Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 3
Complications de texte : les microlectures
Phillip John Usher

Joyce he war, yes : la microlecture selon Derrida

1Les pratiques extrêmes – peu importe le domaine – ont parfois le mérite de laisser s’esquisser un schéma général ; elles soulèvent également de nombreuses difficultés dans la mesure où elles sont, justement, extrêmes, car elles mettent à l’épreuve la souplesse des définitions qu’on essaie de confirmer. Quitte donc à rester dans le hors norme, nous traiterons ici d’une pratique extrême de la microlecture, celle de Jacques Derrida dans son travail autour de James Joyce, laquelle pratique déroge à la convention hiérarchique entre texte et lecteur que présuppose souvent la microlecture.

2L’ouvrage de Derrida dont nous parlerons ici, livré en deux parties : « Deux mots pour Joyce » suivi par « Ulysse gramophone », se nourrit de trois mots de Joyce : « He war » (de Finnegans Wake) et le mot « Yes » (de Ulysses). Trois mots donc pour rendre compte de deux des plus grands livres, et non des plus simples, du XXe siècle. Défi effrayant, mais surtout séduisant. Il aurait fallu dire, pour être plus précis tout en faisant encore plus simple que les deux textes de Derrida se nourrissent de trois suites de lettres, car ainsi que le reconnaît Derrida, compter les mots chez Joyce est une belle gageure (DM, p.151), constat d’ailleurs à l’origine d’une démarche lectrice, tendant à faire de la microlecture derridienne moins un « changement d’échelle2 » qu’un changement de perspective, car bien que ne traitant que de trois « mots », ces trois « mots » constituent déjà un tout. Comme nous le verrons, l’idée de rétrécissement ou de réduction implicite dans le mot « échelle » est tout à fait étrangère à la pratique derridienne. Mon propos ici, on l’aura compris, n’est pas en premier lieu d’interroger les deux textes de Derrida pour savoir ce qu’il y dit des œuvres de Joyce ; mon ambition consiste plutôt à comprendre le travail (le contraire d’un rétrécissement) de l’amplificatio dans le passage de Joyce à Derrida. Autrement dit, comment trois mots suffisent-ils ? Et pour enchaîner – nous avons déjà dit que le mot « mot » prête à confusion – quel est le sens du mot « suffire » ? Enfin, quels sont les enjeux (à quoi sert) cette microlecture particulière ?

