vestige syntaxique grec, latin, bas latin, occitan, préclassique et classique – / surface – accentuation de cette voix culturelle, principalement par celle de l’immigration – exil arabe parlant français –, sous arbitrage mosaïque, en eaux saturées d’inconnus23.

23La langue de Guyotat est traversée d’une multiplicité de langues, qui répondent à un imaginaire personnel très précis, mêlant réminiscences personnelles et intuitions issues de l’éducation extrêmement « classique » de l’écrivain. Chaque langue semble ainsi conviée pour ses qualités propres, qui font en même temps signe vers le « manque » de chacune :

[…] qu’à ma première traduction de δοῦλος en esclave – c’est dans la traduction, donc, dans de l’écriture, dans des langues dites mortes, latin langue du Droit, langue du signifié, grec langue du Fatum, que j’ai appris à voir l’esclave – ma tête tombe décapitée sur le pupitre et que, dessous ma semi-cécité, je me tourmente d’imaginer sur ces morceaux français du Pentateuque, des Juges et des Rois, l’alphabet d’une langue de l’être, celle biblique de la loi, du signifiant, de l’Invendable24[…].

24La présence des langues anciennes rappelle l’éducation, en pensionnat religieux, du jeune Guyotat. En témoigne l’importance que prend pour lui le système des « racines » (« mon impossibilité à inventer des néologismes hors système rationnel des “racines”25 »), qui contribue à la formation néologique26, ou bien la forme de l’incidente, que Guyotat nomme précisément « ablatif absolu »27.

25Dépassant l’influence des langues ancienne, il existe une stratégie de l’emprunt toute particulière chez Guyotat, et ce dès Tombeau pour cinq cent mille soldats ou Éden, Éden, Éden, avant la constitution du « sabir » :

le texte met en place une série de termes, soit néologiques (« ensué », etc.), soit techniques (« atlas », « axis », « dokkala », « almouz », « râles crépitants », etc.), soit des formulations moins anthropocentriques (« ténèbre foulée » au lieu de « nuit descendue », etc.), soit des archaïsmes (« icelui », « arde », etc.), qui nécessiteront, de la part du lecteur, peut-être, un effort de recherche simultané (dans les dictionnaires par exemple) qui ne peut qu’approfondir, préciser sa lecture et inscrire le texte dans sa mémoire, le lui faire signer, en somme, avec l’auteur28.

26Tout comme les formulations « moins anthropocentriques » ou le néologisme, l’emprunt exige un effort accru du lecteur, et contribue à créer une forme d’étrangeté dans la langue. Les différentes langues conviées rendent la classification, entre argot, vocabulaire technique et dialecte, impossible. L’emprunt au latin ou au grec convoque par exemple le langage médical, (« hébéphrène », « vomer »…) ; l’anglais fournit les noms des putains, mais aussi les termes de la culture populaire, marque de jeans, de boissons, ou il peut être choisi pour ses qualités d’évocation (« screwworms » plutôt que « lucilie bouchère »).  Quant à l’arabe, dans Prostitution notamment, il est omniprésent, qu’il s’agisse de l’argot issu de l’immigration ou de la retranscription de phrases entières :

[…] Fiçà que j’ouïss’ que tu lui taill’ la proz’ à vif!.., ça, De Putt’, que l’orgass’ t’hériss’ le mouron au pinacl’.., aâandek chi chehâda?, nerda nekhedemek bach mijirribiek !.., naâantik bit ou s’rir, ou medderba, ou khezna, ou.., zouj kerâsi.., ou zouj ferank.., ou zouj slip.., khems sâhaâat ess’bah, khems sâhaâat el aâachiiâ.., tleta, elliilh.., aâachrin redjal koull youm!.., Rico, fiçà motus, susurr’-moi son turbin d’apras siest’ du Mohamed.., qu’son instrument!.., qu’e lui gicl’ un troisièm’ doublé au Lobato29 !

