Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 6
Tombeaux de la littérature
Alexandre Gefen

Ma fin est mon commencement : les discours critiques sur la fin de la littérature

img-1-small450.jpg

« Les vieillards aiment à donner de bons préceptes, pour se consoler de n’être plus en état de donner de mauvais exemples », La Rochefoucauld, Maximes.

1« Nous cultivons depuis longtemps une tradition française des prophètes du désastre et des pleureuses de la culture. La défaite de la pensée est notre muse familière de la délectation morose. Nous nous lamentons sur la faillite de la haute culture, sur l’échec de la démocratisation des arts, sur la fin de l’humanisme, sur la ruine de l’école, sur l’envahissement par la culture de masse et l’industrie du divertissement. Aucun autre pays n’est à ce point fasciné par la déchéance de la langue1 », suggère Antoine Compagnon en 2008 dans Le Souci de la grandeur, en réponse à l’essai du critique américain Donald Morrison Que reste-t-il de la culture française ? De fait, tout se passe comme si le discours critique sur la mort de la littérature constituait un objet polémique communément partageable – si ce n’est un véritable genre critique. Pierre Jourde et Jean-Philippe Domecq s’en prennent au désengagement de nos écrivains contemporains2, Richard Millet stigmatise le Désenchantement de la littérature3 et Renaud Camus pleure La Grande déculturation4, Enrique Vila-Matas fait des figures de Bartleby ou de Lord Chandos, artistes sans œuvre, des modèles5, Lionel Ruffel pense notre époque comme Dénouement6, Jean Bessière se demande Qu’est-il arrivé aux écrivains français ?7, William Marx fait l’histoire d’un certain Adieu à la littérature8, Dominique Maingueneau et Tzvetan Todorov en prophétisent la fin9 tandis qu’un site littéraire à la mode se sous-titre « dissection du cadavre de la littérature10 » et que Laurent Nunez s’étonne le travail des écrivains « contre l’écriture » dans un essai du même nom11

2À quand remonte, d’ailleurs, le début de cette fin de la littérature ? À nos débats contemporains sur l’insertion des productions françaises dans la « littérature-monde12 » ? À1994 lorsque Henri Raczimov évoque le spectre de La Mort du grand l’écrivain13 ? À 1992, lorsqu’Alain Nadaud stigmatise l’émergence d’un Malaise dans la littérature14 ? À 1977, lorsque François Laruelle dénonce le Déclin de l’écriture15 ? Au début des années 1970, comme le suggère un essai de Jacques-Etienne Ehrmann, La Mort de la littérature16 ou un numéro spécial de la NRF intitulé « Vie ou survie de la littérature17 » ? Aux années 1960 et au Nouveau Roman, moment où la littérature aurait tourné le dos au réel, comme le suggère Jean Bessière et bien d’autres18 ? Au début des années 1950, si l’on écoute Roland Barthes qui s’inquiète du sabordage possible de l’idée de littérature dans la modernité19, le célèbre pamphlet de Julien Gracq, La Littérature à l’estomac20ou encore Raymond Dumay, auteur d’un essai aujourd’hui moins connu mais qui avait frappé les esprits en son temps, intitulé lui aussi La Mort de la littérature21 ? À l’après-guerre selon les lugubres thèses de Maurice Blanchot22 dont on trouvera des échos jusqu’à Richard Millet ? Aux années 1920 (c’est l’inquiétude de Jacques Rivière23 comme de son adversaire Henri Beraud24) ? À la fin du xixe siècle, thèse de Léon Bloy, des Goncourt25, de Barbey d’Aurevilly26, entre autres ? Plus précisément en 1892, lorsque Leconte de Lisle affirme que les jeunes gens de sa génération « sont tous des fumistes » et que « nous sommes entrés en décadence »27 ? Au début de ce même xixe siècle comme le suggère Sainte-Beuve, en affirmant que « la chose littéraire […] semble de plus en plus compromise28 » ? À 1763, « signature du traité de Paris par quoi [la France] renonçait à l’Amérique et aux Indes, c’est-à-dire au monde » et ne produira plus que des œuvres « de Bas-Empire » comme le suggère Richard Millet29 ? À la fin de l’âge classique, comme s’en plaint Henri François Aguesseau dans Des causes de la décadence de l’éloquence (1699), solide monument contre l’écroulement culturel que Sainte-Beuve compara aux lamentations de Pline le Jeune sur le déclin de l’antiquité et que nous pourrions nous relire comme un plagiat par anticipation des interventions de Marc Fumaroli30 ? Au début du xviie siècle, si l’on en croit Mathurin Régnier affirmant en 1604 : « La Muse est morte, ou la faveur pour elle : / En vain dessus le Parnasse Apollon on appelle » ? Ou bien au premier siècle après Jésus-Christ, si l’on écoute les Satires de Juvenal (« Déjà du vivant d’Homère, notre race baissait31 ») ou le Dialogue des orateurs de Tacite, qui opposait à son présent sinistré un « siècle d’or », qui « comptait en abondance des poètes et des chantres inspirés pour célébrer les actes glorieux et non pour défendre les mauvaises actions32 » ? Arrêtons là les exemples : on pourrait mettre en regard de chaque « grande époque » littéraire selon le canon de l’heure, un discours concomitant ayant déclaré sa fin : le critique Henry Aron ne prenait guère de risque en pronostiquant en 1883 dans la Revue Bleue que l’« on fera longtemps encore de belles phrases pour pleurer la mort de la littérature33 ». Il est assuré que ce lieu commun culturel n’est pas seulement franco-français : en Allemagne, on n’a cessé de débattre d’une soi-disant mort de la littérature depuis (au moins) Walter Benjamin et la question a notamment fait l’objet d’un débat virulent dans les années 1970, opposant les théoriciens de la mort par aliénation de l’écrivain dans le capitalisme et Hans Robert Jauss34. En Espagne, José Ortega y Gasset avait rendu célèbre le thème de la mort du roman en 192535, inquiétude qui est un leitmotiv critique en Italie. On retrouvera le thème de « l’épuisement » aux USA chez John Barth en 196736 puis dans les années 1970 autour des essais néoconservateurs de René Wellek et d’Alan Bloom37, comme plus tard dans le débat suscité par l’ouvrage d’Alvin Kernan, The Death of littérature (1990)38, ou encore, quelques années après, par les travaux de Richard B. Schwartz (After the Death of Literature, 1997)39.