3En guise de point de départ, revenons sur ce que dit Derrida, à la première personne, de sa propre pratique dans ses textes autour de Joyce : « [Je] traduis sans traduire » (DM, p. 45) ; « [je] me contente ici de laisser lire et résonner » (DM, p. 49), formules concises et qui caractérisent un brouillage de frontières, familier à tout lecteur de Derrida, entre lecture et écriture, cette dernière (quand il s’agit d’écriture seconde, ce que d’autres appelleraient écriture critique) étant constamment une lecture à double nom d’auteur : « [je veux] essayer de signer à mon tour quelque chose à même le texte » disait-il à propos de son livre sur Ponge3. Le commentaire – ou plutôt le texte second – est à la fois cure (du Je second) et permutation (du texte premier). En effet, Derrida est un « parleur ». Disert aussi, sans doute, mais d’abord et surtout « parleur ». Il n’arrive pas à ne pas parler, il se laisse parler, comme il laisse parler le texte4. Nous ne sommes pas loin de la psychanalyse, bien entendu, rapprochement sur lequel il faudrait s’étendre (nous le ferons ailleurs) pour mieux comprendre les enjeux de la lecture : entre autres, gardons à l’esprit comment la microlecture derridienne explore le refoulé, le potentiel, le non-dit qui tous se découvrent dans l’écho. Deux voix, alors, qui communient plus qu’elles ne communiquent. Elles s’entre-parlent plus qu’elle ne se parlent, elles sont l’une à côté de l’autre, comme les deux colonnes de texte dans Glas5. Il y a du laisser-aller dans ce procédé : du « traduire sans traduire » et du « laisser lire ». Ce qui n’est pas, bien sûr, un jugement de valeur, mais un essai de définition. À la différence de Kafka qui se prévient défavorablement contre le téléphone, qui dit nécessiter, pour écrire, une absence non d’ermite mais de « mort » (Lettre à Felice Baueur, le 26 juin 1913), mais à l’instar de Leopold Bloom – rapprochement bavard – Derrida répond aux voix qu’il entend, d’ailleurs il n’arrête pas de répondre. Comment répond-il ? Comment engage-t-il la conversation ? « Pardonnez-moi si trop souvent j’ai l’air non seulement de reprendre vos mots mais de vous prendre au mot6 » s’excuse-t-il dans une lettre à la professeure Verena Andermatt Conley (le 25 décembre 1982). Derrida, lecteur, parleur, voire répondeur, répond en microlisant. Cette microlecture – que sa correspondante (ou le texte qu’on lit) percevra forcément comme une menace – peut être alors une autre communion, qui récuse de facto l’isochronie implicite du récit (premier) et, pour ainsi dire, la poussée narrative, c’est un mouvement de recul, voire même de défense. Menace et défense, alors, en même temps. Ce commentaire-là (ce texte second) coupe court au texte (premier) ou à sa correspondante, moins pour supplanter que pour interrompre et commenter, non pour proposer une suite à proprement parler mais pour intercaler une suite (ou le contraire d’une suite : prélude ou, comme disent les Américains, prequel) qui était déjà présente en filigrane. Il s’agit de faire violence au texte pour buter la concaténation, la collocation, et tout ce qui entraîne le lecteur vers quelque fin. Les deux textes autour de Joyce s’inscrivent dans cette puissance de réponse, sauf, pour compléter cette première série d’essais de définition, à rappeler que Derrida écrit rarement « autour de » ou « sur », mais plutôt dans le sillage de et en marge de7.

Long comme un jour sans miette : s’arrêter de lire

4La microlecture – tout comme le structuralisme, le féminisme, les cultural studies, etc. – définit un rapport au texte ; plus précisément, elle détermine les tentatives d’approche, ce « par où » nous entrons en contact avec le texte. Les lexicographes suggèrent que le grec mikrosentretiendrait des rapports originels avec le latin mica : « miette » ou « parcelle de pain8 ». Est petit donc le petit de quelque chose, nous avons affaire au génitif et au partitif. En suivant la piste étymologique, on peut également rappeler que : qui dit qu’il « ne mange mie » surenchérit sur la négation vulgaire (simple absence) pour nier une partie du tout, pour dire-goûter la bouchée de pain qui lui échappe. Aussi la microlecture – et a fortiori (ou peut-être seulement) la microlecture derridienne – est-elle une opération métonymique, qui respire (et qui est détectable) dans une poétique de l’extrait souvent signalée par des verbes extrayants (et simultanément effaçants parce qu’ils effacent tout ce qui n’est pas extrait), y compris dans ces deux textes « sur » Joyce. Ces verbes performatifs – comme les « pipes » du système d’exploitation Unix – redirigent le texte premier vers son critique et vers le texte second. Derrida fait un usage massif de cette opération : « Je prélève ces cartes postales dans un acheminement discursif… » (UG, p. 63-4), « Un exemple parmi d’autres. Je le choisis… » (UG, p. 87), « Je [ne] prendrai, faute de temps, que trois exemples… » (UG., p. 133, nos italiques) etc., opération qui consiste à lever une portion sur le total et qui dévoile en occultant : « ce ressentiment dont je parlais […] c’était, par le petit bout de la lorgnette, considérer la vengeance de Joyce à l’égard du Dieu de Babel » (DM, p. 52). Lorgnette ou bistouri, à chacun sa métaphore, ce type de lecture est un travail d’approche(ment). La synecdoque rend abordable : qui peu embrasse bien étreint ! Le mikros, alors, se maintient dans une tension par rapport au tout. C’est dans cette tension que se retrouve le passage de Joyce à Derrida qui nous intéresse, une tension qui se doit de s’éterniser, de se perpétuer, de se frustrer. Derrida lui-même est conscient de la métonymique qui structure sa lecture. En prélevant, en choisissant, il extrait à dessein certains éléments dignes de métonymisation. Ils n’en sont pas « dignes » en raison d’une quelconque contextualisation a priori ou d’une totalisation connue ou pressentie d’avance, comme ce serait le cas dans d’autres pratiques microlectrices à l’appui d’une lecture structuraliste ou autre ; plutôt, ces extraits se découvrent « dignes ». Signalons pour les sceptiques que Derrida, malgré ce se découvrir ne choisit pas ses prélèvements au hasard. Lisons : Derrida commente à un moment donné un paragraphe de Ulysse où il est question de Bloom « at the telephone » :

