Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Varia
Fabula-LhT n° 26
Situer la théorie : pensées de la littérature et savoirs situés (féminismes, postcolonialismes)
Charles Forsdick

Concepts voyageurs : approches postcoloniales de l’exotisme

Travelling Concepts: Postcolonial Approaches to Exoticism
Texte traduit par : Khalid Lyamlahy

Charles Forsdick, « Travelling Concepts : Postcolonial Approaches to Exoticism » dans la revue Paragraph, vol. 24, n° 3, « Francophone Texts and Postcolonial Theory », 2001, p. 12-29 ; traduit par Khalid Lyamlahy.

Théories voyageuses, concepts voyageurs

1Dans son article « Théorie voyageuse », paru en 1982, Edward Saïd a recours au motif du voyage pour proposer un modèle convaincant permettant de suivre l’évolution de la théorie critique au cours du xxe siècle1. Partant de l’idée banale qu’« à l’image des populations et des écoles critiques, les idées et les théories voyagent, d’une personne, d’une situation ou d’une période à une autre2 », Saïd élabore une analyse complexe des quatre étapes inhérentes à ce processus : (1) départ de l’idée à partir d’un point d’origine, (2) sa traversée de différents contextes, (3) sa transplantation dans un nouveau contexte doté de ses propres conditions d’acceptation, et (4) réapparition de l’idée initiale, transformée par son parcours et ses nouvelles utilisations. À travers l’exemple qu’il cite (à savoir le passage de la théorie de « réification » de Lukács dans la Hongrie du début du xxe siècle3, via Lucien Goldmann à Paris, aux travaux de Raymond Williams dans le Cambridge de la deuxième moitié du siècle), Saïd suggère dans un premier temps que les théories voyageuses voient leur impact atténué et se retrouvent progressivement dépolitisées, décontextualisées, voire même domestiquées. Dans une version révisée de cet argument et développée dans son article « Retour sur la théorie voyageuse4 », Saïd précise que l’inverse est aussi possible et que la réinterprétation d’une théorie dans un nouveau contexte politique ou historique peut mener, dans certaines circonstances, à sa revigoration (à l’image de la réappropriation radicale de Lukács par Fanon dans le contexte de la Guerre d’Algérie) 5.

2Même si Saïd reconnaît qu’une description exhaustive de ces déplacements théoriques représenterait une énorme tâche, il esquisse néanmoins un paradigme dont la généralisation sera ensuite examinée par les critiques qui lui succèdent6. Comme le suggère le traitement de Fanon dans l’article révisé de Saïd, l’émergence et l’histoire de la théorie postcoloniale elle-même bénéficieraient d’un tel examen approfondi. Le postcolonialisme est le résultat des voyages continus des théories contemporaines et une version envisageable de sa genèse s’appuie sur le transfert transatlantique d’un large éventail de pensées critiques françaises et francophones, réapparaissant et faisant l’objet d’une réinterprétation dans les campus des universités nord-américaines. En effet, l’une des critiques adressées à la théorie postcoloniale consiste précisément à souligner sa dépendance excessive de la métropole et sa tendance à décontextualiser et assimiler les voix qui lui sont extérieures dans le cadre de discours axés sur les institutions occidentales7. La proximité et la contestation continue de l’objet des études postcoloniales expliquent peut-être le fait qu’on manque de distance critique suffisante pour comprendre pleinement les conséquences de ces trajectoires complexes. Il est toutefois évident que le postcolonialisme dépend non seulement des voyages des théories contemporaines – comme le montre, à titre d’exemple, la résurgence de Foucault chez Saïd ou de Lacan chez Bhabha – mais aussi du déplacement, du recyclage et de la réinterprétation de concepts coloniaux. Dans son ouvrage Colonial Desire, Robert Young examine un exemple frappant (voire même troublant selon lui) de ce processus : le terme d’« hybridité », datant du xixe siècle et utilisé initialement pour désigner un phénomène biologique ou plus précisément physiologique et racialisé, est réactivé dans la terminologie de la fin du xxe siècle pour désigner un phénomène culturel8. Critiquant Young pour avoir confondu deux concepts radicalement différents mais partageant de manière fortuite la même désignation, Stuart Hall se focalise sur « l’accusation simpliste et injustifiable […] selon laquelle les critiques postcoloniaux seraient “complices” des théoriciens de la race lors de l’ère victorienne car les deux catégories d’auteurs utilisent le même terme – hybridité – dans leurs discours ! 9 ».