27Attardons-nous sur le cas particulier de l’arabe dans Prostitution. Un glossaire, non présent dans la première édition de 1975, figure dans l’ouvrage, signalant par des astérisques les nombreux mots d’origine arabe, et une section « traductions » clarifie toutes les phrases ou expressions étrangères du texte. Guyotat portait une attention particulière à la question de la transcription : ainsi la partie « Traductions » s’ouvre par cette précision : « [l]’arabe algérien ici phonétisé selon l’accent de l’Est aux confins tunisiens, par sa maladresse et ses erreurs, fait réplique, dans le livre, à ce qu’on peut y déceler d’influences du parler immigré arabe dans la langue française30 ». Inscrire des phrases de l’arabe dans l’alphabet latin était radicalement différent de ce qu’à l’époque Sollers et d’autres réalisaient dans la revue Tel Quel, avec l’insertion de caractères chinois indéchiffrables phonétiquement par le lecteur. Contrairement à ces idéogrammes, la translation produit un effet de réciprocité, une fusion :

Je mets cela en arabe mais en faisant attention à ce que la phrase entre phonétiquement bien dans le courant français, que tout s’articule. Je ne sais pas si ce sont les fragments d’arabe qui influencent la phonétique dans le français ou le contraire31.

28En écrivant en alphabet latin, phonétiquement interprétable par tous les lecteurs, Guyotat semble faire une « faveur » au lecteur occidental, qui peut s’approprier le texte ; mais ce don est à double tranchant : la transcription est forcément incomplète, elle fait signe vers le manque, dans la langue et dans la graphie occidentale, des sons spécifiques à l’arabe, qui s’insèrent dans l’articulation française, et la subvertissent à leur tour. Il y a donc bel et bien ce qu’on peut appeler, en reprenant les termes de Daniel Heller-Roazen, un « excès dans la phonologie d’une langue32 ».

Excès dans la phonologie d’une langue

29Exclamations, onomatopées, transcription de langues étrangères abondent dans les textes de Guyotat. Il suffit d’ouvrir l’appendice de Prostitution pour observer l’omniprésence de ce qui est « extérieur » à la langue française de l’écrit. Une section « néologismes » comporte par exemple une sous-partie « onomatopées » :

aiah, aiah : aïe, aïe, iallah, iallah, cri du berger.
ae, aaeee, raee : orgasme, râle.
han, han : halètement pré-éjaculatoire.
t..t..t.. : quand le fellateur interrompt sa succion pour cracher des poils ou autre.
cflii : émission de mousse sur les lèvres du prostitué quand un client le touche pour le choisir.
hey, hey ! hi ! hi ! yah ! yah ! etc. : violence esclavagiste33.

30Or, chez Guyotat, la langue étrangère se révèle particulièrement propice à la valeur expressive du langage : elle fournit un répertoire d’interjections et d’onomatopées (« iemchi*, va-t’en ! », « iak*, alors ! N’est-ce pas ? Hein ? »), qui existent, certes, en tant que lexèmes d’un idiome précis, mais sont aussi choisies en fonction de leur valeur purement phonétique. Ainsi, phonétiquement, la frontière entre le lexique arabe et le lexique français apparaît floue : par exemple le « rhlass*, ça suffit. C’est assez. Par ext. : à bout, au bout du rouleau, fatigué, épuisé » est bien proche du « las » français, réactivant de manière surprenante cette interjection classique. On rejoint ainsi les thèses du linguiste Troubetzkoy qui rassemble sous la catégorie des « éléments distinctifs anormaux » des langues34 les exclamations, onomatopées, mais aussi les sons étrangers produits lors de l’imitation d’une autre langue, plaçant ainsi sur le même plan les éléments ne possédant « aucune fonction représentative au sens propre du terme » (interjections, onomatopées) et la présence phonétique d’une langue dans une autre.

