Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 4
L'Écrivain préféré
Marielle Macé

Selon l’écrivain préféré

1« Il me semblait avoir sous les yeux un fragment de cette région fluviatile que je désirais connaître depuis que je l’avais vue décrite par un de mes écrivains préférés. Et ce fut avec elle, avec son sol imaginaire traversé de cours d’eaux bouillonnants, que Guermantes, changeant d’aspect dans ma pensée, s’identifia1 ». Ces mots du narrateur de Combray décrivent les tâtonnements du jeune homme qu’il fut, placé au seuil de sa vie, modelant ses désirs et ses apprentissages sur ses lectures, en chemin de reconnaître les liens qui unissent la forme des objets imaginaires aux spectacles du monde et aux expériences vécues. Cette phrase a ouvert tout un débat critique, qui a tourné essentiellement autour du souci de nommer l’auteur auquel elle fait allusion2 ; Michael Riffaterre a identifié la préférence du narrateur à Virgile, « sans trop d’arguments » selon Gérard Genette qui a mené une longue et belle enquête sur cet « écrivain préféré anonyme » (Flaubert, comme le suggère le pastiche ? Balzac ? Ruskin ? Racine ? Bergotte ? – en tout cas pas Virgile, précise le critique, qui n’est pas un « écrivain » mais un « poète »). Au cours de ce jeu de pistes, Genette formule avant tout une leçon sur les conditions de l’interprétation d’un texte de fiction : il ne faut pas confondre l’écrivain préféré de Proust avec celui de Marcel, mais s’efforcer de reconstruire l’objet « écrivain préféré – paysage fluviatile » en intégrant à cet objet tous ses contextes.

2Cette énergie d’élucidation peut cependant laisser insatisfait, si vaste est le paysage alentours, et puissante la sollicitation que le geste philologique se doit d’ignorer. La citation de Proust, en effet, et l’entité « écrivain préféré – paysage fluviatile » elle-même, enferment une proposition esthétique aussi forte qu’énigmatique ; l’énoncé maintient l’anonymat de l’écrivain élu, oblige à l’indifférence, détourne du désir de désignation et nous encourage à méditer, sans noms propres, sur ce que les lectures parviennent à transformer en nous et au-dehors. Il existe dans la vie sensible, suggère en effet le Narrateur, des moments où le réel semble rejoindre le souvenir esthétique, ou plutôt ce qui dans ce souvenir avait en le typifiant et en le généralisant modelé une attente ; des moments, autrement dit, où le monde nous apporte un « fragment », un pan, un exemplaire du paysage plus vaste et plus générique (de la « région ») qu’une œuvre avait déjà composé, resserré, et inscrit à l’état de possible à l’intérieur de nous. La description d’un paysage « fluviatile » avait en effet donné son signal de départ à une quête, inauguré (« depuis ») pour Marcel une attente de reconnaissance et d’adéquation ; comme si l’expérience des œuvres aimées et la façon dont elles nous restent étaient en avance non seulement sur le vécu mais sur les formes maîtresses de ce vécu, comme si elles les modelaient et les attiraient à soi, comme si la lecture, donc, était capable d’imprimer une sorte de pente, de tournure ou de pli à notre vie intérieure – « la contrainte interne d’un pli mental3 ».

3Quel rôle joue la « préférence » dans la formation de ce pli ? Qu’est-ce que faire une expérience « selon » un écrivain préféré ? C’est à cette figure particulière, plutôt qu’à une œuvre, que le texte rapporte ce chassé-croisé de la perception, de la lecture et d’une mémoire transformée en intention. L’écrivain préféré est certes le nom d’un emplacement dans l’histoire littéraire qui peut valoir, pour un lecteur donné, « toute la littérature4 » ; c’est aussi un mot de passe, qu’on échange volontiers avec d’autres en y mettant plus ou moins d’intensité intérieure, dans le conflit des goûts, la conversation mondaine ou l’amitié. Mais c’est surtout une personnalité, projetée comme telle sur une œuvre qui nous est adéquate et comme réservée, et dont la fréquentation imaginaire colore singulièrement la façon dont nous nous rapportons aux livres ; l’écrivain préféré est l’autre membre d’un cas très particulier de « relation esthétique », chargée d’affectivité, de désirs et d’entêtement, où la dimension relationnelle, justement, est considérablement accentuée, et au sein de laquelle nous pouvons avoir, comme Sartre avec Flaubert, un compte durable à régler : « préférer » impose des rapports densifiés avec l’antécédence et l’altérité, leste nos attentes de représentations intimes et obstinées que le contact avec le savoir et ses ajouts sera peut-être impuissant à modifier.

4C’est sur ces singularités d’une relation que je voudrais m’attarder. J’en retiendrai essentiellement trois aspects. Le premier tient à la dimension temporelle de la préférence, qui dans l’œuvre proustienne mais probablement aussi ailleurs, peut consister à la fois en un effet de répétition sensible, en la constitution de ferments de généricité (le retour de fragments d’une « région » typifiée), et en ce que Proust n’hésitera pas à appeler une « prophétie ». La relation de préférence oriente en effet l’expérience en profondeur, elle l’anticipe et la module, elle devance et prévient les perceptions, les émotions et les pensées, s’y réitère tout en pouvant s’y trouver à tout moment contestée. La citation initiale de La Recherche souligne à cet égard la transitivité de la relation et en accentue l’énigme chronologique : l’écrivain préféré a indiqué une direction, ouvert un accès, préparé une reconnaissance, initié un mouvement et même peut-être un projet ; associée à l’une des descriptions les plus complexes du paysage de Guermantes, qui a déjà été défini comme « le type du paysage de rivière », cette figure dessine une version complexe de l’expérience du « déjà vu5 », où la reconnaissance inverse n’est plus une anomalie mais le témoin d’oscillations cognitives, de passages constants entre le général et le particulier, et de véritables transfusions de temps.

5Le deuxième enjeu tient à la continuité de l’expérience décrite, sans effet de rupture avec les constellations perceptives de la vie quotidienne. La précision des descriptions proustiennes et leur place dans le récit permet de comprendre le lien indissoluble qui associe les expériences esthétiques à une histoire personnelle – ce qui, comme y a insisté Jean-Marie Schaeffer « contraste singulièrement avec la définition philosophique […] qui insiste au contraire sur la nécessité pour l’expérience esthétique ‘‘pure’’ de s’émanciper de ce qui relève de nos idiosyncrasies6 ». Les nombreuses lectures rapportées par le narrateur de La Recherche établissent un va-et-vient constant entre deux sollicitations, celle des livres et celle du vivre, entre des formes littéraires et des formes expérientielles, dans un mouvement incessant, syncopé, parfois contradictoire, mais de toutes façons plus souple et plus riche temporellement et cognitivement que ne le laissent entendre les modèles un peu mécanisés de beaucoup de théories de la réception (question/réponse, action/réaction, code/déchiffrement, partition/exécution, lacunes/comblement, etc.)

6Le troisième aspect consiste à définir, conséquemment, des « manières d’être » avec les œuvres, devant elles ou selon elles, c’est-à-dire des conduites esthétiques. Suivre, à l’intérieur d’un récit conçu comme l’élucidation d’une expérience du monde, le cheminement de cette figure de l’écrivain préféré permet en effet de réinscrire la lecture dans le large spectre des conduites esthétiques, c’est-à-dire dans un complexe d’émotions et d’attitudes qui prennent place dans l’ensemble très diversifié de nos façons de faire. Ce qui importe pour définir l’acte esthétique n’est pas tant l’objet considéré que l’attitude que l’on adopte face à lui, c’est-à-dire la spécificité d’une conduite attentionnelle, d’un regard, ou encore d’une disposition physique et mentale ; « préférer », alors, engage tout un style existentiel (et, réciproquement, un passage de l’existence dans le style), c’est l’une des manières7 d’être les plus investies, car elle peut décider largement des modèles d’une vie perceptive et émotionnelle.

7La longueur de La Recherche, de tous ces points de vue, est une chance, et peut même tenir lieu d’expérimentation ; dans cette reconstruction méditée d’une pratique individuelle, et sur le temps long, on peut observer ce qui se passe non seulement pendant, mais surtout après le moment de l’immersion, ce qui se prolonge une fois le livre refermé et se distille dans une existence concrète – en cela, la question de la lecture ne devrait pas être recouverte par celle du mode d’existence et du fonctionnement ponctuel des fictions. Quelque chose, dans les œuvres que l’on lit, se rend en effet durablement disponible, c’est-à-dire existentiellement citable8. Quoi exactement ? Le récit proustien est une sorte de balcon d’où observer et vivre à son tour cette pratique des disponibilités, car il ne cesse de dire la profondeur et la difficulté qu’il y a à suivre un écrivain dans sa phrase, et à transformer ses façons de dire en manières d’être appropriables.

La promenade entre toutes préférées

8Préférer – échelle intérieure, élection, intimité, direction affective, voire obstination… – présente bien cette dimension temporelle introduite par l’extrait initial de La Recherche : celle de la réitération qui peut se muer en vertige de l’éternel retour (ou, moins euphoriquement, en ennui de l’habitude). Julien Gracq l’expliquait au sujet de la « promenade préférée » au début des Eaux étroites : « si le voyage seul – le voyage sans idée de retour – ouvre pour nous les portes et peut changer vraiment notre vie, un sortilège plus caché, qui s’apparente à la baguette de sourcier, se lie à la promenade entre toutes préférées, à l’excursion sans aventure et sans imprévu qui nous ramène en quelques heures à notre point d’attache, à la clôture de la maison familière9 »… J’identifierai volontiers la figure de l’écrivain préféré, dans cette logique, à une promenade ou à un paysage pris dans le temps du familier, ancrés (« attachés ») dans l’habitude et la répétition, avec leurs tours et leur orientation infaillible. Cette association de l’écrivain à un paysage préféré, et même à un pays ou à une patrie, réapparaîtra sous une forme encore plus affirmée dans les passages théoriques de LaRecherche, désignant un effet éternisé de propriété : « Chaque artiste semble ainsi comme le citoyen d’une patrie inconnue, oubliée de lui-même, différente de celle d’où viendra, appareillant pour la terre, un autre grand artiste ; […] il chante selon sa patrie10 ».