3Loin d’être aussi réductrice que le prétend Hall, l’étude de Young tente plutôt, et de manière plus prudente, d’interroger le degré de rupture entre les théorisations contemporaines et les formulations précédentes, suggérant qu’« il y a un lien d’ascendance historique entre les concepts culturels actuels et ceux du passé vis-à-vis desquels nous pensons avoir pris nos distances […] Il n’y a pas de version simple ou correcte de la notion d’“hybridité” car elle change à chacune de ses réactivations et se réactive aussi à chacun de ses changements ».10 Le présent article est basé sur une hypothèse similaire à propos de l’exotisme, un autre terme qui continue à être utilisé et dont les connotations initialement coloniales ont été progressivement transformés jusqu’à sa réapparition comme monnaie courante quoique controversée dans le contexte postcolonial. C’est que l’exotisme, à son tour, change à chaque réactivation du terme et se réactive à chacun de ses changements.

Exotisme, un mot qui voyage

4En plus de rappeler que les mots voyagent autant que les concepts et les théories qu’ils véhiculent, cette référence préliminaire au travail de Young met en évidence le fait que les études postcoloniales doivent être sensibles à la transformation des champs sémantiques et aux questions de traduction qui leur sont associées. En outre, le sujet abordé par Young, à savoir l’hybridité coloniale, fait partie intégrante du contexte dans lequel l’exotisme lui-même doit être examiné. L’hybridité pourrait même être située à l’opposé de l’exotisme car si elle évoque des synthèses inégales et décrit l’émergence de nouvelles formes transculturelles, l’exotisme colonial a tendance, quant à lui, à accentuer les polarités différentielles et à nier les conséquences des interactions. Il convient de noter toutefois que l’épithète « colonial » est associé ici à l’exotisme comme une condition nécessaire. Par conséquent, si l’exotisme n’est pas toujours un processus monolithique et anhistorique, cela prouve qu’il n’a pas fait l’objet d’une théorisation suffisante dans les études postcoloniales qui ont eu tendance à utiliser le terme sans la même attention au détail (souvent polémique) qui caractérise l’analyse d’autres termes dans la discipline11. Dans l’ouvrage Key Concepts in Postcolonial Studies (Routledge, 1998), par exemple, l’évolution complexe de l’exotisme est largement négligée et sa résurgence sous des formes postcoloniales ambivalentes n’est pas prise en compte12. Depuis l’invention de l’exotisme (et son équivalent en anglais « exoticism ») lors de la première moitié du xixe siècle, le terme a oscillé à maintes reprises entre deux pôles sémantiques, l’un signifiant un penchant exotique indispensable à l’altérité radicale, l’autre désignant le processus suivant lequel cette altérité radicale est soit vécue par un voyageur, soit traduite, transportée et représentée pour la consommation à domicile.

5Les critiques contemporains se sont focalisés précisément sur ce sens de traduction, de transport et de représentation de l’exotisme en tant que processus. À titre d’exemple, les directeurs de l’ouvrage Key Concepts in Post-Colonial Studies décrivent la transformation sémantique du terme qui signifiait initialement une indigénéité relative et connote désormais « une différence stimulante ou passionnante, quelque chose qui pourrait (sans risque) pimenter le local13 ». En s’appuyant principalement sur un article de Renata Wasserman au sujet de James Fenimore Cooper et José de Alencar14, ils voient en l’exotisme un processus de domestication, consistant à transformer des éléments potentiellement menaçants en « signifiants anodins d’une altérité simplement exotique, c’est-à-dire non systématique, n’ayant de sens que celui imposé par la culture au sein de laquelle ils étaient exposés15 ».

