Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 7
Y a-t-il une histoire littéraire des femmes ?
Maria Muresan

L’écriture de l’histoire littéraire chez Gertrude Stein, Veronica Forrest-Thomson, Susan Howe

1En écrivant l’histoire de la poésie moderne en France, on s’arrête généralement très peu sur l’œuvre des femmes poètes. On retient leur nom seulement à titre de curiosité (Meret Oppenheim) ou parce qu’elles représentent une voix mineure et sentimentale (Marceline Desbordes-Valmore). Louise Ackermann est oubliée ou presque. On leur fait bien sûr plus de place aujourd'hui : les poèmes d’Anne Portugal, d’Anne Parian, de Nathalie Quintane et de Marie-Louise Chapelle sont publiés par les meilleurs éditeurs. Mais on sait que dans la plupart des cas, la fortune des poètes auprès de la critique et des éditeurs est liée à leur propre capacité de produire des œuvres théoriques dans lesquelles ces écrivains s’expliquent sur leur position dans le champ culturel, sur leurs affiliations, sur leurs principes et leur méthode de travail dans la langue. Or, ce privilège reste encore en France celui des hommes : Rimbaud, Mallarmé, Valéry, Péguy, Breton, Bonnefoy, Roubaud, Garelli, Deguy, Alféri, etc.

2Ce monopole masculin en matière de théorie et d’histoire littéraire n’est pas un trait de la littérature anglo-américaine. On pourrait même dire qu’aux États-Unis et en Angleterre, historiennes de la littérature, les femmes poètes ont souvent été à l’origine des grands courants de la pensée artistique et littéraire.

3Les trois essais d’histoire de la littérature anglo-américaine « Qu’est-ce que la littérature anglaise ? » de Gertrude Stein (« What is English Literature ? », 1934), L’Artifice poétique de Veronica Forrest-Thomson (Poetic Artifice, 1978) ainsi que La Marque de naissance. Libérer la vie sauvage dans l’histoire littéraire américaine de Susan Howe (The Birth-Mark. Unsettling the Wilderness in American Literary History, 1993) constituent d’une part, une justification des traits essentiels d’une littérature nationale, d’autre part, une spéculation sur son avenir. Ce faisant, ils s’écartent d’une certaine vision hégélienne, leur objectif étant de constituer ou bien de réviser le canon littéraire de cette littérature.

4Ces trois « historiennes » accordent une place importante à la poésie dans leur réflexion sur l’histoire littéraire. En construisant une histoire littéraire elles s’opposent à toute expression du canon littéraire, que celle-ci soit explicite ou implicite (on sait que dans le monde anglo-saxon, l’histoire littéraire est avant tout synonyme de la constitution du canon). Ainsi approchent-elles les grandes œuvres ou les grands auteurs selon des critères inhabituels : la génialité dans le cas de Gertrude Stein, la force de l’artifice comprise dans la substance sonore et rythmique de la langue chez Veronica Forrest-Thomson, et la foi et l’amour dans l’œuvre de Susan Howe.

5L’étude de ces trois essais est aussi une façon de s’interroger sur le « féminin » comme thème et comme écriture. Ce qu’Alice A. Jardine a nommé « gynesis »1.

6Comment ces écrivaines sont-elles présentes dans leur texte et quel est le rapport entre leur voix et la méthode d’analyse choisie ? Cette rhétorique entretient-elle des rapports de ressemblance avec d’autres discours féminins ou masculins, contemporains ou antérieurs ? S’agit-il toujours de discours historiques ? Et de quelle manière affirment-elles leur singularité par rapport à cette famille de discours qui leur « ressemble » ?

7Quels sont les objets de ces trois histoires ? Introduisent-elles une nette différence entre les œuvres littéraires écrites par des femmes et celles écrites par les hommes ?

8Quelle est la nature des concepts qu’elles utilisent pour écrire leur histoire ? Et quels sont la place et le pouvoir de ces concepts à l’intérieur de leur écriture de l’histoire ?

9En lisant ces textes dans leur singularité, on sera confronté à trois manières originales de penser l’histoire de la littérature, en particulier le lien entre modernité et littérature pré-moderne (early modern literature) lequel n’existe plus désormais en fonction d’un « canon » personnel (selon le modèle de T.S. Eliot) ou institutionnel (critique universitaire). Ces essais sont eux-mêmes « représentatifs » de trois époques de l’histoire de la littérature: le modernisme de la première moitié du siècle dernier (Gertrude Stein), un moment de passage du modernisme aux expérimentations postmodernes (Veronica Forrest-Thomson), et le moment de gloire du postmodernisme (Susan Howe). On s’interrogera pour finir sur la manière dont ces auteures inscrivent le « féminin » dans l’histoire. Un changement aurait-il eu lieu dans la pensée du féminin à l’intérieur de l’histoire littéraire des femmes lors du passage du modernisme au postmodernisme ?

10Dans l’histoire de Gertrude Stein, la femmese présente dans un cadre simplement performatif : moi, Gertrude Stein au moment-même de mon entrée dans l’histoire de la littérature, je vous présente, hic et nunc (1933), à vous qui êtes maintenant à l’université, la littérature de langue anglaise telle que je l’ai élaborée tout au long d’une vie de lecture-écriture. Disant cela, Gertrude Stein, comme on le verra, ne se conçoit pas comme voix féminine. Elle adopte plutôt une posture de maîtrise enjouée qui ne relève pas de la différence sexuelle. Derrière cette posture, il y a la perception de soi comme « génie » semesurant aux grands artistes contemporains hommes, dont elle se reconnaît l’égale, dans une logique de négociation entre désir de célébrité et autonomie du processus créateur2. En même temps, Stein se soucie peu du « genre » de ses objets. Toute la littérature, écrite par les hommes ou par les femmes, devient une histoire intériorisée et construite par celle qui est devant vous ici et maintenant. Le contenu de cette histoire, tout autant que l’énonciation de cette histoire, n’est pas sexué. Le devenir de l’histoire suit celui de la pratique de toute une vie, en l’occurrence celle d’une femme, d’un « génie ». Le modèle hégélien de la maîtrise du Sage et de la connaissance absolue du sujet de l’histoire par l’enrichissement du concept constitue à la fois l’horizon implicite et l’histoire qui va être renversée stylistiquement dans « What is English Literature ? ». Je dirais une histoire hégélienne déjouée ou mise à l’envers, car pour Stein la soumission à l’imprévu et à la complexité de l’expérimentation syntaxique n’aboutit pas à l’enrichissement, ni à la détermination progressive du concept (comme chez Hegel), mais s’effectue par l’appauvrissement sémantique du concept et par l’évacuation du particulier déterminant. À quoi pourra-t-on reconnaître chez Stein, malgré sa non-prise en compte de la différence sexuelle, la marque du féminin ?

11Dans l’essai d’histoire littéraire de Veronica Forrest-Thomson, la femmese présente selon une logique de la sollicitude (care, dans le sens que Carol Gilligan donne à ce mot). L’écriture de l’histoire de la poésie du xxe siècle doit être un moyen de soigner les maladies de la poésie des années 1950-1960 : les expériences faites par les poètes de cette époque représentent un coût existentiel exorbitant ; le prix à payer est parfois le suicide. Le concept clé de son histoire, « l’artifice poétique », est une alternative à ces expériences existentielles de l’extrême, présentes dans l’avant-garde américaine et française, des années 1930 jusqu’aux années 1960. Cette logique du care ouvre une place au féminin, à la fois en tant que sujet d’une éthique de la sollicitude et sujet duquel on doit prendre soin, comme dans le fameux cas de Sylvia Plath. Cette logique du care vaut également pour les hommes poètes qui souffrent de la même fragilité, John Berryman par exemple. Une juste vision de l’histoire de la poésie, telle qu’elle s’incarne dans la singularité du poème réussi, dans les liens qu’elle entretient à la tradition par l’artifice, combat la crise de l’isolement dont souffrent les poètes contemporains. La femme n’est pas celle qui incarne le mieux l’artifice poétique, mais elle est le sujet qui en a le plus besoin pour lutter contre sa propre fragilité. L’histoire de l’artifice prend pour cible la méthode – l’horizon masculin – de la nouvelle critique anglaise, telle qu’on la trouve dans les livres de William Empson.

12La femme selon Susan Howe est déjà un sujet féministeà part entière qui revendique explicitement sa place dans l’histoire littéraire à la fois comme objet d’étude et comme sujet de l’histoire. Howe propose un paradigme féministe de l’histoire littéraire des États-Unis. Dans son discours, elle englobe à la fois la position performative de Gertrude Stein – celle du génie – et la position empreinte de sollicitude de Veronica Forrest-Thomson, travaillant la question du génie féminin dans l’histoire. Les historiens masculins contre lesquels s’élève cette écriture sont les grands critiques universitaires des années 1950-1960, notamment Roderik Nash et Roy H. Pearce, auteurs respectivement de Wilderness and the American Mind et de The Continuity of American Poetry.

Gertrude Stein

13En 1933, après son premier succès éditorial, L’Autobiographie de Alice B. Toklas, Gertrude Stein, alors âgée de 60 ans, est invitée par plusieurs universités américaines. À cette occasion, elle prononce une série de conférences où, pour la première fois, elle explique sa vision de l’histoire littéraire anglaise et américaine. Comme beaucoup de ses biographes l’expliquent, ce succès grand public tardif est en même temps controversé. Si son livre est immédiatement reçu avec enthousiasme par les lecteurs américains, en France, beaucoup de ses amis célèbres qui sont des « personnages » de ce livre (peintres, poètes et écrivains) contestent la vérité du récit, ainsi que l’intuition et le sens historique de la mémorialiste. Certains d’entre eux l’accuseront même d’une stratégie déloyale de promotion, auprès des lecteurs, de l’image de sa propre génialité par le biais du milieu artistique parisien. Les œuvres majeures de Stein, ses romans et ses poèmes écrits entre 1903 et 1932 sont restés à l’état de manuscrits et n’ont été publiés qu’après sa mort. Il faut mentionner ici Stanzas in meditation, Q.E.D.

14Après la publication de L’Autobiographie d’Alice B. Toklas, Gertrude Stein n’arrive plus à écrire comme avant, comme elle en fait l’aveu dans L’Autobiographie de tout le monde : une sorte de vide intérieur l’empêche d’être habitée par les mots. C’est à ce moment là qu’elle entreprend de réfléchir sur le rapport entre l’œuvre exceptionnelle et l’écriture, d’une part, l’œuvre, le temps et le public d’autre part, dans une série de conférences dont seule la première concerne l’histoire littéraire.