9Prise du côté du lecteur, la métaphore indique aussi une spatialisation de la vie mentale, et figure le domaine vaste et continu du fait esthétique en accentuant ce que cet espace a d’habitable, à la manière d’un foyer imaginaire ; elle oblige à situer ce paysage dans le plus grand ensemble de nos territoires intérieurs, et à mesurer leur degré d’intégration ou de séparation. Regardant l’écrivain comme le représentant d’un lieu inédit, mais désormais reconnaissable entre tous, le lecteur donne un nom propre à une expérience singulière, celle du « pays perdu » dont le souvenir imaginaire est placé à l’horizon de l’expérience, et à la promesse de ses déclinaisons : gisement de citations et de situations, images motrices ou consolatrices, médiation, accès à une réalité neuve, ou au contraire cloison intérieure épaissie par les livresOn peut suivre (et pas forcément dans l’ordre) la construction de cet espace-temps chez Proust, qui culmine sur l’identification rétrospective du côté de Guermantes à la « région fluviatile » associée à l’écrivain préféré ; on y verra le jeune lecteur hésiter au seuil des formes et des temps11, se jeter dans le livre ou se retenir hors de lui, moduler son rapport aux œuvres, aux artistes et au monde entendus ou non comme des paysages séparés, mais aussi son rapport à soi-même. Le narrateur déploie le large spectre des attitudes susceptibles d’être adoptées devant les œuvres, et ne néglige pas, parmi ces conduites, la force avec laquelle les fictions peuvent faire écran à la perception de la vie environnante ; je voudrais pourtant mettre en valeur le profit et l’ouverture de son apprentissage, souligner ce qui, dans les conduites de lecture rapportées par La Recherche, peut résister à l’idéalisme, au bovarysme, à l’humiliation du réel par la littérature, et montrer que cette résistance tient en partie à l’entêtement de la préférence.

10I. La première scène de lecture sur laquelle je m’arrêterai ne va pas, a priori, dans le sens de cette souplesse perceptive et temporelle ; elle construit autour du liseur, alors enfant, une sombre « crèche » mentale « au fond de laquelle [il sentait qu’il restait] enfoncé, même pour regarder ce qui se passait au dehors12 » – on songe à la terreur de Sartre enfant à la première lecture de Madame Bovary : « Je disais “Charbovary” et je voyais, nulle part, un grand barbu en loques se promener dans un enclos : ce n’était pas supportable. À la source de ces anxieuses délices il y avait la combinaison de deux peurs contradictoires. Je craignais de tomber la tête la première dans un univers fabuleux et d’y errer sans cesse, en compagnie d’Horace, de Charbovary, sans espoir de retrouver la rue Le Goff, Karlémami ni ma mère13. » Dans la crèche proustienne, la question est aussi celle des frontières, apparemment très marquées, entre l’imaginaire et le réel. Le narrateur décrit l’étagement des écrans de sa conscience comme des tableaux superposés, et l’espace de la lecture lui apparaît comme une sorte de grotte d’où la perception doit partir de très loin pour aller vers le monde et le rejoindre. Dans cette réclusion d’allure fœtale, le réel nu n’est pas à la hauteur : « On cherche à retrouver dans les choses, devenues par là précieuses, le reflet que notre âme a projeté sur elles ; on est déçu14… » Les frontières ici matérialisées sont semblables à ces « épaisseurs d’art » que la grand-mère place entre l’enfant et ce qui est à connaître, ou à aimer : « au lieu de photographies de la cathédrale de Chartres, des Grandes Eaux de Saint-Cloud, du Vésuve, elle se renseignait auprès de Swann si quelque grand peintre ne les avait pas représentés et préférait me donner des photographies de la cathédrale de Chartres par Corot, des Grandes Eaux de Saint-Cloud par Hubert Robert, du Vésuve par Turner, ce qui faisait un degré d’art de plus15 » ; l’apprentissage et l’ampleur de la vie esthétique consisteront en grande partie, en fait, à savoir jouer de ces frontières et de ces degrés.

11Dès ces premières lectures, les degrés de l’immersion se différencient discrètement, et le paysage suscité par le livre est déjà considéré comme un peu moins périlleux que le personnage ; il est placé « à demi » devant soi, on s’y projette sans s’y perdre : « Déjà moins intérieur à mon corps que cette vie des personnages, venait ensuite, à demi projeté devant moi, le paysage où se déroulait l’action et qui exerçait sur ma pensée une bien plus grande influence que l’autre, que celui que j’avais sous les yeux quand je les levais du livre16 ». Le jeune lecteur se sent guidé ici par un « gouvernail », ce que Thibaudet appelait une « boussole intérieure » et qui recouvre le sentiment d’une vérité et d’une valeur « causées » par le livre, « cette croyance centrale qui, pendant ma lecture, exécutait d’incessants mouvements du dedans au dehors, vers la découverte de la vérité17 ». C’est en effet à ce moment, dans ce va-et-vient du dedans au dehors substitué aux miroitements diaprés de la fiction, qu’apparaît la première occurrence du « fluviatile », qui chemine au sein du premier volume de La Recherche et sera un peu plus loin associé à l’écrivain préféré : « C’est ainsi que pendant deux étés, dans la chaleur du jardin de Combray, j’ai eu, à cause du livre que je lisais alors, la nostalgie d’un pays montueux et fluviatile, où je verrais beaucoup de scieries et où, au fond de l’eau claire, des morceaux de bois pourrissaient sous des touffes de cresson ; non loin montaient le long des murs, des grappes de fleurs violettes et rougeâtres18… »

12La nostalgie d’un paysage imaginaire construit le passé qui devait la précéder, creuse un temps en arrière pour mieux s’y reconnaître ; on voit se dessiner la temporalité singulière de cette projection, résultat d’allers-et-retours entre la perception construite par le livre, l’anticipation et l’imagination de soi : l’irruption du conditionnel (« la nostalgie d’un pays où je verrais… ») projette un futur dans le passé, l’hypothèse ou la rêverie ; puis l’imparfait (« non loin montaient »…) ouvre à la description d’une réalité, de fleurs violettes et rougeâtres qu’on aurait aussi sous les yeux, dont on pourrait à son tour avoir le regret ou le désir. Ce souhait que le réel rejoigne l’œuvre incorporée, c’est un comble du fonctionnement des échos proustiens, une sorte de rime en prose et le sentiment, touché ici par l’ironie, que la vie aussi doit se mettre à rimer.

13Le paysage fait en effet « un décor » au désir du jeune lecteur, il en découpe le cadre, constitue le fond nécessaire sur lequel ce désir se détachera. Le modèle, on le voit, est d’abord pictural, et ce qui reste du livre insiste dans l’œil avec la même intensité et la même immédiateté qu’un tableau. La préférence (l’élection) encadre ce que le lecteur va aimer, ce qui va à son tour se détacher du réel pour être élu ; c’est la basse sourde de l’existence et comme son écrin, l’anticipation acharnée de retrouvailles dans le réel. Un peu plus loin, en effet : « Et comme le rêve d’une femme qui m’aurait aimé était toujours présent à ma pensée, ces étés-là le rêve fut imprégné de la fraîcheur des eaux courantes ; et quelle que fût la femme que j’évoquais, des fleurs violettes et rougeâtres s’élevaient aussitôt de chaque côté d’elle comme des couleurs complémentaires ». On sait combien le désir a besoin, dans la conscience proustienne, d’une structure de monde : l’être aimé implique, enveloppe, emprisonne un univers, autrui est un autre monde19 ; mais le plaisir particulier de la lecture tient sans doute au fait qu’ici l’accès au paysage étranger ne nous est pas refusé a priori, parce que nous le construisons comme un tableau en même temps que le désir, dans ce phénomène de doublure qui est la clé de l’expérience : « Aussi, si j’imaginais toujours autour de la femme que j’aimais, les lieux que je désirais le plus alors, si j’eusse voulu que ce fût elle qui me les fît visiter, qui m’ouvrît l’accès d’un monde inconnu, ce n’était pas par le hasard d’une simple association de pensée ; non, c’est que mes rêves de voyage et d’amour n’étaient que des moments […] dans un même et infléchissable jaillissement de toutes les forces de ma vie20 ». Le narrateur place la femme qu’il aime dans le décor imaginaire dont le livre a suscité la nostalgie, mais voudrait que ce fût elle à le lui faire découvrir, à le faire « lever » autour d’elle. L’expérience implique un va-et-vient bien plus complexe que l’ornement d’une cristallisation.

14II. À cette première méditation sur l’expérience de lecture succède la lente initiation du narrateur à Bergotte, et par conséquent l’association progressive, quoiqu’incertaine, entre le pays fluviatile et une singularité incarnée, une individualité créatrice qui est aussi une personne mondaine. Le goût pour Bergotte reflue vers la quête idéaliste d’une médiation, vers ces solutions pratiques destinées à un jeune homme qui ne serait pas suffisamment armé pour le réel et à qui la littérature doit servir de ressource, mais aussi peut-être d’impasse ; le narrateur ne cesse d’ironiser à ce propos : « J’aurais voulu posséder une opinion de lui, une métaphore de lui sur toutes choses, surtout sur celles que j’aurais l’occasion de voir moi-même21 »… L’incorporation de la préférence pourrait disposer l’individu, le préparer, ouvrir en avant des profondeurs de formes et de sens : mais, à ce plan de la Recherche, c’est un pli trop fortement imprimé à la possibilité des rencontres, l’objet d’une attente et d’un désir de reconnaissance qui détourne de l’acte neuf et exigeant de la perception.