31Ainsi, tout concourt à donner le sentiment d’une interjection et d’une onomatopée généralisées. L’accentuation du caractère vocalique de certains mots, et particulièrement la multiplication des « a», plus nombreux que ne le nécessiterait une simple transcription de la lettre ain, contribue à renforcer l’expressivité du texte, et ce d’autant plus que la traduction ne figurait pas dans la première édition de Prostitution en 1975 : « hâdâ aâajeb35 ! » « ana aaâatchan36… ». La syntaxe même de l’arabe semble prendre une forme interjective, car Guyotat privilégie les formes impératives, l’isolement de mots courts :

moût ! !... moût ! !... (..) hezni !... kelbetî !... khoulo belleham !... khelli elbent elmerida felbit ! !... fezzeman, Abdallah… bechchouia… iqoûmou quebel elfejer ! !, belaâaajla ! belmekloub (…) akter !... belketra !
mort ! !... mort ! !... (…) mon deuil !.. ma chienne !.. mange de la viande !.. laisse la fille malade dans la chambre ! !... autrefois, Abdallah.. doucement.. ils se lèvent avant l’aurore ! !, tout de suite !... à l’envers (…) davantage !.. abondamment37 !

32La brièveté des expressions ou phrases employées tient sans doute, d’une part, au fait que Guyotat n’était pas lui-même locuteur de l’arabe ; mais elle a aussi un rapport avec la conviction de l’écrivain que le sens passe autant par le son que par la signification du mot. Dans un article célèbre, « Langage enfantin, aphasie et lois générales de la structure phonique », Jakobson s’attarde sur le cas du langage de l’enfant : pendant la période de « babil », celui-ci a accès à une infinité de sons qu’on ne trouve jamais réunis tous ensemble dans une seule langue, avant son entrée dans une phase de perte de ces sons (celle de l’apprentissage de la langue)38. Jakobson donne l’explication de cette étrange disparition : les premières distinctions phoniques de l’enfant, orientées vers la signification, nécessitent des oppositions phoniques simples, claires et stables, quitte à perdre véritablement des sons, voire ceux-là mêmes qui lui serviront par la suite39.

à la place de l’abondance phonétique du babil s’installe l’austérité phonématique des premiers paliers du langage ; une sorte de déflation vient transformer les « sons sauvages » du babil en valeurs linguistiques40.

33Or, même lorsque l’enfant ou l’adulte a perdu ce premier langage, il existe une partie, marginale, des mots et des sons, qui profitent de ces phonèmes perdus. Ce sont les interjections et les onomatopées41, dont les sons sont choisis pour « la valeur expressive de l’exceptionnel » plutôt qu’en vue de « l’imitation acoustique fidèle42 ».

34Dans l’imaginaire de Guyotat, langage « premier » (celui de l’enfant, celui de l’analphabète) et  langue étrangère se relient étroitement. Une catégorie de la « Grammaire » de Prostitution, « langue parlée (populaire, étrangère – en voie d’alphabétisation –, enfantine, publicitaire, rurale, etc.)43 » le montre : langues étrangères, « éléments distinctifs anormaux », langage enfantin ou populaire se confondent, et correspondent à une réflexion sur la servitude de l’être et de la langue :

L’analphabétisme est chez moi une obsession… il faut le dire franchement, en avoir eu l’expérience. Comment fonctionne un cerveau d’analphabète ? J’ai éprouvé, j’éprouve encore, devant certains corps en état fébrile et analphabètes, ce qu’enfant je pensais de l’esclavage : à savoir qu’il est un état intermédiaire entre l’animalité et l’humanité… […] Je récuse le réflexe humaniste devant la race et devant l’homme : « Qu’il sache lire ou pas, c’est toujours un homme… » C’est une conception réactionnaire de l’homme. Pour moi aujourd’hui un homme n’est un homme que lorsqu’il peut lire, donc se défendre contre l’idéologie44.