15Ces remarques biographiques permettent de comprendre l’histoire littéraire résolument non-conventionnelle qu’écrit Gertrude Stein, une histoire qui ne garde que le siècle comme unité historique et le nom de quelques grands auteurs évoqués hâtivement, sans mention de titre, sans citation et sans mise en rapport des œuvres entre elles : « Il est inutile de donner des exemples, se justifie-t-elle, puisque c’est vrai de tout ce qui a été écrit à ce moment-là3. » L’absence totale d’exemplification requise par le genre d’histoire littéraire qu’elle propose, pourrait apparaître comme un refus de toute « histoire d’objet », pour mieux raconter « comment la littérature anglaise a été faite en [elle] et comment la littérature anglaise a été faite en elle-même4 ». Gertrude Stein écrit non seulement « une histoire » subjective, dans le sens de « sienne », « l’histoire subjective de la littérature anglaise », mais aussi une histoire dont le sujet est cette littérature elle-même. Ainsi, la singularité de son essai d’histoire littéraire reste étrangement proche du point de vue méthodologique, de la singularité du projet hégélien. Celle-ci est une histoire du devenir de la littérature elle-même en tant que sujet de l’histoire, de même que dans la Phénoménologie de l’esprit, on assistait au devenir de la « conscience dans l’histoire ». Cela ne doit pas surprendre quand on sait que les poètes des années 1930, surtout le groupe surréaliste à Paris, faisaient explicitement usage de la philosophie de l’esprit de Hegel, dans le contexte d’une histoire de l’humanité se mesurant à cette grande histoire de l’esprit : tel est le cas des expérimentations des expressions de la folie dans Immaculée conception de Breton-Dali-Éluard, et dans les textes de Georges Bataille. Le milieu intellectuel est lui aussi imprégné d’hégélianisme : on assiste à cette époque aux « Leçons sur la Phénoménologie de l’esprit », données par Alexandre Kojève à l’École des Hautes Études (de 1933 à 1939).

16Gertrude Stein a-t-elle seulement lu Hegel ? Ou tel Mallarmé dans Igitur, en a-t-elle fait un usage approximatif à force de conversations avec des amis pétris de Hegel ? La vraie « influence » de sources dans l’œuvre de Stein, même des auteurs dont elle parle amplement dans ses textes (tels Whitehead, Henry James, Shakespeare, Picasso, Apollinaire) est toujours difficile à mesurer. Marjorie Perloff et Charles Bernstein remarquent par exemple la proximité méthodologique et expérimentale entre les textes tardifs de Wittgenstein et l’écriture de Gertrude Stein. Elle aurait pu connaître le philosophe autrichien, et pourtant Alice Toklas, après la mort de Gertrude Stein, assure que cette dernière n’a jamais lu l’œuvre de Wittgenstein.

17Dans son cas, toute recherche de preuves d’influence est peut-être vaine. Il y a des rapprochements très forts à faire entre « Qu’est-ce que la littérature anglaise ? » et le chapitre « L’esprit aliéné en soi, la culture » de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Mais il ne s’agit pas ici d’élucider la validité biographique d’une véritable influence de lecture. Gertrude Stein ne mentionne pas Hegel dans ses œuvres principales. Il nous reste à interpréter cette coïncidence soit comme influence diffuse, soit comme influence indirecte de la dialectique sur l’œuvre de Stein, via la philosophie du processus de Whitehead. Une fois le rapprochement avec l’histoire du « monde-esprit » établi, nous verrons que la singularité de Gertrude Stein est féminine, dans le sens du « génie féminin » de Julia Kristeva et de la « gynesis » d’Alice A. Jardine.

L’histoire dialectique : The Literature as it is a history of it

18« What is English literature ? » pourrait être lu comme une histoire spéculative sur le modèle hégélien de la Phénoménologie de l’esprit. L’analogie entre le sujet de l’histoire hégélien et le sujet de l’histoire littéraire steinien est frappante : les deux sujets, la conscience chez Hegel et la littérature chez Stein dépassent dialectiquement leurs moments précédents à partir de l’époque féodale (Hegel) et de celle de Chaucer (Stein) jusqu’à l’aboutissement de la forme pure de la culture contemporaine (les Lumières chez Hegel et la littérature contemporaine américaine d’Henry James chez Stein). Un autre point commun frappant est le fait que le développement narratif de leur propre écriture débouche implicitement, du point de vue logique, sur l’idée de la fin de l’histoire et du dernier écrivain de l’histoire. Partant, on est dans chaque cas en présence d’une forme de discours après laquelle on n’aura plus aucune forme nouvelle ou concept nouveau à découvrir. Il s’agit de la fameuse posture du Sage décrite par Alexandre Kojève lisant Hegel, et de celle de Stein en génie surplombant l’ensemble de la littérature. Du point de vue stylistique, la même structure syntaxique fuyante et ambiguë que Judith Butler observait chez Hegel – où il est difficile de trouver un sujet grammatical univoque – est présente dans la phrase de Gertrude Stein. Last but not least, si on se concentre sur le chapitre sur l’aliénation par la culture dansla Phénoménologie, on s’aperçoit qu’il y a une manière similaire d’exposer le devenir de la culture (chez Hegel) et de la littérature (chez Stein) par la genèse de certaines formes du langage à partir de certains moments dans l’histoire du « monde-esprit », derrière laquelle le lecteur peut reconnaître des moments réels de l’histoire de la civilisation européenne.

19Chez Hegel, le langage sort du monde muet du « service de la conscience noble » par le nom propre qu’il donne au Monarque, qu’il va par la suite vénérer et auquel il va obéir en tant que singularité. La conscience se médiatise (« se cultive », autre formule de Hegel) par une série de formes de langage qui sont autant de moments dans l’histoire de cette conscience et de son aliénation dans le monde de la culture : le langage de la flatterie noble, pendant la première phase du pouvoir monarchique ; le langage de la flatterie vile, où la conscience est mise au service de la richesse ; le langage de la dissertation vaine et de l’expression du déchirement, au xviiie siècle ; et enfin le langage des Lumières où la conscience arrive au concept de sa propre liberté et spiritualité par la langue (et la culture), dans l’Allemagne post-kantienne. Chez Gertrude Stein, le langage sort du monde muet de la vie paisible de tous les jours par les noms que la littérature donne aux choses ; ensuite, à l’époque de Shakespeare, il évolue vers un langage de la « sonorité vive », un analogon littéraire de la flatterie de la beauté du monde ; il arrive par la suite à un stade de confusion, intérieur au développement de la « sonorité vive », qui ressemble à la flatterie vile chez Hegel, seulement pour aboutir à la nécessité d’une recherche du sens dans la proposition, à l’époque de Milton, ce qui correspond en partie aux métamorphoses du langage de la dissertation et de l’expression du déchirement chez Hegel. Ce dernier moment – celui de la prise de conscience de l’infinie liberté et spiritualité du langage – se dialectise pour déboucher sur la forme du paragraphe, unité d’expression de la prose d’Henry James dont Gertrude Stein est la première héritière.

20D’autre part, chez Hegel et Stein, l’histoire de la culture et celle de la littérature sont traversées par la question du bien et du mal, question qui dépasse le domaine strict de l’éthique et du religieux, pour devenir le principe moteur du devenir de la culture et de la littérature. Ce questionnement est constamment ramené à l’opposition entre un principe spirituel et un principe matériel, état de droit et richesse chez Hegel, Dieu et Mammon chez Gertrude Stein.

21La satisfaction que le lecteur peut éprouver face à cette incroyable analogie entre l’histoire littéraire de Stein et l’histoire culturelle de Hegel, le laisse pourtant insatisfait, car une aussi grande série de différences reste à déceler. D’abord, on voit tout de suite que les moments historiques réels ne sont pas les mêmes chez Hegel et chez Stein : pour le premier, la culture découvre son langage – le nom propre du Monarque – seulement au xviie siècle. Pour la seconde, le nom propre des choses arrive avec les œuvres de Chaucer, donc à l’époque médiévale tardive, tandis que la dissertation et le déchirement ne correspondent plus aux idées en vogues au xviiie siècle, mais à la littérature romantique et victorienne du xixsiècle. Là encore, on pourra percevoir un décalage entre culture et littérature et non pas tant une différence de style dans la conception, qui singulariserait Stein par rapport à l’histoire hégélienne.

22Ce qui la rend vraiment originale dans son essai et qui exprime sa position de femme dans l’histoire, malgré son silence au sujet du féminin tout au long du texte, ce sont les concepts qu’elle utilise et la figure d’ensemble du mouvement dialectique. Le sujet de l’histoire pour Hegel est « la conscience aliénée » qui, dans chaque phénomène culturel, ne fait que s’extérioriser et se perdre, pour se trouver en tant qu’unité. La traversée de ces moments dans l’histoire culturelle est une continuelle élévation et séparation (Aufhebung) qui garde dans le temps les manifestations et les formes de la conscience, lieux abstraits où cette conscience se perd, s’essentialise, se retrouve pour se perdre encore, et finit par se réfléchir. Pour Stein, la notion de base est « l’île de tous les jours », qui a un référent réel, la Grande-Bretagne, d’où la « conscience » littéraire émerge. La traversée de ces moments est une « continuelle extension » et une « division dans l’espace concret »des formes d’habitation de l’île, qui vont des îlots féodaux de la monarchie et de l’empire pour s’achever dans l’immensité du territoire américain, qui correspond au paragraphe. Dans son livre Gynesis, Alice A. Jardine met en rapport l’apparition du féminin avec la fin de l’histoire en contrepoint aux formes verticales du devenir dans le temps, dont Hegel a fait la synthèse et dont il est le dernier représentant. À la fin de l’histoire a lieu une exploration de l’histoire dans l’espace. Gertrude Stein fait de l’espace concret, de ses rapports et mouvements, le principe générateur de l’histoire ; les siècles et les périodes traditionnelles de l’histoire de la littérature anglaise sont maintenus comme structures de surface. Le temps mesurable objectif n’est pas le moteur de l’histoire, mais le résultat d’événements spatiaux. À travers l’espace comme matrice, la conscience littéraire n’est plus une conscience qui s’aliène, mais une intériorité qui émerge des plis et des méandres de l’espace. Ceci paraît être la forme féminine par excellence de la pensée. Qu’il s’agisse de la « gynésis » d’Alice A. Jardine, de l’introjection psychique à partir de l’expérience spatiale du corps caverneux de la petite fille chez Julia Kristeva5, ou de l’expérience de l’errance spatiale féminine par rapport à l’immobilité du masculin chez Alain Badiou6.

23Une autre différence majeure, expression du féminin dans « What is English literature ? » réside dans ce qui, du langage, devient visible par son histoire. Chez Hegel, la contradiction entre le matériel et le spirituel, entre le bien et le mal devient de plus en plus explicite dans son pouvoir de décomposition et de déchirement : dans le nom du Monarque cette contradiction est cachée, dans la flatterie noble, elle est animée, dans la flatterie vile, elle est assumée, dans la dissertation vaine, elle est déjà visible dans tout son déchirement. Chez Stein, l’histoire rend visible les pouvoirs de liendu langage : ce lien s’intensifie et se complexifie à partir du mot, en passant par le syntagme de la sonorité vive, la proposition claire, la proposition explicative et le paragraphe. Le pouvoir du lien et de l’intégration joué contre l’isolement et la contradiction conceptuelle est un autre trait de la féminité que Julia Kristeva interprète comme le trait commun à trois femmes vivant avant la révolution féministe : Hannah Arendt, Mélanie Klein et Colette. On verra, dans un deuxième moment, que ce pouvoir du lien langagier sera aussi affirmé comme pouvoir du lien intersubjectif, dans le cadre performatif de l’histoire selon Gertrude Stein. Avant d’analyser la dimension performative, voyons concrètement la dialectique du lien langagier dans ses métamorphoses de « l’île de tous les jours ». On s’arrêtera ensuite sur deux exemples qui permettent de saisir ce mouvement dialectique de la pensée littéraire.

