Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Entretiens
Fabula-LhT n° 8
Le Partage des disciplines
Nathalie Kremer

Entretien avec Vincent Jouve

Vincent Jouve, professeur à l’Université de Reims, a publié récemment Pourquoi étudier la littérature ? (Armand Colin, 2010). Il est également l’auteur de : Poétique des valeurs (PUF, coll. « Écriture », 2001), La Poétique du roman (SEDES, 1998), La Lecture (Hachette, coll. « Contours littéraires », 1993) et La littérature selon Barthes, (Minuit, coll. « Arguments », 1986).

1L’hypothèse principale de votre dernier livre est qu’on ne peut comprendre la valeur d’une œuvre littéraire sans prendre en compte son statut d’objet d’art. En quel sens la question de la valeur est centrale à vos yeux pour l’identification et la défense d’une discipline comme l’étude de la littérature ?

2L’idée que je défends (et qui n’est pas très originale) est que les études littéraires n’ont de sens que si elles ont un objet spécifique. Or, si on évacue le statut artistique d’un texte littéraire, ce n’est plus qu’un objet de langage parmi d’autres, que l’on peut se contenter d’étudier avec les instruments de la linguistique. Si le texte littéraire a une valeur particulière, c’est parce qu’il relève du champ artistique (la littérature, c’est l’art du langage).

3Bien sûr, je vois venir l’objection : il n’existe pas de propriétés universelles permettant de définir l’art ou la littérature. « Vous me dites que les textes de Musso, ce n’est pas de la littérature. C’est votre problème ; mais moi, je préfère Musso à Proust ». Il n’y a rien à répondre à cela si on raisonne en termes strictement esthétiques. On est, en revanche, beaucoup mieux armé si l’on prend en compte d’autres critères. Ma position est que la séduction de beaucoup d’œuvres littéraires s’est émoussée avec le temps (prétendre le contraire n’est pas très honnête). Si elles méritent malgré tout l’attention, c’est parce qu’elles ont quelque chose à nous dire. Nous pouvons encore trouver belles les œuvres du passé ; mais ce n’est pas pour cette raison que nous les faisons étudier.

4J’entends les protestations outragées : « Malheureux ! vous réduisez l’art à des questions de contenu ! Que faites-vous de l’émotion ? du plaisir de lecture ? de la sensibilité à la forme ? C’est cela et non le sens qui fait l’identité de l’art ! » Nous sommes ici en plein malentendu. Pour moi, les deux questions « pourquoi lire la littérature ? » et « pourquoi étudier la littérature ? », presque toujours tenues pour équivalentes, gagneraient à ne pas être confondues. On lit un texte littéraire pour se faire plaisir, vibrer, ressentir une émotion esthétique, s’évader par l’imaginaire… Mais on étudie un texte littéraire pour de tout autres raisons. Ou alors, effectivement, rien ne justifie qu’on préfère Proust à Musso : si c’est Musso qui fait vibrer, rêver, s’évader les jeunes d’aujourd’hui, au nom de quoi leur dire que ce n’est pas bien ? Je ne peux pas prouver à mes étudiants que mon goût est meilleur que le leur (et, d’une certaine manière, mes préférences ne regardent que moi) ; en revanche, je peux leur prouver (en le leur montrant) que tel texte exprime une vision des choses, un regard sur la vie, un rapport à l’existence, une réflexion sur le langage, etc. qui le rendent intéressant à étudier. Et, si le texte littéraire est capable d’exprimer de telles choses, c’est justement parce qu’il a été conçu comme objet d’art. Je considère donc, très classiquement,  que la dimension formelle est première dans l’œuvre littéraire. C’est toujours par la forme que passe le savoir original de l’œuvre.

5Si l’on veut justifier les études littéraires, il faut être capable de prouver en quoi elles sont utiles à la collectivité. On ne peut pas se contenter de dire que les cours de littérature sont l’occasion de se laisser aller à la dérive de l’imaginaire (je n’ai rien contre le plaisir de la rêverie ; mais a-t-on besoin de la médiation d’un enseignement pour s’y adonner ?). Ce qui justifie les études littéraires, c’est qu’elles permettent à chacun d’approfondir sa culture, son savoir et ses connaissances, bref de devenir un citoyen plus conscient et plus critique, ce qui , à terme, ne peut que bénéficier à la collectivité.