35C’est tout le sens du thème de l’alphabétisation dans l’œuvre de Guyotat, qui répond à la présence d’un état de la parole antérieur aux langues culturelles et politiques. Les personnages des fictions font cohabiter plusieurs langues dans leur « verbe » en même temps qu’elles expriment l’étendue des capacités phonétiques d’avant la fixation des phonèmes de la langue :

Voyelles muettes abolies, consonnes jusqu’à moi muettes renforcées, temps du verbe indistinct, fabrication de nouvelles diphtongues où sont privilégiées pour l’instant les toutes premières voyelles de l’alphabet. Tout cela qui est le symptôme inconscient ou conscient d’une disparition progressive de l’écriture sur la page, en même temps qu’une entreprise, une tentative de réalphabétisation de mon langage45.

« Tout est motivé phonétiquement » : vers un nouveau cratylisme ?

36Le lien étroit établi, dans la langue nouvelle de Guyotat, entre la multiplicité des langues et les éléments « premiers » du langage, révèle la présence d’une interrogation sur la motivation du signe linguistique. La présence des langues étrangères est en réalité subsumée sous la recherche, omniprésente, d’une motivation phonétique des mots :

J’ai choisi des termes qui ont en quelque sorte une double, une triple phonétique et un double, un triple sens. J’utilise des termes en arabe en « rde », par exemple, « merde », « ze », « zob ». Il y a très peu de langage non concerné. Tout est connoté par le sexe, la scatologie. Tout est motivé phonétiquement. Le problème, c’est de savoir combien de temps on peut tenir sur ce rythme-là, avec cette utilisation particulière du corps, ce rapport au corps ? Je n’en sais rien46.

37Si l’on replace cette pensée dans le contexte de la fin des années 1960 et des années 1970, les concepts d’anagrammes et de paragrammes47, élaborés notamment par le cercle telquelien, semblent pertinents. Or, si Guyotat accorde bien une très grande importance aux « mots sous les mots », ne serait-ce que par la pratique des mots-valises (par exemple « mnémobée (mnèmè, nemo, béer, bêêe)48 », ou encore « rabicouiner, « couiner, grincer des dents en faisant de l’écume », probablement de couiner et rabia, « rage » en latin), et par la décomposition artificielle de mots de la langue (« dans masturber, il y a mastiquer, masse et surtout tourbe, mastiquer la tourbe49 »), il se révèle en réalité assez réticent à la théorie anagrammatique :

Il me semble que, trop souvent, l’analyse moderne privilégie le fonds anagrammatique, par exemple, aux dépens de ce qu’un écrivain, lui, considère comme le plus fort de son texte : le sens « ouvert », même s’il le dissimule dans un autre sens. Le système tend à limiter l’espace inconscient, à le structurer arbitrairement, dogmatiquement ; c’est un vieux système usé ; il y a mieux à faire aujourd’hui50.   

38En revanche, un autre nom important autour de Tel Quel dans les années 1970, Ivan Fónagy, peut être convoqué pour étudier le rapport de Guyotat aux théories de la motivation du signe linguistique. Le linguiste roumain est l’auteur des « bases pulsionnelles de la phonation51 » ; il élabore une réflexion sur le lien quasi « mimétique » entre sons de la langue et émotions éprouvées par le locuteur. Voici deux des « règles » qui sous-tendent la production de signaux phonétiques « gestuels » : « 1. La reproduction volontaire des symptômes vocaux d’une émotion signale la présence de cette émotion » ; « 2. Les organes de la parole peuvent représenter, symboliser d’autres objets animés ou inanimés qui leur sont associés par la ressemblance ou une analogie formelle ». Les organes de la parole pourraient représenter d’autres organes du corps humain, et ainsi une contraction violente de la langue pourrait figurer une contraction violente des muscles du bras. Bien que Fónagy prenne ses précautions en expliquant que les symptômes vocaux d’une émotion dépendent la plupart du temps d’un « style » vocal et non des phonèmes en eux-mêmes, il apparaît en réalité qu’il attribue à l’essentiel des sons de la langue une valeur propre, pulsionnelle : le [r], par exemple, connote la virilité, le [k] la pulsion anale…

39Lorsqu’il compose son texte pour le théâtre Bond en avant (1973), premier texte « en langue », Guyotat a en tête les théories de Fónagy ; il reproche ainsi aux acteurs leur lecture erronée de ses textes :

retenus par le dogmatisme de la distanciation à tout prix, par des lectures erronées de Barthes et, paniques, de Fónagy, confirmés dans les effets subjectifs de ces lectures superficielles de textes fondamentaux, par, me semble-t-il, des conseils privés ultrathéoriciste […], la plupart d’entre eux poursuivent un processus hystérique de distanciation52.