24Le premier exemple donné est celui de l’époque élisabéthaine qui ouvre la possibilité de l’époque suivante, caractérisée par le passage du choix des mots (l’île de la sonorité vive) à l’usage adéquat des propositions. Ce passage est rendu possible par le fait que dans le choix des mots il est possible de confondre ce que les gens disent avec les mots qu’ils choisissent. La notion même de « sonorité vive » qui renferme cette confusion à l’état virtuel, donne lieu à une situation nouvelle dans laquelle la conscience littéraire s’aperçoit de sa propre confusion, et s’en apercevant, en fera le principe de son exploration à l’époque des rhapsodes modernes tels Milton, Pope, Gibbon, Swift. Il est intéressant de lire cette dialectique tout en finesse au regard d’un passage de Hegel, pour saisir à la fois la proximité de la logique et du sens et la parodie du style hégélien présentes dans la phrase de Stein. Hegel d’abord, à propos de la flatterie vile, où le langage de la flatterie perd de son « respect intérieur » animé qui double l’obéissance effective, pour parvenir à la sournoiserie guidée par le désir de richesse :

Ce langage qui à la richesse donne conscience de son essentialité, et par là s’empare d’elle, est également le langage de la flatterie, mais de la flatterie non-noble ; – car ce qui énonce comme essence il le sait comme livrée, l’essence qui n’est pas en soi. Mais le langage de la flatterie, ainsi que rappelé déjà plus haut est l’esprit encore unilatéral [donc renonçant au choix (mon commentaire)]7.

25Et tout de suite après le moment de la confusion :

Ce qui est déterminé comme bien est mal ; ce qui l’est comme mal est bon […] Tout est vers l’extérieur l’inverse de ce qu’il est pour soi8.

26Chez Stein aussi, dans le moment élisabéthain existait cette tension entre « la sonorité vive » au service de Dieu et celle au service de Mammon :

La confusion arrive quand on confond ce qu’ils disent avec les mots qu’ils choisissent. Et ils le savaient. Ils le savaient, et on le voit arriver un petit peu même à la fin de [l’époque de] Shakespeare, on voit arriver un petit peu le fait qu’il y a de la confusion. Cette confusion arrive quand il y a renoncement au choix, les mots [qui se trouvent] l’un à côté de l’autre ne sont plus strictement choisis, on a l’intention de dire ce qu’ils disent d’une manière plus importante que complètement choisissant les mots l’un à côté de l’autre qui sont à être choisis… À quoi bon si tout le monde ne sait pas ce que je veux dire et à quoi bon si tout le monde veut savoir tout ce que je veux dire… et ainsi on arrive à la confusion de laquelle je viens de parler et que l’on voit chez Milton, et qui perdure chez Pope et chez Gibbon, chez Swift et chez Johnson9.

27Mais la suite de ce moment de confusion est également chez Hegel une occasion pour la conscience de s’élever à sa vérité, qui est celle du déchirement propre au langage de la culture, et ainsi, de donner forme à un autre langage qui en soit l’expression directe à un niveau dialectiquement supérieur et historiquement postérieur : celui du langage de la dissertation vaine. Pour Stein, le passage ne s’effectue pas par une élévation dans l’esprit, mais par une opération qui a lieu dans l’espace concret de l’île. Ce qui pousse d’abord les poètes à s’exprimer par le choix des sonorités vives s’explique par une séparation que les gens commencent à ressentir sur « l’île de tous les jours » à cause des populations étrangères qui arrivent sur l’île à cette époque. Gertrude Stein ne mentionne pas d’exemples précis, mais avec un minimum de connaissances historiques, le lecteur peut penser aux migrations des artistes et des penseurs italiens, français, néerlandais à la cour d’Angleterre pendant la Renaissance. Ainsi, la période de confusion dans les mots mentionnée plus haut est liée à une confusion dans la vie politique – Stein cite les guerres civiles. On peut penser par exemple aux confrontations religieuses entre anglicans et puritains, que Susan Howe va évoquer dans son livre The Birth-mark.

28Un autre exemple est fourni par le xixe siècle, où on structure les explications sous forme de paragraphes. Stein établit un lien étrange entre ce phénomène rhétorique et l’expansion de l’empire britannique à l’époque des guerres napoléoniennes, expansion qui transforme l’île en première puissance économique mondiale (chez Hegel la catégorie abstraite de la richesse rendue concrète) :

Petit à petit une chose entière n’était plus rien et personne s’intéressait à la choisir, parce que tout ce qu’ils vivaient tous dans la mesure où ils pouvaient vivre la vie de tous les jours de l’île, ils sont arrivés à posséder tout, et même s’ils n’apportaient rien de ce qu’ils avaient en possession pour être sur l’île de la vie, comme ils possédaient tout à l’extérieur de l’île et n’en apportaient rien à l’intérieur10.

29La dialectique du passage du xviiie siècle au xixe siècle qui aboutit à la suprématie économique de l’Angleterre, due à la logique coloniale et aux guerres napoléoniennes qui sévissent en Europe, est subtile. Elle explique le lien naturel qui existe entre l’explication et l’expression des sentiments dans la littérature de l’époque, selon la conscience de la valeur économique et politique que les populations insulaires acquièrent. L’insularité se transforme en avantage qui doit à la fois être justifié et pris en affection (positive ou négative). La conscience fait à ce moment retour sur elle-même, et devient ce que Hegel nomme la « conscience en soi et pour soi ». Stein la décrit selon une logique dialectique : les habitants de l’île se replient sur leur propre insularité et la forme de ce repli est double. Hegel utilise, lui, les notions d’âme (dans l’ordre du vivant) et de raisonnement (dans la dissertation vaine) ; elle dit « sentimental emotion » et « explanation ».

30La dernière forme de l’histoire, le paragraphe, comme « manque de rapport avec la vie de tous les jours » (« being no connection with living and daily living ») correspond au langage des Lumières qui se sait en possession des formes culturelles, mais « en dehors d’elles, voilà ce qu’il présente dans un langage chargé d’esprit ».

L’histoire performative : The literature as it is a history of you

31Dans un cadre performatif cette fois, qui n’est plus de l’ordre du savoir sur la littérature dans son entier, Gertrude Stein donne une autre définition du génie comme être capable d’écouter et de parler en même temps11. Ceci revient à dire que l’écriture géniale est celle qui offre à la fois une parole et son écoute, une écriture qui parvient à parler de quelque chose (en l’occurrence l’histoire de la littérature anglaise) et à être immédiatement écoute de ce qu’elle dit. Ce deuxième aspect de la génialité porte les traits du génie féminin comme génie du lien interpersonnel dont parle Julia Kristeva. Le 24 octobre 1933, Gertrude Stein arrive à New York, où elle est reçue par une foule de journalistes et de photographes ; à Times Square, des enseignes annoncent sa venue. Avec sa tournée de conférences, dont « What is English literature ? » fait partie, elle vise un but précis. Consciente que son succès tardif est dû surtout à un livre facile à lire, L’Autobiographie d’Alice B. Toklas, dans lequel elle ne reconnaît pas son vrai style d’écriture, beaucoup plus difficile dans des œuvres jusqu’alors inconnues du grand public, Gertrude Stein veut conquérir ce dernier par une série de textes plus exigeants. Elle veut gagner la reconnaissance par la voie du plaisir de la difficulté du langage. Vouloir et savoir faire plaisir même dans le cas de la plus grande complexité. Ceci est la voie de la femme de génie.

32Janet Hobhouse, sa biographe, décrit l’engouement du public face à la difficulté du texte steinien lu pendant ses conférences :

In the lecture halls where she spoke, a strange intimacy was created as the audience was taken up and held in the rhythms of her thinking. It was a gradual process because Gertrude’s words were difficult to understand. She used, as always, extremely simple words, but so simple that the audience had to strain to listen until the context which gave meaning to those words was made clear. Sometimes what she said would become nearly totally clear, and when that happened it released an energy in her listeners, which was manifested in the after-lecture discussions that frequently went on all night. But always, the earnestness of Gertrude’s efforts to make something difficult clear, her awareness of the audience’s straining, created a partnership between her and them. Linked together in a hard effort of understanding, Gertrude and the audience were sometimes moving as one. Not willing to leave the customary space between speaker and spoken to, Gertude made constant asides in her lectures which acted as an elbow-propping or an earnest assurance to her partners that they could follow […] And flirtatiously “I hope you like what I say”12.

33L’ambition du projet de Gertrude Stein serait d’arriver à écrire en restituant le processus même de la pensée. L’écriture de l’histoire en général, dans notre cas l’histoire littéraire, n’arrive pas à saisir ce que l’historien pense quand il écrit l’histoire, parce que la visée historique transforme d’emblée ce réel de la pensée en objet de pensée, et le masque ainsi en tant que pensée subjective. D’où l’état de perpétuelle frustration dans lequel le lecteur est plongé quand il lit la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, comme Judith Butler l’a bien montré dans Subjects of desire.Hegelian reflections in twentieth-century France ; chaque élévation à un niveau dialectique supérieur est aussi synonyme de transformation d’une vérité en son contraire (de fiction).

34À cause de la structure performative de l’histoire de Gertrude Stein, le lecteur n’a aucun sentiment de frustration, mais se trouve dans un état d’immersion dans lequel se reconstituent les liens espace/langage à travers ses propres mouvements concrets d’écoute-compréhension. Quand Gertrude Stein fait mention des noms propres des choses sur « l’île de tous les jours », la chaîne sonore peut être coupée par l’auditeur, groupe nominal après groupe nominal, ainsi : « what could interest an island/ as much as the daily, the completely daily island life ». Quand elle aborde l’époque de Chaucer la question des noms des choses, Gertrude Stein crée des rythmes syntaxiques en alternant des noms simples, non-déterminés, avec des mots à plusieurs déterminants, souvent répétés ; quand elle aborde celle de la sonorité vive et du choix des mots à l’époque élisabéthaine, elle utilise des déterminations plus complexes où il est possible de choisir la manière de regrouper les mots, comme par exemple « there was still left over separation », que l’on peut entendre de deux manières : « there was still left / over separation » ou « there was still left over / separation ». Dans le premier cas « quelque chose est resté en dépit de [ou bien au-delà] de la séparation », dans le deuxième cas « la séparation elle-même est restée tel un reste ».

35La dimension performative du texte de Gertrude Stein provoque des effets d’absorption et de rejet de celui qui l’écoute en sorte que l’effort pour saisir le sens établit les mêmes liens langagiers mentionnés dans le cadre de l’histoire de la littérature : d’abord on habite le texte simplement, on y ressent le déchirement et la séparation, ensuite on possède les sens qui se réfèrent à l’extérieur, et finalement on « flotte au-dessus du texte » comme le ferait le sens dans un paragraphe.

36« What is English littérature ? » est un écrit qui avoue ouvertement la subjectivité de son propos : il s’agit de la littérature anglaise selon Stein elle-même, (« en moi »), suivie d’une série d’énoncés sur cette littérature qui ne sont démontrés par aucune argumentation ni exemplification (citationnelle ou autre), mais qui indiquent les noms de grands auteurs, tels Chaucer, Swift, Jonson, Henry James, ou bien des périodes conventionnelles de l’histoire littéraire : la période élisabéthaine, la littérature des xviiie  et xixe siècles.