15Car le jeune admirateur de Bergotte veut voir incarnés d’avance ses propres possibles ; idolâtrie plutôt que préférence, les formes offertes par la lecture se fixent en lui avec obstination, ne permettent pas d’échanges expérientiels, qu’ils soient prospectifs et rétrospectifs, et visent un embellissement à sens unique ; dans Les Jeunes filles, le narrateur se désolera par exemple, que ce que Bergotte lui a dit de la Berma n’ait pas précédé, justement, sa découverte de l’actrice : « pour que ces pensées pussent m’embellir le geste de la Berma, il aurait fallu que Bergotte me les eût fournies avant la représentation. Alors pendant que cette attitude de l’actrice existait effectivement devant moi, à ce moment où la chose qui a lieu a encore la plénitude de la réalité, j’aurais pu essayer d’en extraire l’idée de sculpture archaïque. Mais de la Berma dans cette scène, ce que je gardais c’était un souvenir qui n’était plus modifiable22 ». À vrai dire, la déception dira, encore ici, un peu plus que le besoin impérieux d’un écran d’art placé entre soi et le monde ; car le narrateur suggère qu’il faudrait aussi rouvrir le réel, et percevoir plusieurs fois, armé ou non de formes citables.

16Mais pour le jeune lecteur la préférence recouvre surtout la reconnaissance en l’autre de ce que l’on veut être, la superposition forcée de deux univers, voire, comme c’est beaucoup le cas ici, l’humiliation de la réalité par l’art (cette pente auto-mutilante des esthétiques spéculatives qui réservent à l’art un statut d’exception, le mettant de la sorte hors de portée, comme l’a montré Jean-Marie Schaeffer23). C’est l’objet des sourires constants du narrateur sur sa propre conduite avec les œuvres, et, en mauvaise part, selon elles : le jeune homme n’imagine pas que sa classe de philosophie puisse vivre autrement que par la pensée de Bergotte, et toute chose est mesurée à sa capacité d’absorption de l’aura24 liée à cette œuvre, à ce lointain qui émane d’une personnalité précieuse. Sa lumière et son privilège sont d’ailleurs contagieux, son aura diffuse et rayonne : Marcel veut savoir quel est « l’acteur préféré » de son écrivain préféré, et construit ses goûts dans cette dépendance… Via Bergotte et via « le charme » – le vernis distinctif – que celui-ci répand sur les choses, il se dispose à aimer Mlle Swann : « Et toujours le charme de toutes les idées que faisaient naître en moi les cathédrales, le charme des coteaux de l’Ile-de-France et des plaines de la Normandie faisait refluer ses reflets sur l’image que je me formais de Mlle Swann : c’était être tout prêt à l’aimer25 ». La lecture préférée prépare, apprête, et surtout contraint – avant-goût mais aussi gauchissement et irréalisation de soi : « Je faisais un mérite de plus à tout ce qui était à ce moment-là dans mon esprit26 »… Le corps ni la perception ne prolongent ici l’expérience esthétique, qui n’aboutit qu’en elle-même ; au mieux ils la consument ; observant par exemple que les promenades lui sont d’autant plus agréables qu’il les fait après de longues heures passées sur un livre, le narrateur souligne que son corps, chargé de vitesse accumulée, n’y fait que se dépenser : « La plupart des prétendues traductions de ce que nous avons ressenti ne font ainsi que nous en débarrasser en le faisant sortir de nous sous une forme indistincte qui ne nous apprend pas à le connaître27 ».

17L’essentiel de ce qu’il a lu, de ce qu’il en garde, sort ainsi sans forme hors de lui-même, c’est-à-dire sans style. Et lorsque Marcel souligne qu’il a les mêmes « phrases » que Bergotte – le même phrasé, c’est-à-dire peut-être la même nature sensible –, cela ne l’aide pas à suivre l’écrivain dans sa forme, comme il le souhaitera plus tard ; de cette rencontre avec toute une manière d’être et d’écrire, il conclut en effet à sa propre indignité créatrice, réservant à l’admiration vaine le plaisir pris à la reconnaissance d’une même disposition : « Même plus tard, quand je commençai de composer un livre, certaines phrases dont la qualité ne suffit pas pour me décider à le continuer, j’en retrouvai l’équivalent dans Bergotte. Mais ce n’était qu’alors, quand je les lisais dans son œuvre, que je pouvais en jouir28 ». La sévérité envers son propre désir de coïncidence, la dureté de frontières trouées par quelques points de rencontre, croisements inespérés et immérités, est poussée jusqu’au sarcasme : « il me sembla soudain que mon humble vie et les royaumes du vrai n’étaient pas aussi séparés que j’avais crus, qu’ils coïncidaient même sur certains points, et de confiance et de joie je pleurai sur les pages de l’écrivain comme dans les bras d’un père retrouvé. »

18III. Le troisième moment de La Recherche sur lequel je m’arrêterai est le passage par lequel j’ai ouvert cet article, qui fait apparaître enfin « l’écrivain préféré », ancré dans cette quête inverse de l’aura, des retrouvailles dans le réel des qualités qui émanent de l’œuvre lue ou de la simple imagination des noms, mais débouchant aussi sur la proposition, entr’aperçue, d’une autre conduite possible. Le passage est complexe, pris à nouveau entre ironie et profondeur expérientielle, entre illusion idéaliste et chassés-croisés temporels et cognitifs. Il roule sur l’immatérialisation nécessaire du côté de Guermantes : le narrateur associe le domaine aux « temps mérovingiens » et aux images projetées par la lanterne magique, le réel devant s’irréaliser pour contenir tout son rêve. Mais en relisant ce passage dans l’enchaînement des scènes précédentes, en y retrouvant les fleurs données auparavant, ainsi qu’une habitude prise et comme incorporée, on perçoit la profondeur de « déjà vu » qui s’ouvre en lui : « Puis il arriva que sur le côté de Guermantes je passai parfois devant de petits enclos humides où montaient des grappes de fleurs sombres. Je m’arrêtais, croyant acquérir une notion précieuse, car il me semblait avoir sous les yeux un fragment de cette région fluviatile que je désirais connaître depuis que je l’avais vue décrite par un de mes écrivains préférés. Et ce fut avec elle, avec son sol imaginaire traversé de cours d’eaux bouillonnants, que Guermantes, changeant d’aspect dans ma pensée, s’identifia29 ». Chez Proust les choses reviennent, mais aussi se retournent ; la première occurrence du « fluviatile » offrait la construction d’un dispositif presque corporel de reconnaissance qui aboutit maintenant, dans cette identification, et qui inscrit l’expérience de lecture dans un vaste univers d’échos et de transformations. Remarquons que le tableau désiré ne recouvre en rien, ici, le paysage réel, mais que le second, changeant d’aspect dans la pensée du narrateur, rejoint le premier, dans un mouvement d’identification à rebours et, pour ainsi dire, d’exemplification : le livre a suscité un désir générique dont le réel apporte ici un échantillon, regardé comme fragment, exemple et incarnation d’une qualité plus vaste que lui.

19Sur ce moment de vacillement temporel et cognitif, à nouveau modalisé (« croyant », « il me semblait »…) se greffe une description ironique de la rêverie du narrateur qui se projette dans une scène fantasmatique, un nouveau tableau où il fait entrer Mme de Guermantes sous les traits d’une Béatrice ; on y retrouve les lourdes couleurs associées cent pages auparavant au paysage fluviatile : « Je rêvais que Mme de Guermantes m’y faisait venir, éprise pour moi d’un soudain caprice ; tout le jour elle y pêchait la truite avec moi. Et le soir, me tenant par la main, en passant devant les petits jardins de ses vassaux, elle me montrait, le long des murs bas, les fleurs qui y appuyaient leurs quenouilles violettes et rouges et m’apprenait leurs noms »… Ces images, tout adolescentes qu’elles soient, sont conçues comme un avertissement, ce que Barthes appellera le signe du Projet : « Et ces rêves m’avertissaient que, puisque je voulais un jour être un écrivain, il était temps de savoir ce que je comptais écrire ». Il est très important, bien entendu, que le projet d’écriture intervienne ici ; la première apparition de ce que le narrateur ne rejoignait pas encore dans le réel, était en quelque sorte l’attente de l’écho (de la rime) que constitue cette réapparition et cette prophétie, l’attente d’une répétition qui aura ainsi été pourvue déjà d’un passé, d’une profondeur, mais surtout effectivement d’une forme, d’une épaisseur d’art, d’un « degré d’art en plus ».

20L’écrivain préféré, cette sorte d’aimant, apparaît ici comme un aspect de l’expérience démultipliée des reconnaissances et des méconnaissances, il accompagne la respiration proustienne des joies de l’anticipation imaginante et de la déception du réel. Ce degré d’art en plus (écran ou accès, c’est toute la question) se retrouve un peu plus loin dans la découverte de Mme de Guermantes pendant la messe, imparfaitement reconnue à travers le souvenir de son propre portrait : « je distinguais, diluées et à peine perceptible, des parcelles d’analogie avec le portrait qu’on m’avait montré30 » ; à nouveau, une représentation s’est imposée comme première occurrence, en sorte que l’expérience proprement dite présente toujours un léger décalage avec elle-même. La méditation finale du volume sur l’aura des noms, c’est-à-dire à nouveau sur ce qui émane d’un précédent idéalisé (ce royaume perceptif et affectif, intensément visuel, scintillant autour des œuvres ou des auteurs, ce monde idéal dans lequel on voudrait vivre, demeurer, se projeter), accentue ces effets de dédoublement et de réorientation du temps. Le nom est conçu comme une image qui devance avec entêtement le plaisir et fait le désir de voir ; l’antipathie du jeune enfant pour les Champs-Elysées vient d’ailleurs de ce qu’aucune image n’en a précédé la rencontre : « Si seulement Bergotte les eût décrits dans un de ses livres, sans doute j’aurais désiré de les connaître, comme toutes les choses dont on avait commencé par mettre le ‘‘double’’ dans mon imagination. Elle les réchauffait, les faisait vivre, leur donnait une personnalité ; mais dans ce jardin public rien ne se rattachait à mes rêves31 ». Les noms de pays, de paysages, découpent des images individuelles, « chacun d’eux comme un inconnu, essentiellement différent des autres, dont mon âme avait soif et qu’elle aurait profit à connaître32 ». Et ce long voyage à travers les noms rejoint discrètement, pour finir, les « lieux fluviatiles et poétiques33 » qui parsèment la route menant à Balbec. Comme si le temps propre à l’expérience devait être fait de devancements et de rectifications, comme si comptaient surtout les formes remémorées qui dans une conscience donnent son assise à la perception.