40Il semblerait que Guyotat pousse à l’extrême la première « règle » de Fónagy : si la production de certains phonèmes peut être le symptôme de la présence d’une émotion, la répétition, l’émission de « certains signifiants très riches53 » devrait susciter en l’acteur l’apparition de ces mêmes émotions. La transformation graphique des mots français et l’insertion d’éléments de langues étrangères visent à créer une énergie articulatoire nouvelle, d’insérer du « geste » vocal dans la langue : l’’ain transcrit de l’arabe est disséminé, évoqué à la fois dans le prolongement du « a », en « aâ », dans les « h » des interjections ou de la refonte orthographique de certains mots (« anhorme ») ; mais il contamine aussi bien le français, par l’accent circonflexe qui envahit le lexique. Tout comme le « heurt des consonnes » qu’entraîne la troncation des mots par l’apostrophe – « l’apostrophe de suppression signale, à l’intérieur d’un mot (r’drasser) l’entrechoc de deux consonnes, et à la fin du mot le revers et l’écho de la consonne54 » –, l’arabe influence le français en créant du « geste » vocal.

41Associant émotion et geste articulatoire, non seulement dans l’intonation mais aussi dans le phonème lui-même, Fónagy contre en quelque sorte l’arbitraire du signe55. Chez Guyotat, de la même manière, chaque son de la langue trouve une raison physique. Mais ce qui se rapproche d’une « linguistique fantastique » chez le phonéticien devient acte créateur chez Guyotat. Spéculations linguistiques d’une part, geste artistique d’autre part, les deux pratiques ont néanmoins en commun le fait que le rapport mimétique entre le langage et les choses (ici les gestes articulatoires) se construit sur une pensée de l’universel ; chez Guyotat, ainsi, l’articulation physique des mots rejoint la pensée de Babel (« “babels” pour “babils”56 »).

« Rémunérer le défaut des langues » : la possibilité d’une langue idéale ?

42Les langues étrangères sont employées en quelque sorte pour compenser le défaut du français, pour lui redonner vie et rythme. Ainsi, se pose nécessairement la question de la possibilité d’une langue unique, parfaite, qui aurait surmonté ces défauts, qu’elle soit langue d’avant la division de Babel ou langue orientée vers l’avenir. Or, comme l’indiquent les signes de l’infini (∞) qui ouvrent et ferment Le Livre, il semble que, chez Guyotat, le trajet dans aucun des deux sens, passé ou futur, ne puisse parvenir à son terme.

43En ce qui concerne le retour vers une langue originelle, l’attention portée aux racines rappelle une autre forme de quête, qui s’est développée au xixe siècle, celle de la philologie, qui voit apparaître l’idée d’une protolangue ; il s’agit de remonter dans l’histoire du mot, jusqu’à retrouver son origine supposée dans l’indo-européen. La remontée dans l’histoire des mots est certes indissociable du travail de Guyotat : « Il y a des mots qui sont irréductibles au son, et moi, il faut qu’il y ait un son, il faut que ça rende le son du sens. Et pas seulement du sens proprement dit, mais du sens que le mot a eu dans l’histoire, toute l’histoire du sens du mot57. » Mais lors de la remontée dans le temps, les langues ne se réduisent pas à une racine unique. Au contraire, plus l’on avance à rebours de la chronologie, plus les langues se multiplient, dépassant le cadre indo-européen.

