Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 8
Le Partage des disciplines
Raphaëlle Guidée

Anachronisme des œuvres d’art et temps de la littérature (ou comment l’histoire de l’art vint au secours de l’histoire littéraire)

1Dans l’introduction de son ouvrage sur la naissance de la critique moderne, William Marx explique comment la critique littéraire formaliste a emprunté pendant l’Entre-deux-guerres sa méthode et ses concepts centraux à l’histoire de l’art. Dans ses Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, Heinrich Wölfflin entrevoyait en effet dès 1915 la possibilité d’une « histoire de l’art sans noms » (Kunstgeschichte ohne Namen), qui développerait une pure histoire des formes, indépendamment de celle des hommes ». Comme le note William Marx, cette démarche proprement formaliste annonçait, en un décalque presque parfait, la formule d’un Paul Valéry souhaitant vingt-deux ans plus tard au Collège de France l’avènement d’une histoire de la littérature qui « pourrait même se faire sans que le nom d’un écrivain y fût prononcé1 ». À la faveur d’une réflexion artistique sur la question de l’ornement, l’histoire de l’art, et la critique littéraire à sa suite, invente, bien avant qu’on lui donne ce nom dans les années 1950, la méthode formaliste.

2Avec la notion d’anachronisme, c’est un phénomène similaire de transfert de l’histoire de l’art vers la littérature qui va nous intéresser. Devenue incontournable dans la philosophie de l’art et la théorie littéraire contemporaines, l’idée d’un temps esthétique fondamentalement anachronique est venue bouleverser les fondements disciplinaires des études littéraires, à commencer par sa « discipline reine2 », l’histoire littéraire. Je ferai pourtant ici l’hypothèse, évidemment paradoxale, qu’en empruntant sa conception de l'anachronisme à l'esthétique, la théorie littéraire a moins contribué à fonder une nouvelle discipline qu’à réhabiliter, sous une forme nouvelle, l’histoire littéraire.

L’anachronisme comme lieu commun

3À l’origine, la réflexion sur l’anachronisme n’est en rien l’apanage de l’esthétique. Les textes de référence sont essentiellement le fait d’historiens ou de philosophes : on peut penser à des travaux aussi souvent cités et débattus que l’« éloge de l’anachronisme en histoire3 » de l’historienne de l’Antiquité Nicole Loraux, « Le concept d’anachronisme et la vérité de l’historien4 » du philosophe Jacques Rancière ou même, bien avant, les « thèses sur le concept d’histoire5 » de Walter Benjamin. Cependant, même si ces textes sur la temporalité historique et la pratique de l’historien sont fréquemment utilisés et repris par la critique littéraire, il existe une forme de consensus sur la nécessité de distinguer le temps historique et le temps esthétique, l’histoire des hommes et l’histoire des œuvres : il y aurait un temps propre des œuvres d’art, distinct du temps des événements historiques, et la conceptualisation de ce temps propre, si elle n’invalide pas tout à fait la réflexion historienne sur l’anachronisme, impose du moins de reconnaître son insuffisance pour penser à la fois la temporalité spécifique des phénomènes esthétiques et les liens historiques qui les relient.

4En revanche, et même si cette équivalence est en réalité problématique, la théorie esthétique de l’anachronisme des images, telle qu’elle est formulée par exemple par Georges Didi-Huberman dans Devant le temps, semble à même d’éclairer la temporalité des œuvres d’art en général, qu’il s’agisse d’images ou de textes littéraires. De fait, c’est dans des termes tout à fait comparables que Georges Didi-Huberman et Marc Escola rendent compte de la part d’anachronie qui traverse, pour le premier, toute image et, pour le second, toute œuvre littéraire :

[L]es images, certes, ont une histoire ; mais ce qu’elles sont, le mouvement qui leur est propre, leur pouvoir spécifique, tout cela n’apparaît que comme un symptôme – un malaise, un démenti plus ou moins violent – dans l’histoire. Je ne veux surtout pas dire que l’image est « intemporelle », « absolue », « éternelle », qu’elle échappe par essence à l’historicité. Je veux dire, au contraire, que sa temporalité ne sera pas reconnue comme telle tant que l’élément d’histoire qui la porte ne sera pas dialectisé par l’élément d’anachronisme qui la traverse6.