6Considérez-vous votre position comme conciliable avec la thèse de J.-M. Schaeffer dans son dernier livrePetite écologie des études littéraires. Pourquoi et comment étudier la littérature ? (Vincennes, Editions Thierry Marchaisse, 2011), selon laquelle il faut replacer les études littéraires dans le cadre plus général des sciences humaines ; ou avec la pensée d’Yves Citton qui considère la littérature comme une « culture de l’interprétation » dans son livre L’Avenir des humanités (Paris, Éditions La Découverte, 2010) ?

7J’ai une grande admiration pour l’œuvre de Jean-Marie Schaeffer, dont la densité intellectuelle me fascine (même si je ne partage pas toujours son point de vue). Mais je n’ai pas encore lu son dernier livre, qui vient tout juste de sortir. Je ne peux donc répondre à votre question. Néanmoins, si je me fonde sur ce qu’il a pu dire dans ses écrits antérieurs, il me semble qu’il y aurait matière à discuter sur les points suivants.

8Jean-Marie Schaeffer part d’un constat : les études littéraires, telles qu’elles se pratiquent actuellement, poursuivent deux buts très différents : transmettre les normes du « bien écrire » ; comprendre, d’un point de vue anthropologique, ce qui se joue à travers la pratique littéraire. Seul le second objectif rattache les études littéraires au champ des sciences humaines. Si j’ai bien compris, Jean-Marie Schaeffer  regrette surtout que les deux visées ne soient pas toujours clairement distinguées. Le premier objectif est prescriptif, alors que le second est par nature descriptif. La confusion entre l’engagement subjectif (je vais vous expliquer ce qu’est la bonne littérature) et l’analyse objective (voici comment on a pu écrire à telle époque et ce que cela signifie) contribue, selon lui, à brouiller la finalité des études littéraires. Sur ce point, je suis d’accord avec lui, même si la dimension normative des études littéraires ne me semble pas si évidente (du moins, au niveau universitaire).

9Là où je suis plus dubitatif, c’est sur l’idée que la pratique de l’enseignement doit nécessairement être corrélée aux pratiques d’écriture et de lecture actuelles. Jean-Marie Schaeffer  propose à la fois de revoir la frontière entre le littéraire et le non-littéraire (en intégrant, par exemple, les productions verbales originales qui circulent sur Internet) et de modifier la façon dont on enseigne le corpus littéraire traditionnel. En gros, il trouve qu’on donne trop d’importance à l’analyse formelle et à la réflexion abstraite. Il plaide pour une pédagogie qui, au lieu de privilégier des exercices comme le commentaire ou la dissertation, laisse plus de place à l’écriture littéraire. Selon lui, c’est en écrivant de la poésie qu’on prend goût à la poésie. L’enjeu est de donner aux enfants le désir de lire, c’est-à-dire d’apprendre par eux-mêmes.

10On en revient toujours à la même question : quel est l’objectif des études littéraires ? Je ne suis pas sûr que ce soit de faire de chaque élève un écrivain en puissance. Je ne suis pas non plus convaincu que toutes les pratiques verbales « créatrices » recèlent un intérêt : beaucoup de poètes en herbe se contentent d’aligner des stéréotypes. Bien sûr, donner le goût de la lecture est une noble ambition. Mais reste toujours la question : une fois qu’on aime lire, que fait-on avec les textes ? Pour Jean-Marie Schaeffer, c’est à chacun de répondre à cette question pour lui-même. Mais, dans ce cas, à quoi sert l’enseignement ? On retombe sur  le problème de la distinction entre la lecture et l’analyse. Jean-Marie Schaeffer attribue surtout  de la valeur à la lecture (il constate, avec regret, que le rythme scolaire ne permet pas l’immersion dans un long livre). À ses yeux, le but principal de l’enseignement (il parle, bien sûr, du secondaire) est de donner le goût de lire : une fois ce pari gagné, l’élève s’auto-formera à travers une lecture personnelle entée sur sa propre expérience. C’est une vision des choses peut-être un peu idyllique. Tous les textes n’ont pas le même potentiel et certains peuvent difficilement être explorés sans la médiation d’un enseignement.