44Comme le note Catherine Brun58, Le Livre s’ouvre sur la Seconde Guerre mondiale et introduit ainsi l’allemand, qui est la première langue étrangère perçue en tant que telle par Pierre Guyotat enfant ; puis interviennent le turc, l’éthiopien, le latin, le grec, et l’hindi, préféré au sanskrit dont il dérive pourtant. Tout comme l’arabe évoqué précédemment, le turc, l’éthiopien, l’hindi et le grec apparaissent translatés dans l’alphabet romain ; dans la séquence éthiopienne, l’évocation du Fetha Negest59, code juridique en vigueur en Éthiopie jusqu’au début du xxe siècle, traduit en ge’ez au xve siècle, ainsi que de la langue amharique (« calligraphiés amhariq’ encr’ invisibl’60 »), également écrite à l’aide du ge’ez, invoquent en creux, dans son absence, cette écriture alphasyllabaire.  

45Selon Catherine Brun, Guyotat a envisagé un temps de terminer son livre sur une séquence « tour de Babel61 » : « Les juxtapositions polyglottes du Livre interdisent la transparence et le monopole, manifestent l’insuffisance de structure et l’inachèvement pour mieux indiquer la voie du croisement et de l’expansion. Pierre Guyotat vit l’obligation d’“écrire dans une seule langue à l’intérieur d’une tradition nationale malgré tout” comme un “drame”. Il aspire à “créer dans une langue planétarisée”62 ». La remontée vers l’origine ne peut donc pas se solder par la découverte, ou redécouverte, d’une langue unique ; et même si la régression dans le temps atteignait Babel, ce ne serait que pour se disséminer à nouveau, se disperser dans la confusion des langues.

46À l’inverse, aller de l’avant dans la chronologie, dans le futur, vers une langue idéale, pourrait se révéler le moyen d’atteindre à l’universel ; n’y a-t-il pas, en effet, dans l’œuvre de Guyotat, l’idée d’une langue idéale, compréhensible par tous parce que musicale ? Les langues étrangères semblent ainsi n’être qu’un moyen transitoire vers la poursuite d’une autre langue, langue idéale, langue du désir, mais d’un désir « chaste », dans une communication ouverte des corps et des verbes63 :

Alors, seulement, une fois tous ces parlers ces langues, comme je l’ai dit plus haut, sans rigueur – s’amenuisant, se taisant, dans mon écrit, je pourrai enfin écrire ma propre langue, la langue de ma virginité sexuelle64.

47En réalité, cette recherche se solde aussi par une impasse ; la langue idéale, parfaite, se révèle impossible. À la volonté de créer un « verbe » libéré de l’individu répond « l’absence de moyens historiques » du créateur :

[L]e jour, donc, où cette langue sera restaurée en écriture noble dans le rêve, et que peut-être elle formera la totalité de ces rêves, et le rêve, c’est-à-dire la perte du contrôle de ma pensée, [...] ce jour-là, ou cette nuit-là, le tour sera joué. Alors seulement l’histoire ayant cessé de m’empoisonner la nuit et le jour, où sa fausseté de rêve se dépose en vérité sur la langue de mes figures esclaves, alors ces figures, ces bouches, sans le contrôle de mon travail et de ma lutte humaine contre la folie, parleront cette langue dont je n’ai pas les moyens historiques, et seulement historiques, d’inventer la musique, et peut-être alors, à l’écoute de cette langue impossible, parfaite, incontrôlée par moi, me mettrais-je alors à bander tout droit65.

Redonner une âme à la langue

48Cette langue impossible s’accompagne du rêve de rendre au verbe son autonomie ; et en cela la multiplication des idiomes est le moyen de faire don de vie à la langue, d’ouvrir sur l’universel.

49Il y a, chez Guyotat, une volonté de retarder l’apparition de l’humain, donc son ancrage dans une langue politique et culturelle : « [n]’ai-je point naguère commencé un écrit où, au travers des subterfuges du lexique et de la syntaxe français, j’aurais retardé jusqu’en une pagination infinie et par un morcellement successif, / l’apparition du corps humain66 ».