6Comme toute définition du terme qui n’irait pas au-delà des représentations métropolitaines de l’empire, leur examen de ce « concept-clé » qu’est l’exotisme passe sous silence la contestation continue ayant marqué l’utilisation du terme au courant du xxe siècle, surtout dans les productions de langue française. Des premières tentatives de Victor Segalen de redéfinir le concept dans son Essai sur l’exotisme aux récents efforts menés à travers diverses disciplines (la narratologie, l’anthropologie, l’historiographie, la sociologie postmoderne ou encore l’étude du voyage contemporain) dans le but d’en forger des utilisations contemporaines positives, l’exotisme a constamment défié les approches réductrices16. Alors que dans l’usage critique contemporain le terme a presque partout des connotations péjoratives et est associé de manière réductrice au discours colonial, une analyse approfondie révèle le besoin d’une compréhension plus nuancée du terme de manière à intégrer la réflexivité ou la réciprocité présente éventuellement au sein de l’exotisme.

7Dans sa remarquable étude de l’exotisme fin-de-siècle, Chris Bongie a mis l’accent sur le fait qu’une telle ambivalence dépend de la persistance obstinée de l’exotisme malgré les prévisions d’assimilation de son espace symbolique, c’est-à-dire la dilution de la différence dans la similitude et l’empiètement de la globalisation sur les spécificités autochtones. Évoquant l’effondrement différé de cet ailleurs dont dépend l’exotisme, Bongie avance qu’« “en théorie”, il n’y a plus d’horizons, mais “en réalité”, ils existent encore17 ». L’exotisme est caractérisé par un double mouvement contradictoire – un cycle de déclin et de régénération –, ce qui explique le fait que le terme « exotisme », rejeté comme obsolète par les auteurs français coloniaux de l’entre-deux guerres, est réapparu comme un concept postcolonial de plus en plus cité. En revanche, l’utilisation anglo-saxonne du terme, aujourd’hui largement inconditionnelle et explicite, est peut-être le résultat de la prédominance de l’Orientalisme de Saïd comme un ouvrage fondateur des études postcoloniales. Par conséquent, l’attention critique s’est concentrée sur une tradition géographiquement spécifique (quoique particulièrement variable) de l’exotisme mais sans sacrifier nécessairement des considérations plus vastes de la représentation de l’altérité. C’est que le cadre conceptuel de Saïd a visiblement dépassé l’invariabilité de ses paramètres spatiaux de départ pour atteindre une résonance plus grande. D’après Peter Mason, qui décrit l’exotisme comme un effet représentatif et dépendant des processus de décontextualisation et de recontextualisation, le concept de l’exotisme se distingue de l’orientalisme en ce sens qu’il « ignore la précision des données géographiques ou ethnographiques et tend à servir des objectifs relevant de l’imaginaire plutôt que du champ politique concret18 ». Cette lecture non seulement exagère l’intérêt de l’orientalisme pour toute représentation précise de son sujet mais sous-estime également les intentions idéologiques latentes de nombreux produits de l’exotisme colonial. La distinction entre exotisme et orientalisme provient plutôt des traditions épistémologiques distinctes et de la terminologie dont dépendent les deux concepts.