11Avec Yves Citton, on est dans une pensée politiquement plus engagée (ce qui en agacera  plus d’un), mais là encore, complexe, plurielle, et qu’il est difficile de résumer en quelques formules. Le regard porté sur l’interprétation, appréhendée de façon interne à travers les facultés qu’elle met en œuvre, et de façon externe  à partir de son statut au sein des sociétés de l’information, nécessiterait une discussion fouillée. Je n’adhère pas à toutes les affirmations d’Yves Citton et je ne donnerais pas exactement la même définition que lui de l’interprétation. Mais, lorsqu’il voit dans les études littéraires une occasion d’affiner et d’approfondir ses capacités cognitives et qu’il loue ce qu’il y a de libre et d’ouvert, voire d’incertain, et donc de formateur, dans le geste interprétatif, je ne peux qu’être d’accord.

12L’opposition entre la « connaissance » (figée, codifiable et reçue passivement) et l’« interprétation » (dynamique, inventive et libératrice) me semble cependant un peu forcée. La possibilité même d’interpréter suppose un solide réservoir de connaissances, faute de quoi l’interprétation risque d’être bien pauvre. Personnellement, j’aurais tendance à penser que tout savoir est libérateur (y compris, lorsqu’il s’agit de données quantifiables). Les textes littéraires auraient l’avantage de se prêter mieux que d’autres à l’interprétation ? Peut-être. Mais la liste impressionnante des hypothèses forgées pour rendre compte du comportement des particules au niveau microscopique (de très sérieux physiciens vont jusqu’à postuler une infinité d’univers parallèles) invite à nuancer ce point de vue. Bref, aiguiser, affiner, développer nos capacités d’analyse est une vertu des études littéraires. Mais ce n’est pas une vertu qui leur est propre : comme le note Yves Citton, nous ne cessons d’interpréter, tous les jours et dans les situations les plus diverses. À mon avis, la valeur des textes littéraires ne tient pas uniquement à la façon dont on les interroge : elle est aussi à chercher  dans ce qu’ils donnent à lire.

13Quelle est d’après vous la différence entre l’« homo universalis » de la Renaissance et « l’homme interdisciplinaire » qu’incarne aujourd’hui le plus souvent le théoricien de la littérature ? Autrement dit, l’homo universalis a-t-il disparu du champ épistémologique, et si oui, comment peut-on le réinventer aujourd’hui ?

14Vous avez une vision très optimiste des théoriciens de la littérature. Ce ne sont pas toujours des esprits universels. En général, ils défendent une conception, certes argumentée, mais souvent très orientée de la littérature, et ne sont pas toujours ouverts aux autres approches. Les colloques de théorie littéraire, pour peu qu’ils réunissent des gens d’horizons différents, sont assez tendus. Entre le déconstructionniste qui pense que le sens est insaisissable et l’herméneute convaincu que le texte est habité par une intention, la communication est quasi impossible. Bien sûr, comme partout, il y a aussi des esprits encyclopédiques. Paul Ricœur, jadis, François Rastier, aujourd’hui, en font partie.

15Il me semble que l’homo universalis représente un idéal de développement et d’épanouissement humain qui reste toujours très valable. Si chacun avait une maîtrise approfondie de tous les champs du savoir, l’humanité offrirait certainement un visage plus radieux. Mais c’est un idéal qui ne saurait être atteint pas les seules études littéraires, auxquelles il ne faut pas non plus demander trop. Certes, il y a des connaissances et des façons de percevoir qu’on ne peut trouver ou apprendre qu’au contact des textes littéraires. Mais, symétriquement, il y a des savoirs qui échappent totalement à la littérature. L’idée que les sciences humaines ont plus de valeur que les sciences dures est aussi ridicule que l’idée inverse. Les deux doivent être pensées en complémentarité. Mais il me semble que la plupart des gens qui réfléchissent à ces questions sont d’accord sur ce point.

16Selon moi, l’homo universalis n’est pas à réinventer : il est à former. Mais on n’y arrivera pas forcément en essayant d’ouvrir au maximum les champs disciplinaires. Chaque discipline a son objet spécifique et je doute que le modèle propre à une discipline donnée (fût-ce l’analyse littéraire) puisse s’appliquer à tous les domaines de recherche.  Chaque objet a une complexité qui lui est propre et nécessite la construction d’une méthode adaptée à cette complexité. Il ne faut pas confondre pluridisciplinarité et interdisciplinarité. On peut faire jouer plusieurs disciplines dans l’approche d’un objet (et c’est particulièrement efficace concernant l’objet littéraire). Mais le flou méthodologique et l’éclectisme conceptuel (que l’on rencontre souvent dans les études culturelles) donnent rarement de bons résultats. Si l’on veut construire quelque chose de solide, il faut savoir par rapport à quelle pertinence.