L’histoire littéraire traite moins d’une succession chronologique que d’une durée et de régimes de permanence. La chose tient au paradoxe de l’œuvre littéraire elle-même – à la dimension paradoxale de son historicité : toute œuvre est certes datée (par l’état de sa langue, le système des conventions génériques auxquelles elle s’affilie ou qu’elle conteste…), mais je la lis toujours au présent pour une signification « actuelle » qui y est disponible et qui ne se confond pas avec son sens « originel » (l’intention que l’on peut supposer à l'auteur ou le sens qu’avait l’œuvre pour ses contemporains immédiats). L'œuvre passée me répond au présent : elle répond à une sollicitation venue pour elle du futur.
En cela, l’usage que nous avons des œuvres se distingue d’un usage documentaire : nous ne lisons pas les œuvres littéraires du passé comme de simples témoignages sur un état de civilisation disparu. Les œuvres nous « parlent » certes depuis le passé, dans une langue qui n’est plus la nôtre, mais elles nous « parlent » toujours au présent, en produisant des significations toujours différentes et toujours neuves – et par hypothèse : imprévues de l’auteur comme de l’époque qui les a vues naître7.

5Définissant non pas le temps, mais les temps de l’œuvre, Georges Didi-Huberman et Marc Escola reconnaissent dans des termes proches l’historicité de toute création esthétique : comme la langue du texte littéraire est datée, l’image est dans l’histoire, et cette historicité interdit une approche purement intemporelle de l’œuvre. Cependant, l’œuvre littéraire, comme l’image, ne cesse jamais de faire événement, elle nous parle depuis le passé, mais au présent. C’est alors d’anachronies de l’œuvre qu’il faudrait parler : anachronie qui traverse l’œuvre et définit sa discordance dans le temps historique, anachronie de la lecture de l’œuvre depuis un présent qu’elle ne peut prévoir et qui actualise ses potentialités enfouies, anachronie, enfin, du lien historique entre les œuvres, qui ne peut être enfermé dans une quelconque loi de successivité8.

6Je laisse à l’état de question, dans le cadre restreint de cet article, les problèmes posés par cette équivalence entre anachronisme des images et anachronisme des textes. Mais j’insisterai en revanche sur l’une des conséquences de ce partage entre savoir historique et savoir esthétique : alors que l’anachronisme, comme le rappelle Nicole Loraux, « est la bête noire de l’historien, le péché capital contre la méthode dont le nom seul suffit à constituer une accusation infamante9 », il fait partie inversement des lieux communs de la réflexion esthétique contemporaine, qu’elle s’attache aux arts plastiques ou à la littérature, à la photographie ou au cinéma. Comme le souligne Pierre Bayard dans un essai au titre provocateur, Le Plagiat par anticipation, l’idée qu’il faut « jouer de la rencontre entre des temps différents pour enrichir la connaissance de l’un et de l’autre » est « devenue une sorte de lieu commun de notre époque intellectuelle »10, et on voit bien comment, en effet, de l’anachronisme « raisonné » que l’historien peut parfois s’autoriser pour aborder un problème donné, on passe dans le domaine esthétique à une forme de « nécessité de l’anachronisme », toute lecture d’une œuvre étant conditionnée par la reconnaissance de ses temps et contretemps.