37En tant que pensée subjective, la littérature est toujours totale : toute la littérature est présente à chaque moment dans la pensée de Stein, et cette pensée a lieu dans le temps. Le temps de la pensée de la littérature est celui de la lecture, et sa durée correspond à celle de la vie entière de celui qui lit. L’existence de la littérature en tant que lecture est une expérience intérieure, les énoncés prescriptifs « sur » la littérature anglaise que nous allons analyser ne pourront être compris que par une autre intériorité semblable, formée par la lecture, qui trouvera les exemples adéquats dans sa mémoire personnelle.

38« What is English literature ? » veut ouvrir au lecteur un champ d’expérimentation subjective à partir d’un nom étrange qui hante toute la littérature anglaise : « la vie insulaire de tous les jours » (« the daily island life ») : « ce qui a fait la gloire de la littérature anglaise est la description simple la description concentrée non pas de ce qui s’est passé, non plus de ce qui a été pensé ou bien de ce qui a été rêvé mais de ce qui existe et ainsi fait de la vie de l’île la vie de l’île de tous les jours13 ». Ce concept n’indique pas une unité thématique de la littérature anglaise. Il n’est pas un thème parmi d’autres thèmes de la littérature anglaise, et il serait donc vain de chercher à trouver l’insulaire ou le quotidien présents sous forme de motifs dans les légendes de Chaucer, dans les métaphores des sonnets de Shakespeare, dans les monologues dramatiques de Browning ou dans les romans de Trollope. Ce serait l’entendre d’une manière simplement objective et le regarder du point de vue d’un corpus, ce qui n’est pas le propos de Gertrude Stein. L’expression « the daily island life » s’oppose au mode d’exploration et d’expérimentation propre à la littérature américaine (« in America there is no daily everything »). La catégorie « littérature américaine » n’est présente dans ce texte qu’en négatif comme celle qui n’est pas « une vie de tous les jours » ; sa caractérisation positive comme mouvement dans l’espace pur est développée dans un autre essai, Geographical history of America.

39L’insulaire de tous les jours est une catégorie synthétique de la pensée littéraire, une catégorie transversale, pertinente pour des textes littéraires anglais, un moyen par lequel le lecteur pourra « lire » ces textes d’une manière nouvelle et expérimentale. Stein ne fournissant aucun exemple, c’est au lecteur qu’il revient de faire passer la littérature à travers le tamis de « l’insularité de tous les jours ».

40Le type d’agencement « langage-paysage-comportement humain » a commencé à être étudié par les premiers historiens de l’école des Annales qui le propose comme nouvelle méthode historique appelée « géographie humaine » et que Lucien Febvre met en œuvre dans son premier livre de synthèse : La Terre et l’évolution humaine : introduction géographique à l’histoire (1922). C’était à l’époque où Gertrude Stein écrivait ses conférences. Dans ce livre, Lucien Febvre continue les travaux du géographe Vidal de La Blache sur les « genres de vie » et ceux de l’anthropologie géographique de Friedrich Ratzel, dont il critique la position déterministe pour proposer une nouvelle méthode, où le lien entre le paysage géographique (environnement) et la forme de vie humaine (mentalité) est historique. Il est intéressant d’observer les affinités qui existent entre Stein et Febvre dans le traitement de l’histoire comme histoire des formes de vie dans le paysage, même si nous ne savons pas si la première a effectivement eu connaissance des travaux du second. En revanche Stein est susceptible d’avoir lu les travaux de sa concitoyenne Miss Semple où apparaît la notion d’« homme de l’île » (American History and its Geographic Conditions et Influence of Geographic Environement). Ce rapprochement est fertile surtout du point de vue de l’essai Geographical history of America, dans lequel Gertrude Stein affirme que cette histoire géographique ne peut avoir été écrite que par une femme. Elle songe là peut-être à la tradition des femmes géographes et observatrices des formes de vie, telles que Miss Semple et Elinor Castle Ned14.

41L’agencement des formes de vie dans l’histoire géographique n’a donc rien de féminin en soi, car, même si certaines femmes s’y sont adonnées, il reste le domaine de prédilection des hommes historiens et géographes : Vidal, Ratzel, Febvre. Ce qui est steinien, et féminin, c’est la dimension performative analysée précédemment.

42Gertrude Stein distingue sept façons dont « l’île de tous les jours » s’historicise. Dans la logique de l’enquête subjective, ces façons sont les lieux de l’île. Et ces lieux de l’île ne sont pas des œuvres particulières, mais des manières spécifiques de lier, ce sont des syntaxes qui traversent les corpus ; ainsi, ils deviennent des façons de manifester l’insularité.

43La première insularité est celle du mot, elle existe depuis Chaucer jusqu’à aujourd’hui. La forme de vie que cette insularité exprime est la suivante : « ils se sont enfermés avec elles |les choses] dans leur vie de tous les jours de l’île mais entièrement enfermés avec eux toutes les choses qui par la simple énumération font de la poésie et ils peuvent et ainsi ils énumèrent et ils peuvent et font de la poésie, cette énumération15. » La deuxième modalité est celle du choix des mots qui forme l’insularité syntagmatique, celle des « words next to each other » surtout dans leur qualité de vive sonorité (« liveliness »). Il s’agit d’une synthèse entre plusieurs mots que Gertrude Stein appelle « digestion saine » (« healthy digestion »), métaphore qui, on s’en souvient, était employée aussi par Montaigne et par du Bellay pour parler du pouvoir de genèse du texte littéraire. La forme de vie qui correspond à l’insularité de la sonorité vive est décrite dans une longue phrase parodiant la phrase dialectique hégélienne :

[…] il n’y avait plus de la confusion, mais il en restait de la séparation, ceci mis de côté, cette séparation a opéré une division dans l’écrivain de l’écriture. Il savait qu’il y avait deux choses à faire et lesquelles de ces choses devrait-il faire. Il y avait un choix à ce moment-là, un choix regardant la façon dont un écrivain devrait écrire. Et ce choix quand il y a un choix qu’un écrivain puisse faire et qu’il sent comme un choix entre servir son dieu et servir Mammon. Ce choix n’a rien à voir avec la religion, il n’a rien à voir avec le succès. Il a à voir quelque chose de différent, il avait à voir une complétion… Maintenant servir dieu pour un écrivain qui écrit qu’il écrit tout d’une manière directe, peu importe quoi mais il faut qu’il le fasse directement, la relation entre la chose faite et celui qui la fait doit être directe. De cette façon il y a complétion et l’essence de la chose achevée est la complétion16.

44Gertrude Stein lie cette nouvelle insularité à la période élisabéthaine, mais elle est un trait de la littérature à toutes les époques17, même si cette période l’exprime d’une manière exemplaire et intensive (« in this period I felt the culmination of all of this »).

45Vient ensuite l’insularité de la proposition claire, exemplaire à l’époque du xviiie siècle, également présente comme formule de composition disponible à toutes les époques. Steinfinit sa conférence sur le paragraphe qui sort du domaine de l’insularité pour entrer dans une exploration du mouvement dans l’espace pur de la page. Elle décrit la forme du paragraphe comme une vie où les choses à dire ne restent plus en place, comme dans le mode d’existence américain :

Et ainsi comme je le disais, puisque ce que l’on ne peut pas dire s’est enfoui, mais qu’il n’était plus là pour y rester, il est devenu nécessaire d’avoir un paragraphe entier pour tenir les choses ensemble […]. Son paragraphe tout entier [celui d’Henry James] a détaché ce qui est dit de ce qu’il a fait, ce qu’il était de ce qu’il détenait, et à travers lui quelque chose flottait, non pas à la dérive, mais simplement flottait là-dessus. Vous pouvez voir combien ceci n’est pas vrai dans le cas de Swinburne, et de Browning et Meredith, mais que c’est vrai dans le cas d’Henry James18.

46Ces catégories de l’insularité ont d’abord un sens subjectif, celui d’énoncer la pensée littéraire commune à toutes les époques : en témoigne le fait que Gertrude Stein elle-même retrouve ces catégories dans ses écrits purement expérimentaux, tels que How to Write et Poetry as Grammar ou bien Narration, où l’histoire s’efface derrière la visée expérimentale de celui qui pense et pratique l’écriture dans le présent.

Épilogue Stein

47Mais la difficulté du texte de Stein provient du fait qu’il établit à la fois un rapport prescriptif au réel de la pensée, issu de la visée performative du texte, et un lien dialectique à un corpus non-exemplifié, conformément au mot « écriture » dans toute sa polysémie. Pour la littérature en tant que pensée subjective, l’écriture est entendue comme ce qui peut être et qui va être écrit ; elle est pure potentialité. En revanche, dans la description d’objet, l’écriture est ce qui a été déjà écrit, objectivité. À la lumière de cette polysémie, on s’aperçoit que les catégories à l’œuvre dans l’histoire de la littérature anglaise selon « What is English literature ? » sont : 1) des catégories subjectives de l’expérimentation de la pensée littéraire de Gertrude Stein, poète et écrivain qui participe à cette histoire. Comme écrivain, elle s’approprie la littérature du passé pour écrire de nouveaux textes qui élargissent et généralisent les principes poétiques des anciens textes, souvent de manière syntaxique ; 2) des catégories objectives de description d’un corpus qui le présentent de manière synthétique en se concentrant sur ses traits formels abstraits. Pour elle, il y a toujours une articulation possible et contingente (non-nécessaire) de la pensée pure (human mind) et du monde objectif (human nature).

48La conception de l’écriture de l’histoire littéraire de Stein est sans rapport avec celle qui est faite sur la base de la description et du classement des œuvres et des courants littéraires. L’histoire littéraire conventionnelle, Stein l’appelle « l’histoire des Anglais », donc histoire nationale, et elle la résume tout en l’écartant : « Il y a ensuite aussi l’histoire des Anglais de la littérature anglaise, mais alors après tout, ceci les regarde et quant à moi, profondément concernée, ce n’est pas du tout ma tasse de thé19. »

49Les deux visées – dialectique et performative − coexistent dans son essai. La première présente la littérature comme une évolution dans le temps. La seconde nous fournit les liens langagiers de la pensée littéraire au moment où elle est écrite et se comprend. Mais quel est le rapport concret entre les deux et finalement, que peut faire le lecteur de ce texte si beau, si étrange et si abstrait ?

50On pourrait répondre que le texte laisse la possibilité au lecteur avisé − n’oublions pas quel était le public des conférences, une élite estudiantine dans les États-Unis des années 1930 − de construire une histoire objective et expérimentale où il ajoutera ses propres exemples et les analyses qui lui sembleront pertinentes. Dans ce sens, ce texte est une matrice d’histoires littéraires à venir, pour ceux qui auront lu toute la littérature anglaise, comme Gertrude Stein le dit d’elle-même, non sans ironie.