8À bien des égards, la réhabilitation de l’exotisme dans une variété de contextes et de disciplines témoigne de la résistance française de longue date à toute forme de coopération active et totale avec la pensée postcoloniale19. Les versions françaises de l’exotisme ne sont pas nécessairement insensibles à la condition postcoloniale elle-même, mais révèlent plutôt le besoin d’élargir la compréhension des termes utilisés en contexte postcolonial et de prendre en compte l’(in)traduisibilité résultant du voyage de ces termes entre différents contextes. Les utilisations de l’exotisme dans un sens positif dans les travaux historiographiques de Michel de Certeau, anthropologiques d’Affergan et narratologiques de Genette relèvent d’un réinvestissement sémantique qui serait difficilement envisageable en cas d’adoption généralisée des épistémologies et des concepts postcoloniaux. Perçu souvent en France comme une invention anglo-saxonne née d’une obsession avec le « politiquement correct », le « postcolonial » est tenu à distance, en dépit – ou en raison – de son éclairage potentiel de la culture et des institutions contemporaines françaises.20 Malgré des tentatives idéologiques allant de la centralisation radicale incarnée par le républicanisme au désir d’homogénéisation ethnique promu par l’extrême droite, l’identité française n’a jamais pu être élaborée comme un centre excluant entièrement l’étranger. Pour autant, il est rare que la problématique postcoloniale émerge des discours politiques ou culturels français. Emily Apter, qui s’est intéressée à cette marginalisation, estime que son inversion aurait des conséquences nationales et internationales :

elle pourrait corriger la myopie de la vision culturelle française en défiant de manière productive l’universalisme idéologique, le narcissisme de la métropole, la ‘pasteurisation’ culturelle et l’examen insuffisant des doctrines institutionnelles de la langue et de la littérature nationales ; […] la critique postcoloniale pourrait encourager l’inclusion des études francophones dans un cadre différent de celui des Lumières assimilationnistes et étendre ainsi l’intérêt pour les études françaises à l’étranger21.

9L’exotisme est l’un des points d’articulation et de débats postcoloniaux dont l’étude faciliterait le dialogue actif prôné par Apter et permettrait l’ouverture des cultures académiques et intellectuelles. Même si l’exotisme peut émerger dans toute culture en contact avec une altérité radicale, Segalen a relevé les connotations typiquement françaises du concept en notant dans son Essai sur l’exotisme : « Exotisme en littérature française. Très fécond. Nécessaire car les Français n’inventent pas22. » L’essai de Segalen est une contribution majeure au débat toujours en cours sur le champ symbolique et les sens contestés de l’exotisme, un débat ayant atteint des sommets avec la montée du Nouvel Impérialisme Français. C’est là que nous devons commencer pour mieux comprendre les utilisations postcoloniales de l’exotisme.

Exotisme et empire colonial

10Les analyses contemporaines des cultures coloniales qui associent l’exotisme aux mécanismes de propagande du roman colonial ou des expositions coloniales reposent sur une inversion terminologique. En effet, le vaste appareil critique mis en œuvre pour légitimer la littérature et la culture françaises coloniales s’est focalisé sur leur aspiration à un statut « post-exotique ». Au début du xxe siècle, l’émergence de « la littérature coloniale » est passée largement inaperçue alors que ses auteurs étaient le plus souvent associés à Pierre Loti et Claude Farrère, deux représentants d’une tradition antérieure, à la fois exotique et postromantique. Néanmoins, avec la prise de conscience publique croissante de l’Empire dans l’entre-deux-guerres, les auteurs coloniaux ont commencé à percevoir le potentiel pédagogique de leurs textes et se sont mis à produire une histoire littéraire distincte en lui associant une généalogie (ainsi qu’une hiérarchie) des représentations contemporaines et antérieures de l’altérité. (Cette théorisation active et étendue de la relation entre la littérature et l’Empire, non reproduite en Grande-Bretagne, a été en partie liée au sentiment d’une infériorité française due à l’absence d’un équivalent francophone de Kipling)23. Pour ces théoriciens de la littérature coloniale, l’« exotisme » était perçu principalement dans un sens péjoratif : ils l’ont rejeté comme désuet, superficiel, subjectif et détaché de son objet d’un point de vue idéologique et géographique : « l’ancien exotisme, l’impressionnisme superficiel qui ne tient compte que du décor, du costume, de tout ce qu’il y a d’extérieur dans les mœurs du pays »24. Alors que Roland Lebel a rejeté cette tendance antérieure comme un « faux exotisme » (une tautologie évidente selon certaines définitions contemporaines du concept), Cario et Régismanset ont soutenu en 1911 que la littérature coloniale offrirait à sa place un « nouvel exotisme ».25 En prenant ses distances avec ce que Robert Randau appelle la « littérature d’escale » ou la « littérature du tourisme colonial », la littérature coloniale pourrait tirer profit des liens étroits des auteurs avec l’espace colonial, de leur connaissance de cet espace ainsi que de leurs sensibilités ethno-psychologiques.

