Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 4
L'Écrivain préféré
Laurent Zimmermann

La préférence négative

1Préférer ne va pas sans son répondant négatif : préférer ne pas ; s’engager dans la préférence négative ; élire un nom, une œuvre, comme l’exemple même de ce qu’il s’agit impérativement, pour tout ou partie, de ne pas préférer. Ainsi trouve-t-on, moins valorisée sans doute, moins exposée, mais non moins importante et active, à côté de la figure de l’écrivain préféré, celle de l’écrivain qu’on éloigne, dont on préfère ne pas prendre en compte les textes. Rejet ou distance, toutefois, qui se décline, selon une gradation qui connaît au moins trois termes : détester, contester, dépasser.

(détestation)

2La préférence négative la plus marquée, autant que la plus évidente, est la détestation. Établissement d’une polarité sans nuance à laquelle on s’oppose sans hésiter, désignation d’un nom comme représentant absolu du refus. Sur ce point, certains écrivains se distinguent de manière générale, et notamment pour des raisons qui ne tiennent pas vraiment de la littérature, l’exemple majeur sur ce point semblant être Céline1. Mais restons-en au problème posé dès lors qu’il n’engage que la littérature.

3Ce qui fait la particularité de tous les discours de détestation dès lors qu’ils ne sont référés qu’à des motifs littéraires est une chose simple, mais essentielle : qu’ils déclarent possible d’écarter du champ de la vraie littérature un certain nombre de choses, un certain nombre de noms. Autrement dit : ces discours relèvent non seulement de discours de la valeur, mais en outre d’une forme d’absolu de ce discours. De la même manière que Blanchot déclarait difficile de trouver une valeur indubitablement positive dans le « monde si relatif de la littérature2 », on peut penser aussi qu’il est difficile, dans ce même monde relatif, de déclarer définitivement exclu du champ des choses valables un nom. Certes, on dira que déclarer l’excellence véritable est sensiblement plus difficile que de constater la médiocrité, et que pour cette raison les deux discours ne sont pas superposables, que, s’il est effectivement difficile de déterminer qu’une œuvre dépasse les autres, qu’elle est un absolu, il est, de manière tout aussi indéniable, aisé de décréter qu’une œuvre vraiment n’en vaut pas la peine. Ce discours est toutefois un peu rapide. Une connaissance minimale de l’histoire littéraire engage à en relativiser la pertinence. Car combien d’œuvres importantes ont suscité bien davantage que de l’incompréhension, de la moquerie, du mépris. Les exemples sur ce point sont connus, celui de Proust, de Beckett dans une moindre mesure, de Whitman auparavant. À ce premier argument, on en ajoutera un second, qui est que les deux discours, celui qui déclare sans hésiter la valeur positive et celui qui, avec la même absence d’hésitation, déclare la valeur négative, bien souvent ne sont pas séparés mais conjoints. Ainsi se souvient-on qu’il y a quelques années, dans le domaine de la critique littéraire, Pierre Jourde avait écrit un livre violemment opposé à certains de ses contemporains ; or dans l’introduction de ce livre, on trouvait une position de certitude quant à la valeur positive annoncée sans la moindre nuance, d’une manière, même, qui au regard des erreurs multiples et parfois presque impensables – Gide avec Proust – dont l’histoire littéraire atteste ne pouvait manquer de paraître plus que surprenante : « En littérature, on chante juste ou faux, un peu d’oreille suffit à l’entendre3 ». Il semble donc, au contraire de l’évidence, que la préférence négative portée à son degré maximal d’intensité, la déclaration d’une non-valeur absolue doive être accueillie comme relevant de la même logique que la préférence positive portée à son degré maximal d’intensité : quelque chose de tout à fait improuvable, mais qui pourtant se trouve soutenu sans restriction. Or cette absence de restriction, par ricochet, touche à tout autre chose, à quelque chose d’autrement important : le maintien de l’idée que la littérature puisse être, puisse rester, malgré tout ce qui s’oppose à une telle hypothèse, finalement un absolu. L’idée qu’au moins une frange de ce que nous appelons la littérature – mais précisément, parlerions-nous de littérature sans que cette idée existe ? – relève d’un absolu. Un exemple qui manifeste particulièrement ce paradoxe, évidemment, est Rimbaud qui, attaquant Musset pour son Rolla, écrit joyeusement pour tel ou tel écrivain : « A fait son Rolla4 » ; il est certain que l’entrain et l’humour de cette répétition marquent une croyance alors très forte, très résolue chez Rimbaud en la littérature.