3Face à ce déluge de discours catastrophistes, on peut adopter plusieurs attitudes : y souscrire benoîtement, se servir dans la riche boîte à outils conceptuels des discours de la décadence, hurler avec les loups, en ignorant tout de la prodigalité heureuse du « contemporain » dont plusieurs travaux récents ont tracé les lignes de force40, en occultant la profondeur historique du débat. Ou, tout au contraire, s’en moquer en jetant aux gémonies ceux qu’un dossier de la revue Art Press a baptisés les « nouveaux réactionnaires41 », en revoyant tout débat sur la vitalité de la littérature contemporaine française aux conversations de fin de dîner en ville, selon conseil de Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues « ÉPOQUE (LA NÔTRE). Tonner contre elle. Se plaindre de ce qu’elle n’est pas poétique. L’appeler époque de transition, de décadence42 » ?

4Une attitude intermédiaire consisterait à historiciser et à théoriser les discours sur l’assassinat de la littérature, à enquêter sur la vision de l’histoire littéraire dont ils procèdent, à réfléchir à la théorie de l’expression artistique qu’ils mobilisent, à penser les postures critiques qu’ils engendrent.

Ubi ? Quando ? Quid ?

5Que nous précise le certificat de décès ? En quoi la littérature peut-elle être mortelle ? En dressant, pour en montrer le caractère périodique et quasi saisonnier, la liste de quelques-unes des plus célèbres rengaines sur la fin de la littérature, nous avons assimilé des théories en réalité quelque peu hétérogènes du fait littéraire, qu’il importe de déplier et de classer : que la littérature disparaisse comme épiphénomène culturel ou comme vérité transcendante ne conduit pas aux mêmes éloges funèbres.

6Dans une version relativiste, la mort de la littérature peut n’être que la disparition d’une activité humaine, le gommage d’un espace dans le cadre d’une redistribution territoriale, l’amuïssement d’un genre au profit d’autres paroles. Tel est par exemple le cas de toutes les théories marxistes ou néo-hégéliennes, de Georg Lukács à Thomas Pavel, de tous les métarécits darwiniens de l’évolution de l’histoire littéraire, ou de la plupart de ses approches sociologiques. En retraçant une « histoire spéculative du roman43 » (selon laquelle, par exemple, la littérature romanesque, dans la variété de ses formes et de ses genres, serait une dialectique de résolution symbolique d’un conflit profond, celui de l’individu et du monde), en analysant l’histoire littéraire comme celle d’un « triage44 » par le milieu entre des possibles culturels variés, ou, pour prendre l’exemple d’un essai récent de Franco Moretti45, en proposant des cartographies quantitatives, on fait de la mort de la littérature, au choix, un meurtre, un échec ou un dommage collatéral : la fin d’un champ, d’une expérience, l’extinction d’un dispositif face à d’autres dans le contexte d’une économie concurrentielle des expressions symboliques ou d’une guerre des mimèsis.

7« L’œuvre d’art est éternelle, l’Art n’est pas immortel » affirmait Jean-Paul Sartre dans un commentaire du discours d’inhumation proféré dans les années 1870 par Flaubert sur une littérature qui « réalisant sa mort, prévient et disqualifie le jugement de la postérité : après sa mort, il faut tirer le trait, plus rien ne sera digne, jamais, du traitement artistique46 ». « Plus jamais » : de telles définitions de la littérature dans l’histoire et par l’histoire rendent la parole littéraire vulnérable à de multiples retours de fortune exogènes, que l’on accuse comme Flaubert le Second Empire, ou, aujourd’hui, le déclin de l’éducation ou le triomphe des médias, la démocratisation du livre ou la marginalisation des producteurs de contenus (ainsi par exemple, de Tsvetan Todorov, qui après avoir justement affirmé que « la littérature ne naît pas dans le vide, mais au sein de nombreux discours vivants dont elle partage de nombreuses pratiques47 », s’en prend à l’enseignement en tant qu’instance dévolue à nourrir – ou à tuer – la vitalité des lettres). L’important n’est pas la nature de l’argument ici promu (l’école contemporaine comme rapport technique et non affectif avec les œuvres) mais le substrat épistémologique de l’argumentation : l’interdépendance culturelle dans laquelle se trouve située la littérature, les surdéterminations sociologiques et politiques qui pèsent sur elle font de celle-ci une valeur, mais avant tout une pratique parmi d’autres, sans essence, ni nécessité fonctionnelle, ni ancrage anthropologique lourd. On notera que le régime épistémologique qui correspond à une telle actualisation temporelle du devenir de la littérature est souvent celui de la spatialisation : la littérature (ou mieux « le littéraire ») est un champ, un espace, un pouvoir – que les sociologues et les historiens ont autant de légitimité à étudier, c’est-à-dire à situer, que les spécialistes disciplinaires des « lettres ».

8Cette pensée de la littérature comme artefact interchangeable est implicite à tous les discours, victimaires qui mettent en scène les misères temporelles des Belles Lettres, ses résistances ou ses concessions à l’air du temps : c’est d’elle que découle, notamment, la dénonciation mallarméenne, devenue une doxa de la modernité, d’une littérature secondarisée par le règne des marchands, comme l’argument de l’affaissement de la littérature dans la démocratie si fréquent depuis Tocqueville – ou de sa variante insistant sur le péril de la massification : « la langue s’est effondrée du point de vue du style dans la démocratie48 », insinue par exemple Richard Millet reprenant la déploration fort peu républicaine de Julien Gracq contre une figure de l’écrivain qui ressortirait « déformée et grossie » des « bains de foule » dans un climat de « vulgarisation presque électorale »49. On retrouvera un discours fort similaire dans les thèses de Renaud Camus, qui se plaint dans un discours devenu à la fois un livre et le manifeste d’un parti politique, des dangers de « l’hyperdémocratie », avec des formules aussi typiquement pamphlétaires qu’idéologiquement indéfendables : « il n’y a pas de culture possible en régime hyperdémocratique dogmatiquement antiraciste, et, de fait, nous la voyons disparaître sous nos yeux50 », écrit sans vergogne l’auteur de Tricks. C’est, quoi qu’il en soit, d’une telle conception que procèdent chacun des nombreux grands récits possibles de cette déchéance, à caractère ou non cyclique, dans l’histoire, par l’histoire, à travers la démythification du statut du grand écrivain dans sa surexposition médiatique, la perte d’un rapport premier à l’être, le triomphe de l’individu, ou encore le tarissement historique de la créativité, la disparition de ce qu’Alois Riegl nommait le Kunstvollen, etc., j’y reviendrai, comme les théories soulignant la transformation possible de la littérature, son assimilation, sa réduction, sa possible renaissance.