Bloom est-au-téléphone. Le professeur définit ainsi une situation particulière à tel moment du récit, sans doute, mais, comme toujours dans la stéréophonie d’un texte qui donne plusieurs reliefs à chaque énoncé et permet toujours les prélèvements métonymiques auxquels je ne suis pas le seul lecteur à me livrer de façon à la fois légitime et abusive, autorisée et bâtarde, il nomme aussi l’essence permanente de Bloom. […] Son être est un être-au-téléphone. Il est branché sur une multiplicité de voix ou de répondeurs automatiques. Son être-là est un être-au-téléphone, un être pour le téléphone, comme Heidegger parle de l’être vers la mort du Dasein. (UG, p. 84)

5Ce prélèvement sanctionne un acte de dénomination : Bloom = être-au-téléphone, voire d’un type d’essentialisation, mais cette essence inessentielle (un être) écoute et répond ; essence « permanente », sans doute, mais éclatée, se réalisant dans une série de futurs prélèvements « à tel (autre) moment du récit ». Autrement dit, la microlecture, ici, plus qu’à essentialiser un personnage, sert à dire son rapport au mouvement textuel, et aussi à la métonymie dont il fait l’objet, mais elle ne contribue, en revanche, à aucun achèvement métonymique.

6Il semblerait que les prélèvements – disons excentriques et non-exemplaires – pourraient se multiplier ad infinitam, jusqu’à ce que – comme la célèbre carte de Borgès dans Del rigor en la ciencia – on ait prélevé tout le texte et qu’une identité parfaite soit établie et que l’opération soit effectivement annulée. D’où l’inachèvement de l’opération métonymique. Il s’ensuit que la microlecture se doit de s’interrompre, comme elle a déjà interrompu le texte qu’elle prend pour objet. Mais à quel moment doit-elle s’interrompre ? Il faut éviter ce que Gérard Defaux, dans un tout autre langage, dans un tout autre style, revenant sur la difficulté de lire Montaigne, ce cousin lointain de Joyce à maints égards tout autant que Rabelais, appelle « la tentation du florilège 9». Prélever-résumer relèverait d’une toute autre pratique que de la microlecture derridienne. La fonction « microlectrice » (celle de Derrida en tout cas) se situerait entre la copie exacte et le florilège ridiculement collégien, à l’instant où se produit l’interruption juste, c’est-à-dire dans le passage, dans l’amplificatio même. D’où dans le fil du commentaire sur « le paysage qui entoure immédiatement le he war » (DM, p. 38), Derrida annonce soudain : « Mais j’interromps ici cette reconstruction » (DM, p. 40) pour passer ensuite à « esquisser la traduction [de sa lecture] » (ibid.) mais, bien entendu, non à traduire.