Veronica Forrest-Thomson – Histoire de l’artifice ou comment habiter l’ancienne planète séparée

L’histoire comme éthique de la sollicitude

51Veronica Forrest-Thomson, née en 1947, connaît une carrière fulgurante. Elle publie son premier volume de poésie à l’âge de vingt ans (Identit-Kit), elle gagne un prix de poésie à vingt-quatre ans, en 1971, en publiant un deuxième volume dans lequel les philosophèmes de Wittgenstein sont travaillés sous forme de poèmes et donnent lieu à toutes sortes d’expérimentations formelles : Language Games. Son dernier volume de poésie On the Periphery, ainsi que le livre de théorie et d’histoire de la poésie dont il va être question, Poetic artifice, sont publiés respectivement en 1976 et en 1978, après sa mort brutale en avril 1975. Ces deux derniers livres sont déjà des livres de la maturité dans lesquels l’auteure élabore une théorie et une pratique de la poésie, où le poème devient l’endroit d’articulation d’une conception originale de l’histoire de la poésie.

52Dans Les Tribulations de Perséphone Anne Mounic tente d’interpréter la disparition dans des conditions tragiques de Veronica Forrest-Thomson : elle explique son suicide par son caractère passionné, son attitude intransigeante envers le monde et son extrême fragilité :

Derrière l’étudiante brillante, le critique souvent péremptoire, dans Poetic Artifice notamment, se cache sans nul doute une difficulté de vivre […] Isobel Armstrong, tout en déclarant l’admirer et beaucoup l’aimer, la décrit comme « extraordinairement entêtée », intense en ses passions et des dégoûts. Même « irrationnels », elle les affirmait avec arrogance et ses montrait passionnée et exigeante à l’extrême20.

53À la différence de Gertrude Stein pour qui le milieu intellectuel et les sources d’inspiration restent presque entièrement non-référencés, véhiculant tout au long de son œuvre une image du génie, Veronica Forrest-Thomson inscrit avec minutie le nom de ses prédécesseurs et contemporains qu’elle fait entrer dans son champ de réflexion. C’est parfois l’occasion de véritables confrontations. Ainsi, s’oppose-t-elle à la théorie de Williams Empson développée dans Seven Types of Ambiguity et Some Versions of Pastoral, qu’elle cite explicitement et de façon récurrente. Forrest-Thomson fait une relecture de la poésie du xxe siècle qui réfute, exemples à l’appui, la prétendue vérité existentielle au fondement des lectures faites par Empson. Le contentieux est simple : elle reproche à Empson d’avoir fondé son analyse littéraire exclusivement sur le sens des mots, ce qui l’aurait conduit à mettre en évidence, de façon systématique, derrière la richesse sémantique de l’œuvre littéraire, l’existence d’une situation empirique (d’ordre biographique ou idéologique) qui la justifie et la ramène à une unité de sens.

54Le concept central de Poetic Artifice, qui est un concept spatial, « la planète de l’artifice », apparaît ainsi dans sa dimension de concept polémique contre une approche existentielle de la poésie. En construisant son argument contre Empson, Forrest-Thomson semble adopter l’idée défendue par Ezra Pound dans Guide to Kulchure :

Ayant noté son propre idéogramme de la culture, ou bien disons la carte des trajectoires qui vont aider l’homme futur, avec moins de fatigue que la sienne propre, on a presque le devoir d’essayer de rectifier, c’est-à-dire de comparer son propre projet à un grand livre contre lequel on a des préjugés, ou au moins avec lequel on n’est pas d’accord21.

55Ce n’est pas sans raison que Forrest-Thompson choisit Empson comme cible plutôt que tout autre théoricien. En tant que poète et critique britannique, Empson a exercé une influence majeure sur la génération des poètes anglais des années 1950-1960, connue aujourd’hui comme « confessional poetry » que Veronica Forrest-Thomson caractérise de la manière suivante :

Formuler le rapport entre la poésie et le monde extérieur, et montrer la façon dont la forme et le contexte poétique affectent les phrases qu’ils comprennent et le monde non-verbal que ces phrases présupposent – est difficile.
Mais cette difficulté n’est pas seulement d’ordre théorique. Elle constitue aussi le problème majeur de la poésie. L’une des raisons de l’aridité et de la monotonie du vers anglais dans les années 1950 et 1960 a été l’incapacité des poètes et des théoriciens d’analyser ce problème, de découvrir et d’admettre ce que la poésie fait et la façon dont l’artifice poétique est justifié.
Il est facile de traiter la poésie comme si elle faisait partie du jeu de langage de l’information et ainsi de supposer que ce qui est important dans le poème est ce qu’il dit sur le monde extérieur […]. Malheureusement ceci n’a pas de conséquences positives sur la poésie. Il fait du sens l’endroit de l’expérimentation et on attend que les poètes aillent jusqu’à l’extrême de l’expérience (souvent avec des conséquences désastreuses) pour mériter le titre d’esprit créateur. Sylvia Plath et Anne Sexton sont louées pour avoir rendu visibles les profondeurs inexplorées du psychisme ; des écrivains utilisant des techniques d’écritures aussi différentes que Ted Hugues et Charles Olson et Robert Lowell sont tenus pour les avoir combiné l’exploration du schisme avec une vision de la société contemporaine22.

56Ainsi, en prenant comme point de départ ce présent immédiat d’une pratique poétique sous l’influence d’Empson, elle écrit l’histoire à partir d’une position que Carol Gilligan dans Une voix différente : pour une éthique du care caractérise comme éthique de la sollicitude (care), qui serait spécifique à la sensibilité éthique de la femme. À la lumière de cette éthique, dont le pendant masculin est l’éthique de la justice, la femme raconte une histoire, s’y inclut et y évolue à partir d’une pensée contextuelle et des rapports d’intimité entretenus avec des situations et des agents concrets et non en fonction de l’identité autonome du sujet qui, dans cette histoire, se sépare des autres à l’aide de hiérarchies et de principes abstraits. Cette attitude de sollicitude est remarquable au début de son essai et à la fin quand elle analyse l’œuvre de Sylvia Plath qui est l’exemple majeur de cette « expérience désastreuse ». La catastrophe personnelle serait provoquée par un manque de lucidité : Sylvia Plath ignore que la valeur de ses poèmes résulte de la complexité de l’artifice qui filtraient ses expériences et non de la complexité des expériences elles-mêmes.

57Tout au long de sa réflexion, Forrest-Thomson montre que cette incompréhension du rôle de l’artifice en poésie constitue une véritable menace pour les poètes d’aujourd’hui. Pour mettre fin à cette situation délétère, elle propose une théorie de l’histoire de la poésie visant à guider la création poétique future.

58Dans son essai, il n’est pas question de décider quels sont les bons et les mauvais poèmes, à l’instar d’Ezra Pound dans ses essais sur l’histoire de la culture. Pour Pound, les grands hommes sont des forces en soi, dont l’œuvre a une action directe sur la société. Le grand homme, qu’il soit Confucius, Adams, Jefferson, ou Cavalcanti, est capable de lutter contre l’usure et l’amoindrissement vital que divers systèmes économiques lui imposent. Connaître les grands hommes revient pour Pound à comprendre le principe créateur comme acte social total et à essayer de s’y initier. Veronica Forrest-Thomson est beaucoup plus sensible à la fragilité que chaque grand créateur éprouve. Eliot écrit La Terre vaine dans une situation de faiblesse, alors qu’il est en pleine crise conjugale. Les sonnets de Shakespeare sont sortis d’une souffrance amoureuse. Dans toutes ses analyses, elle fait ressortir la force créatrice et innovatrice de chaque poète sur fond de fragilité et de séparation. En fonctionnant comme une planète séparée, l’artifice a un pouvoir protecteur de la vie artistique et un rôle médiateur entre la nouveauté de l’œuvre et le monde. De la sorte, le rapport entre la poésie et le monde qu’Empson propose s’y trouve inversé. Au lieu de mesurer et d’expliquer la force d’un poème par la complexité de l’expérience et du monde empirique, Forrest-Thomson démontre qu’un poème devient mémorable et plein d’histoire dans la mesure où il filtre et simplifie la complexité de l’expérience du monde.

59L’histoire de la poésie absorbe, filtre et restructure l’histoire personnelle et celle du monde contemporain, pour n’y laisser que ce qui est important aux yeux du poète, selon une éthique du care que la poésie porte déjà en elle. En ce sens, elle s’inscrit dans la continuité d’Ezra Pound qui définissait le style comme le pouvoir de communiquer ce qui importe ; mais elle s’en écarte aussi, car Pound ne relie pas le style poétique à la sollicitude, mais à la seule volonté créatrice23.

60Pour parler de la reconfiguration du monde dans le poème, Forrest-Thomson recourt à une notion semblable à celle de l’île de Gertrude Stein :« l’artifice comme ancienne planète séparée » (« the Old separate planet of artifice »). Dans la logique de la sollicitude, la femme est celle qui a le plus besoin pour son développement moral d’apprendre les pouvoirs de la séparation, car elle est toujours en demande d’intimité et de contact avec les autres. Gilligan met en évidence dans le dernier chapitre de son livre que la littérature joue un rôle important dans le développement des femmes, quand elles choisissent des exemples de comportement « masculin », mais elle ne prend pas en compte la force de la poésie pour une telle tâche. Forrest-Thomson nous fait voir que l’entendement de l’histoire de la poésie a un pouvoir thérapeutique.

61L’éthique de la sollicitude se traduit au niveau méthodologique, comme l’a bien exposé Sandra Laugier dans son article « Care et perception. L’éthique comme attention au particulier » (dans Le Souci des autres), par l’analyse minutieuse des rapports humains. Avec sollicitude, et à la différence de Stein, l’histoire de Forrest-Thomson est une histoire des détails, des formes, des rythmes, des thèmes, et des images concrètes, telles qu’on les trouve dans des poèmes particuliers.

62T. S. Eliot et Ezra Pound ne restent pas dans l’abstrait comme Stein : ils citent volontiers des poèmes, mais contrairement à Forrest-Thomson, aucun des deux n’entre dans le détail.

63Ils n’ont pas le projet d’écrire une histoire conventionnelle de la poésie, mais celui de montrer comment l’histoire du genre est présente comme héritage de traditions multiples dans les poèmes24. Le poème est, pour eux, un espace délibérément ouvert à la tradition poétique25.

La dialectique de la force dans l’histoire

64Les bons poèmes sont ceux qui ont le plus d’histoire – dans le sens où ils contiennent la mémoire des poèmes du passé et peuvent à leur tour devenir des lieux de mémoire. The Poetic artifice est une dialectique entre la force et l’entendement de l’artifice, qui vise à faire voir l’histoire dans des poèmes mémorables.

65Ce moment dialectique entre la force et l’entendement a été pour la première fois décrit par Hegel,toujours dans laPhénoménologie de l’esprit, pour expliquer la genèse de la pensée et de la réalité des lois. Mais, comme pour Stein, la dialectique évoluera chez Forrest-Thomson non pas verticalement par la relève conceptuelle de la conscience, mais horizontalement d’un poème à l’autre. L’espace géographique-politique de Stein est remplacé par l’espace clos-ouvert du texte26. Dans l’espace du poème et dans cette histoire dialectique, la différence sexuelle est abolie. Peu importe de savoir si le poème étudié a été écrit par une femme ou par un homme. La présence de la femme n’apparaît que dans l’éthique de la sollicitude et dans le mouvement de ses concepts – le fait que la dialectique ne se réalise pas par des relèves (Aufhebungen) dans le temps, mais par des passages dans l’espace textuel.