7Quelques titres récents choisis dans la collection « Paradoxe » des éditions de Minuit (qui regroupe des essais philosophiques, esthétiques et littéraires) suffiront à attester cette présence transdisciplinaire de la notion d’anachronisme : Demain est écrit (Pierre Bayard) ; La ressemblance par contact ; archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte (Georges Didi-Huberman); Revenances de l’histoire : répétition, narrativité, modernité (Jean-François Hamel) ; Shakespeare au xxie siècle (Richard Marienstras), etc. La prégnance de la notion d’anachronisme dans des essais aux objets pourtant hétérogènes peut nous conduire à un premier constat : quand l’anachronisme permet d’opérer un net partage disciplinaire entre l’historiographie et l’histoire des arts, il offre inversement, au sein du champ esthétique, les conditions d’un véritable débat entre disciplines (histoire de l’art, littérature, musicologie, études cinématographiques, etc.). C’est notamment le cas dans l’essai sur le plagiat de Pierre Bayard, qui engage dans l’un des chapitres un dialogue critique avec l’œuvre de Georges Didi-Huberman. Même si l’un et l’autre appellent de leurs vœux l’ouverture de leur discipline à l’histoire des autres arts, l’enjeu du débat porte surtout sur la validité d’une théorie de l’anachronisme des images – celle de Georges Didi-Huberman – dont il va de soi, pour Pierre Bayard, qu’elle pourrait intéresser l’histoire des textes littéraires. C’est  donc autant sur le commentaire de Pierre Bayard que sur l’évidence transdisciplinaire qui le sous-tend que je m’appuierai désormais pour tenter de comprendre quelques aspects du dialogue contemporain entre histoire de l’art et histoire littéraire.

Pour une histoire anachronique de la littérature : le modèle de l’histoire de l’art

8Alors que l’anachronisme ruine les méthodes de l’histoire de l’art traditionnelle, Georges Didi-Huberman, dans ses différents essais, s’attelle pourtant à formuler les conditions de possibilité d’une histoire anachronique des images, en postulant que l’anachronisme est moins une « fermeture à l’histoire » qu’une « ouverture de l’histoire », « une complexification salutaire de ses modèles de temps »11. C’est pourquoi, de façon paradoxale, l’anachronisme vient aujourd’hui en littérature comme en art au secours de l’approche historique des œuvres, et participe au retour, fût-ce sous une forme évidemment nouvelle, d’un mode de narration historique de l’esthétique. En somme, l’anachronisme aurait pour vertu de donner une légitimité neuve à une discipline ancienne, l’histoire littéraire, que l’on croyait reléguée à certains manuels désuets de l’enseignement secondaire, et qu’il s’agit désormais, par le biais d’un anachronisme plus ou moins radical, de ressusciter.

9Autrefois disqualifiée, l’histoire littéraire se trouve ainsi aujourd’hui au cœur de débats théoriques et épistémologiques qu’on qualifierait d’avant-garde si la notion même n’était justement totalement dévaluée par ces débats eux-mêmes12. Cette nouvelle histoire littéraire semble en effet fonder tous ses postulats méthodologiques sur la réfutation des principes de l’histoire littéraire traditionnelle, telle qu’on la trouvait par exemple chez Lanson : au continuum qui lie les œuvres et les courants littéraires par des liens d’influence, de refiguration ou de rupture, elle substitue la mise en lumière de la discontinuité ; à l’ordonnance de la succession des mouvements dominants représentant leur époque, la représentation des contretemps ; au sens progressif ou cyclique des grandeurs, des décadences et des renaissances emprunté à l’histoire naturelle, l’idée d’une possible réversibilité du temps. Ces débats théoriques donnent eux-mêmes lieu à des tentatives pour écrire autrement l’histoire de la littérature, comme en témoignent la somme historique américaine dirigée par Denis Hollier sur l’histoire de la littérature française (A New History of French Literature13) ou les recherches d’ordonnancements alternatifs de la temporalité, comme L’Atlas du roman européen14 de Franco Moretti. D’une façon étonnante, par l’un de ces effets de retour spectral que ces entreprises critiques décrivent, l’histoire littéraire fait ainsi l’objet d’une entreprise de sauvetage qui suppose d’en saper les fondements – la chronologie – pour en réaffirmer la nécessité.