11À la même époque, cette tentative de sauver l’exotisme a fait face à une résistance dans l’œuvre de Victor Segalen, et ce malgré les efforts contradictoires du mouvement colonial visant à s’approprier Les Immémoriaux pour en faire une incarnation du « roman colonial ». En effet, les réflexions fragmentaires qui constituent cet ouvrage inachevé qu’est l’Essai sur l’exotisme critiquent aussi bien la littérature coloniale que la tradition antérieure vis-à-vis de laquelle les auteurs coloniaux ont essayé de prendre leurs distances. À l’exotisme explicite du xixe siècle, Segalen ajoute l’exotisme latent de ses contemporains du début du xxe siècle. Si les théoriciens coloniaux, de Régismanset à Lebel, ont défendu une certaine forme de continuité historique, arguant qu’un mouvement a été remplacé par son successeur naturel, le projet de Segalen est à la fois plus radical et plus bouleversant. À bien des égards, son essai se présente comme une succession de tentatives de définition de l’« exotisme », ce qui lui permet d’esquisser son interprétation personnelle de l’esthétique du divers. Sa critique de la tradition exotique française comprend de nombreux parallèles avec des analyses plus récentes. Ainsi Segalen met-il l’accent sur la domestication et l’assimilation inhérentes à ces représentations de l’altérité ayant recours au stéréotype et au cliché pour atténuer la désorientation indissociable du contact avec l’autre ; de plus, en traitant les exotiques de « Proxénètes de la Sensation du Divers26 », il souligne leur mise en scène potentiellement narcissique de l’altérité tout en décrivant l’exotisme contemporain comme une tendance auto-génératrice, ayant peu ou pas de rapports avec son objet supposé. Néanmoins, l’essai effectue un mouvement de récupération en rejetant d’une part une certaine conception de l’exotisme et en essayant, d’autre part, de doter le terme de nouvelles significations :

Malgré son titre exotique, il ne peut y être question de tropiques et de cocotiers, ni de colonies ou d’âmes nègres, ni de chameaux, ni de vaisseaux, ni de grandes houles, ni d’odeurs, ni d’épices, ni d’Îles enchantées, ni d’incompréhensions, ni de soulèvements indigènes, ni de néant et de mort, ni de larmes de couleur, ni de pensées jaunes, ni d’étrangetés, ni d’aucune des « saugrenuités » que le mot « Exotisme » enferme dans son acception quotidienne […]. Il eût été habile d’éviter un vocable si dangereux, si chargé, si équivoque. En forger un autre ; en détourner, en violer de mineurs. J’ai préféré tenter l’aventure, garder celui-ci qui m’a paru bon, solide encore malgré le mauvais usage […]. Exotisme ; qu’il soit bien entendu que je n’entends par là qu’une chose, mais immense : le sentiment que nous avons du Divers27.