50Or l’absence de l’humain semble s’exprimer par une réduction du français à ses éléments lexicaux, miroir de la « juxtaposition » des langues étrangères évoquée par Catherine Brun. Le temps des verbes disparaît67, les formes linguistiques de la personne sont épurées (le toi et le tu, par exemple, se fondent dans le te...), le vocabulaire, par la dérivation, s’affranchit de sa classe grammaticale initiale68. Le Livre prend la forme d’une énumération généralisée ; « et » devient « ac », forme abrégée de « avec », et syntaxiquement le participe présent, héritier de l’ablatif absolu latin, envahit le texte. La disparition, la dissolution de la personne au sein d’un tout verbal se redouble d’une fascination pour l’infinité du monde, dans ses dimensions géographiques et temporelles. Dans les fictions, parallèlement à la réduction des corps à certains organes, « le monde est tassé69 » dans le verbe, entre infiniment grand et infiniment petit.

51Retarder l’apparition de l’homme, de l’être, derrière le verbe, c’est empêcher le discours de prendre la forme d’une « langue » au sens de Saussure, c’est-à-dire du système fixe opposé à la « parole » ; c’est donc l’empêcher de se figer dans un idiome particulier, et laisser éclore les différentes langues du monde. Un passage du Livre, parodiant l’épisode des paroles dégelées de Rabelais, semble fournir une allégorie de ce don de vie aux langues :

en câss’ garnie glaçons sâsis saumur’ froid’, à flancs eltem’ Olympos ô, sos hibernation hypotheocratiaq’ en nech’ neij’ eternall’ sos servâillanç’ rheteurs Atlantidologu’, deshebernation edem à meteté rheteurs, travars glaçons creux reassortis-menut’, d’boch’ à oraill’ echauff’t’, progressef, onomatopées chass’ pêch’ patreçiell’, babels domesteq’ matreçiels, reânonnments mytheq’ hemans Grand-Matreçiels anemaux Grand-Patreçiels jesq’ d’oragan, degel, avalanch’ Zeüssio-Boreïaq’, bandaj’ arraché enchâr’ commen’ Pydna, rheteurs gloglotant chenu coiffé rast’ neigeux Golf’ Thermaïq’70 […]

52Dans le chapitre LVI du Quart Livre, ce sont bel et bien des paroles étrangères qui émergent des glaçons : « Les quelz estre quelque peu eschauffez entre nos mains fondoient comme neiges, & les oyons realement. Mais ne les entendions. Car c’estoit languaige Barbare71 ».

Mettre en voix

53Dès 1976, apparaît chez Guyotat la volonté de faire entendre sa « langue ». Un premier enregistrement, celui d’une fiction intitulée Encore plus que la lutte des classes, est produit en 197672 ; et, en 1979, Guyotat enregistre Le Livre en studio73, donnant lieu à une heure cinquante-deux minutes d’enregistrement de ce texte travaillé « au millimètre écrit près74 ».

54« Par le son du Livre, je vais polluer la prononciation “française”75 » : le son, autant que le texte écrit, est le moyen de brouiller la langue maternelle, d’aboutir à ce paradoxe d’une langue française qui n’est pas la langue française. Simultanément, la langue étrangère est évoquée dans son absence :

Ne pas oublier l’égorgement des voix : dialectes nommés76.