7Derrida, nous le savons, ne traduit pas : il a trop de respect pour les traducteurs, nous dit-il : « How dare I proceed before you, knowing myself to be at once rude and inexperienced in this domain [I] shunned the translator’s métier, his beautiful and terrifying responsability10. » Et pourtant, non seulement le trouve-t-on, au début de sa carrière, préparant une traduction pour ainsi dire lisible de L’Origine de la géométrie de Husserl, mais ses lectures sont souvent (sinon toujours) des traductions en train de se faire et de se défaire. Le traduire-un-peu (qui est aussi trop-traduire) à la différence du traduire tout court est une composante essentielle de l’analyse textuelle chez Derrida. Les traducteurs sont « the only ones who know how to read and write », renchérit-il (ibid.). Derrida prélève (une partie du tout), puis il traduit (un peu et/ou trop). Si le prélèvement – la citationalité – est la preuve même, et des plus tangibles, de l’existence d’une écriture, ayant pour corollaire que la citation peut rompre avec toute visée communicative particulière11, alors la traduction (partielle ou débordante) est une preuve d’existence du texte critique second. Les enjeux sont philosophiques dans la mesure où la traduction s’interrompt. Ne visant pas à produire une forme (traduction réussie) renvoyant à une idée (texte original), écho platonicien, la microlecture derridienne n’est ni traduction, ni exégèse, ni commentaire. Elle refuse toute réminiscence, la vérité n’est pas ailleurs, elle n’est que dans la multiplicité des histoires de chaque mot. On voit bien alors que l’insistance sur le mikros, s’il vise et frise l’épuisement,n’aboutit ni à une approximation du tout, ni à une étude approfondie d’une partie. Son intérêt est ailleurs, la microlecture derridienne est une philosophie de la lecture qui libère – d’une histoire de la lecture des signes – les textes sur lesquels elle se déchaîne.

De lit en lit, de oui en oui

8L’importance du « Yes », dans le dernier volet de Ulysse, saute aux yeux (et aux oreilles) : c’est par ce mot que Molly commence et termine son monologue. Le mot (monologue) ne convient pourtant pas, disons son polylogue. « Yes because he never did a thing like that before as ask to get his breakfast in bed with a couple of eggs since the City Arms hotel when he used to be pretending to be laid up with a sick voice…12 » ; «… I thought well as well him and then he asked me would I yes to say yes me mountain flower and first I put my arms around him yes and drew him down to me so he could feel my breasts all perfume yes and his heart was going like mad and yes I said yes I will Yes13 ». Du yes au yes, le yes s’amende, s’altère, dégénère. Joyce, qui se plaisait à dire ses secrets – en témoignent les nombreux schémas de Ulysse qu’il passe à ses amis et collaborateurs sans enjoindre à personne de les tenir secrets – ne cache pas l’importance prépondérante (structurelle, thématique, philosophique) du yes. Le dernier chapitre, flanqué par ces deux yes, est fortement marqué par une multitude d’autres yes qui le composent et qui lui donnent son rythme particulier. Les yes performatifs qui scandent le chapitre aboutissent à un yes final, jouissif, simultanément actif et passif : Molly, couchée dans un lit conjugal aride, revit ses premières étreintes avec Bloom. Pour certains, ce polylogue répète un geste conservateur : Molly serait « une femme qui s’accroche à un rôle des moins sûrs : être l’épouse de Bloom14 ». D’autres critiques préfèrent y voir un exemple d’écriture féminine15. Comment un yes peut-il être aussi ambigu ? À qui appartient-il ? Le texte « de » Derrida « sur » Joyce, prélève ce mot qui pose problème. Un mot suffit, alors. Non seulement ce mot lu « à un moment donné » s’ouvre-t-il sur un type d’être (comme Bloom-au-téléphone révèle son être, Molly est un être-qui-veille-autour-du-lit-de-Bloom-et-qui-dit-yes), mais, réitéré, « gramophoné », le yes (ce mikros) s’amplifie et troue le texte en y instaurant une pluralité de lectures de cet être (Molly) irréductible. Il ne s’agit plus d’un mot. Le « oui » de Molly dit à la fois sa puissance (réjouissant les tenants de l’écriture féminine) et son impuissance (appuyant l’argument du geste conservateur), alors ce « oui » est un « non » qui dit « oui » malgré lui.