10De ce point de vue, Le Plagiat par anticipation constitue d’ailleurs un cas extrême : Pierre Bayard y plaide explicitement « pour une nouvelle histoire littéraire » (c’est le titre de la troisième partie du livre), mais il y parvient par l’élaboration d’une démarche apparemment absurde, qui « se propose de réfléchir sur l’influence de l’avenir » en étudiant « les emprunts faits par les écrivains, non pas à ceux qui les ont précédés, mais à ceux qui les ont suivis »15. Et de montrer comment Sophocle a plagié Freud, Sterne le Nouveau roman, ou Voltaire Conan Doyle… Il s’agit, par l’anachronisme radical, d’essayer de penser autrement non seulement la création littéraire mais l’acte de lecture, et donc l’acte critique, qui construit l’existence des œuvres et leur inscription dans le temps. Aux revenants auxquels s’attachent de nombreux essais littéraires récents, Pierre Bayard ajoute ainsi la catégorie des « survenants », ces auteurs du futur auquel un écrivain emprunte sans le dire un passage.

11Si cette démarche provocante est particulièrement intéressante dans le cadre d’une réflexion sur le partage des disciplines, c’est qu’elle se formule explicitement à partir d’un dialogue critique avec la réflexion parallèle menée dans le champ de l’histoire de l’art par Georges Didi-Huberman. Le chapitre intitulé : « Pour une histoire littéraire ouverte aux arts » débute ainsi avec la description suivante : « Où l’on voit que Fra Angelico ne se sentait nullement coupable de plagier la technique du dripping, inventée quelques siècles plus tard par Jackson Pollock ». Les familiers de l’œuvre de Georges Didi-Huberman reconnaîtront sans peine ici un passage fameux, très souvent cité, de Devant le temps, dans lequel l’auteur raconte sa découverte, au couvent de San Marco, à Florence, d’un « pan tacheté » de couleur rouge, dans lequel il identifie une fresque de Fra Angelico. Cette fresque est, en elle-même, « un extraordinaire montage de temps formant anachronismes16» : son cadre en trompe l’œil relève d’une notion de la perspective qui est celle de l’époque de Fra Angelico (xve siècle), mais l’utilisation de la couleur renvoie, selon Georges Didi-Huberman, aux écrits dominicains des xiiie et xive siècle, tandis que la dissemblance entre le pan de mur et ce qui l’entoure (mur blanchi à la chaux, scène religieuse) remonte à une tradition figurale ancienne venue de Byzance. Mais surtout, la perception même de l’anachronisme de l’image n’est rendue possible que par un anachronisme du regard : c’est parce qu’il perçoit une « ressemblance déplacée » entre le pan tacheté du couvent et les drippings de Jackson Pollock que Georges Didi-Huberman s’arrête devant la fresque et découvre, avec elle, un nouvel objet pour l’histoire de la Renaissance : « Ce que, devant le pan tacheté du xve siècle, Landino et tous les historiens de l’art avaient été incapables de voir et de donner à voir, Jackson Pollock – voilà l’anachronisme – s’en est montré capable17 ». En ce sens,

l’émergence de l’objet historique n’aura […] pas été le fruit d’une démarche historique standard […], mais d’un moment anachronique presque aberrant, quelque chose comme un symptôme dans le savoir historien. C’est la violence même et l’incongruité, c’est la différence même et l’invérifiabilité qui auront, de fait, provoqué comme une levée de la censure, l’émergence d’un nouvel objet à voir et, au-delà, la constitution d’un nouveau problème pour l’histoire de l’art18.