55Tout comme la translation en alphabet latin fait signe vers le manque des graphies étrangères, l’évocation des multiples dialectes, réduits en esclavages, anéantis, par l’humain ou par le temps, contribue à peupler le son de fantômes d’autres langues. Néanmoins, l’étrangeté de la diction est telle que chaque mot issu du français finit par prendre l’aspect d’une langue étrangère ; deux minutes et vingt secondes sont nécessaires pour prononcer soixante-trois mots77 (la moyenne d’une conversation courante étant de deux-cents mots par minute) ; les « e » qui devraient être prononcés en [ε] ou [ɘ] se ferment en [œ] ; les mots sont accentués de manière non systématique, avec par exemple des appuis sur les « h », sur les affriquées ou enchaînements de consonnes. Chaque groupe de mots possède un rythme propre, une prosodie tantôt extrêmement régulière, tantôt faisant s’alterner brèves et longues à la manière des langues anciennes, tantôt privilégiant un accent d’intensité sur certains mots à la manière de l’anglais ou de l’espagnol ; seule disparition certaine, celle du e muet – que la doxa a pourtant longtemps considéré comme la voyelle permettant de réintroduire la musicalité dans notre langue78 – exécuté par l’apostrophe ou bien voisé à nouveau : « La suppression des “e” muets vient “en clair” de la nécessité rythmique79 ». L’apostrophe tuait la langue en coupant le mot ; mais, simultanément, créant le rythme, elle lui redonne vie.

56Le passage par la voix contribue à déraciner la langue. En effet, l’enregistrement du Livre révèle le rapport profond qu’entretient la langue de Guyotat à la musique et au rythme, et le moyen, donc, de la rendre universellement compréhensible : « Une épopée rythmée de bout en bout et qui intègre souvent le lexique de la période et du lieu traités. D’où surcroît de musicalité, celle-ci en permanence rude, primitive, brève, inouïe […]. Rythmes et timbres aident à la compréhension du sens80 ». La musique, en effet, peut susciter des effets sémantiques tout en ne constituant pas un système sémiotique, ce qui explique que nombre d’auditeurs l’assimilent de manière erronée à un langage81. La langue de Guyotat, sans perdre totalement son caractère sémiotique car elle s’appuie malgré tout sur une « base française » (« en fait, à prononcer, même exact, il faut garder un minimum de son ancien82 »), tend à se diriger vers une forme d’universalité sémantique en accentuant la présence du son aux côtés du sens, dépassant ainsi les formes particulières des langues.

57Seule la forme de la profération, en définitive, permet de matérialiser le verbe et sa musicalité :  « Une obscénité bien construite, bien sentie, ne peut aboutir qu’à son prétendu contraire. […] Le choc est tel entre ces deux réalités qu’il ne peut s’exprimer que par une sorte de profération. » L’« embardée dans la prophétie [impose] un rythme frappant. Par prophétie, j’entends qu’on n’est jamais dans le présent. On est, dès le départ, dans le passé et le futur83 ». Guyotat veut composer une langue qui ne soit ni dans le présent, ni langue commune, mais langue « en relief84 » : et, jusqu’à nos jours, sa création cherche encore à rendre à la langue son histoire, à « la revivifier et l’enrichir de sa propre histoire, jusqu’à ses origines connues85 ».

Conclusion

58Actuellement, la langue de Guyotat, celle qui s’exprime par exemple dans Progénitures (2000), dernier texte « en langue » publié, s’oriente vers une plus grande clarté, une plus grande douceur ; musicale, s’exprimant toujours à rebours du français normé, la langue retourne à ses sources et notamment au patois de l’enfance. Néanmoins, il me semble que cette musicalité rendue à son évidence n’a pu l’être que par un violent déracinement, un processus radical d’arrachement de la langue à elle-même.

59Bien au-delà de la constitution d’une langue littéraire, il y a chez Guyotat la formation d’une « langue nouvelle », nouvelle car inouïe, au sens propre du terme, sans toutefois être assimilable à une langue inventée ; cette langue s’inspire profondément du manque des langues étrangères, des autres alphabets, tant en raison de l’histoire vécue de son créateur (son monolinguisme) qu’en raison de l’existence d’une fiction fondamentalement verbale, celle d’un asservissement linguistique s’exprimant paradoxalement dans un verbe enrichi.

60Ainsi, Guyotat, « brouilleur86 » de langue, mélange, déracine, désolidarise la langue de ses ancrages culturels (langues supposées naturelles) et individuels : la langue se détache des corps, se fait parole pure. « Ce qui est de l’ordre du mystère ne peut s’exprimer dans une langue commune87 ».