9Derrida fait le tour du « Yes ». Ne retraçons pas ses pas ici, c’est superflu. Cherchons plutôt à dire en quoi son tour à lui retrace (sans retracer, comme on traduit sans traduire) le tour de Molly. Relevons au hasard : Ontario Terrace (où Bloom aurait fait des avances à la « souillon de Mary »), la chapelle de Whitefriars Street (où Molly avait allumé un cierge), la place Kenilworth (où Bartell dArcy lui a fait un « baise-gant »), Gilbratar (où les femmes ne portent pas de culotte et où chantait une Andalouse), etc. Partout, des « yes » à débattre, partout un passé à réintégrer ou à refuser, parcours que commente peut-être Molly lorsqu’elle se plaint : « …a stranger to Dublin what place was it and so on about the monuments and he tired me out with statues16 ». À ce tour répond celui de Derrida dans UG, lui aussi parsemé de yes.

10Dans UG, Derrida fait le tour du « Yes » en multipliant ses propres lieux du oui : dans l’Ohio, par exemple, où il remarque « une sous-marque déposée de yogurt Dannon qui s’intitule simplement YES » de même qu’une publicité à même le couvercle qui dit « Bet You Can’t Say No to Yes » (Impossible de dire Non à Oui) (UG, p. 61), et surtout à Tokyo, dans le passage souterrain de l’Hôtel Okura où Derrida, en achetant des cartes postales (mot peu innocent), tombe sur un livre de Massaki Imai : 16 ways to avoid saying no (16 trucs pour dire non sans le dire). Ce livre entrevu, carte postale rapportée dans UG,divise, écarte ou interroge le lecteur d’UG17. 16 ways to avoid saying no est un vrai livre, écrit par un consultant en gestion de la qualité et qui doit son renom au fait d’avoir fait connaître aux États-Unis l’idée de Kaizen (amélioration continue)18. Microlire permet non seulement le brouillage du lire et de l’écrire, mais aussi de la frontière entre experts et experts. Dans UG, Derrida dit et redit son « intimidation » devant le « parterre des experts » en études joyciennes (UG, p. 73), intimidation qu’UG prend à son compte et qu’il retourne : comment répondre à un livre de poche sur le savoir-faire diplomatique tout comme s’il s’agissait d’un livre « sur » Joyce écrit par les spécialistes ? Nous voici donc au sein des enjeux philosophiques et même politiques de cette démarche : une tentative d’approche qui écarte d’entrée de jeu les autorités établies pour céder à chaque mot ses propres résonances, le libérant ainsi de l’interprétation tout en l’interprétant. Ainsi que l’explique Derrida, il s’agit d’être sensible au « dire oui qui se promène comme une citation ou comme une rumeur circulaire, circumnaviguant par le labyrinthe de l’oreille, ce qu’on connaît seulement par ouï-dire, hearsay » (UG, p. 75), d’où le sous-titre du livre : « Ouï-dire de Joyce ». À l’instar de Bloom (qui voyage autour de Dublin) et comme Molly (qui voyage dans ses mémoires), laisse résonner dans les lieux qu’il énumère les oui de Molly. Microlire : emporter son prélèvement, le laisser dialoguer.

Le phantasme du computer microlecteur

11Pour cerner la « perspective » (non l’échelle) d’une microlecture derridienne, nous préférons parler d’une attente d’interruption plutôt que de cadrage ou de sélection, non seulement pour éviter les métaphores, mais aussi pour mettre en exergue le fait que, ici, l’idée d’un extrait rompt avec sa connotation habituelle qui voudrait qu’elle soit définie par des éléments contextuels ou narratifs, ce qui n’est pas le cas. Poursuivons. S’il y a attente d’interruption, il y a aussi espérance de suite, d’épuisement, mais qui ne sert qu’à justifier et à nommer l’interruption. Dans Deux mots pour Joyce, nous lisons ceci :

vous ne pouvez rien dire qui ne soit programmé sur cet ordinateur de la 1000e génération, Ulysse, Finnegans Wake, auprès duquel la technologie actuelle de nos computers et de nos archives micro-ordinatorifiées et de nos machines à traduire reste un bricolage, un jouet d’enfant préhistorique. […] Leur lenteur est incommensurable avec la rapidité quasi infinie des mouvements sur le câblage joycien. (DM, p. 22)