12Tout en rendant hommage à la nouveauté de cet éloge de l’anachronisme, et à la qualité d’une démonstration bien menée, Pierre Bayard conclut son compte rendu de l’expérience de Georges Didi-Huberman devant le pan de Fra Angelico en pointant ce qu’il nomme le « recul » du philosophe « devant l’audace d’une proposition qui bouleverserait l’histoire de l’art »19, celle du plagiat par anticipation. À défaut de reconnaître ce qui pour Pierre Bayard constitue une évidence, à savoir que Fra Angelico a plagié Pollock, Georges Didi-Huberman peut certes comprendre que le geste du peintre du xve siècle ne devient visible comme geste esthétique qu’avec ou depuis l’art contemporain, mais il ne peut en revanche percevoir la dimension d’appel qui réside dans ce geste sans « filiation connue », un « appel, plus ou moins conscient, à un autre type d’art, dont il attend et pressent la venue et auquel il demande son soutien »20. En somme, selon Pierre Bayard, en n’allant pas jusqu’au bout de l’anachronisme, c'est-à-dire jusqu’à la réversibilité du temps, le philosophe de l’art s’interdirait de percevoir la dimension messianique du temps esthétique.

13En dépit de cette critique, le reste de la présentation des fondements de cette nouvelle histoire littéraire par Pierre Bayard ressemble pourtant très curieusement au plaidoyer de Georges Didi-Huberman pour une nouvelle histoire de l’art, tel qu’on le trouve dans Devant le temps ou dans L’Image survivante, sa somme sur l’œuvre d’Aby Warburg. Je n’irai pas jusqu’à accuser Georges Didi-Huberman de « plagiat par anticipation » du texte de Pierre Bayard mais, de fait, les coïncidences sont troublantes : 1/ Pierre Bayard, comme Georges Didi-Huberman avant lui, plaide « pour une histoire littéraire autonome », c’est-à-dire pour une dissociation de l’histoire littéraire et de l’histoire des faits historiques. Cette dissociation fait néanmoins l’objet, comme je l’ai indiqué plus haut, d’un large consensus. 2/ Pierre Bayard, comme Georges Didi-Huberman avant lui, plaide pour une « histoire littéraire ouverte aux arts », et indique clairement que c’est vers « une réécriture générale de l’histoire esthétique, embrassant le plus grand nombre de disciplines, que cet essai devrait tendre »21. Mais on peut encore objecter que ce plaidoyer pour l’ouverture à tous les arts n’est pas tout à fait nouveau, pas plus qu’il n’est propre à Georges Didi-Huberman. 3/ En revanche, et c’est sur cette troisième coïncidence qu’on peut éventuellement fonder un soupçon de « plagiat par anticipation », Pierre Bayard plaide « pour une histoire littéraire mobile », sans cesse recomposée dans la mesure où « toute nouvelle œuvre déplace l’ensemble de la chronologie constituée »22, d’une part, et où, d’autre part, « cette nouvelle histoire ne saurait être qu’éminemment subjective »23, « faisant au plus haut point intervenir l’inconscient du critique» :

Cette nouvelle histoire littéraire ne saurait donc être une histoire figée, produite par une écriture assurée de l’existence d’une vérité à atteindre, ne serait-ce que progressivement. Elle est bien plutôt la tentative incertaine que devrait faire chaque critique, sous une forme beaucoup moins rigide que l’histoire littéraire traditionnelle, pour tenter de dégager, à l’heure où il vit, l’organisation transitoire du champ littéraire, ainsi que le jeu complexe et anachronique des influences qui l’ont déterminé24.