4On dira pourtant qu’une différence importante entre la préférence et la préférence négative se dessine quant à la manière de se situer par rapport à cet absolu, ou cette frange d’absolu : c’est que dans le cas de la préférence positive l’absolu est présenté comme une évidence, tandis que dans le cas de la préférence négative, il reste une évidence, mais vacillante, dangereusement vacillante. La détestation, quelles que soient ses raisons avancées – et la plupart du temps, comme dans le cas de Baudelaire détestant Hégésippe Moreau5 ou de Proust détestant Sainte-Beuve6, il va s’agir de dénoncer le faux prestige, la réputation abusivement flatteuse –, pourrait ainsi masquer toujours une forme d’inquiétude sombre quant à l’absolu, à la frange d’absolu, que représente ou plus exactement manifeste la littérature. Ruiner toute chance de recevoir un nom particulier comme celui d’une réalisation exemplaire de ce que pourrait être, absolument, la littérature, est une opération qui ne se réalise pas sans que sa négativité ne risque de gagner l’idée même d’absolu, ou de frange d’absolu. Dénoncer le leurre, la duperie, sous les traits d’un écrivain particulièrement détesté, ne peut pas ne pas conduire à ce que l’idée de leurre, au moins légèrement, n’en vienne à colorer l’idée d’absolu que pourtant, par le contraste, elle accrédite. Danger d’une opération simple. Après un premier retournement, qui transforme la négativité de l’attaque en positivité d’une affirmation des pouvoirs de la littérature, autre retournement, qui s’attaque ou risque de le faire à l’idée même de littérature. Danger de la détestation, si la négativité se retourne contre l’objet pour lequel elle avait été mobilisée, si aucune parade n’est imaginée qui puisse détourner de ce risque.

5Mais précisément, quelle parade efficace peut-on opposer à cet effondrement dans une négativité qui risquerait de tout détruire ? Deux solutions peuvent s’envisager. Une diminution de l’intensité négative, qui conduit la préférence négative à perdre en énergie, un retournement de la négativité qui la transforme en simple étape d’une démarche.

(contestation)

6Nombreux sont les exemples de contestation s’inscrivant dans un rapport dans l’ensemble d’acceptation, et même souvent de préférence. Pour en rester à Rimbaud, dans la même lettre qui scande avec humour son « a fait son Rolla », on se souvient du reproche adressé à Baudelaire, d’avoir aimé et pratiqué une forme « mesquine », alors même que l’auteur des Fleurs du mal est pour celui à venir des Illuminations l’écrivain objet, entre tous, de la préférence (les mots sont connus : « un vrai Dieu »). La contestation est alors le stade de la négativité dérivante, qui s’exprime, qui agit, mais sans avoir ni le caractère englobant de la détestation ni celui à venir du dépassement dans le geste de création. La contestation est l’expression d’une gêne dont la finalité reste encore à préciser quand bien même elle semble clairement désignée. Ce qu’écrit Rimbaud à propos de Baudelaire ne peut pas encore se soutenir des Illuminations et s’inscrit dès lors comme fantôme, grésillement, quelque chose au statut mal précisé, au mode d’existence incertain, dans une trajectoire poétique encore assez largement inscrite dans les formes dont le geste de contestation justement cherche à produire la critique. Quelque chose reste en suspens, en régime de dérive, quand bien même la suite de l’œuvre vient comme avec l’exemple de Rimbaud en justifier la production – mais justement, au moment où les Illuminations apportent une réponse en acte à la question de l’invention des formes, la contestation n’est déjà plus l’actualité de la trajectoire rimbaldienne.