Le citable en personne

21Le mouvement des formes à la vie n’est pourtant pas à sens unique, et le Côté de chez Swann réserve une surprise, qui sonne comme une petite vengeance de la part d’un lecteur pris dans la grotte profonde des livres, ce jeune homme désinvolte et capable à tout moment de désaimer ou de projeter ailleurs l’énergie passionnée de sa préférence, mais qui signale aussi la possibilité d’un lent enrichissement des formes attentionnelles ; car, dans les premières découvertes du sentiment amoureux, c’est la vie qui va recharger à son tour, et à rebours, le halo lumineux de l’aura qui entoure l’écrivain préféré ; d’une obstination l’autre : « Quant à Bergotte, ce vieillard infiniment sage et presque divin à cause de qui j’avais d’abord aimé Gilberte, avant même de l’avoir vue, maintenant c’était surtout à cause de Gilberte que je l’aimais34 »… Certes, les effets de la cristallisation sont encore à leur comble, et ne font ici apparemment que s’inverser ; mais c’est aussi un autre mouvement causal qu’on peut entrevoir, et une autre disposition dans le spectre des conduites décrites, qui devra relever de véritables allers-retours entre les formes perçues et les formes vécues, plutôt que d’un entêtement à placer entre soi-même et le réel l’écran auratique ou le miroir déformant d’une idée-fixe.

22I. La possibilité de ces allers-retours repose en partie sur l’« effet-personne35 » qui est inhérent à l’écrivain préféré. Beaucoup d’articles le soulignent dans ce dossier : le passage de la mobilisation d’une œuvre à celle d’un écrivain peut changer les formes et les enjeux de la relation esthétique ; d’un écrivain, et non d’un « auteur » à proprement parler, car ce n’est pas la question de l’origine de l’œuvre ou de l’intentionnalité qui est en jeu ; si « écrivain » et « auteur » semblent synonymes chez Proust, c’est justement qu’il écarte comme inadéquate la question de l’autorité ou de l’authentification. Le narrateur de La Recherche semble être avant tout en quête de cet effet-personne : un livre nouveau est pris et regardé par lui comme une personne unique, avec son « intonation », son corps propre, sa silhouette et sa démarche ; il souligne la force du « sentiment qui nous fait non pas considérer une chose comme un spectacle, mais y croire comme à un être sans équivalent36 », entend « l’accent » de l’écrivain dans ses livres plus encore que dans sa conversation, un accent qui « n’est pas séparable de sa personnalité la plus intime, […] qui portera témoignage sur sa nature, qui dira si, malgré toutes les duretés qu’il a exprimées, il était doux, malgré toutes les sensualités, sentimental37 »… On connaît cette déclaration : « l’art d’un Vinteuil comme celui d’un Elstir, le fait apparaître, extériorisant dans les couleurs du spectre la composition intime de ces mondes que nous appelons les individus et que sans l’art nous ne connaîtrions jamais38 ». Rapporter la préférence à l’écrivain plutôt qu’à l’œuvre, avec le grain de sa voix, la singularité de son allure et de ce qui en émane (ce que Proust appellera son « rayon spécial »), c’est porter à la puissance deux cette individualité. L’objet de la préférence en cela, ne prend pas place dans une bibliothèque (avec son ordre, ses reliefs ou ses lacunes), mais ouvre à l’expérience de la figuration ou de l’extériorisation de toute une « personnalité » expérientielle.

23Évidemment la question est inséparable des analyses du Contre Sainte-Beuve : si l’écrivain est un individu, c’est bien comme univers incarné de formes (« monde » extériorisé dans une organisation de couleurs ou de traits) et non comme figure mondaine, car la personne sociale de l’écrivain « gêne » l’accès à cet univers. Comme personne sociale, l’individu reste cette somme contradictoire des perceptions que nous avons de lui, dont nous « gonflons ses joues » et remplissons ce que Proust appelle, littéralement, son « enveloppe corporelle ». Mais comme créateur et création, il est un monde essentiellement cohérent. En sorte que l’aura émanant de l’individu-œuvre (et, partant, sa sacralité) se fracasse contre le moi social. La rencontre de Marcel avec Bergotte est une catastrophe pour l’entretien de sa passion, pour le travail par lequel l’admirateur avait bâti l’écrivain comme un « temple, construit expressément » pour permettre un certain usage esthétique de ce qu’il est ; dans l’organisme sacré d’un temple imaginaire, le lecteur pouvait loger l’œuvre, mais pas « dans le corps trapu, rempli de vaisseaux, d’os, de ganglions39… » avec lequel il doit désormais composer. La rencontre avec l’écrivain est la face sombre de l’expérience, typiquement proustienne, des ajustements subtils et des retournements brusques, car cet écrivain est l’objet successif d’une cristallisation minutieuse et d’un désamour instantané : « Tout le Bergotte que j’avais lentement et délicatement élaboré moi-même, goutte à goutte, comme un stalactite, avec la transparente beauté de ses livres, ce Bergotte-là se trouvait d’un seul coup ne plus pouvoir être d’aucun usage, du moment qu’il fallait conserver le nez en colimaçon et utiliser la barbiche noire »… L’admirateur est forcé de réédifier complètement son objet ; au sein de cette dialectique d’anticipation et de rectification, tout semble fait pour la reconnaissance, mais tout arrive dans le déplacement, la méconnaissance, la nécessité de l’accommodation, dans une morale des aspects de la perception et un effort constant vers la totalisation du divers : « Les paroles méconnaissables sorties du masque que j’avais sous les yeux, c’était bien à l’écrivain que j’admirais qu’il fallait les rapporter », et elles « nécessitaient une transposition40 ».

24C’est le grand thème de l’empêchement, de la gêne comme modalité de la conscience. Les noms sont des dessinateurs fantaisistes, qui nous donnent des gens et des pays des croquis très peu ressemblants, mais « pour Bergotte la gêne du nom préalable n’était rien auprès de celle que me causait l’œuvre, à laquelle j’étais obligé d’attacher, comme après un ballon, l’homme à barbiche sans savoir si elle garderait la force de s’élever41 ». La non-coïncidence entre deux Bergotte s’aggrave en effet d’une non-coïncidence entre ce Bergotte et son œuvre : « cet esprit-là n’avait rien à voir avec la sorte d’intelligence répandue dans ces livres, si bien connus de moi et que pénétrait une douce et divine sagesse. En partant d’eux, je ne serais jamais arrivé à ce nez en colimaçon ; mais en partant de ce nez, qui n’avait pas l’air de s’en inquiéter, faisait cavalier seul et “fantaisie”, j’allais dans une tout autre direction que l’œuvre de Bergotte ». La remarque, complexe, roule sur le caractère inintégrable du détail qui s’isole hors de la cohérence d’un style, à la manière de ces minuties excessives de l’œuvre de Bergotte, j’y reviendrai ; mais surtout, elle oriente (toujours ironiquement) vers la question de ce à quoi le perçu fait aboutir, ce à quoi il donne accès lorsque l’on en suit la pente et qu’on en prend la direction : quel nez l’eût fait cheminer vers quelle œuvre, et, dans ce qui est bien un va-et-vient, quelle œuvre vers quel visage ?

25II. Si l’essentiel est en effet de savoir comment ce qui est lu peut aboutir et à quoi il fait arriver, il faut sans doute reconsidérer ce qui, dans la figure de l’écrivain préféré, se rend effectivement disponible, c’est-à-dire citable. L’important, à mes yeux, est que Proust n’insiste pas tant sur l’effondrement de la cristallisation, que sur le fait que la personne matérielle, ainsi dévoilée, est inerte et sans prolongement pratique ; le lecteur ne peut rien en faire : « ce Bergotte-là se trouvait d’un seul coup ne plus pouvoir être d’aucun usage42 ». C’est sur cette question de « l’usage » que je voudrais à présent m’arrêter, c’est-à-dire aussi sur la fermentation de la préférence en généralité pratique, qui permet au sujet de tracer des liens entre les objets de sa propre expérience.

26Ce qui se rend disponible, en effet, c’est une certaine forme de généralité intermédiaire, que la fréquentation d’une œuvre fait progressivement émerger, et dont l’écrivain préféré est le nom propre. On a déjà vu intervenir ces signaux de généralité que sont « l’analogie » (qu’entretient le visage de Mme de Guermantes avec son portrait), « l’idée extraite » d’un objet (dans la contemplation de la Berma), la « région » dont un paysage figure un exemplaire… Ce qui, dans les expériences esthétiques, sauve presque automatiquement du bovarysme, c’est en effet la place qu’occupe la généralité dans le va-et-vient entre le lu et le vécu. De l’œuvre au réel, il n’y a pas alors seulement substitution d’un sensible à un autre sensible, superposition d’une individualité à une autre (et, éventuellement, occultation et aveuglement), mais médiation, ou projection au-devant d’une forme déjà générique, décantée par ses répétitions. Le travail de la mémoire, de la préférence ou de l’habitude peut consister précisément en la production de cette typicité, toujours susceptible d’être mobilisée mentalement pour informer et enrichir la perception.