9Aux antipodes de cette thèse historique, on trouvera une théorie essentialiste de la mort de la littérature. Celle-ci suggère que la littérature est, par nature, une entreprise vouée à son autodestruction, ou, du moins, pourvue d’un devenir historique autonome, tournée vers la mort, orientée vers sa propre fin. La littérature « d’essence moribonde51 » produirait et mettrait en scène sa propre perdition, que les partisans de cette thèse définissent la littérature comme deuil (« Le mot me donne l’être mais il me le donne privé d’être52 », prétend Maurice Blanchot), l’écriture comme perte (le derridien François Laruelle fait de la littérature une activité matérialiste machinique subordonnée à l’inconscient et à la matérialité du signifiant, activité autoconsommatrice qui ne saurait que détruire toutes les incarnations et significations historiques qu’elle produit53), ou qu’ils fassent de la narration une forme d’apocalypse, à l’instar de Franck Kermode ou Giorgio Agamben54. Ici, pour citer Jacques Erhmannn dans un essai intitulé comme il se doit La Mort de la littérature : « Histoire et littérature n’ont aucune existence en soi. […] Le sens de l’histoire (et de la littérature) n’est donc qu’un mythe auquel nous nous accrochions – peut-être par quelque viscéral désir – (né de notre faiblesse et de notre lâcheté), de croire que la vie avait un fondement qui puisse la justifier ; par quelque obscur besoin de nous orienter, et par là de tenter de nous soustraire à ce que notre société appelle folie55 » : la littérature est une éternelle confrontation tragique de la folie du désir et du signifiant, en tout cas, une réalité transhistorique qui programme sa propre disparition.

10Les diffuseurs de telles conjectures ne se veulent plus médecins ou biologistes, mais prophètes ; la métaphore active n’est plus celle de la maladie ou du meurtre, mais d’une maladie, du vieillissement, ou celle du suicide ; le régime épistémologique n’est plus celui de la cartographie ou de la chronologie, mais plutôt celui du devenir biographique – voire biologique56. Penser la mort de la littérature comme procédant d’une logique propre, c’est en effet, dans le discours de ces sycophantes, la réifier, la faire agir : non seulement attribuer des qualités à une entité conceptuelle, mais en faire l’actant d’une tragédie, dont le critique ou l’écrivain déclinologue se voudront les Cassandre. Survient alors un procédé stylistique qui nous apparaîtrait épistémologiquement douteux si nous n’y étions si habitués : l’anthropomorphisation de la littérature, que le critique fera parler par prosopopée : « La littérature qui aujourd’hui aime à proclamer sa propre disparition a un besoin vital de celle, qui née avec le romantisme, l’a précédée57 », écrit l’auteur de Contre saint Proust ou la fin de la littérature, pour prendre un exemple, parmi des centaines d’autres, de cette attribution à la littérature de besoins, de désirs, d’intentions – Dominique Maingueneau va jusqu’à mettre systématiquement un « L » majuscule à Littérature, « vieille gloire » que « l’on couvre de médailles »58, accentuant encore cette attribution agentive. On conviendra qu’une telle personnalisation d’un concept est un procédé d’une extrême banalité et sans doute d’une relative innocuité en sciences humaines, mais il n’en demeure pas moins que la figure ouvre la voie à toutes les formes de mise en scène, jusqu’à l’allégorie (par exemple chez William Marx, qui fait de la littérature un mignon, en rappelant comment, dans Capriccio de Strauss, la comtesse met en concurrence les arts personnifiés en amants putatifs). On en conviendra aisément : ces procédés pédagogiques ou ludiques sont loin d’être neutres puisqu’ils sélectionnent, parmi les représentations possibles du fait littéraire, l’une d’entre elles, qui en présuppose le caractère essentiel, du moins compact, qui en fait une entité autonome, transparente et consciente de soi même.

11Face à cette opposition binaire typique des sciences humaines (constructivisme historiciste vs essentialisme), les théoriciens de la mort de la littérature ont proposé diverses solutions intermédiaires. Jean-Paul Sartre voit ainsi dans « la conviction désespérée que l’art est mort par sa propre faute » propre à Flaubert (et subséquemment, à une certaine modernité) quelque chose qui serait comme l’intériorisation d’une inflexion historique59. Quant à William Marx, il suggère de parler de mort d’une « essence changeante », « héraclitéenne », de la fin d’une actualisation historique, mais centrale pour nos représentations. En proposant un métarécit en trois siècles et en trois actes, « expansion, autonomisation puis dévalorisation60 » du xviiie au xxe, le modèle de l’auteur de L’Adieu à la littérature a l’élégance de faire de la mort de la littérature la conséquence nécessaire de son avènement : ne meurt que ce qui s’est développé comme organisme vivant61. Une autre solution habile consiste à donner une version faible de la mort de la littérature, où le mot ne fait que désigner par métonymie la mort de certaines formes littéraires : la mort de la littérature est la mort de certains genres ou de certains discours pour des raisons d’épuisement et de renouvellement nécessaire des formes au nom d’une raison malthusianiste ou plus banalement biologique de la littérature (Julien Gracq affirmant par exemple dans son Proust considéré comme terminus62 la mort irrévocable d’un certain type de roman après la À Recherche du temps perdu…) ou encore pour des raisons historiques externes (pour éviter de revenir sur les thèses bien connues d’Adorno, évoquons par exemple l’exemple presque contemporain des réflexions de Don DeLillo sur le 11 septembre63) : une certaine conception, une certaine manière de faire de la littérature doit simplement céder la place à une autre, au risque de perturber nos horizons de réception, mais sans embarquer la chose même des lettres. Une énième solution consiste à penser en termes de transmission, d’héritage, et donc de fondation et de déclin : ce qui meurt alors dans la littérature, c’est une tradition, une forme de consensus, un lignage. D’où le thème de la fin du mythe du grand écrivain, qui ne subsiste qu’à l’état « vestigal64 », celui la dégénérescence des rituels de passage et de transmission, l’annonce du décès de la formule humaniste d’immortalité littéraire, faute des relais sociaux et des infrastructures symboliques nécessaires.