14Mobilité de l’histoire esthétique, inachèvement du savoir, inconscient du critique… on reconnaît ici sans peine les ingrédients de la méthode anachronique de l’Atlas Mnemosyne d’Aby Warburg, dont Georges Didi-Huberman livre un passionnant commentaire dans L’Image survivante. Choisissant des tirages dans son immense collection de photographies (plus de 25 000 à sa mort en 1929), Aby Warburg les expose sur un fond noir avec de petites pinces permettant de les permuter à sa guise. L’usage des petites pinces, à lui seul, permet d’insister sur la mobilité des images et de ne « jamais parachever le “jeu” ». Car c’est justement dans le « déplacement combinatoire incessant des images de planche en planche25 » que réside l’originalité d’une méthode réfutant toute prétention à la constitution d’un état final du savoir. L’enjeu de ces combinaisons est bien, dans un premier temps, théorique : il permet de montrer, par des résonances visuelles et fondamentalement anachroniques (Giorgione avec Manet, une médaille antique avec un timbre-poste, un tableau de Raphaël avec une photographie de Pie XI, etc.26), ce que Warburg appelle les « survivances de l’Antiquité », et ce faisant de rompre avec une conception traditionnelle de l’histoire de l’art pensée en termes d’influence et de causalité. Pour cette nouvelle « épistémologie des survivances27 » – qui est aussi, souligne Georges Didi-Huberman, « une nouvelle forme de comparatisme28 » – ce n’est plus la signification ou la seule valeur formelle des images qui sont en jeu, mais bien la « vie », la « valeur expressive » et la « migration » des images au-delà même de leur référent29. Créant une « configuration épistémique entièrement nouvelle », le puzzle anachronique de l’Atlas de photographies Mnemosyne promeut ainsi une « connaissance par le montage30 » qui vaut notamment par sa capacité à suggérer des parentés entre des éléments hétérogènes qu’aucune histoire ne rassemble a priori.

Limites d’un lieu commun : ou comment l’anachronisme reconduit au partage des disciplines

15Le paradigme du montage vient ainsi chez Georges Didi-Huberman répondre à une question qui intéresse évidemment l’histoire littéraire en même temps qu’elle interroge ses modes de narration : « n’y aurait-il pas un temps des images qui ne soit ni “vie et mort”, ni “grandeur et décadence” », « une “survivance” (Nachleben) qui ne soit pas soumise au modèle de transmission que suppose l’“imitation” (Nachahmung) des œuvres anciennes par des œuvres plus récentes »31 ? Par là, l’histoire de l’art réinventée par Warburg – une histoire anachronique, ouverte, mobile – peut venir au secours de l’histoire littéraire en complexifiant ses modèles temporels, en l’ouvrant sur les autres arts et les autres disciplines, en mettant au jour l’inachèvement de son savoir. En d’autres termes, la « nouvelle histoire littéraire » que Pierre Bayard appelle de ses vœux, à la suite de Georges Didi-Huberman, ne peut exister qu’au prix d’une inversion des fondements théoriques qui la constituaient en tant que discipline – la chronologie des œuvres et des mouvements littéraires, l’insularité relative du temps de la littérature – et d’un renoncement à l’autorité de son discours.

16Il est possible pourtant que Pierre Bayard ait finalement lui aussi reculé devant la dimension révolutionnaire d’un tel renversement disciplinaire. En poussant la logique de l’anachronisme jusqu’à son terme, jusqu’au point où l’avenir peut devenir la source et l’influence du passé, Le Plagiat par anticipation aboutit en effet à une proposition théorique étrangement rétrograde. Même si l’on ne peut prendre tout à fait au sérieux sa méthode, la fiction théorique de Pierre Bayard ambitionne de récrire l’histoire littéraire « en redonnant aux auteurs leur véritable place dans le temps32 ». Parce que « toute écriture s’inscrit à l’intérieur d’une filiation33 », c’est bien un modèle généalogique de l’histoire littéraire que promeut finalement le critique, modèle qui engage, même sous cette forme radicalement anachronique, des notions d’origine, de sens, voire de téléologie, que l’anachronisme semblerait précisément devoir récuser. La radicalité indéniable du geste théorique retrouve ainsi certains refrains étrangement connus de la mise en récit de l’histoire littéraire, comme en témoigne le dernier chapitre sur « la critique d’anticipation », où Pierre Bayard tente de mettre en pratique le messianisme dont il s’est fait le chantre, sous le patronage implicite de Walter Benjamin. En quête des œuvres futures plagiées par l’œuvre de Kafka, Pierre Bayard imagine une œuvre « prolongeant toutes les lignes de force romanesques, déjà tracées, qui insistent sur la dévalorisation de la femme – lignes que Kafka n’a pas laissé aller jusqu’à leur terme34 ». Aux antipodes de la conception benjaminienne du choc des temps, qui fait surgir ce que nul ne peut prévoir, l’œuvre possible dont Pierre Bayard imagine la venue au moyen d’un anachronisme radical n’est finalement que le prolongement de l’œuvre existante, conformément aux conceptualisations les plus traditionnelles de l’histoire littéraire.