27Le retour voyant des « fleurs violettes et rougeâtres », autant qu’une autocitation (un « pastiche de pastiche » de Flaubert, comme l’expliquent les éditeurs), plus encore qu’un bégaiement du regard englué dans les lectures, était alors aussi le début d’un mouvement vers le général ; c’était le signe de la formation d’une habitude mentale induite par le livre, et l’apparition de ce que Valéry appelait « le germe du général ». Préférer, c’est s’être « habitué », avoir formé une figure généralisable (mais généralisable dans les limites où elle reste sensible) pour mieux « habiter » la nouveauté de chaque circonstance : « sans l’habitude et réduit à ses seuls moyens, [notre esprit] serait impuissant à nous rendre un logis habitable43 ». La réitération débouche ici sur une typification qui rend une forme appropriable. Lorsque le côté de Guermantes s’identifie à ce « fragment » de la « région » fluviatile dont le désir a été causé par une description, il a d’ailleurs déjà été défini comme « le type du paysage de rivière44 » ; la figuration suscitée par le livre n’était pas seulement un obstacle à la perception actuelle, mais aussi la proposition d’un genre, qui explique qu’elle ait pu faire un décor au désir futur, dans un rapport au livre qui ne s’épuise pas en humiliation du réel par l’imaginaire : « car ces paysages des livres que je lisais n’étaient pas pour moi que des paysages plus vivement représentés à mon imagination que ceux que Combray mettait sous mes yeux, mais qui eussent été analogues45 ». Une figure d’analogie, c’est ce qui fait voir le semblable, et, ainsi que l’exposait Ricœur après Aristote dans La Métaphore vive, la même opération qui fait voir le semblable est celle qui enseigne le genre. Cette importance de la généralisation explique ce qui, dans la préférence, s’est effectivement ouvert à un usage.

28C’est pourquoi l’initiation à Bergotte a supposé une acclimatation, une habituation, une pratique de comparaison et de ressaisie d’une unité au sein des reconnaissances : « Les premiers jours, comme un air de musique dont on raffolera, mais qu’on ne distingue pas encore, ce que je devais tant aimer dans son style ne m’apparut pas46 » ; le lecteur sait déjà que l’œuvre sera mémorable (il s’en souvient sur le champ, comme disait Barthes, dans l’un de ces retournements temporels permis par la préférence), mais il n’en identifie pas encore le principe ; il lui faut continuer à lire, rapprocher les morceaux, en extraire une généralité. Isolant un style, qui sera l’objet de son habitude et de l’entêtement de son goût, le lecteur se sent alors non en présence d’un morceau particulier d’un certain livre de Bergotte, mais du « morceau idéal de Bergotte, commun à tous ses livres et auxquels tous les passages analogues qui venaient se confondre avec lui, auraient donné une sorte d’épaisseur, de volume, dont mon esprit semblait agrandi47 ». Le morceau idéal, soulignons-le, « agrandit » l’esprit, c’est-à-dire qu’il incarne un nouvel accès perceptif, qui s’ajoute au répertoire cognitif du lecteur, et accroit, en quelque sorte, ses « possibilités de circuler48 ». De ce morceau, on observe peut-être le retour involontaire lorsque le narrateur sent dériver en lui un « morceau de paysage amené jusqu’à aujourd’hui [qui] se détache si isolé de tout49 » et flotte dans son esprit sans qu’il puisse dire de quel pays, de quel temps, ou de quel rêve il vient. À cet égard, la reconnaissance désirée et construite, comme jouissance d’une quête ou d’une maîtrise sur le réel, est assez différente du mécanisme de la surprise, du passage de l’ignorance à la connaissance et des amorces à la révélation qui font de La Recherche le récit d’une vocation. La préférence esthétique regarde ce qui, même dans le cours vrai du temps, même à la première lecture, c’est-à-dire dans le lit de l’expérience, en complique déjà l’ordre. C’est le générique qui ouvre cette orientation inverse, et l’écrivain préféré y devient une figure à la fois affective, esthétique, et épistémique.

29Le « morceau idéal » est donc le nom que le narrateur donne à l’identification progressive du style de Bergotte à laquelle sa fidélité lui a donné accès – un style dont la généralité ne vit qu’à s’incarner, justement, dans des morceaux, et qu’il est susceptible de retrouver à chaque rencontre avec une œuvre de son écrivain préféré : « chaque nouvelle beauté de son œuvre était la petite quantité de Bergotte enfouie dans une chose et qu’il en avait tirée50 ». C’est ce qu’il appelle, mi-ironiquement, « le Bergotte », un élément « précieux et vrai caché au cœur de chaque chose, puis extrait d’elle par ce grand écrivain grâce à son génie ». Le « génie » est ici décrit comme la puissance d’effectivité d’un regard, une capacité à identifier et porter au dehors, c’est-à-dire à extraire du réel puis à extérioriser, à figurer, quelque chose qui en lui vous est propre et comme destiné ; et si l’écrivain préféré est une sorte d’accès, c’est qu’il permet à son lecteur d’ouvrir en lui-même, à son tour, une région unifiée : l’un de ces passages parfaits, écrivait le narrateur à propos d’une des lectures inaugurales, « me donna une joie incomparable à celle que j’avais trouvée au premier, une joie que je me sentis éprouver en une région plus profonde de moi-même, plus unie, plus vaste, d’où les obstacles et les séparations emblaient avoir été enlevés51 ».

30III. Le narrateur distingue cet élément précieux, forme généralisable et nouvelle fenêtre pour son expérience, de ce qu’il appelle avec dédain « le genre Bergotte » : « le genre Bergotte […] était une vague synthèse des Bergotte déjà trouvés et rédigés par lui, lesquels ne permettaient nullement à des hommes sans génie d’augurer ce qu’il découvrirait ailleurs52 ». La beauté des phrases des grands écrivains est imprévisible, et le genre Bergotte ne sera qu’un point d’accroche aux pastiches ; Gérard Genette a montré combien le pastiche relève, entre autres pratiques, d’un plaisir générique, en attente des retrouvailles de certaines qualités dans une œuvre, qui suscite une conduite de recherche53. En cela le « genre Bergotte » est un type de généricité, mais de mauvaise généricité : ce n’est pas l’intuition d’une forme-maîtresse mais une synthèse a posteriori, et, à vrai dire, l’indice de l’échec de l’esthétique du détail qui est celle de Bergotte. Les jugements extérieurs portés sur Bergotte, en effet, soulignent en lui le goût excessif du petit fait et le risque de la dispersion ; Proust ne défend pas toujours en Bergotte la détachabilité des morceaux – les phrases que le narrateur préfère en lui, exemplifications fictives forgées de toutes pièces par l’auteur de La Recherche, éclairent mal pour nous, d’ailleurs, les qualités qu’il lui trouve. D’autres lecteurs cherchent à dissuader Marcel : Bergotte est trop minutieux, imagé, alambiqué ; mais l’admirateur a le sens du générique, et souligne que le temps (l’habitude, la répétition) rendra ces phrases aujourd’hui presque inintelligibles (c’est-à-dire non reconnaissables) intégrables à un style. C’est cette indécision du « morceau », du détail et du type, qui constitue en tout cas le motif de la sévérité du narrateur au fur et à mesure que La Recherche avance, une sévérité qui ne se retrouvera telle ni pour Elstir, ni à plus forte raison pour Vinteuil ; pour Bergotte lui-même, ce sera la raison d’une impression tragique d’échec, et pour son public, d’une désaffection.

31Le narrateur décrit en effet au cours du Côté de Guermantes le processus du désamour, et la façon dont un « autre écrivain54 » commence à se substituer à Bergotte dans les esprits. Dans les esprits mais pas tout à fait, ou pas jusqu’au bout, dans celui de Marcel ; on voit ici fonctionner tout à fait différemment la préférence sociale (élection partageable, distinction, signe de reconnaissance) et la préférence individuelle, qui est aussi l’entretien d’une fidélité à soi-même et, qui, en cela, n’est jamais tout à fait substituable. Christophe Pradeau a commenté l’opposition constituée par Gaëtan Picon55 entre la succession des admirations et celle des amours : le sujet changeant de préférences esthétiques ne devient pas « quelqu’un d’autre », alors qu’un changement d’amour en quelque sorte l’y contraint, et est toujours l’occasion d’un vacillement identitaire. Les préférences s’organisent dans la mémoire du lecteur en un vaste espace synchronique, qui constitue justement l’ordre esthétique, et qui suppose de circuler d’une disposition à l’autre ; qui implique, autrement dit, une accommodation et un « agrandissement » de l’esprit, comme le disait le narrateur, plutôt qu’une conversion ou un oubli conjoint de l’autre et de soi. Marcel précise d’ailleurs, dans une description décisive, qu’il ne parvient pas tout à fait à rejoindre ce nouvel écrivain dans son rythme : « Je reprenais mon élan, m’aidais des pieds et des mains pour arriver à l’endroit d’où je verrais des rapports nouveaux entre les choses. Chaque fois, parvenu à peu près à la moitié de la phrase, je retombais, comme plus tard au régiment dans l’exercice appelé portique56 »… Cette difficulté à suivre l’écrivain dans sa phrase, à en faire le phare d’une nouvelle habitude (c’est-à-dire d’un nouveau « type », d’un nouveau style placé à l’horizon des perceptions et permettant de nouvelles reconnaissances) ne l’empêche pas de s’éloigner de Bergotte, car il se sent requis et mis au défi : « Je n’en avais pas moins pour le nouvel écrivain l’admiration d’un enfant gauche et à qui on donne zéro pour la gymnastique, devant un autre enfant plus adroit. Dès lors j’admirais moins Bergotte dont la limpidité me parut de l’insuffisance. Il y eut un temps où l’on reconnaissait bien les choses quand c’était Fromentin qui les peignait et où on ne les reconnaissait plus quand c’était Renoir ». Ce qui demeurera, en somme, ce sont les « phrases » qui incarnent à la fois une personnalité stylistique et sa force de généralité, un phrasé et une possibilité d’acclimatation intime. L’écrivain regardé comme une phrase, c’est le citable en personne.