12Contrairement à bon nombre de critiques récents pour qui l’exotisme est historiquement entaché et irrémédiablement péjoratif28, Segalen refuse donc de rejeter d’emblée le terme, même s’il reconnaît son infirmité chronique : « compromis et gonflé, abusé, prêt d’éclater, de crever, de se vider de tout29 ». Préférant utiliser l’exotisme comme la base de son esthétique personnelle du Divers, Segalen en examine les significations et les limites étymologiques pour donner sens à un projet anti-assimilationniste par lequel le voyageur occidental non seulement vit (et représente) l’ailleurs comme radicalement différent, mais se trouve aussi lui-même exotisé dans le regard de l’autochtone. Segalen a été encensé pour la nature implicitement anticoloniale de son œuvre, et il y a sans doute une divergence saisissante entre ses textes et ceux de ses contemporains pro-impérialistes30. Pour autant, toute forme d’anticolonialisme perceptible dans l’œuvre de Segalen est plus le résultat d’une logique esthétique que d’une position spécifiquement idéologique. En effet, d’après les lectures les plus critiques de son œuvre, les soubassements idéologiques de l’exotisme ségalénien – et le « droit à la différence » dont il dépend – révèlent une interaction complexe de la nostalgie et du conservatisme : en réponse à une entropie envahissante (une version du début du xxe siècle de la globalisation), l’exotique est distancié d’un point de vue non seulement spatial mais aussi temporel. Le Tahiti précolonial des Immémoriaux et la Chine prérévolutionnaire du Fils du ciel révèlent le désir et l’impossibilité d’une altérité intacte mis en scène de manière simultanée dans ces textes. La réponse de Segalen dans l’Essai, Stèles et René Leys consiste à proposer des stratégies contre-entropiques dans l’objectif de mettre un terme à ce qu’il considère comme l’homogénéisation de cultures différentes. Ce faisant, il ne remet pas en cause les tensions que produit l’hybridité ou la coexistence de ces cultures mais s’oppose à leur fusion ou hybridation effective.

13Malgré les écueils évidents de cette poétique de l’hybridité, les critiques ont prêté peu d’attention aux dimensions raciales de l’œuvre de Segalen, peut-être car ces dernières y sont rarement explicites. Le texte inachevé du Maître-du-Jouir révèle, néanmoins, une répulsion manifeste pour le métissage et un rejet de la lecture ambivalente de Gobineau du mélange racial comme un processus à la fois dégénératif et régénératif de l’interaction culturelle31. Dans le cadre de ses efforts pour revitaliser la culture polynésienne et réagir face à la dégénération qu’il décrit dans son roman tahitien précédent, Les Immémoriaux, le protagoniste « Gauguin » rejette le personnage métis de Sara qu’il décrit comme « étrangère à tous les sangs, vagabonde entre tous les langages, […] pire que la bâtarde d’un serpent et d’un oiseau32 ». Si ce rejet d’un personnage situé entre les cultures montre à quel point l’esthétique de Segalen repose sur des différences et des oppositions, il n’y a aucune preuve que sa répulsion à l’égard du métissage est déclenchée par un irrésistible désir de défendre les hiérarchies raciales. L’exotisme de Segalen est fondé plutôt sur les contrastes entre les cultures et les tensions inhérentes à leur contact initial. Le refus d’assimiler l’exotique à travers le langage et ses dispositifs donne lieu aux structures de la stèle qui juxtaposent les caractères chinois et le texte français dans l’espace scellé de la page, les obligeant ainsi à coexister tout en empêchant leur fusion.