66Ce qui semble n’être qu’une typologie de la poésie du xxe siècle, reposant sur un système théorique original, s’avère une histoire dialectique de la poésie du xxe siècle, qui se déroule dans la conscience du poète théoricien qui l’écrit. Cette histoire commence par un moment pré-moderne, la poésie de Shakespeare, qui est le point de départ où l’histoire semble s’unir à l’universalité. En prenant position contre Empson qui en offre une lecture anhistorique, la lecture que Forrest-Thomson en fait le moment initial dans l’histoire de la conscience de la loi du genre poétique.

67Le deuxième moment est caractérisé selon elle par deux types de poèmes, celui dominé par « l’obscurité irrationnelle » (« irrational obscurity ») et celui construit comme « artifice rationnel ». Dans ce deuxième moment, la force du poème, donc son pouvoir d’absorption, est refoulée.

68Le troisième moment qu’elle appelle le moment de « l’image disjointe »est celui où la force formelle et le principe d’absorption deviennent explicites ; il s’accompagne de la conscience que les poètes ont de leur rôle social médiateur entre la « tribu » (elle se souvient de Mallarmé) et une nouvelle vision du monde.

69Elle conclut par le moment de la prise de conscience de la loi de la poésie du xxe siècle, loi de l’entrelacement du pastoral et du parodique qu’elle exemplifie par deux de ses propres poèmes et par la poésie des années 1950-1960 (Prynne, Ashbery, Plath).

70Cette histoire dialectique, faite du point de vue téléologique, de la révélation graduelle de la force de l’artifice dans le poème jusqu’à la découverte de sa vérité dans la loi du « pastoral parodique », n’est pas une histoire chronologique objective. Il arrive qu’un poète du deuxième moment n’écrive pas forcément avant un poète du troisième.

71La lecture du poème de Shakespeare offre une illustration dans l’analyse proprement dite de ses deux concepts de base, « limitation interne » et « limitation externe » du lien entre poésie et monde. Dès le début, Forrest-Thomson montre qu’Empson interprète la complexité ou l’ambiguïté du poème de Shakespeare en la mettant en rapport avec l’ambiguïté du caractère de l’objet aimé qui l’a inspiré. Cette technique de lecture est ce qu’elle appelle « limitation externe » : « we naturalize detail by expanding them into the external world27 ». Même si Empson parvient à la même interprétation que Forrest-Thomson, celle-ci tient à montrer que les moyens de sa démonstration ne sont pas appropriés à l’entendement d’un poème.Si on essaie de comparer la dialectique hégélienne de la force et de l’entendement à ce que Forrest-Thomson appelle la « limitation interne », on y découvre la force chez Hegel : « le développement du sens (dans des significations du monde) doit être limité par le style du poème quand on essaie de rendre compte de tous ces traits formels ; ainsi on arrive à limiter le nombre de contextes externes pertinents à la construction de ce sens28».

72Or, pour la dialectique hégélienne, la découverte de la force par la conscience ouvre la possibilité de l’histoire de la conscience. Avant la découverte de la force, la conscience perceptive voit le monde comme disposition particulière de l’objet, qui n’est ainsi qu’« universalité inconditionnée ». La perception du monde n’est pas capable d’inscrire le perçu dans l’histoire, mais elle le décompose en fonction des propriétés immuables. C’est exactement ce qu’Empson fait dans sa lecture de Shakespeare et plus généralement dans l’explication de l’ambiguïté des textes poétiques qu’il perçoit comme qualité objective du monde. Empson traite le texte littéraire comme un médium de perception du monde par la conscience du créateur ou du lecteur.

73En tant que premier moment, le moment Shakespeare représente la maîtrise de l’unité de la force, dont Hegel parle ainsi : « ce qui entre en scène comme autre et la sollicite aussi bien à l’extériorisation qu’au retour dans soi-même est, ainsi qu’il se dégage immédiatement, lui-même force ». La force d’absorption, la perfection de l’art dans les poèmes de Shakespeare proviennent du fait que souvent l’aspect formel (sonore et syntaxique) et les complexes d’images conventionnelles concourent à faire ressortir d’une sémantique foisonnante et plurielle un thème simple.

74Le deuxième moment, moment de l’obscurité serait celui de la pure « extériorisation de la force29 ». L’artifice dans le poème est refoulé30. Les poèmes que Forrest-Thomson donne comme exemple d’obscurité sont « Rites of hysteria » du poète surréaliste David Gascoyne, un exemple de poésie concrète, « ik ok » de Robert Lax, et un exemple d’Edith Sitwell, « Fox trot ». Forrest-Thomson affirme, en prenant ces exemples, que si l’artifice est refoulé, on n’a pas affaire à des poèmes mémorables. Grouper ces auteurs peut paraître étrange du point de vue d’une histoire universitaire des formes poétiques, car ces deux exemples appartiennent à deux généalogies qui ne se recoupent pas : la première, surréaliste, dans la lignée de Rimbaud, la seconde, version radicale du vers rompu de Pound.

75Le troisième moment est celui de la réalisation de l’artifice, qui correspond chez Hegel à la force effective qui se dédouble en deux forces. Pour Hegel, la manifestation effective de la force dans les choses correspond à l’observation de l’affrontement de deux ou de plusieurs forces. Dans la poésie, cette phase correspond à ce que Forrest-Thomson nomme moment de l’image disjointe ; dans la poésie anglo-américaine celui-ci est représenté par la poésie de Pound et d’Eliot, qui ont aussi élaboré une pensée de l’histoire et de la tradition de la poésie. La découverte de la force de l’artifice derrière la poésie imagiste, dont elle analyse, parmi d’autres, le poème le plus connu, « In a station of the Metro » de Pound, est entièrement originale. Du point de vue de l’histoire dialectique de la force de l’artifice, l’imagisme est synonyme non pas de la présence immédiate de l’image perceptive, telle que les écrits théoriques et les manifestes des poètes eux-mêmes la réclament, mais d’une nouvelle forme d’artifice qui serait « l’image disjointe », qu’elle caractérise comme création d’un type nouveau de complexe d’image :

Il [l’artifice] éclaircit les mots en les libérant des contraintes de l’image unifiée […]. Les images disjointes ne vont pas nous laisser arriver à synthèse thématique : non pas de la même façon que l’obscurité irrationnelle, parce qu’elle est trop chaotique pour même nous laisser comparer les niveaux, mais à cause du fait que le complexe d’image y est un mur sans rien derrière. Loin d’offrir le profit de l’obscurité rationnelle et de l’image discursive, elles évoquent seulement pour se défaire de toute évocation et elles unifient seulement pour séparer31.

76Dans cette présentation, on reconnaît la réalisation du poème comme jeu des forces dans le conflit perpétuel entre les images disjointes où une image d’ordre poétique déjà recueillie par la mémoire littéraire et une image empirique se rencontrent sans jamais se joindre dans une synthèse du sens. L’invention de cette technique correspond dans l’histoire de la poésie à l’entrée des poèmes du passé sous forme citationnelle dans des poèmes contemporains, tel The Waste Land d’Eliot.

77La technique de « l’image disjointe » est liée explicitement à la « planète séparée » qui est surtout une forme de la conscience que le créateur et le lecteur ont de la force de renouvellement du poème par l’artifice des formes non-sémantiques. La poésie du présent reste ainsi en contact avec son passé :

L’image disjointe est un phénomène spécifique du xxe siècle ; elle utilise le niveau conventionnel pour bloquer sans détruire les techniques de naturalisation. En réalité, elle permet une réévaluation constante ainsi qu’une recréation de l’artifice poétique qui captive le lecteur, le forçant de la sorte à reconnaître que le monde est sans cesse recrée par le langage et que notre seul espoir de lien avec le monde réside dans le fait que cette recréation est en rapport avec le passé par des moyens discursifs non sémantiques utilisés dans le poème32.

78Forrest-Thomson, contrairement à Gertrude Stein, décèle ici une profonde continuité entre l’île britannique et le continent américain, illustré par le retour d’Eliot et de Pound, avec une force renouvelée, à un principe formel qui se trouvait déjà dans la poésie de John Donne.

79Mais cette histoire de la poésie exclut la plupart des grands auteurs du xxe siècle, et par son ouverture spéculative, de même que Gertrude Stein nous invitait à trouver les bons exemples et donc à créer nos propres histoires de la poésie, Veronica Forrest-Thomson propose implicitement de ranger les poètes qui ne sont pas mentionnés dans son livre dans l’un ou l’autre des moments de l’artifice.

80Le moment final de l’histoire est une prise de conscience de la force qui lie toute la poésie du xxe siècle. Cette poésie exprime dans un registre parodique la conscience de son passé pastoral :

Ceci est la manœuvre commune du pastoral et du parodique : mettre la complexité dans le simple et ainsi faire de la complexité un trait de style à considéré en tant que tel. Le poète maintiendra par cette apparence de simplicité un lien avec la tribu de ses lecteurs, tandis que la complexité réelle le mettra en contact avec ce qui est important en ce qui le concerne – être poète innovateur – et avec le passé littéraire. Cette manière de composer avec le monde pourrait bien constituer aux yeux de l’individu la différence entre la vie et la mort33.

81À vrai dire cette loi avait déjà été mise en évidence au tournant du xixe siècle et du xxe siècle (Mallarmé, les dadaïstes).

82En combinant le pastoral avec le parodique, le poète moderne arrive à créer un monde nouveau tout en rendant l’ancien monde visible au niveau de l’artifice. Par cette approche du modernisme et de la poésie du xxe siècle, Forrest-Thomson prend le contrepied des autres courants de la poésie moderne : Rimbaud et ses continuateurs, les surréalistes, les poètes anglo-américains de la confessional poetry, pour lesquels l’expérience poétique exige qu’on prenne un vrai risque dans le monde pour créer du nouveau.

83L’histoire de la poésie selon cette conception est aussi une thérapeutique, qui propose comme solution à l’excès existentiel la connaissance et l’attention au détail, contribuant ainsi à renforcer ce qu’on pourrait appeler une « tradition de l’innovation ». Cette position déploie une histoire logique dialectique plutôt qu’une histoire chronologique, suivant les grands mouvements dialectiques de la force de l’artifice à partir de ses formes refoulées, jusqu’au déploiement de sa loi dans les plus grands poèmes du xxe siècle. On a vu la façon dont elle exclut à la fois l’avant-garde radicale et le traditionalisme dans le modernisme. Avec la notion d’« artifice comme planète séparée »de la poésie, Forrest-Thomson rejoint l’idée de « tresse d’éléments non-sémantiques » que Barthes observait dans le roman. Cette forme textuelle, Barthes l’appelle « le cercle où tout se tient » : « le réduire à l’unité du sens, par une lecture abusivement univoque, c’est couper la tresse, c’est esquisser le geste castrateur34 ».

Susan Howe, le cormoran des archives

84Sous l’influence des théories poststructuralistes de Lacan, Derrida, Deleuze et Foucault à l’époque postmoderne, comme l’ont montré Alice A. Jardine et Toril Moi on adopte volontiers des positions féministes dans l’histoire de la littérature.