32IV. Suivre un écrivain dans sa phrase, qu’est-ce à dire précisément ? C’est, d’abord, entrer dans la puissance encadrante de ce que Montaigne appelait une « forme-maîtresse57 » (ce « patron au-dedans », le pli fondamental de chacun), s’approprier ce qu’il y a d’obstiné dans un style – la préférence consistant justement à avoir plaisir à témoigner de cette obstination. Chacun d’entre nous, les écrivains au premier chef, a une mélodie qui lui est propre, une forme-maîtresse à manifester : « autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini et, bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial58 ». Durabilité, itérativité, le temps propre aux œuvres consiste à faire parvenir jusqu’à nous ce rayon. On retrouve ici bien des éléments de ce qui avait fait l’énigme des premières lectures : l’effet de monde, l’aura, l’émanation… Mais le narrateur insiste ici sur la pluralité de ces mondes et le fait qu’ils soient « à disposition » ; touché par une façon d’être et de dire, atteint par ce rayon spécial comme par le « tour qu’a pris une vie59 », il identifie chaque artiste à une forme généralisable, un patron perceptif, un modèle sensible qui exercera désormais sur lui une influence rythmique : « je chantais intérieurement sa prose »… Barthes a décrit lui aussi la force de cette mélodie qui nous reste d’une œuvre : « J’avais la tête pleine de Nietzsche, que je venais de lire ; mais ce que je désirais, ce que je voulais capter, c’était un chant – d’idées-phrases : l’influence était purement prosodique60 ». L’auteur est le nom propre d’un phrasé, d’une disposition devant les choses, le passage en littérature de ce que Proust appelle une « manière », susceptible d’informer à tout moment les situations de la vie quotidienne : « ce qui m’intéressait, c’était non ce qu’ils voulaient dire, mais la manière dont ils le disaient, en tant qu’elle était révélatrice de leur caractère ou de leurs ridicules ; ou plutôt c’était un objet qui avait toujours été plus particulièrement le but de ma recherche parce qu’il me donnait un plaisir spécifique, le point qui était commun à un être et à un autre. Ce n’était que quand je l’apercevais que mon esprit […] se mettait tout à coup joyeusement en chasse61 » ; observer ces manières, c’est se rendre capable de saisir la répétition, l’analogie qui relie les circonstances, l’effectivité des généralités intermédiaires ; Marcel souligne qu’il y avait en lui, à cet égard, « un personnage qui savait plus ou moins bien regarder, mais c’était un personnage intermittent ».

33Les formes ici, apparaissent comme des fenêtres perceptives, c’est-à-dire comme un cadrage plutôt que comme une image, un mouvement plutôt qu’un objet. Peut-être La Recherche en éclaire-t-elle plus souvent le mécanisme au sujet de la peinture et de la musique, qu’au sujet du langage proprement dit. Rapidement la lumière d’Elstir, par exemple, n’est pas donnée comme l’élément d’une image, mais comme une médiation qui peut rouvrir l’expérience (et offrir au jeune homme de n’être plus déçu par toute une région du réel) : « tout ce que j’avais dédaigné, écarté de ma vue, non seulement les effets du soleil, mais même les régates, les courses de chevaux, je l’eusse recherché avec passion pour la même raison qu’autrefois je n’aurais voulu que des mers tempétueuses, et qui était qu’elles se rattachaient, les unes comme autrefois les autres, à une idée esthétique62 ». La force de ces bifurcations était déjà présente dans Du Côté de chez Swann, lorsque le narrateur commentait l’alternance des images, la substitution d’un rêve au rêve précédent, et les « brusques changements de front » de ses propres désirs ; il soulignait que ces bifurcations ouvraient à un complet « changement de ton dans [s]a sensibilité ». Un autre phrasé, soudain identifié, transforme en effet quelque chose du sentiment de vivre. Changer de préférence esthétique, de ce point de vue, c’est changer d’accès privilégié, et donc d’objet de reconnaissance, de réserve sensible et de possibilité de diction ; plus précisément, c’est ajouter à ce répertoire intérieur : désaimer le sublime pour aimer l’impression, par les yeux d’Elstir, augmente le spectre des formes attentionnelles, car les conduites esthétiques autorisent les maintiens et les contradictions – bien plus tard il sera possible à Lévi-Strauss, par exemple, d’avoir deux écrivains préférés qui sont comme deux mondes inconciliables : Proust et Céline.

34L’identification de ces formes-maîtresses culmine au milieu de La Prisonnière dans la théorie des « phrases-types » – à la fois types et formes sensibles. Les phrases-types interviennent à propos de musique, dans le droit fil de ce qui a déjà été dit pensé à propos de la « petite phrase » de Vinteuil, et définissent en profondeur ce fait de style qui tient à la fois de l’individuation et de la généralité ; les phrases-types sont cette qualité d’un « monde unique » que l’on « reconnaît » d’une œuvre à l’autre ; Marcel en fait l’équivalent de « la fête inconnue et colorée (dont les œuvres semblaient les fragments disjoints, les éclats aux cassures écarlates)63 ». Cette identification d’une disposition sensible à la fois singulière et répétée s’accorde bien aux arts du regard ou de l’écoute… Mais Albertine est attentive et parle à notre place : « Même en littérature ?, me demandait Albertine ? Même en littérature. […] [V]ous verriez dans Stendhal un certain sentiment de l’altitude se liant à la vie spirituelle : le lieu élevé où Julien Sorel est prisonnier, la tour au haut de laquelle est enfermé Fabrice, le clocher où l’abbé Blanès s’occupe d’astrologie… » Remarquons la pertinence générique de ces phrases-types stendhaliennes, qui désignent aussi bien des énoncés que des situations, puisque, lorsque Gracq a voulu lui aussi se rappeler ce qui lui restait de La Chartreuse de Parme, il a cité des scènes de hauteur tout à fait semblables64. Cette pensée de Marcel prolonge le sentiment d’exemplarité éprouvé devant le « morceau idéal » de Bergotte, le problème du détail et de la dispersion en moins. De la même façon, explique-t-il, une « même nouvelle et unique beauté » reste identique dans toutes les œuvres de Dostoïevski, et peut même informer le regard du lecteur à rebours, lorsqu’il s’agit d’identifier « le côté Dostoïevski de Mme de Sévigné65 ».

35Suivre un écrivain dans sa phrase c’est donc lui emboîter le pas et faire siens son rythme et sa démarche ; mais c’est aussi, en un autre sens, faire à l’aveuglette, cette fois, l’expérience d’un cheminement nouveau, dans un temps qui ne vous appartient pas ; car la phrase n’est pas seulement un patron syntaxique et l’incarnation du genre à l’échelle de l’individu, elle est aussi l’occasion de toute une pratique du temps – expérience de la durée sensible, de l’ignorance de ce qui va venir, de la fatigue ou du désir de prolongement. « Suivre », de ce point de vue, c’est aussi naviguer à vue, se laisser aller à l’incertitude de la marche sans but, s’abandonner à une exigence inconnue. C’est bien l’expérience du narrateur lorsqu’il s’apprête à changer de préférence et peine à suivre « l’autre écrivain » dans sa phrase : « je sentais que ce n’était pas la phrase qui était mal faite, mais moi pas assez fort et agile pour aller jusqu’au bout66 ». Nous-mêmes entrons, au milieu de cet extrait, dans la singularité rythmique d’une phrase (fictive) entrecoupée des commentaires de l’expérience que le narrateur en a fait, de son incompréhension, de la route qu’il a suivie un moment, et qui s’est ensuite interrompue.

36La difficulté est en effet de suivre l’écrivain jusqu’au bout, dans un temps dégagé de l’habitude : « Celui qui avait remplacé pour moi Bergotte me lassait non par l’incohérence mais par la nouveauté, parfaitement cohérente, de rapports que je n’avais pas l’habitude de suivre. Le point, toujours le même, où je me sentais retomber, indiquait l’identité de chaque tour de force à faire. Du reste, quand une fois sur mille je pouvais suivre l’écrivain jusqu’au bout dans sa phrase, ce que je voyais était toujours d’une drôlerie, d’une vérité, d’un charme, pareils à ceux que j’avais trouvés jadis dans la lecture de Bergotte, mais plus délicieux67 ». Progrès en lecture assez lents… ; mais aussi généricité au carré, puisque c’est l’identité de tous nos amours, dont parle Proust dans Les Jeunes Filles, que l’on retrouve ici à l’échelle de l’apprentissage esthétique, investi d’une immense énergie corporelle et presque musculaire. Il suffira pourtant que Bergotte lui décrive ce nouvel écrivain (lui-même lointainement proustien) comme de quelqu’un qui « ressemble à Bloch », pour que l’image désagréable fasse écran à son tour et que le narrateur ne se sente plus en devoir de se donner la peine de le comprendre. On met du temps, en effet, à circuler davantage, à suivre et laisser dériver en soi une nouvelle phrase, c’est-à-dire une nouvelle pratique du temps. Marcel décrit ailleurs comme un très long processus les changements de voies de sa vie intellectuelle : « Sans doute elle progresse en nous insensiblement et les vérités qui en ont changé pour nous le sens et l’aspect, qui nous ont ouvert de nouveaux chemins, nous en préparions depuis longtemps la découverte68 ».

37Une partie de la difficulté des conduites esthétiques tient peut-être à ce battement de la disponibilité entre la phrase-type et la phrase-temps. Car on n’en fait pas tout à fait le même usage ; la première peut offrir aussi bien un accès qu’une contrainte, et la seconde inviter à l’intégration comme à la désorientation ; le narrateur nous a ouverts tour à tour à ces expériences.

La vie en forme de phrase

38Question d’usage, en effet, car l’important reste ce que le lecteur en fait, la façon dont il réactive ces disponibilités, dont il se réapproprie cet insistant « déjà vu » ; c’est le souci de l’intériorisation des œuvres, de la « quantité d’art » que l’on parvient à mettre dans son existence, comme le souhaitait déjà la grand-mère du narrateur. Comme si les phrases cherchaient en nous (cherchaient en Marcel) leur circonstance, leur situation, cheminant à travers ce que Proust appelle le « moi œuvrant », ce sujet qui œuvre à tâtons à l’intérieur de soi-même, pour qui les phrases traversées sont les moyens du bord ; par leur forme sensible, leur orientation temporelle, et leur caractère générique, ces phrases sont en effet citables, c’est-à-dire transportables et réénonçables ; l’intensité du souvenir de l’œuvre lue est en rapport direct avec leur capacité à prendre place parmi des situations effectives. C’est cette ouverture que Michel Deguy souligne dans toute trouvaille de diction : « Comment sans cela ma perception et mon vécu (ma “circonstance”, mon expérience) pourrait-elle intéresser. Intéresser ces autres, si je ne leur donnais à entendre autrement dans leur vie, à l’interpréter comme on dit, autrement dit à la citer à leur usage dans le contexte de leur circonstance69 » ? Si les écrivains nous devancent ainsi « allégoriquement », cela suppose la remise en jeu perpétuelle de leurs formes dans d’autres circonstances, les nôtres, cela implique que la vie devienne quelque chose comme une interprétation pratique.