17La généalogie anachronique des œuvres littéraires selon Pierre Bayard est donc paradoxalement incompatible avec le « comparatisme » mobile qui refonde l’histoire de l’art dans la théorie esthétique de Georges Didi-Huberman. Loin de toute idée verticale de filiation, la survivance et le lien des œuvres reposent plutôt chez ce dernier sur une pensée du rhyzome – autre lieu commun transdisciplinaire de notre époque – ou, pour rester dans le cadre des métaphores familiales, sur ce que Wittgenstein appelait, dans ses Recherches philosophiques, les « airs de famille35 ». D’un même lieu commun théorique surgissent ainsi deux conceptions de l’historicité et du lien temporel des œuvres esthétiques, dont la plus radicale, comme pour confirmer dans le champ de l’histoire de la critique la validité d’une approche anachronique, n’est pas nécessairement celle que l’on croit.  

18À quoi ressemblerait une histoire littéraire écrite sous le patronage de l’Atlas Mnemosyne d’Aby Warburg ? Avant d’être une proposition théorique, le modèle anachronique de l’atlas est un « protocole expérimental », un dispositif visuel concret dont les petites pinces assurent le caractère mobile et toujours inachevé, et avec lequel Warburg ne prétendit jamais faire œuvre – c’est même parce qu’il ne pouvait, ni ne voulait plus écrire d’œuvre qu’il l’inventa. Il est difficile, et Georges Didi-Huberman ne surmonte pas cette difficulté, d’imaginer une histoire des images écrite à la façon de l’Atlas Mnemosyne. A fortiori, on voit mal comment on pourrait appliquer la méthode des petites pinces de Warburg aux œuvres littéraires. Ceci explique sans doute qu’en dépit de tentatives passionnantes pour anachroniser l’histoire des textes littéraires et l’ouvrir aux autres disciplines36, il y ait bien plus de réflexions épistémologiques sur l’anachronisme que d’histoires anachroniques de la littérature37. Quel que soit le champ disciplinaire dans lequel elle s’inscrit (pour mieux le récuser), il est permis de douter que l’approche historique remise au goût du jour par la vertu de l’anachronisme puisse donner lieu à un renouvellement véritable de l’écriture de l’histoire des arts, et particulièrement de l’histoire littéraire. La résistance du modèle traditionnel de l’histoire littéraire chez Pierre Bayard s’expliquerait dès lors peut-être moins par les défaillances d’un critique particulier – dont l’œuvre est au demeurant très stimulante – que par la difficulté d’une transposition dans le champ littéraire de modèles forgés à partir de l’esthétique des images.

Conclusion

19Au terme de ce parcours s’impose ainsi une forme de diagnostic contradictoire sur la façon dont les théories contemporaines de l’anachronisme recomposent le partage disciplinaire entre histoire de la littérature et histoire de l’art, et au-delà entre le champ des études littéraires et le champ plus vaste de l’esthétique.

20D’un côté, parce qu’il constitue un véritable lieu commun transdisciplinaire dans la théorie esthétique contemporaine, l’anachronisme appelle un renouvellement à deux niveaux du partage des disciplines, en tant qu’il suppose à la fois une ouverture de l’approche historique aux objets des autres disciplines (l’histoire de la littérature ne peut qu’être ouverte aux autres arts, et réciproquement) et l’emprunt d’outils théoriques et méthodologiques aux autres disciplines. Dans le cas précis du projet d’une histoire anachronique des arts, quelques références théoriques essaiment dans tous les domaines de la réflexion esthétique, au point de constituer une forme curieuse de doxa, transdisciplinaire dans son message comme dans la diversité de ses lieux d’inscription. Plus encore que la méthode d’Aby Warburg dont il a été ici question – et dont Giorgio Agamben soulignait déjà en 1975 qu’elle avait inspiré des recherches ayant « conquis un public si vaste, hors même du domaine académique, qu’on a pu parler d’une image “populaire” de l’Institut Warburg38 » –, la réflexion esthétique de Walter Benjamin, reprise et commentée autant par Georges Didi-Huberman et Pierre Bayard que William Marx, constitue certainement le point nodal – parfois même inconscient – des différentes pensées contemporaines de l’anachronisme en histoire.