85Si Stein et Forrest-Thomson sont dialecticiennes dans leur façon de considérer l’histoire littéraire, Susan Howe remplace la dialectique par ce que Derrida appelle une « logique de l’hymen » : « la syntaxe de son pli interdit qu’on arrête le jeu ou l’indécision sur l’un des termes35 ». La disparition de la dialectique dans la figure du suspens et des pouvoirs opposés est au service d’un nouvel objectif dans la construction de l’histoire : celui de montrer l’histoire de la littérature américaine à la lumière de son moment originaire d’exclusion du féminin de l’histoire, en même temps qu’exhiber les opérations, l’incertitude et l’aspect fictionnel de toute histoire des origines et des histoires littéraires officielles. Dans son livre The Birth-Mark. Unsettling the Wilderness in American Literary History (1993), Susan Howe élabore une histoire de la littérature américaine à partir de son moment d’incipit constitué par les premiers textes des puritains colonisateurs au xviie siècle. Ces textes sont rarement des œuvres littéraires ; ils ont tous en commun non pas une forme textuelle, mais plutôt une vision de la condition humaine unique. Tous ces textes témoignent de la confrontation d’une haute forme de civilisation qui veut clore le sens de son destin avec d’autres formes de vie, qu’elle conçoit et perçoit comme extérieures, sauvages et menaçantes : celle d’un paysage hostile du Massachussetts avant la colonisation, celle de la vie des peuples autochtones des Indiens américains, celle des moments d’hésitation dans la foi et la fidélité de l’amour (Shepard, Mary White Rawlandson), celle de l’homosexualité (du critique, professeur à Harvard, Matthiessen), celle de l’espace ambigu de l’articulation des poèmes de Dickinson dans ses manuscrits, etc. C’est pour cette raison qu’on ne retrouve pas durant cette période originelle de la confrontation des colons anglais avec le paysage sauvage et les Amérindiens qui l’habitent les œuvres correspondant aux genres littéraires identifiés comme tels, mais des textes de nature juridique, théologique, géographique, lus par Howe comme des textes littéraires et qui se présentent comme l’inscription de l’urgence de la parole dans l’économie du salut.

86En ce sens, Susan Howe écrit une histoire de la littérature américaine, en mettant l’accent sur le moment historique réel de la découverte d’un territoire encore sans frontières, « sauvage ». Elle part des prémisses d’une histoire culturelle universitaire, à l’instar de celle écrite par Roderick Nash, Wilderness and the American Mind (1967), ou encore de l’histoire de la littérature américaine de Francis O. Matthiessen, American Renaissance, qui minimisent toutes les deux, voire excluent, la voix de la femme.

87Pour récupérer ces voix « disparues », Susan Howe emploie une méthode contraire à celle employée par les universitaires qui consiste à partir du document multiple et hétérogène pour présenter les mutations d’une forme de vie ou d’une mentalité à travers le temps et éventuellement tracer une loi à partir de cette modification. Elle procède en sens inverse : elle part des représentations ordinairement acceptées, souvent même imposées par le milieu universitaire, en les déconstruisant tout en exhibant les documents historiques dans leur hétérogénéité. Le mot qu’elle utilise pour cette opération est « unsettling », « déranger », « perturber » ; c’est aussi un jeu de mots à partir de settlement (colonie). Il signifie donc aussi « décoloniser ». Sa lecture s’apparente aux critiques postcoloniales d’Homi Bhabha dont elle est contemporaine36.

88La « dissémination » est ceque Susan Howe veut nous faire voir dans l’histoire littéraire de l’Amérique. Mais la dissémination de quoi exactement ? Pour Homi Bhabha, le point de fuite était l’histoire de la nation dans la culture occidentale que l’on ne pouvait plus identifier à une temporalité linéaire, mais qu’il fallait élaborer en articulant l’archaïque et le moderne. Pour Susan Howe, comme le titre le dit bien, il s’agit d’une histoire d’une littérature nationale – celle de l’Amérique – lue dans les traits non-linéaires de ses formes les plus archaïques et sauvages. Cette temporalité de l’archaïque récemment commentée par Giorgio Agamben dans Signatura rerum : sur la méthode, qu’il appelle, après Franz Overbeck, l’archè de la préhistoire, est un passé qui subsiste dans le présent sous forme de traces, qui ne peuvent être rendues visibles que par une « critique de la tradition »37. En exhumant l’archaïque pour critiquer la tradition constitutive de la modernité, Howe démontre la façon dont la tradition s’est construite, ce qu’elle a dû exclure pour s’écrire :

Mon écriture est hantée et inspirée par une série de textes, tissés dans les linceuls et les cordages des œuvres classique du xixe siècle ; ils sont [les fibres] enterrées, ils les poussent en leur donnant corps à la surface.
La sélection d’exemples particuliers parmi un vaste ensemble est toujours un acte social. En choisissant de placer certaines narrations entre histoire, parole mystique et poésie, je les ai incluses dans une organisation, même si je savais qu’il y avait des endroits qu’aucune classification ne pouvait atteindre, où les liens qu’on croyait apercevoir entre mots et choses se rompaient. Pour moi, les paradoxes et les ironies de la fragmentation sont particulièrement intéressants.
Toute affirmation est un produit des désirs et des divisibilités collectives. Le savoir, peu importe la façon dont je l’acquiers, implique l’exclusion et la répression. Les histoires nationales retiennent les ruptures et les hiérarchies. À l’échelle du pouvoir mondial, qu’est-ce qui est traversé ? Les accents étrangers marquent les dialogues qui les effacent. Le clochard ambulant et le bâtard fait son apparition à même l’assurance et la sanctification38.

89En montrant la part exclue de l’histoire littéraire américaine, Susan Howe révèle qu’il s’agit souvent en premier lieu de la femme. Mais dans les exemples qu’elle prend, et la façon dont elle les décrit et leur donne voix, on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas de la femme comme entité biologique, psychologique ou sociale, mais plutôt des traits qu’une femme d’exception sait incarner, et qui sont disséminés dans l’ensemble de la communauté. Ce que ces formes archaïques de vie communautaire des puritains montrent, ce sont les diverses manières dont cette communauté exclut certains de ces traits fondamentaux en les féminisant. Il s’agit de la féminisation du sauvage, du créatif, de l’errance, de certaines pratiques amoureuses, dont Susan Howe parle dans ce livre et non de la femme qui les incarne en tant que traits « naturels » de la féminité. Voix exclue de l’histoire officielle ou de l’espace public de son temps, la femme historique d’exception est en ce sens le principe actif qui rend visible l’archaïque, ce qui reste et qui lie le présent de l’histoire littéraire à son passé. Celle qui écrit cette histoire, qui décolonise et dérange l’histoire littéraire officielle, le fait comme porteuse de cette voix féminine.

90L’originalité de Susan Howe consiste à détourner à ses fins la critique de l’histoire traditionnelle par Foucault et Derrida. L’histoire présente ne se fait plus comme dans le cas de deux femmes poètes évoquées précédemment du point de vue d’un présent qui est le résultat d’un devenir historique (dialectique), où le poète-lecteur (Stein) et le poète-théoricien (Forrest-Thomson) sont parvenus. Elle se fait sous la forme de la hantise : le passé hante le présent dans les mouvements précipités et discontinus de la lecture, qu’elle compare aux plongeons d’un « cormoran de bibliothèque » (« library cormorant »). On retrouve la métaphore du cormoran tout au long de son essai : elle tente ainsi de dire la violence qui consiste à plonger sans cesse dans les archives. Elle suggère que l’histoire écrite est faite d’une série de « captures » de textes dont les fragments gardent intacte la violence de la sélection, sans essayer de l’adoucir dans une représentation cohérente accompagnée de notes justificatives. Le document est restitué tel quel sur le même pied que le discours historique. Le lien créé entre histoire et document est ainsi pluriel, irréductible à quelque chose qui serait de l’ordre de la justification ou de l’illustration.

91Le sujet qui écrit est visible dans les interstices de ces fragments, dans son art de tresser documents, narrations et poèmes en prose. Susan Howe fait entrer dans l’écriture de l’histoire littéraire elle-même la force de l’artifice dont parlait Veronica Forrest-Thomson, le pouvoir d’entrelacement des mots qui absorbent le matériel du monde empirique, documentaire et poétique, selon une nouvelle logique.

92Les chapitres de son essai sont autant de mots synthétiques qui, à la manière des concepts utilisés par Derrida, ont pour fonction de nommer à la fois un élément qui fait déjà partie du corpus analysé et la logique par laquelle la textualité fonctionne dans ces fragments qui restent définitivement disséminés. Les « submarginalia », l’« incloser », « la captivité » et « la restauration », « les flammes » et « la générosité du cœur », fonctionnent de la même façon que le mot « hymen », « dissémination » ou le concept de « carte postale » : ils représentent pour Derrida aussi bien des objets d’analyse que des logiques spécifiques.

93Au cœur de chacune de ces logiques s’élève une voix féminine « exclue », qui se fait entendre grâce à Susan Howe. La flamme est l’image centrale de tous les écrits : poésie, sermons, procès et histoires des puritains ; mais elle est aussi le principe de lecture par lequel Susan Howe s’enflamme contre les éditions déformantes des poèmes de Dickinson par T.H. Johnson et R.W. Franklin. Elle est souvent l’expression passionnelle, la voix de l’amour et du doute dans les poèmes de Dickinson eux-mêmes, l’acte de copier les textes de Dickinson, la passion pour la littérature décrite par Emerson comme « the work of all-seeing, all-hearing, gentleman », l’enthousiasme religieux de l’hérétique, qui se transmet dans toute la littérature américaine, la force de l’imagination qui rapièce des fragments et que Coleridge féminise sous le nom de fancy. La flamme est bien sûr aussi celle du bûcher, qui punit l’hérésie.

94Pour rendre compte de la démarche de Susan Howe, il suffit de se pencher sur le chapitre « Incloser », car il offre une multitude d’exemples. Il n’est d’ailleurs pas sans rapport avec les espaces clos-ouverts de Stein et de Forrest-Thomson (« l’île de tous les jours » et « la planète séparée »). On y trouve le procès d’Anne Hutchinson, accusée et bannie de la colonie de la baie du Massachusetts après son jugement pour hérésie et défi à l’autorité (en 1638). Partie pour Rhode Island, suivie d’une petite communauté d’adeptes, Hutchinson finit par être tuée par les Indiens. Mais l’histoire de ce personnage n’est pas racontée de façon linéaire, telle que l’on pourrait la lire dans des anthologies de la littérature puritaine ou dans des livres d’histoire culturelle du puritanisme spécialisés sur ce sujet, tels que The Puritan Conversion Narrative, de Caldwell, et God’s Caress : The Psychology of Puritan Religious Experience de Charles Lloyd Cohen, cités par Susan Howe dans la préface à son livre. À la place d’une narration proprement dite, Susan Howe donne la parole à chacun des participants au procès et à ceux qui en ont commenté les conséquences et la signification, à travers la citation d’extraits des textes qu’ils ont écrits et des minutes du procès. Elle interrompt ces paroles choisies par d’autres types de textes parmi lesquels on peut distinguer trois catégories : des méditations poétiques, où Susan Howe donne des précisions sur les circonstances dans lesquelles elle écrit ; des considérations d’ordre théorique ainsi que des narrations historiques où elle s’arrête sur des moments de l’histoire de la colonisation de la baie du Massachusetts par les puritains, sur leurs mœurs, leur religion, sur des moments de leur vie privée39 ; mais aussi des œuvres en extraits de Dickinson, Emerson, Coleridge, Whitman, Shelley et Melville.