39I. La Recherche offre un exemple complexe de ce mécanisme, qui se construit cette fois sur une œuvre réelle : le commentaire de la lecture de Phèdre ; l’œuvre de Racine y apparaît à la fois comme un accès, une sorte d’interprétant de la vie de Marcel, et surtout comme une « prophétie ». Phèdre est d’abord apparue dans l’aura de Bergotte, car c’est en lui que le narrateur s’est laissé toucher par elle (« Chaque fois qu’il parlait de quelques chose dont la beauté m’était restée jusque là cachée, des forêts de pins, de la grêle, de Notre-Dame de Paris, d’Athalie ou de Phèdre, il faisait dans une image exploser cette beauté jusqu’à moi70 ») ; mais l’œuvre apparaît dans ce passage-ci au cœur d’une expérience autonome, entièrement prise dans la durée du vécu, et portée par le prolongement réciproque de l’une dans l’autre. Le narrateur souligne le rayonnement des phrases de Racine dans plusieurs de ses propres situations, l’insinuation de la phrase dans une vie à laquelle elle prête momentanément son sens. La scène de la déclaration de Phèdre, par exemple, annonçait plusieurs des épisodes amoureux de son existence, et se trouve ainsi associée à quelques effets majeurs du temps : la répétition, l’anticipation, la révélation. Le récit réaccompagne, à cet égard, les étapes de l’apprentissage : « Alors je me souvins des deux façons différentes dont j’avais écouté Phèdre, et ce fut maintenant d’une troisième que je pensai à la scène de la déclaration. Il me semblait que ce que je m’étais si souvent récité à moi-même et que j’avais écouté au théâtre, c’était l’énoncé des lois que je devais expérimenter dans ma vie71. » Les phrases, réserve de diction, « énoncés » de lois, flottent en nous, attendant leur heure et le moment de leur adéquation, c’est-à-dire le moment de leur maximum de résonnance (« c’est comme moi ») – qui n’est pas forcément une expérience euphorique.

40La suite du passage fonctionne comme un vaste syllogisme, empilant les énoncés et faisant communiquer les espaces : d’abord la formulation de vérités générales sur le désir, ancrées dans l’expérience propre du lecteur – son histoire d’amour avec Gilberte puis avec Albertine ; puis le constat de ce que l’argument de Phèdre contenait déjà ces deux cas ; enfin le commentaire de passages de Phèdre mis en résonnance permanente avec la vie de Marcel, qui se représente lui-même en attente de s’y reconnaître, ou déjà en interprète d’une analogie. Citant effectivement Racine, il souligne et exploite les résonnances de la scène connue par cœur dans plusieurs situations : « Elle vient lui avouer son amour, et c’est la scène que je m’étais si souvent récitée. […] Mais dès qu’elle voit qu’il n’est pas atteint, qu’Hippolyte croit avoir mal compris et s’excuse, alors, comme moi venant de rendre à Françoise ma lettre, elle veut que le refus vienne de lui, elle veut pousser jusqu’au bout sa chance : “Ah ! cruel, tu m’as trop entendue.” Et il n’est pas jusqu’aux duretés qu’on m’avait racontées de Swann envers Odette, ou de moi à l’égard d’Albertine, duretés qui substituèrent à l’amour antérieur un nouveau, fait de pitié, d’attendrissement, de besoin d’effusion et qui ne faisait que varier le premier, qui ne se trouvent aussi dans cette scène72 ». Cet effort herméneutique est dense et complexe, il présente plusieurs modes d’introduction des citations qui modulent le rapport au livre, et font intervenir Bergotte comme lecteur de Racine, un Bergotte médiateur dont il faut interpréter l’interprétation. Ce long travail se traduit par un étonnant va-et-vient entre l’élucidation interne de la scène de Phèdre (appuyée sur des maximes qui font lien entre le livre et le réel) et ce qui est déjà plus qu’un effet d’écho racinien dans la vie de Marcel. Le narrateur a en effet conscience de lire « pour », de diriger son expérience de l’œuvre vers sa propre vie : « C’est du moins ainsi, en réduisant la part de tous les scrupules “jansénistes”, comme eût dit Bergotte, que Racine à donnés à Phèdre pour la faire paraître moins coupable, que m’apparaissait cette scène, sorte de prophétie des épisodes amoureux de ma propre existence73 ».

41Une « sorte de prophétie », qui du moins apparaît telle lorsque l’on décide de laisser l’œuvre se prolonger dans la vie ; il y a là une résolution forte de l’aporie du réel et de l’irréel, de l’intérieur et de l’extérieur, et une construction tout autre que celle des écrans successifs de la conscience. Ce que l’œuvre prophétise, Marcel se l’est répété sans savoir comment cela sera vrai – c’est le mémorable, le citable que l’on identifie sur le champ en levant la tête du livre. Comme les proverbes de Paulhan74, les phrases cherchent en nous leur lieu ; voilà une inversion du rapport d’application de la fiction au réel : les lectures dérivent en nous, attendant que le réel fasse d’elles un accès ; elles ne « s’appliquent » pas au réel pour le recouvrir a posteriori, mais prennent sens en situation. De ce point de vue, le recours à l’idée de « prophétie » perd de son mysticisme (ce qui, dans le contexte d’une sacralisation de l’art, vaut un bovarysme) si l’on ne se figure pas le devancement de l’œuvre comme une annonciation transcendante, mais comme la description de cette justesse de phrasé qui est mise en réserve ou en mémoire par le lecteur, dans l’attente de trouver, au sein de sa vie et de ses événements neufs, le lieu de son adéquation, de sa résonnance, de son insinuation. Ce chassé-croisé a des effets sur le temps ; la prophétie est en effet analogue aux « mensonges » dont parle un peu plus loin le narrateur – bien qu’il s’agisse évidemment d’un tout autre type d’irréels – ces mensonges premiers qui, plongés dans le temps comme dans un bain d’acide inverse, peuvent devenir vrais. La durée ici, n’est pas que corruption, elle crée aussi du vrai, en laissant dériver les choses vers et pour les situations où elles deviennent justes, adéquates, signifiantes. C’est de la même manière que nous nous répétons nos lectures.

42II. Peut-être est-ce surtout ce que, lecteurs, on aimerait qui soit (et de ce point de vue, je cite à mon usage, comme dit Michel Deguy, les phrases de Proust, et je les intègre à ma propre circonstance). Car Proust n’accentue pas exactement cette joie ou cette vertu de la lecture.

43L’extrait de la plongée en Phèdre, que j’ai longuement suivie, se referme sur le constat un peu dérisoire d’un retour à la case départ (« Ces réflexions n’avaient d’ailleurs rien changé à ma détermination, et je rendis ma lettre à Françoise75 »), comme si le narrateur n’avait pas appris grand-chose, comme s’il n’en sortait pas transformé. Tout le texte, en fait, pose qu’un livre profondément compris n’est qu’un appel pour créer à son tour, et non un accès pour vivre ; Le Temps retrouvé explique qu’on ne trouve sa phrase qu’en écrivant, celles des autres n’étant pas une nourriture perceptive, ou expérientielle, mais une matière à transmuer en création. Dans ce dernier volume, Marcel est très sévère avec les usagers de l’art, au point de nous détourner de toute attention littéraire qui ne fasse pas le saut vers l’écriture. Il dévalue les conduites esthétiques, pour en faire l’ébauche informe de la création, il humilie aussi l’artiste vieillissant qui cherche dans la vie la beauté qu’il n’a plus la force d’extraire de lui-même. C’est la dureté du passage consacré aux « célibataires de l’art », qui conclut une méditation sur « les joies artistiques ». Le narrateur y explique que les infertiles qui goûtent en permanence mais ne créent pas, ne devraient nous toucher que comme des brouillons naïfs, comme ces essais d’avions qui n’ont jamais volé mais où résidait pourtant le désir du vol ; les intensités esthétiques s’emballent et s’enchaînent en eux vainement : « comme ils n’assimilent pas ce qui dans l’art est vraiment nourricier, ils ont tout le temps besoin de joies artistiques76 »… À ce plan, la figure de l’écrivain préféré semble brouiller les situations d’art, car elle leur surimprime une sidération et une opacité à soi semblables à celles de l’amour (le narrateur souligne par exemple le mésusage complaisant qu’un homme malheureux peut faire de tel morceau de La Bruyère).

44Le « moi œuvrant » dont je parlais plus haut est d’ailleurs avant tout chez Proust le moi qui fait œuvre ; et faire de sa vie une forme, ou faire entrer dans sa vie la forme propre des autres, n’y suffit pas. Pourtant une grande partie du livre (une partie particulièrement projectible pour des lecteurs qui n’ont pas tous en vue une œuvre à faire) montre tout ce qui peut naître en lisant, en regardant, en écoutant ; comme si, ainsi que le disait Wolfgang Iser, l’acte de perception était aussi « une fin en soi77 », et comme si les œuvres étaient avant tout faites pour prolonger cet acte en nous. Entre l’évidence des joies artistiques et la sommation finale du Projet, il y a une aporie que simplifie la cruauté du passage sur les célibataires de l’art. De là, peut-être, la joie à contretemps que connaît le narrateur à la relecture de François le Champi ; car la redécouverte du livre aimé l’allège à un moment crucial du poids du projet, elle le rend au plaisir d’une forme expérientielle en lui restituant quelque chose de son ancien regard ; sans doute, précise-t-il, la plume de George Sand n’était-elle pas une « plume magique. Mais c’était une plume que sans le vouloir j’avais électrisée78 ». La préférence et son itération incarnent la chance constante de cette restitution.