12Présentée comme une évidence massive que de nombreux scénarios viendraient corroborer, la théorie de la fin de la littérature recouvre ainsi en réalité des formes fort variées de crimes, qui impliquent des sous-entendus théoriques et actualisent des régimes métaphoriques on ne peut plus hétérogènes – théories dont la moindre des différences n’est pas de nous proposer de futurs bien différents, promettant qui une apocalypse littéraire, qui une renaissance ou un déplacement, qui un devenir « spectral ou un avenir de mort-vivant (à la manière dont les écrivains survivent chez Antoine Volodine dans le Bardo Thödol, l’enfer des Tibétains65), qui le prochain démarrage d’un nouveau cycle, que la religion de Cassandre soit celle d’un pessimiste œcuménique ou d’un nihilisme tragique.

Quis ? Quomodo ?

13Pour continuer en utilisant la méthode inquisitoriale préconisée dans l’enquête criminelle par les rhéteurs latins, et en venir au substrat accusatoire des discours déclinologistes, j’en viendrai au cœur de l’argumentation : qui a tué la littérature, quelle est l’arme du crime ?

14Rappelons le refrain : l’oubli des grands récits classiques, effacés au profit d’illusoires débats, de sous-produits médiatiques traductibles immédiatement en anglais et influencés par « l’ignorance, le naufrage de l’enseignement public, les définitions identitaires66 » synthétise Richard Millet en une vulgate dont, en fait, chaque argument se montre réversible et souvent renversé. Car on accuse tantôt la sous-production, tantôt la surproduction littéraire, ou encore le manque dans l’excès, la déliquescente modernité étant caractérisée par ce que Sainte-Beuve a dénoncé dès 1839 comme l’ère « de la littérature industrielle67 », littérature à la chaîne, faisant déchoir de l’artisan en ouvrier, dont Désiré Nisard sera un autre célèbre pourfendeur68. Il serait inutile, après Éric Chevillard69 d’accabler encore cet ancien directeur de l’École Normale Supérieure, qui n’est ni le premier ni le dernier brillant intellectuel à avoir voulu voir péricliter le monde littéraire avec sa propre destinée et à avoir voulu en emporter l’avenir dans son tombeau. On pourrait même se laisser convaincre par l’argument guénonien d’un triomphe de la quantité sur la qualité, s’il n’était si usé : Jean-Marc Chatelain en a retracé les origines depuis, au moins Xénophon, et a en montré le cheminement tout au long de l’antiquité et de l’âge classique70. Adrien Baillet revenant sur la « démangeaison d’écrire beaucoup de livres » supposée propre à ses contemporains ne rappelait-il pas dès 1665 qu’« il y a longtemps que Salomon s’est plaint de la multitude des livres, et de ce qu’on ne finissait point d’en faire tous les jours de nouveaux71 » …

15La littérature industrielle, triomphe de l’avoir sur l’être, c’est assurément une littérature contaminée par l’étranger, quoique les déclinologues se s’accordent évidemment pas sur leurs géopolitiques littéraires et produisent là encore des discours incompossibles : si Henri Béraud affirme que la NRF produit des livres pensés pour l’exportation (« il se peut que le gidisme, le suaressisme et la claudelication [sic] tirent quelques avantages de nous être, comme ils sont, réimportés72 »), thèse que l’on retrouvera chez Richard Millet (« [Le roman français] souffre d’être fasciné par le modèle anglo-saxon73 »), si les critiques et écrivains français semblent animés par un antiaméricanisme qui n’est, comme souvent, qu’un masque d’une séculaire rivalité et d’une souterraine jalousie, au contraire, nombreux sont les critiques à supplier la France de s’ouvrir à la « littérature-monde », et de suivre, pour reprendre un autre poncif salonnard, les « grands romans américains qui racontent encore des histoires », ces « livres venus de l’étranger, et en particulier de continents autres que l’Europe » qui ne semblent pas participer à cet esprit [de fermeture au monde] »74 qui caractérise « notre » production. Cette querelle est liée à celle que les critiques entretiennent quant au rapport de la littérature française à son propre passé : trop ignorante de son passé pour certains (Antoine Compagnon qui, dans une récente histoire littéraire du xxe regrette que nos écrivains ne soient plus des lecteurs75), ou, au contraire, trop fascinée par le passé, trop intertextuelle pour d’autres (Dominique Maingueneau qui dénonce, non sans risques, dans la littérature d’aujourd’hui « la multiplication des œuvres qui prennent pour matière les œuvres déjà écrites76 », ou Jean Bessière qui regrette que la littérature française soit conduite à « redire le passé de manière vaine77 »). Quand on veut tuer son chien…