12L’idée en soi n’est pas nouvelle : déjà en 1971, Derrida constatait qu’« [é]crire c’est produire une marque qui constituera une sorte de machine à son tour productrice19 ». Dans les deux textes « sur » Joyce, la technologie des ordinateurs devient une présence filée. À la machine joycienne s’opposerait ou s’attacherait une deuxième machine (toute hypothétique celle-là), celle du lecteur critique et qui est, Derrida vient de le dire, insuffisamment performante. Le vrai problème pourtant, la raison pour laquelle ces deux machines ne peuvent s’entre-connecter, n’est pas d’ordre technologique, n’est pas dans tous les cas de l’ordre d’une quelconque insuffisance technologique de la part de la machine critique en soi : « Cette machine en tout cas ne serait que le double pesant de l’événement « Joyce », la simulation de ce que ce nom signe ou signifie, l’œuvre signé, le logiciel Joyce aujourd’hui, le joyciel. » (DM, p. 23)

13L’ordinateur à tête lectrice s’il existait et s’il fonctionnait correctement serait une microlecture non-interrompue, une copie exacte à la Borgès, donc sous-performante. Ulysse, Finnegans Wake sont un ordinateur (des ordinateurs ?) de la 1000e génération, alors que le vrai ordinateur devient du joyciel, une certaine hiérarchie étant du coup établie entre hardware et software. Il se révèle que cet ordinateur lecteur de Joyce existe déjà – peut-être : « Il est sans doute en cours de fabrication, l’institution mondiale des études joyciennes, la James Joyce Inc. s’y emploie, à moins qu’elle ne le soit elle-même » (DM, p. 23). Si Derrida s’en tenait à cela, on pourrait n’y voir qu’une métaphore, un peu gratuite, de l’activité microlectrice, mais l’ordinateur, dans le deuxième texte « sur » Joyce, Ulysse Gramophone, représente encore plus que dans Deux mots un nec plus ultra du commentaire–moins la copie exacte à la Borges qu’une lecture non-interrompue mais refusant la mimésis, au moins en apparence. L’enjeu, cette fois, consiste à « constituer en tableau une grande typologie des oui dans Ulysse » :

La chairperson donne son accord (la chair dit toujours oui) pour l’achat d’un computer de la Nième génération qui soit à la hauteur de la tâche. L’opération engagée devrait aller très loin, je pourrais vous retenir des heures pour vous décrire ce que j’ai computé moi-même un crayon à la main : le compte mécanique des « yes » lisibles dans l’original, plus de 222 au total, plus du quart, 79 au moins, dans ledit monologue de Molly ! un plus grand nombre en français, avec la classification des types de mots ou de phrases ou de pauses rythmiques effectivement traduites par « oui » (« ay, well, he nodded, etc.) parfois en l’absence de « yes » (UG, p. 138-139)

14L’interconnexion entre Ulysses/Finnegans Wake – ordinateur(s) de la 1000e génération – et la technologie actuelle, ce « jouet d’enfant préhistorique », s’est transformé en une connexion plus avancée : la chairperson dans UG, propose l’achat d’un computer de la Nième génération, génération infiniment plus puissante que la 1000ième. Il semblerait s’ensuivre alors que cet ordinateur-là, de la Nième génération (peut-être un Cray), serait en mesure de « computer » Ulysses/Finnegans Wake (de la 1000e génération) beaucoup mieux que le joyciel du petit jouet. Or, Derrida, objet lui-même de sa poétique de l’extrait, s’exerce à travailler comme cet ordinateur, un terminal relié par une vieille connexion à 1200 baud : « j’ai computé moi-même ».