14L’exotisme de Segalen – et son aversion évidente pour l’hybridité – est indéniablement le produit des discours idéologiques de son époque. Néanmoins, grâce à sa problématisation de la diversité culturelle et sa contestation des mécanismes réducteurs et en fin de compte assimilateurs de la représentation coloniale, la tentative de Segalen de théoriser l’exotique au début du xxe siècle a « voyagé » et a été incorporée dans les réflexions développées au sein des études francophones postcoloniales33. En utilisant notamment la figure apocalyptique de l’entropie, Segalen annonce le rôle central de l’exotisme dans une série de problématiques ultérieures du xxe siècle : l’hybridité, la globalisation, le multiculturalisme, les configurations variables de l’individualité et de l’altérité. Son interprétation presque mathématique du déclin de l’exotique et de sa marginalisation progressive vers des « sommets plus glaciaires34 » pourrait suggérer que la diversité culturelle est une ressource en voie d’extinction, limitée et menacée par les effets de nivèlement de la modernité, mais la pensée de Segalen oscille constamment entre la peur de l’homogénéité et le désir d’hétérogénéité. Son affirmation que « la fusion croissante, la chute des barrières, les grands raccourcis d’espace, doivent d’eux-mêmes se compenser quelque part au moyen de cloisons nouvelles, de lacunes imprévues, un réseau d’un filigrane très ténu striant des champs qu’on avait cru tout d’abord d’un seul tenant35 » devance la résurgence des modèles de diversité au sein des transformations culturelles contemporaines, comme le décrivent des penseurs contemporains tels que Edouard Glissant. Qu’il soit un symbole de la marchandisation (néo-)coloniale ou le fruit de conceptions plus nuancées des cultures mondiales, l’exotisme occupe toujours une place complexe dans la pensée postcoloniale. Pour mieux comprendre les utilisations du terme, nous devons par conséquent examiner ses (més)aventures récentes comme objet de critique courante.

Exotisme postcolonial

Dans toute généalogie de la critique postcoloniale, l’œuvre d’Aimé Césaire et de son ancien élève Frantz Fanon joue un rôle fondamental. Ainsi, le postcolonialisme peut être considéré comme enraciné dans leur critique de l’exotisme colonial puisque les écrits politiques des deux auteurs reposent sur une analyse anti-exotique de la relation entre les représentations européennes de l’altérité et le pouvoir colonial. Dans son Discours sur le colonialisme, Aimé Césaire indique que la représentation biaisée des cultures colonisées par les « amateurs de l’exotisme » – une catégorie de complices de l’Empire faisant partie de l’un des catalogues rhétoriques de l’auteur – joue un rôle central dans la préparation élargie de l’espace colonial à la domination et à l’exploitation36. Décrivant la « société nouvelle » qui émergerait de la lutte anticoloniale, Césaire refuse un retour à la période précoloniale : « Ce n’est pas une société morte que nous voulons faire revivre. Nous laissons cela aux amateurs d’exotisme37 ». Par conséquent, l’exotisme est associé dans l’analyse de Césaire à ce que Renato Rosaldo a appelé la « nostalgie impériale », soit le désir occidental de ressusciter ce qui a été détruit par le rapport colonial38. Dans « Racisme et culture », Fanon va au-delà des brèves évocations de l’exotisme chez Césaire en s’intéressant aux processus élargis de la « chosification » (réification) coloniale afin de décrire le rôle du concept dans la déculturation. Ainsi voit-il dans l’exotisme un moyen de simplifier, d’objectiver, de neutraliser et enfin de momifier la culture colonisée : « L’exotisme est une des formes de cette simplification. Dès lors, aucune confrontation culturelle ne peut exister. Il y a d’une part une culture à qui l’on reconnaît des qualités de dynamisme, d’épanouissement, de profondeur. Une culture en mouvement, en perpétuel renouvellement. En face on trouve des caractéristiques, des curiosités, des choses, jamais une structure39 ». Ce déni de contemporanéité décrit ici par Fanon suggère que l’exotisme dépend d’un processus dual et complexe de « rapprochement » géographique et de déplacement chronologique vers un passé lointain40. Car si le colonial est ramené – domestiqué et attaché – au centre de la métropole, il est aussi simultanément déplacé à un moment prémoderne (voire même primitif).