95Cet agencement complexe, où aucune histoire particulière n’occupe le devant de la scène, joue sur les écarts et les échos de sens entre les fragments, ainsi que sur le libre passage d’une voix à l’autre. Chacune de ces voix raconte et se raconte, sur le modèle de The Waste Land de T.S. Eliot. Comme lui, Susan Howe abolit les limites entre poésie et histoire. Elle observe cette fusion dans In the American Grain de William Carlos Williams, mais elle lui confère une autre portée, en ajoutant sa voix de femme à chacun des textes qu’elle publie.

96Susan Howe fait ressortir des documents historiques leurs rythmes et modulations sonores. Ce faisant, elle se montre à l’écoute des voix du passé. Par exemple dans l’autobiographie spirituelle de Shepard, elle fait entendre la voix d’une conviction : « Oh, that when so many come near to mercy, and fall short of it, yet me to be let in ! Caleb and Joshua to be let into Canaan, when they rest so near, and all perish » (« words sound other ways. I hear short-cicuited conviction »). En gardant les hésitations et les fautes de transcription des voix dans la langue nouvelle, l’américain, elle renforce la fluidité expressive de l’anglais de ce temps là, qu’on ne peut trouver aujourd’hui que dans la poésie40.

97La logique générale du chapitre « Incloser » oriente le choix des fragments. Comme dans les Fragments d’un discours amoureux de Barthes, ce chapitre est une collection de figures de la séparation et de l’inclusion : l’histoire d’un arrêt qui empêche d’avancer dans l’espace (l’expansion coloniale) traduit en langage de la foi ; la séparation de la communauté des puritains de l’église anglicane et du parlement ; l’exil d’Anne Hutchinson ; l’histoire de l’arrivée sur le nouveau continent racontée par les premiers puritains ; des documents d’achat de terre ; le récit du dévoilement d’un secret intime dans une lettre de l’époque, etc. Souvent le choix des textes donne à voir des figures de l’histoire avec un grand H : John Adams Thomas, Shepard ou Melville, et dans leur intimité.

98Pour parler avec Derrida, un « hymen » noue les fragments les uns aux autres. Il établit à chaque fois un lien dialectique, qui, éphémère, se déconstruit. Le texte échappe à une dialectique globale ; le sens y est suspendu et circule en réseau. En lisant les extraits des confessions de Thomas Shepard, qui a été l’un des acteurs principaux de la condamnation de Hutchinson, on comprend comment s’établit ce que Howe présente comme la dialectique du bouc émissaire, qui consiste à condamner et à exclure de la communauté celui qui est le plus proche de ses instincts et expériences profondes. L’art de Howe consiste à mettre les paroles de Thomas Shepard où s’exprime ses doutes et son athéisme momentané, à côté des paroles le plus souvent sublimes d’Anne Hutchinson. Le lecteur arrive à voir que celui qui condamne ne fait qu’exclure une partie de lui-même.

99D’autre part, le lecteur voit également mieux la manière concrète dont le féminin est exclu de l’histoire, non pas en tant que pure différence, mais comme ce qui est le plus propre à la communauté, qui se purge ainsi de sa propre nature « sauvage ». Anne Hutchinson est contrainte d’exposer la plus secrète intimité de la foi en public afin qu’on puisse la prendre en faute, manipuler ses paroles, exploiter le caractère maladroit de certaines de ses expressions.

100Il est aussi intéressant d’observer la façon dont Susan Howe met en scène les poèmes de Dickinson dans son texte, en les plaçant dans la lumière des paroles antinomistes d’Anne Hutchinson ou au milieu des confessions de Shepard. Dans Mon Emily Dickinson, Susan Howe développe l’idée que l’indétermination sémantique présente dans les poèmes résulterait de la pluralité et de l’hétérogénéité des lectures de cette femme, cormoran de bibliothèque, plongeant tour à tour dans des récits de captivité, dans les drames de Shakespeare, dans le dictionnaire Webster ou dans les poèmes métaphysiques anglais.

101Cette dissémination textuelle déconstruit la différence entre littérature anglaise et littérature américaine. Mais en même temps, elle donne lieu à de nouvelles différences à l’intérieur même du continent et de la littérature « nationale » : la différence masculin/féminin, la différence civilisé-religieux-capable-de-lire d’une part, sauvage-sans-religion-incapable-de-lire-les-écritures-saintes d’autre part, que chaque voix contient à l’intérieur de soi.

102En généralisant le style de « l’image disjointe » dont parlait Veronica Forrest-Thomson au texte en prose et à l’écriture de l’histoire littéraire elle-même, Susan Howe se propose d’écrire une histoire nationale à partir d’une multiplicité de sources.

103Mais comment peut-on être sûr qu’il y a quelque chose qui tient ces fragments ensemble ? Fernand Braudel dans « L’histoire à la recherche du monde » pense que l’unité n’existe que dans l’interprétation de l’historien, et donne ainsi la parole à un écrivain, Paul Valéry, pour dire qu’en dernière analyse il ne s’agit que de l’ acte de foi que chaque historien met à la base de ses efforts de reconstitution des mondes du passé et de leurs liens avec le monde présent. À la différence des grandes narrations à fils multiples de Braudel, la méthode de « l’image disjointe » appliquée à l’histoire par Howe contraint le lecteur à être actif et à établir lui-même l’unité du texte lu par un acte de foi. Tracer une chronologie des faits littéraires sur fond historique et politique n’est pas le but de cette histoire en fragments de Susan Howe. Il s’agit pour elle de restituer les faits dans leur complexité première par une logique de l’hymen entre des mots qui pivotent d’un fragment à l’autre, de forcer le lecteur à imaginer et partant, à donner vie à ce qu’il lit afin qu’il entende les voix dans les traces écrites.

104Semblable à la forêt vierge que les colons découvraient lors de leurs incursions à l’intérieur du nouveau monde (Inland Stories), et qui a été l’une des premières images de la vie sauvage (wilderness), le texte que Susan Howe rend compte de la différence entre les histoires officielles, surtout universitaires et l’histoire qui peut être écrite par le simple montage de documents. Cette différence est en grande partie due au contrôle éditorial des textes, à leur diffusion et à leur réception par les histoires littéraires universitaires qui veulent annuler tout antinomisme qui se trouve en fait au cœur de la culture américaine. En suivant le modèle d’écriture de l’histoire ancienne, de Cotton Mother dans ses Marginalia, elle incarnerait une manière d’écrire dite « efféminée » au xixe siècle (« in this effeminate period, what must be the effect of a chaotick mass of history, biography, obsolete creeds, witchcraft, and Indian wars », p. 31), mais qui, en 1993, lorsqu’elle publie le texte, serait plutôt associé aux expériences de Derrida dans Glas ou à la collection « Archives », fondée en France chez l’éditeur Julliard par Pierre Nora en 1964.

Le problème du contrôle éditorial est directement lié à l’intention d’éradiquer l’antinomisme de notre culture. Le hors-la-loi perçu comme négligence est d’abord féminisé et ensuite contraint et chassé. Pour moi, les manuscrits d’Emily Dickinson représentent une contradiction au sein du pouvoir social exercé par le canon dont le but prédominant semble avoir été d’isoler les voix dévouées à l’écriture en tant qu’événement physique d’une révélation immédiate. L’excommunication et l’exclusion de la femme prêcheur Anne Hutchinson, et la comparaison de son opinion à des accouchements monstrueux, n’est pas sans rapport avec l’approche éditoriale et la domestication [des œuvres] d’Emily Dickinson41.

105Le fait de trouver le cœur (heart) dans un amas de traces écrites dépasse tout effort dirigé du travail de recherche : « In spite of the zealous searching of editors, authors, and publishers for the print-perfect proof of intellectual labor, the heart may be sheltering in some random mark of communication42. » Ainsi, pour Susan Howe, suivre la controverse et en faire la logique même de la littérature américaine signifie essayer de s’y insérer par moments, tel un cormoran plongerait dans l’océan. Elle ne se présente pas en dernier chaînon de l’histoire qu’elle écrit, à la manière du Sage hégélien, ni comme une voix venue du fond de l’histoire pour la raconter.

106Les livres de Susan Howe veulent montrer par-dessus tout que certaines femmes exceptionnelles telles qu’Emily Dickinson et Anne Hutchinson, ont joint à la haute exigence intellectuelle de la tradition américaine du scholar et de l’american educator, la révélation directe du divin (amour, lumière) dans les mots. On se souvient que Dickinson avait signé certaines de ses lettres « your scholar », mais qu’elle demandait en même temps : « I would like to learn. Could you tell me how to grow, or is it unconveyed, like melody or witchcraft ? »(Lettre à Higginson, reçue le 26 avril 1862). Que la femme, comme on le voit dans les poèmes et dans les transcriptions imparfaites du procès de l’antinomisme, ait le pouvoir de faire l’expérience de la présence divine dans la parole poétique manifeste la force de sa foi, et sa conviction d’être touchée par la grâce divine. La parole inspirée insère le poème comme acte de la foi dans une économie de la grâce.

107La médiation et la dialectique de la voix et des traces écrites, mises en œuvre dans l’écriture de l’histoire littéraire de Susan Howe, sont censées être dépassées par cet acte de foi ultime, et suppléer ainsi à l’insuffisance qui caractérise toute forme de savoir accumulé. La force du texte est pour Susan Howe affirmée en dehors de la dialectique. La foi, et non plus la dialectique, est le principe unificateur de l’écriture.

108Bien que ce ne soit pas immédiatement décelable, un lien solide relie ces trois essais d’histoire littéraire. Les trois auteures font usage de la dialectique de l’esprit : dans l’approche du moment culturel chez Gertrude Stein, dans celui de la force (poétique) chez Veronica Forrest-Thomson et dans l’approche du moment de sa déconstruction chez Susan Howe. Dans les trois cas, le mouvement dialectique abstrait de l’élévation dans le temps et de la différance est reconfiguré par des concepts de l’espace concret : l’espace géographique de « l’île de tous les jours », l’espace textuel du poème dans « l’artifice comme planète séparée » et l’espace du passage entre fragments selon une logique de l’« hymen » chez Susan Howe. Une autre tâche du féminin est la mise en évidence de l’insuffisance du savoir absolu du Sage hégélien. À la place de ce savoir, Stein prône la génialité du parler-écouter, Forrest-Thomson défend l’idée de sollicitude éthique et Susan Howe affirme la pertinence de l’amour et de la foi dans une économie de la grâce. Quand aux objets analysés, Stein et Forrest-Thomson ne font pas de différence entre une écriture féminine et une écriture masculine ; cette différence est visible seulement dans le texte de Susan Howe, au cœur duquel se trouvent les voix antinomistes d’Anne Hutchinson, d’Emily Dickinson et de Mary Rowlandson. Cela est certainement dû au féminisme qui prend de l’ampleur dans les années 1960-1970 en France et aux États-Unis. Aucun écrit masculin de cette époque ne met autant en évidence la nécessité de la dimension éthique et performative du lien humain comme le font les essais de Stein, Forrest-Thomson et Howe.