17Lit-on encore Homère ou Cervantès ailleurs qu’au lycée, et pourquoi devrions-nous le faire ?

18À vrai dire, je ne suis même pas sûr qu’on lise Homère et Cervantès au lycée. On lit des extraits ici ou là ; mais certainement pas les œuvres intégrales. Est-ce que les passages qu’on fait étudier en classe donnent envie de lire les textes hors de la classe ? La réponse à cette question est en général désabusée. Mais je voudrais me démarquer du pessimisme ambiant. D’abord, il n’y a rien d’extraordinaire à ce que des adolescents ne lisent pas d’emblée Homère ou Cervantès dans le texte. Mais ils en lisent facilement des versions aménagées ou réactualisées, et souvent avec plaisir. Même si peu ont lu le texte intégral de L’Odyssée, beaucoup connaissent l’histoire des cyclopes, des sirènes, de la descente aux enfers... Les grands textes du patrimoine imprègnent toujours l’imaginaire culturel de nos sociétés. Combien d’odyssées dans les récits d’heroicfantasy ? de resucées du couple Don Quichotte/Sancho Pança dans les séries télévisées ? Certes, ce sont des version édulcorées, souvent caricaturales, mais elles témoignent de l’extraordinaire potentiel qu’il y avait (et qu’il y a toujours) dans les originaux. On se désole souvent de la prééminence de la culture américaine ; mais, si l’on examine les dessins animés de Walt Disney, la plupart sont des adaptations de contes, de mythes, voire de romans de la culture européenne. Ces textes continuent donc à nous parler. Et l’un des enjeux des études littéraires est précisément de retourner aux textes-sources pour tenter de comprendre pourquoi et comment ils ont contribué à façonner notre univers mental. Pourquoi ces textes-là et pas d’autres ? Tout simplement parce qu’ils ont fait leurs preuves : en termes esthétiques à une époque donnée ; en termes de richesse cognitive et d’efficacité pragmatique, aujourd’hui.

19À votre avis, quel est le sens aujourd’hui des termes de « lettres » et de « littérature » ? Ces concepts sont-ils voués à disparaître ?

20Les définitions en vigueur me semblent encore très valables. Il y a une cohérence des facultés de lettres, qui les distingue des facultés scientifiques ou des instituts technologiques. Qui ne voit pas les points communs entre la littérature, la linguistique, l’histoire, la philosophie ? Le danger, à mon avis, est de ne plus voir que les traits partagés en gommant les différences. Rien ne serait pire que de tout ramener à un magma informe qu’on étiquetterait « culture générale » ou « sciences de la communication ». La force des sciences humaines est précisément d’être constituées de plusieurs disciplines, qui traitent chacune d’une dimension particulière de l’humain et ne sont pas interchangeables.

21Concernant le mot « littérature », la définition du TLF, « usage esthétique du langage écrit », me paraît toujours fonctionner. Reste, bien sûr, à préciser ce qui est impliqué par chacun de ces termes. Mais c’est justement l’enjeu de la théorie littéraire.

22Je ne vois pas bien pourquoi le mot « littérature » disparaîtrait ; mais son sens est certainement amené à évoluer, comme il n’a cessé de le faire au cours de l’Histoire. Je n’ai jamais vraiment compris ces oracles à la Cassandre sur la fin de la littérature. De deux choses l’une : soit on veut dire par là qu’il n’y a plus d’œuvres littéraires dignes de ce nom (et c’est une idée si absurde et si ouvertement démentie par les faits qu’il est inutile de perdre du temps à en discuter) ; soit (et c’est, semble-t-il, ce que l’on trouve dans la plupart des ouvrages qui traitent de la question), on veut signifier que certaines idées de la littérature ont fait leur temps. On ajoute parfois que la perception du fait littéraire a changé et que l’institution littéraire n’a plus la même place dans la société. Ces constats sont certainement exacts. Mais c’est le lot de toute chose d’évoluer avec le temps et il ne faut pas confondre l’objet avec ses représentations.

23Mais cette question de terminologie est, finalement, assez secondaire. Quels que soient les termes sous lesquels on la désigne, il est peu probable que la pratique littéraire soit vouée à disparaître. Tout  porte à croire qu’il s’agit, comme l’art, d’une constante anthropologique. Sans doute avons-nous besoin de la littérature.