16Un point commun aux discours catastrophistes de notre génération est peut-être de se situer majoritairement par rapport au projet flaubertien – ou, plutôt : du projet flaubertien reformulé par Sartre – d’invention d’une religion autonome et abstraite de la littérature qui viendrait se substituer au socle de croyances obsolètes de l’humanisme chrétien, religion qui s’abîme à la fin du xixe siècle, l’« Art-Absolu produisant [dans le Napoléon III de Flaubert], outre-tombe, comme un faire part éternel, une œuvre ultime qui consacre sa mort. C’est, comme le disent les musiciens, un “tombeau”78 ». En pensant l’histoire de la littérature (depuis, en gros, l’avènement du terme à la fin du xviiie siècle) selon ce mouvement d’automatisation (de la rhétorique et plus largement des discours et savoirs opératoires) dans la progression dialectique « expansion, autonomisation puis dévalorisation » proposée par William Marx, en faisant des œuvres dites littéraire les travaux pratiques de la théorie kantienne du beau comme « finalité sans fin », non seulement on sélectionne un canon, non seulement l’on structure téléologiquement un récit, mais l’on se condamne à juger la littérature à l’aune de son rapport – ou de son « non-rapport » – au monde, monde pensé comme opposé à la « bibliothèque ». On se trouve là obligé de coupler presque mécaniquement l’idée de grandeur à celle de solitude, le rêve du grand œuvre et la réclusion de l’artiste. Pour cette solution flauberto-mallarméenne-valérienne-sartrienne, mais dont le pouvoir de fascination a largement dépassé les frontières françaises, la réflexivité serait la contrepartie esthétique de l’autodétermination symbolique, la spécularité la conséquence de l’autotélisme, mouvements qui ne sauraient qu’aboutir à une poétique du ressassement, à un épuisement des fonctions symboliques, axiologiques et cognitives attachées par le projet humaniste aux Belles-Lettres, à un isolement voire à une ghettoïsation d’une parole littéraire placée hors de portée de la tribu par les célibataires de l’art79. Que, comme Jacques Rivière en 1925, l’on s’inquiète de ceux qui « veulent donner à la littérature des fins extrinsèques80 », que l’on s’effarouche de l’usage de la littérature au nom d’un simple storytelling ou que, l’on regrette que la littérature se soit coupée du réel par ce que Tzvetan Todorov nomme « la triade formaliste-solipsiste-nihiliste81 », on pleure « les fonctions perdues de la littérature82 », ou encore, selon les mots de Thomas Pavel, le fait que « la littérature ne soit plus le lieu privilégié où s’inscrivent les enjeux collectifs qui font l’actualité83 ». N’est-ce pas restreindre alors l’histoire littéraire à l’attraction heureuse ou dangereuse d’un formalisme présumé que de définir ainsi à la fois l’essence (la littérarité) et la valeur de l’œuvre littéraire ? De manière assez amusante, le débat se fait ici souvent à fronts renversés, car c’est bien souvent les professeurs qui regretteront le formalisme de la littérature (Antoine Compagnon, Thomas Pavel, ou encore William Marx pour lequel « la littérature [devient au xxe siècle] une activité purement formelle au détriment de la substance et du concept84 ») alors même qu’elle sera bien souvent considérée comme désespérément empirique et insuffisamment abstraite par les écrivains, qui reprennent souvent à leur compte le jugement de Benda expliquant le déclin de la littérature par « l’esthétique de nos mondains, particulièrement leur religion de la vie et leur haine du jugement85 ».

17Une autre déclinaison fréquente de ce débat consiste à faire peser la responsabilité du crime non sur une régression, admise si ce n’est désirée, du champ littéraire, mais sur une autre évolution sociale : l’individualisme contemporain, qui conduirait la littérature à se priver de l’universel, non au profit de la forme ou de la référence intralinguistique, mais à celui du moi, dont l’hypertrophie couperait elle aussi la littérature du réel. La vraie cause de la mort de la littérature serait-elle alors la transformation d’un « rapport au sujet » ? Telle est par exemple la thèse de Pierre Jourde qui dénonce avec jubilation « le crétinisme de la confidence » propre à une « idéologie moderne de la transparence et de l’individualisme »86, faisant écho à l’argumentation de Julien Benda en 1918 contre une « science de l’individu que dis-je de la minute de l’individu87 » produisant « des âmes plutôt que des œuvres88», pensée d’ailleurs représentative de toute une tradition moraliste typiquement française.

18Que la focalisation du débat sur la vitalité de la littérature française se fasse autour de la question de la gestion de l’héritage formaliste, de la nature du matériau référentiel, de la posture de l’écrivain ou du danger biographique, les antiennes sur la fin de la littérature, quoique dispersées, possèdent bien souvent des résonances politiques profondes : en regrettant la perte de formes de propriété de l’universel supposées appartenir aux écrivains et à leurs médiateurs les critiques, c’est la disparition d’une politique de la littérature que l’on déplore, politique de la littérature qui ne se définit d’ailleurs qu’en creux, par les traces présomptives laissées par son évaporation.

19C’est ici que convergent aussi bien la nostalgie humaniste propre à la critique des professeurs, inquiets comme William Marx « que la littérature cesse d’être un discours sur l’homme89 », que la nostalgie aristocratique et le fantasme de souveraineté qui sont son revers. L’idéal d’une littérature conçue comme « un acte différentialiste absolu », pour reprendre les mots de Richard Millet, conduit ainsi cet écrivain à en déclarer l’incompatibilité avec notre démocratie postidéologique où a triomphé (Millet, cite, bien sûr, Tocqueville90) « le sentiment du semblable91 ». Moins excessifs, mais non moins inquiets d’une perte d’effectivité de la littérature, les discours des écrivains atteints de ce que Brunot Chaouat a récemment proposé de nommer le « complexe d’Alceste92 » s’en prennent à la démocratie participative et libérale, à sa soumission allégée à l’ordre économique et aux médias, au « brouillage de la frontière entre production et consommation » dont les ateliers d’écriture et Internet sont le témoignage93. Derrière la triade « formaliste-solipsciste-nihiliste », c’est la conjonction « de l’angoisse et du narcissisme ludique, de l’individualisme et de la massification grégaire » qui est stigmatisée94 à travers d’innombrables variations qui ont pour plus petit dénominateur commun de s’en prendre à la « déhiérarchisation » du monde, pour reprendre l’expression d’Henri Raczymov95. « Mes ennemis sont des esclaves qui ne se souviennent plus qu’il existe des maîtres » éructe encore Richard Millet96 dans une surenchère provocatrice qui n’accède pas toujours à la grandeur de celle de Zarathoustra, et se complaît tristement à dénoncer la substitution d’une l’horizontalité « attentive à l’ici et maintenant [qui] relie les hommes entre eux » à une verticalité perdue qui assurait auparavant les « liens des hommes à leur mémoire et histoire nationale »97.