45III. D’autres ont d’ailleurs vécu de la réactivation des phrases proustiennes, dont ils restaient essentiellement lecteurs, en-deçà du saut vers le roman. Roland Barthes, par exemple, était mu par le souvenir de La Recherche qui se trouvait toujours pour lui à portée de citation (fréquentation permanente, bégaiement de la préférence, si l’on veut : « Proust, c’est ce qui me vient, ce n’est pas ce que j’appelle ; ce n’est pas une “autorité” ; simplement un souvenir circulaire79 ») ; Barthes a fait de Proust un modèle intérieur et le tracé d’une attitude devant les choses. De ce point de vue, le va-et-vient entre la vie sensible et la lecture tels que Proust en a composé le récit se prolonge en son lecteur – continuité d’un rythme, influence « purement prosodique » comme le dit Barthes. « Je dis bien Proust – et non La Recherche80 », précise-t-il, et accentue l’« existentialité de l’écrivain81 », ce qu’il y a en lui d’indépeçable à la différence de ses livres. C’est de l’auteur comme forme de vie qu’il s’agit, en l’occurrence Proust comme théoricien de l’intensité individuelle dans le temps.

46Comment le critique a-t-il suivi Proust dans sa phrase ? Et jusqu’où ? La forme-maîtresse du roman proustien, telle que Barthes l’a identifiée et éprouvée pour lui-même, est devenue l’outil d’interprétation de sa propre expérience, puis un mode de conduite pour le récit qu’il en a fait. « Une idée de recherche », publié en 1971, décrivait en ces termes la structure fondamentale du roman proustien : « c’est l’émerveillement d’un retour, d’une jonction, d’une retrouvaille82 ». La Recherche est en effet le roman de la reconnaissance, du retour et de l’exclamation, j’y ai insisté, et c’est à ce titre qu’il était pour Barthes le modèle de la relation esthétique : le lecteur sentait qu’il y avait quelque chose à reconnaître dans le livre, que lui-même était attendu (que veut-on de moi ?), et c’est pourquoi il pouvait offrir, à son tour, sa propre identité à l’enquête. C’est cette « phrase-type » qu’est la reconnaissance, sa réserve de manières d’être et de dire, qui a décidé de la conduite de La Chambre claire : le scénario est tout entier proustien, récit de la superposition du vrai et du temps, suite d’errances dans le monde, de révélations, et de découverte d’une vérité dans un visage : « la photographie me donnait un sentiment aussi sûr que le souvenir, tel que l’éprouva Proust83… »

47Souvenir circulaire, modèle d’un phrasé et identification à son auteur donc, mais aussi sidération. Car Barthes s’est dit « intoxiqué84 » du monde proustien. Le mot intervient dans la présentation du dernier séminaire, consacré aux photographies que Nadar a données des modèles supposés des personnages à clef de La Recherche ; Barthes se dit fasciné par cet univers, uni à lui par un rapport vague et insistant, « marcelien » jusqu’à la moelle, et même « gêné » par les portraits réels dans sa reconnaissance des personnages fictifs (« quoi, la duchesse de Guermantes, ce n’est que ça ? »). « Gêné », le mot est de Proust, on s’en souvient, et désignait déjà la difficulté à rapatrier les œuvres dans la vie ; tout comme « intoxiqué », d’ailleurs (Marcel lui-même se disait « intoxiqué » d’Albertine en reprenant un mot de Cottard)85.

48Barthes est resté plus lecteur qu’écrivain mais la lecture, à lui non plus, ne suffisait pas tout à fait, puisqu’il regardait proustiennement le passage de ce seuil comme un tourment. Du drame individuel du Projet, il a fait le sujet de son dernier cours, La Préparation du roman, sorte de circulation acharnée autour d’un devenir écrivain auquel Marcel sacrifiait toute une vie de célibataire de l’art. Barthes y rassemble tout son parcours de sujet affecté pour le convertir en énergie d’écriture ; il traque en lui-même « ce moi qui veut faire l’écrivain86 » (non pas faire une œuvre, mais faire l’écrivain, en esquisser les gestes, laisser s’incarner cette figure à l’intérieur de son propre corps et de son propre temps). On le sait, il simule (ou imite) et se met tout au long de ce cours dans la situation de celui qui veut écrire un roman ; il parcourt le chemin jusqu’au bord de l’œuvre, en une patiente analyse de tout ce que requiert la conversion à la littérature vécue sous la figure active de l’œuvre à faire. Le fantasme part explicitement de quelques œuvres réelles (Proust, Flaubert, Kafka), car écrire lui vient de lire et il s’agit pour Barthes de chercher à produire ce mémorable des œuvres qui l’habitent « comme un souvenir ». Le cours s’épuise pourtant à projeter le roman comme essentiel intérieurement, comme si Barthes peinait à emboîter le pas de Marcel, à suivre sa phrase jusqu’au bout.

49IV. Le nom de l’écrivain préféré, ce qui en reste, ce qui en est mobilisé, est ce cheminement de la vie à une forme. Le cours de Barthes est l’occasion d’une expérience intime de cette tentation marcelienne de vivre sa vie en forme de phrase. « La vie en forme de phrase87 » : Barthes a fait de ce télescopage entre un fait de style et le foyer de l’existence le point culminant de son cours ; il s’y propose d’étudier la « formation des Images du Moi à travers la médiation de Phrases ». Cette pensée me semble tout devoir à la théorie proustienne des « phrases-types » et à l’expérience propre de Marcel cheminant avec ses lectures. À ce niveau, explique Barthes, vivre « au sens le plus actif, le plus spontané, le plus sincère, et je dirai le plus sauvage, c’est recevoir les formes de la vie des phrases qui nous préexistent88 ». Ce façonnage désigne un rapport au fantasme, à la « Phrase absolue qui est en nous et nous fait ». Que doit « notre phrase » aux phrases littéraires, aux formes mémorisées et citées ? – c’est le point vif. Nous sommes tous des Bovary, ironise Barthes, qui nous laissons mener par les formes d’autrui comme par des leurres ; mais, « à même le leurre, précise-t-il après un détour par Proust, la Phrase littéraire est initiatrice : elle conduit, elle enseigne le Désir (le Désir, ça s’apprend) ». Ces dépôts de littérature sont bien l’avenir du sujet.

50On voit ici le lecteur se débattre entre individuation et bovarysme, au seuil de la formation de son propre moi, voulant résister aux leurres (et, de ce point de vue, se trouvant toujours ridicule), mais aussi bien en quête d’influence et de précédents ; c’est la même contradiction que celle de Marcel, et c’est sans doute celle qui habite tous les amoureux de la littérature : quel cheminement espérer de l’imagination, ou de l’anticipation, au réel ? Ce qui devance est-il voie ou écran ? Faut-il lâcher le livre qui a inauguré un désir et une conduite de recherche, qui nous a disposés ? La préférence est parfois une relation increvable, qui ouvre la perspective idéaliste d’une vie-œuvre (c’est le rapport de Barthes à Proust, mais aussi à Gide), mais une relation qui n’aboutit pas nécessairement dans l’univers des solutions. Le parcours proustien a montré qu’il faut ici couvrir toute la gamme des conduites, car la médiation des œuvres peut prendre bien des formes : accès perceptif (où tout est dans l’aval), repère sensible (et, en cela, objet d’une reconnaissance), généralité intermédiaire (c’est-à-dire aussi interprétant de notre propre vie), méconnaissance, leurre, élan burlesque suivi d’autant de retombées…

51Jean-Marie Schaeffer a consacré des pages décisives à la négligence dans laquelle les conduites esthétiques ont été tenues tout au long de la période moderne89. Le succès de la tradition spéculative ou idéaliste de l’art, explique-t-il, a conduit à une évacuation de la distinction féconde entre la sphère esthétique et la sphère artistique, c’est-à-dire à une « réduction de l’art à son pôle créateur » (c’est en effet le motif de la dureté de Marcel à l’égard de l’attention esthétique) ; la sacralisation de l’art, du grand art « doté d’une force cognitive extatique » et débouchant nécessairement en philosophie, s’est faite au détriment de la question des attitudes esthétiques en tant que telles, en un « puritanisme exacerbé qui nous a conduits à couper l’œuvre d’art de la gratification qu’elle nous procure ». L’intérêt que nous prenons à l’expérience de l’œuvre se prolonge en effet et aboutit dans beaucoup de régions de nous-mêmes ; la sévérité de Proust envers tout ce qui en lui a précédé l’écriture, qui faisait pourtant l’objet d’une élucidation très richement modulée et qu’incarnait exemplairement la relation dense et contradictoire à l’écrivain préféré, peut nous aider à comprendre cette mutilation de soi-même mise en lumière par Jean-Marie Schaeffer et à protester, avec lui, contre elle. Un article récent de Laurent Jenny90 travaille exemplairement à cette protestation.

52En ce sens, le parcours que j’ai tenté illustre les effets concrets d’une relation esthétique et la porte au second degré : ce que le meilleur de la pensée esthétique actuelle a formulé, on peut le comprendre dans les termes de cette pensée, mais en ce qui me concerne j’en ai fait l’expérience et je l’ai fait mien « depuis que je l’ai vu traversé – plutôt que décrit – par un de mes écrivains préférés », selon ses formes, en le suivant dans sa phrase et dans l’opacité, ou les contradictions, de ses propres élucidations. Cette figure de l’écrivain préféré, incarnant une modalité particulière de la relation esthétique, accentuant la place de l’individuel dans l’acte de lecture, manifeste ce que la difficile et décisive construction de soi-même doit aux œuvres, combien elle peut s’élaborer selon les formes qu’un dehors a rendues disponibles. Elle invite aussi à multiplier les visages de ce dehors, à ne pas y voir à tout prix un compagnonnage respectueux : médiation, accès, parfois écran, l’expérience des œuvres, c’est-à-dire l’attitude que nous adoptons devant elles, peut jouer toutes sortes de rôles ; tout est question d’usage, de façons d’être, de prendre et de faire, de force d’accueil ou d’invention du « moi œuvrant », d’entêtement ou non à s’essayer à être soi.