15Soulignons avant d’aller plus loin : ce phantasme d’une puissance de lecture inatteignable nécessite et dépend d’une traduction, d’une lecture  médiatrice : le président cède la place à la chairperson et l’ordinateur au computer. Ce n’est pas la première défamiliarisation des autorités constituées par le biais de vocables étrangers : cette chairperson et ce computeur répondent en écho au « Joyce scholar [qui] dispose en droit de la totalité des compétences dans le champ encyclopédique de l’universitas [et qui] maîtrise le computer de toute la mémoire » (UG, p.97). L’anglais et le latin – deux langues « globales » de l’intelligensia – seraient les marques de ce pouvoir. Écoute-t-on Rabelais ou Leibniz ? Rabelais qui se moque du latin des Sorbonnards – « Par ma foy, Domine, si voulez souper avecques moy in camera, par le corps Dieu ! charitatis, nos faciemus bonum cherubin. Ego occidi unum porcum, et ego habet bon vino. Mais de bon vin on ne peult faire maulvais latin20 » ; ou Leibniz qui, l’un des premiers, rêvait de conlangs21? Dans quel sens tend ce déplacement (de l’autorité) opéré par la traduction ? Faut-il, avec Samuel Weber, y voir la trace du pouvoir parodique de la déconstruction22 ? Sans aucun doute. Refuser les conlangs, c’est pour ainsi dire refuser Husserl (à qui Derrida oppose Joyce) ; rire avec Rabelais, c’est déconstruire. Or, l’irrésolu est ceci : si Derrida marque l’autorité classique ou future (la James Joyce Inc, le joyciel, le computer de la Nième génération) par le biais de la traduction justement par parodie, alors comment interpréter les deux notes en bas de page que notre auteur tient à distance mais qu’il donne à lire néanmoins ? Lisons-les.

16Ce nouvel ordinateur, de la Nième génération, déçoit, bien évidemment : le projet ne promet que des « tâches impossibles ». La première tâche impossible – « ordonn[er] les différentes classes de oui selon un grand nombre de critères » est une liste qui « ne peut se clore » (UG, p.139-40) : il faudrait un ordinateur plus performant, bref un ordinateur « encore inouï » (inouï : qui dit non, qu’on n’entend pas, auquel on ne répond donc pas, bref une absence d’écriture, autre chose), capable d’ajouter « son autre langue et son autre écriture » (on vient de dire qu’il n’en aura pas) à celle de Ulysse, comme Derrida ajoute son « autre » écriture à celle de Joyce, de Ponge, etc. Le projet est par défaut irréalisable. Pourtant, comme l’on peut traduire sans traduire, est-il possible de computer sans computer ? C’est en tout cas ce que le texte de Derrida suggère, car son propre texte (son « autre » texte), et malgré les difficultés énumérées, n’en fournit pas moins des printouts… relégués en bas de page. Là, Derrida nous livre son propre décompte « computé […] un crayon à la main ». Il y est donné de voir ce que pourrait être cette typologie des oui français qui ne traduisent pas des yes explicites :

1713-16 : oui purement et simplement ajoute. 39-42 : oui pour I am, puis pour I will ; 43-46 : oui pour ay. 90-93 : oui mais pour well but. 93-96 : Oh mais oui pour I, he did. 100-103 : Je crois que oui pour I believe so. 104-108 : Oh mais oui pour O, to be sure. 118-121 : fit oui de la tête pour nodded. 120-123 : oui pour Ay. 125-128 : pardi oui pour So it was. 164-167 : Je crois que oui : I believe there is. 169-172 : oui merci : thank you ; oui : ay. […] (UG, p. 138 n. 1)