20Chez des observateurs dont les options politiques répugnent à toute attaque antidémocratique, on modulera ce thème obsessionnel de l’horizontalité, et l’on se contentera de décréter l’illisibilité des temps (« La production littéraire contemporaine est considérable […] mais [les œuvres] ne s’organisent plus comme dans le passé selon des lignes de force qui structurent un champ98 » pour Dominique Maingueneau) ou la complexité chaotique du monde postmoderne : ainsi, pour le grand l’écrivain allemand Wolfgang Hildelsheimer, le temps des « grands romanciers » est « révolu », car « notre époque ne produira pas d’écrivain qui ira s’installer au cœur d’un chaos grandissant et imprévisible pour réaliser un concept intemporel »99, tandis que pour Jean Bessière « personne aujourd’hui ne peut se tenir pour l’équivalent de Gide, de Malraux ou de Sartre100 », pessimisme régressif que l’on pourrait sans doute repérer face à chaque remise en cause des frontières géographiques et sociales ou des périmètres discursifs. On ne sait, ici, qui parle, du tropisme immémorial qui conduit les hommes à ne pas vouloir que le monde survive à leur jeunesse, ou de la nostalgie de coupures idéologiques et théoriques qui apparaîtraient – par effet de rétrospection – plus franches et plus habitables que les nôtres.

21Les théories du désenchantement, dans leurs variantes benjaminiennes, obnubilées par le « déclin de l’aura » et la fin de l’unicité, dans leurs versions platoniciennes (chez Alain Nadaud ou Dominique Maingeneau qui oppose la parole littéraire à « la nouvelle sophistique » qu’est « la Communication »101), ou heideggériennes, chez Richard Millet ou Pierre Jourde, se donnent comme autant de formes de regret d’une supériorité (éthique, métaphysique, ontologique, politique, etc.) de la parole littéraire et du renoncement à ce magistère à la fois pédagogique et spirituel qu’aurait dû embrasser la littérature.

22Que, au fond, la question soit celle d’une politique de la valeur, nous en trouverions preuve dans les traits typiquement pamphlétaires de cette rhétorique dont les accointances avec des discours idéologiquement réactionnaires (si l’on préfère, par euphémisme, « antimodernes ») ont été assez démontrées par Marc Angenot, qui a fait de ces déplorations des formes typiques de la prise de parole essayiste et pamphlétaire pour en analyser la rhétorique102 : la bipolarité stigmatisation/victimisation, l’opposition entre le fantasme lyrique d’un âge d’or situé à une distance suffisamment lointaine pour rester inassignable, et une décadence dont les descriptions hésitent entre la nécrologie esthétisante et le charcutage ordurier. Huysmans, À Rebours :

Quand il eut fermé son anthologie, des Esseintes se dit que sa bibliothèque arrêtée sur ce dernier livre, la poésie de [Mallarmé] ne s’augmenterait probablement jamais plus. En effet, la décadence d’une littérature, irréparablement atteinte dans son organisme, affaiblie par l’âge des idées, épuisée par les excès de la syntaxe, sensible seulement aux curiosités qui enfièvrent les malades et cependant pressée de tout exprimer à son déclin, acharnée à vouloir réparer toutes les omissions de jouissance, à léguer les plus subtils souvenirs de douleur, à son lit de mort, s’était incarnée en Mallarmé, de la façon la plus consommée et la plus exquise103.

23Céline, Bagatelles pour un massacre :

Littérature contemporaine calamiteux croulant catafalque en phrases, acrostiches, falbalas, si secs, si rêches, que les asticots eux-mêmes n’y viennent plus grouiller, cadavre sans lendemain, sans vie, larvaire, magma sans couleur sans horreur, plus désespérant, plus répugnant mille fois plus décevant que la plus verte, franche, bourdonnante, dégoulinante charogne, littérature en somme bien plus morte que la mort, infiniment104.

24Quelles que soient les hyperboles et les champs métaphoriques, sexuels (l’impuissance), nosographiques (« l’ultime rébellion d’un corps malade, le mouvement brusque et plein de vie dont seuls les mourants ont le secret ») ou astronomiques (« Ô soleils descendus derrière l’horizon105 » chante Julien Benda), quelle que soit la solution suggérée pour rédimer la littérature, fuite dans le silence ou ultime saccage, renoncement ou confession maoïste par la littérature de ses propres péchés, ces services d’adieux à une vérité supérieure de la parole « littéraire » possèdent comme vertu d’organiser la temporalité et les hiérarchies des lettres tout au bénéfice de l’écrivain qui les orchestre – écrivain, qui, en déplorant une disparition, construit en creux un mythe héroïque. Cette infortune fantasmée d’une « vérité dont le monde [n’aurait] que faire106 » (Richard Millet) peut relever d’une forme de masochisme, particulièrement chez l’auteur du Dernier écrivain, dont les récents essais théâtralisent à loisir la marginalisation, depuis un petit bureau de la rue Sébastien Bottin, sans l’élégance chevaleresque toutefois d’un Pascal Quignard ; l’inhumation peut participer, à un niveau collectif, d’une prophétie autoréalisatrice et d’une pulsion de mort collective, mais quels que soient son public et son écho, elle renverse astucieusement la charge de la preuve et produit une théologie négative, méthode démonstrative dans laquellel’éclipse sacrale du verbe littéraire découvre et réserve sa puissance.

Cur ? Quibus auxiliis ?

25À qui profite le crime ? Quoi qu’en disent les inventeurs de mauvaises nouvelles ou les assassins, chaque haine littéraire de littérature est une entreprise de promotion d’une avant-garde, chaque condamnation à mort une manière de faire place, même si la case déclarée vide de l’échiquier ne se trouve pas immédiatement réoccupée. Les postures de déploration sont des discours éminemment intéressés. Tel est aussi bien le cas pour le « critique mondain », qui gagne à affirmer sa clairvoyance et à mettre en scène ses terreurs, que pour le « critique écrivain », qui saccage un champ où ses propres œuvres seront au mieux pour fleurir, ou pour le « critique professeur », réassurant socialement sa position d’éminence et justifiant par la question de la valeur son travail historique et théorique.