7L’histoire littéraire abonde en gestes semblables de contestation qui disent une préférence négative en instaurant non pas un régime de rejet mais de possibilité ouverte, de déchirure sans statut nettement précisé, qui dit sa promesse sans réaliser son programme. Songeons aux reproches adressés par Gracq à Proust ou à Perse, qui ne se résolvent ni dans la détestation ni dans la création à venir mais marquent l’invention d’une possibilité autre, d’une manière d’écrire autrement encore introuvable. Ces reproches, outre la justification psychologique plaisante à laquelle il est possible de les rapporter – justification produite par Gracq lui-même, dans une conversation avec François Bon qui faisait son portrait en « boxeur7 » – ressortissent avant tout à une pratique de la négativité ouverte, faisant appel à la possibilité d’un renouvellement à venir.

(dépassement)

8La possibilité d’un dépassement de la préférence négative est évidemment la manière, la seule, d’éloigner véritablement le paradoxe de la détestation. Manière de poursuivre la trajectoire de la préférence négative et pourtant de l’interrompre, de la destituer à la faveur d’un mouvement qui l’emporte vers une transformation avec laquelle finalement elle disparaît. Destitution par intensification de ce qui pouvait sembler ne devoir que conduire au paradoxe d’un retournement faisant vaciller l’idée même de littérature jusqu’à ce qu’advienne au contraire un renforcement véritable, par la seule voie possible c’est-à-dire l’œuvre, de la possibilité que la littérature existe.

9De ce mouvement de dépassement dans le cadre d’une réflexion sur la préférence négative, il n’y a au fond pas grand-chose à dire, sinon justement qu’il représente une extrémité à partir de laquelle il est déjà question d’autre chose : de l’invention de l’œuvre, de cet espace non encore réalisé, toujours en partie en avant du discours, qu’est l’œuvre8. Et sinon qu’il existe, quant à cette possibilité qui réalise l’impossibilité de l’absolu déclaré avec la préférence négative de la détestation, un paradigme majeur, connu de tous, qu’il n’est pas inutile pourtant de rappeler : Proust. Car en effet, on s’en souvient évidemment, tout le roman de Proust s’ouvre – au plan génétique – sur un geste de préférence négative majeure, l’idée ayant été d’abord d’écrire Contre Sainte-Beuve, de converser pour montrer à quel point la trajectoire d’écriture de Sainte-Beuve autant que sa manière de concevoir la démarche d’écriture – accordant une place indue au « moi social », tout ceci est connu – auront été détestées par un « narrateur » bientôt devenu tout autre, celui d’A la recherche du temps perdu. Proust ainsi parti d’une préférence négative marquée, marquée au point même de constituer le titre de l’ouvrage projeté – et partiellement écrit, Contre Sainte-Beuve –, s’oriente vers ce dépassement que sera finalement la création, et plutôt que la critique d’une conception de la littérature, d’une idée de la psychologie, vers une œuvre nouvelle, une nouvelle manière de traiter de la psychologie, « dans l’espace » et plus profondément que dans la seule prise sociale. Si la détestation doit être considérée comme une base de l’œuvre proustienne, et bien davantage qu’on ne le croit généralement – une phrase étonnante de haine semblant avoir scandé tout ou partie de l’écriture de l’œuvre : « Je commence à dire un peu moins souvent : “Je vous noierai dans un océan de merde”9 » – ce n’est pas sans qu’elle n’ait engendré, de manière exemplaire, son dépassement dans l’infini d’une inépuisable source de positivité, l’œuvre où Sainte-Beuve, bien vite, aura été non plus « démoli10 » mais oublié.

10Véritable aboutissement sans doute de la préférence négative, lorsqu’elle se soucie d’un avenir de la littérature, d’une possibilité que l’œuvre continue à exister – l’œuvre véritable, qui s’affronte à l’inconnu et le produit pour le lecteur ; ce dépassement, cette ouverture à l’invention. Ce n’est pas dire pour autant que la détestation n’ait aucune vertu que de transition ou d’étape vers la création : l’inquiétude qu’elle manifeste, au contraire, l’instabilité qu’elle engendre, appartiennent à ce qui permet à la littérature d’exister. Tout autant nécessaire du reste la contestation, qui lance dans l’espace des œuvres existantes ou non encore existantes la logique différente, instable elle aussi, de l’entre-deux, de l’existence virtuelle, de l’appel à l’avenir de la littérature.