18C’est une typologie partielle, l’aperçu de ce que cet ordinateur de la Nième génération aurait pu computer de manière plus complète. Un tel printout – cet autre type de microlecture, défendu – déplaît ostensiblement à son auteur, c’est un contre-exemple. Faisons remarquer par exemple le passage d’une première structure (« 39-42 : oui pour I am ») à une deuxième structure, plus brève (« 169-172 : oui merci : thank you ; oui : ay »), qui met des deux points à la place des « pour », une transformation typographique qui trahit l’impatience et la frustration (feintes, bien entendu, c’est un jeu) de son auteur. Bref, l’interruption à nouveau s’impose. Non, cette fois, celle des prélèvements mais celle de leur computation. Qui plus est, la note termine en queue de poisson : « Soit plus de 50 déplacements de types divers. Une typologie systématique pourrait en être tentée 23 ». Mais justement elle ne le sera pas.

19Pour Alan Roughley, ce printout en bas de page est « une parodie comique d’une tentative linéaire, empirique, et historiciste de fournir une preuve statistique objective pour appuyer la thèse selon laquelle chaque oui n’opère que dans le contexte immédiat où il apparaît24. » Sans doute, mais ce printout dit à la fois le pouvoir parodique de la microlecture et la tension absolue entre suite et interruption. On se rappelle Derrida, dans « la mythologie blanche25 », qui cite et propose (uniquement pour les retirer) différentes catégorisations des métaphores dans le texte philosophique. Ici et ailleurs, donc, Derrida pratique la microlecture tout en mettant en garde contre les abus de la microlecture.

Seducere

20La carrière de Derrida microlecteur fut longue. Déjà dans L’Écriture et la différence (1967), il prétend que « le sens de tout le projet de Foucault [dans Histoire de la folie à l’âge classique] peut se concentrer en [quelques] pages allusives et un peu énigmatiques26 ». Notre auteur n’ignore pas qu’une telle démarche peut choquer : « Mon point de départ peut paraître mince et artificiel » dit-il, en précisant qu’il va parler d’un « livre de 673 pages » à partir de « trois pages (et encore [qui se trouvent] dans une sorte de prologue [au] deuxième chapitre) » (ibid.). Derrida ne s’excuse pas, mais la nouveauté de sapratique particulière de la microlecture est évidente. Dans ses écrits plus tardifs, tels Deux mots pour Joyce et Ulysse Gramophone, l’explication (d’une certaine pratique de la microlecture) s’est transmuée nettement en intimidation et en parodie. Au-delà, l’on retrouve une même affirmation de la primauté de l’écriture (première et seconde). Anthony Burgess nous donne un conseil : emprunter Ulysse à la bibliothèque est de la plus grande inutilité. Le délai d’emprunt, limité d’ordinaire à quelques semaines, s’oppose violemment à la lenteur du texte.27 Derrida, lui, évoquait plutôt « la rapidité quasi infinie des mouvements sur le câblage joycien. » (DM, p. 22). Derrida, qui microlit, microrelit aussi, surtout. Derrida se dit au seuil de la lecture : de Joyce – « on se tient au bord de la lecture [de Joyce]; cela dure pour moi depuis plus de vingt-cinq ans » (DM, p. 24) – et des autres : « les années passent, mais je suis encore au seuil de ma lecture de Platon et d’Aristote28 ».

21Jean-Pierre Richard, dans l’« Avant-propos » de Microlectures dit s’attacher, dans un texte, à la « logique sensuelle qui en nourrit immédiatement pour moi l’appel, à sa façon de séduire vers lui le corps lisant » (p. 7). Derrida, lui, fidèle à la séduction – au sens étymologique latin seducere veut dire emmener et corrompre plutôt qu’aimer –contresigne les pulsions du texte, il les seconde, pour leur donner une voix (la sienne). Cette pratique de la microlecture, où le lecteur « amplifie » un texte en le faisant entrer dans un réseau d’échos et de résonances qu’il lui prête, n’est pas analytique ; elle refuse la fermeture ; elle déjoue l’emprise autoritaire de toute lecture antérieure (même la sienne qui en se faisant vieillit), acte de défense et de provocation, pour inaugurer des lectures autrement textuelles mais aux antipodes de l’explication de texte traditionnelle.