26La Littérature à l’estomac de Julien Gracq (1950) précède Le Rivage des Syrtes (1951), La littérature sans estomac (2002) de Pierre Jourde devance Pays perdu (2003), Les Écrivains contre l’écriture de Laurent Nunez (2006) prépare Les Récidivistes (2008)... Longue serait la liste des essais à valeur de tir préparatoire d’artillerie ayant devancé, au moins dans l’ordre de parution, l’avancée d’une cavalerie d’œuvres qui en ont fatalement acquis le statut de « refondatrices », comme l’avoue ingénument la quatrième de couverture de l’essai, par ailleurs fort nuancé, de Laurent Nunez : « Les écrivains contre l’écriture est le premier essai de Laurent Nunez. À partir des conclusions qu’il en a tirées, il a écrit son premier roman107 ». De telles stratégies mettent les critiques écrivains qui les émettent dans des positions argumentatives particulièrement difficiles à négocier, puisqu’ils se doivent à la fois de proclamer la vacuité du présent et en exempter leurs propres productions. Après avoir montré l’emprise de la négativité et la profonde dépression du champ contemporain, le jeune critique et romancier souligne « la myopie des grands écrivains » qui décrètent la fin de la littérature française, en suggérant qu’il incombe à la postérité de nous confirmer « la vigueur de notre présente littérature108 », manière élégante de faire la promotion de son propre œuvre romanesque. Ce type de position clivée se retrouverait souvent, par exemple, pour éviter de revenir sur des contradictions trop connues, dans la situation d’un Jacques Rivière, à la fois engagé contre la dérive psychologique et idéologique de la littérature contemporaine, qui le conduit contre Marcel Arland à décréter en 1924 la « crise du concept de littérature109 », mais devant prendre acte avec l’extraordinaire productivité et variété de la NRF des années 1920 – si ce n’est composer avec sa propre attraction pour l’investigation profonde et le roman psychologique. Un autre exemple, plus contemporain mais tout aussi net, est constitué par le double discours d’Alain Nadaud, qui stigmatise dans Malaise dans la littérature, sorte de cocktail des thèses d’Heidegger, de Guy Debord et de Jean Baudrillard, une ère de la marchandisation et de la surproduction (« La littérature est l’ultime fanal d’une société à la dérive110 ») ignorant tout du réel, en « déficit de représentation111 », tournant le dos à la « négativité » du monde, au profit d’une modernité banalisée, et au risque d’une disparition du réel, qui ne saurait être autre chose que le texte proféré par l’écrivain, tout en promouvant tranquillement sa revue Quai Voltaire et ses propres romans, pourtant péniblement englués dans la fascination du modèle borgésien et de la négativité blanchotienne. S’ils pouvaient être interprétés en termes psychanalytiques ou de mauvaise foi sartrienne, de tels repositionnements relèvent largement des mécanismes analysés par la politique bourdieusienne des champs littéraires de ce besoin de « faire date112 », dont ils constituent une variante extrême, puisque, mêlant dialectiques générationnelles et combats pour la maîtrise du capital symbolique, ils prennent le risque de déplacer le débat sur la question du devenir même de la littérature.

27Quant à la position désintéressée de la critique des professeurs, elle relève elle aussi d’une fiction. Bilans truqués, ou simplement analyses biaisées ou synthèses partielles sont mis au service de positionnements institutionnels ou d’humeurs privées. Je ne prendrai ici que quelques exemples. Lorsqu’en 1974, quelques années après la querelle de la nouvelle critique, Albert Léonard propose de faire l’histoire de La Crise du concept de littérature113 en remontant aux débuts du siècle, l’ouvrage d’analyse glisse subrepticement à l’essai engagé contre l’« enterrement de l’humanisme114 », « la dissolution de l’homme opérée par la faillite de la philosophie face aux progrès toujours constants des sciences humaines115 » et quelques ennemis de circonstance (Sartre, Blanchot, Ponge, etc.), embrassant largement les choix réactionnaires, dont la sanction fut au demeurant l’oubli complet de son ouvrage dans toutes nos bibliographies critiques. Le glissement de l’histoire des idées à la construction d’un canon, du commentaire de ce que l’auteur nomme le « paradigme de l’adieu » à la justification factuelle de ce même paradigme, se fait de manière infiniment plus subtile dans l’ouvrage de William Marx. Si des précautions méthodologiques sont prises au début de l’essai contre toute généralisation (« Quand il est question de l’adieu à la littérature, c’est par commodité d’expression : il s’agit en fait de l’adieu à un certain état de la littérature que les écrivains concernés considèrent à tort comme la littérature par excellence116 ») et si William Marx préserve la possibilité de narrer d’autres chronologies que celle du suicide de la modernité formaliste prophétisée par Mallarmé117, l’ouvrage accumule des assertions ambiguës. En affirmant que « [depuis les années 1970] la littérature entra ainsi dans une forme d’expérimentation dont elle n’est pas sortie », que « l’éclatement vertigineux du roman offre à la littérature un magnifique bouquet final »118, en appelant à la fin de l’ouvrage la littérature à « un retour de la transitivité » et à une « reconnexion au réel »119, William Marx produit une sorte de discours indirect libre de la théorie où l’on ne sait si les assertions pessimistes doivent être attribuées au discours ou au métadiscours, et glisse de la déconstruction d’une thèse interne à un jugement se voulant objectivé sur l’état de la littérature mondiale, d’une réflexion sur les récits possibles de l’histoire littéraire à une chronologie univoque. Ambiguïté aussi, voire ambivalence, du discours d’un Antoine Compagnon, juxtaposant une histoire de la littérature au xxe siècle qui se conclut sur la métaphore médicale d’un « épuisement » de l’espace littéraire au prix d’une occultation du champ contemporain, à une leçon inaugurale au Collège de France centrée sur la défense du présent littéraire120, puis à un discours relativiste dans le déclin de la littérature contemporaine, considérée comme un moment dans un cycle de Kondratrieff et le simple réajustement de notre culture à son poids relatif dans un univers mondialisé. Ici, Antoine Compagnon parvient à rendre à la fois hommage à Marc Fumaroli et à Roland Barthes, échappant au double bind par des novations conceptuelles réconciliantes (la notion d’antimoderne, la positivité de la haine contre la culture française conçue comme une forme de préoccupation, etc.). Ce faisant, il réussit la gageure, déjà entamée par le Démon de la théorie, de concilier les contraires tout en valorisant au passage fort habilement ses propres engagements intellectuels (une géographie qui doit rapprocher Paris de New York, une histoire qui doit se centrer sur La Troisième République des lettres, une esthétique contemporaine qui doit se fonder sur une réouverture aux grands textes du passé, tels que la critique des professeurs les glose et les change). Telle est aussi la contrainte de Lionel Ruffel, conduit dans Le Dénouement à défendre le principe d’un progrès, au moins d’une progression continuelle des idées et des formes, valeurs de gauche, mais aussi à assumer un héritage intellectuel postmarxiste, marqué par le nihilisme ou l’asthénie, par des vœux de silence. Les réflexions non moins astucieuses de Jean Bessière, sur la topique de la modernité comme « refus de l’actualité » visent-elles aussi à ménager le besoin de revenir sur les avant-gardes de sa génération et de prendre part au bataillon des prophètes visionnaires et inquiet  de l’attraction présumée du minimalisme et de l’égotisme chez ces « artistes sans art » vouées aux gémonies par Jean-Philippe Domecq121, tout en acquérant cette bienveillance surplombante que l’on attend d’un grand professeur, au profit ici de l’approche comparatiste et d’une pensée élargie de la littérarité comme réflexivité, capable d’annexer au champ littéraire les espaces périphériques (le roman policier, la science-fiction, etc.), toutes théories que le critique français développe par ailleurs. D’où, on le notera, comme chez Antoine Compagnon, le choix d’un corpus restreint d’écrivains contemporains à sauver du désastre (au premier chef, Jonathan Littell, fils inespéré des noces de la culture américaine du storytelling et de la grandeur sublime de la langue française), arche de Noé dont la fonction peut être considérée comme largement défensive, puisqu’elle interdit de suspecter le critique de ne pas fréquenter la moindre librairie. Bien que la critique des professeurs soit comme nativement vouée à la dénégation du présent au bénéfice du passé et à la convocation des mânes de grands écrivains canonisés post-mortem, son combat ne diffère donc guère de celui des polémistes ou des écrivains qui en sont les coproducteurs attentifs : axiologie autant que chronique, elle entend non seulement bénéficier indirectement de la crise qu’elle met en scène dans tout son empan historique et théorique, mais, parce qu’elle se veut préconisation active, elle infléchit, pour le meilleur ou pour le pire, la métacritique en critique, la description en engagement, l’analyse en exhortation.