21Pourtant, d’un autre côté, le partage traditionnel des disciplines semble résister envers et contre tout à cette nouvelle doxa, comme en témoignent non seulement la persistance des publications académiques ignorant – délibérément ou non – les révolutions théoriques de l’histoire littéraire39, mais aussi, ainsi qu’on l’a observé chez Pierre Bayard, la difficulté de ces mêmes révolutions théoriques à aller jusqu’au bout de l’éclatement disciplinaire qu’elles supposent et réclament.

22Dans ce contexte, il paraît difficile d’envisager la fondation de nouvelles pratiques communes s’inspirant des réflexions savantes, pourtant très nombreuses, qui constatent l’insuffisance des histoires existantes ou programment un renouvellement profond de l’approche historique des œuvres. Or cette difficulté est peut-être plus prégnante encore dans le domaine des études littéraires. Lorsque William Marx en appelle, contre la tentation consistant à privilégier toujours les œuvres légitimées par le jugement de la postérité, à une « nouvelle manière d’écrire l’histoire », plus fidèle, et permettant de « penser tout le reste », il constate que ce renouvellement est déjà largement en cours dans les arts plastiques, et « qu’il n’est que temps pour la critique littéraire de l’assimiler à son tour »40. « Ce n’est pas la première fois », ajoute-t-il, « que l’étude de la littérature manifeste son retard sur celle des autres champs esthétiques ». Dès lors, le contexte institutionnel et politique qui favorise l’inertie des frontières disciplinaires ne suffit sans doute pas à expliquer l’impuissance des approches théoriques à modifier en profondeur les savoirs et les méthodes de l’histoire littéraire. On risquera l’hypothèse que ces difficultés tiennent peut-être également à la nature même du projet d’une histoire anachronique, dont le caractère paradoxal, la subjectivité assumée et la mobilité – supposant des formes de narrativité profondément renouvelées – se heurtent aux contraintes de la diffusion essentiellement académique des histoires littéraires.

23Si elle devait néanmoins exister, non seulement comme projet scientifique mais comme pratique savante, que serait finalement cette future discipline s’attachant à l’histoire anachronique et transdisciplinaire des arts ? Aby Warburg appelait de ses vœux, dès 1912, « un élargissement méthodologique des frontières thématiques et géographiques de l’histoire de l’art » pour fonder une « science plus vaste »41, dont Giorgio Agamben remarque qu’elle pourrait relever d’une « anthropologie de la culture occidentale » dans laquelle convergeraient la philologie, l’ethnologie, l’histoire et la biologie42. En d’autres termes, cette discipline future, et encore innommée, aurait pour fondement scientifique le dépassement de l’ensemble des frontières disciplinaires, dans la perspective d’une histoire de la culture, et plus largement encore, d’une « science générale de l’humain43 ». « Il est probable, écrivait Giorgio Agamben en 1975, qu’une telle science devra rester sans nom jusqu’au jour où son action aura pénétré si profondément dans notre culture qu’elle aura fait sauter les fausses divisions et les fausses hiérarchies qui maintiennent séparées non seulement les disciplines humaines entre elles, mais aussi les œuvres d’art et les studia humanoria, la création littéraire et la science44 ». Constatant sept ans plus tard dans une « apostille45 » que ce projet était non seulement resté lettre morte, mais que le désenchantement des sciences humaines l’avait rendu probablement obsolète, Giorgio Agamben nous met sur la voie d’un nom pour cette science qui abolirait toutes les disciplines : une utopie.