28* * *

29Quel critique, en vérité, serait sûr de surmonter dans ses jugements les risques épistémologiques qui s’hérissent entre notre inéluctable myopie et ce qui devrait être un bulletin de santé de la littérature ? Il s’agirait de dépasser ce qu’on nomme en sciences humaines le biais de représentativité et de disponibilité, de supposer avoir un accès panoptique à l’ensemble de la littérature présente, il faudrait surmonter le danger de l’essentialisation, de la réification et de l’anthropomorphisation qui nous conduit à vouloir faire notre petit roman de la « Littérature », il faudrait croire dans l’illusion de la transparence du jugement, circonvenir le piège de discours nécessairement autoréalisateurs, refuser la tentation de l’ivresse des exercices de style à la Henri François Aguesseau... Est-il réellement tenable de tenir un discours, quel qu’il soit, sur la situation présente de notre littérature – et peut-être sur quelque littérature que ce soit à quelque moment donné –, qui ne relève pas d’un jugement impressionniste ou d’un consensus transitoire, tant la construction des Panthéons de l’histoire littéraire et l’attribution de valeur se révèle, pour la cléricature universitaire comme pour la critique mondaine, une entreprise hasardeuse ?

30Mais que le critère parfois ridicule des nécrologes ne nous empêche cependant pas d’y réfléchir et pas seulement en moralistes : à nous de nous demander quels sont les téléologies, les modèles théoriques, les représentations fonctionnelles invoqués dans nos fantasmes déclinologiques ; à nous de penser comment la « fin de la littérature » (comme idée, comme espace, comme valeur, comme mode d’expression, comme pouvoir, et plus, généralement, comme « catégorie historique de la perception artistique » pour reprendre une notion à Pierre Bourdieu122) s’articule dans le discours critique avec le devenir historique des courants et des formes. Et pour pardonner à la sénilité des grands écrivains, à l’hubris des grands professeurs, à la soif de vengeance des petits maîtres, revenons à la finesse d’un Valery Larbaud, si sensible à l’injuste variation des cotes des écrivains :

« On ne lit guère plus… »
qui ? le jeu serait aussi divertissant que celui des mots croisés, et ni plus ni moins difficile, si, au lieu d’un dictionnaire, on consultait les listes des noms d’auteurs et des titres d’ouvrages imprimés par les éditeurs au revers des couvertures des livres brochés parus il y a trente ou quarante ans ; et ce jeu inspirerait peut-être à quelque personne le désir de voir ce qu’il y a derrière certains de ces noms et titres oubliés, et qui sait si quelques découvertes intéressantes ne devraient pas leur origine à cet amusement123 ?

31Ou tenons-nous-en à la morale d’un Pascal Quignard, écrivain considéré comme majeur par les prophètes de la décadence, mais chez qui, pas plus que chez Pierre Michon, autre Auteur incontesté et panthéonisé de son vivant, on ne trouvera pas une seule ligne généralisante contre ses contemporains :

- Les dieux nous ont abandonnés depuis Julien, dit C. Bassus.

- Les dieux nous ont abandonnés depuis Auguste, dit M.Pollio.

- Les dieux nous ont abandonnés depuis Numa, dit Ti .Sossibianus.

- Les dieux nous ont abandonnés depuis toujours, dit P.Saufeius124.

32en faisant ainsi de cette « controverse théologique » des Tablettes de buis d’Apronenia Avitiune autre allégorie de l’histoire de l’idée de littérature.