15La conception fanonienne de la violence implicite dans l’exotisme continue d’influencer les approches récentes du phénomène. Dans son étude de la marchandisation occidentale de la différence, Deborah Root, par exemple, écrit que « l’exotisme opère donc suivant un processus de démembrement et de fragmentation par lequel des objets représentent des images qui représentent à leur tour une culture ou une sensibilité dans son ensemble. L’exotisme relève de la synecdoque puisque des fragments de culture servent à incarner un ensemble plus vaste41 ». Une telle vision polarisée a servi un but précis dans le contexte de la décolonisation d’après-guerre lorsque les représentations abusives et exotiques incarnées par les stéréotypes coloniaux étaient partie intégrante des oppositions binaires au cœur de toute autodéfinition post-coloniale. Comme le note René Ménil dans son article « De l’exotisme colonial », paru en 1959, il y avait autrefois un « exotisme normal » et neutre résultant d’une période de contact entre des cultures différentes : « Je suis pour lui étranger comme il est pour moi étranger : il a de moi une vision exotique et j’ai de lui une vision exotique. Il n’en peut être autrement […] La vision exotique est une vue de l’homme prise “de l’autre côté”, du dehors et par-dessus les frontières géographiques42 ». Néanmoins, avec le colonialisme, ce sens neutre a été remplacé par une forme d’exotisme dictée par le pouvoir relatif du représentant et du représenté. Par conséquent, la falsification de l’image qu’a le colonisé de lui-même crée un cycle de dépendance et un « exotisme contre-exotique43 » autoréférentiel qui n’en offre aucune sortie. Ménil conclut : « Il faut dépasser l’expression poétique contre-exotique qui est contaminée par cela même contre quoi elle veut se dresser.44 »

16Ménil décrit la situation paradoxale à laquelle doit faire face toute poétique de la représentation postcoloniale dont la vision de l’exotisme est dictée par une compréhension coloniale résiduelle du terme45. Comme le montre très clairement le cas de la littérature haïtienne du xixe siècle qui dépend des modèles de la métropole, une culture francophone post-coloniale (au sens chronologique du terme) ne dissocie pas automatiquement ou nécessairement ses autoreprésentations de l’exoticisation française antérieure. Néanmoins, l’interruption de l’exotisme comme vecteur à sens à unique et l’adoption croissante d’une vision relativisée et ségalénienne du terme ont joué un rôle central dans la réappropriation de la voix qui caractérise la littérature postcoloniale de langue française. Mildred Mortimer, qui s’est penché sur le rôle du voyage en France dans la littérature africaine francophone, a montré comment ce voyage a été lui-même transformé en lieu exotique46. De son côté, Romuald Fonkoua a détaillé toute une gamme d’« exotismes » pour décrire la réaction du voyageur postcolonial confronté à l’espace exotique de la métropole47. Il serait prématuré de se réjouir du fait qu’un exotisme postcolonial, dépendant de processus de réciprocité et d’échange, aurait remplacé l’exotisme colonial. Néanmoins, s’il est évident que la mobilité postcoloniale a ouvert des espaces d’hétérogénéité, d’interaction culturelle et de diversité jusque-là insoupçonnés, le concept généralisé d’exotisme, très présent dans les débats autour de la description de ces espaces et dans la théorie postcoloniale elle-même, dépend toujours d’un modèle colonial et ne prend pas suffisamment en considération le modèle postcolonial beaucoup plus complexe avec lequel il coexiste.

17Pour Homi Bhabha, par exemple, la persistance de l’exotisme est contraire à l’hybridité postcoloniale et aux processus qui lui sont associés tels que la créolisation, le mestizaje, l’entre-deux, la diaspora et la liminalité. À l’image du multiculturalisme ou des notions relatives à la diversité culturelle, l’exotisme dépend d’une « rhétorique radicale de la séparation des cultures totalisées qui vivent hors de la souillure de l’intertextualité de leurs positions historiques, en sécurité dans l’utopie d’une mémoire mythique d’une unique identité collective48 ». Bhabha redoute la tendance exotique de la théorie occidentale à saisir l’autre et à l’utiliser comme une illustration passive plutôt que comme un participant actif dans les efforts d’explication : « toujours l’horizon exégétique de la différence, jamais l’agent actif de l’articulation49 ». Une telle instrumentalisation de l’altérité – que Bhabha illustre avec « le despote turc de Montesquieu, le Japon de Barthes, la Chine de Kristeva, les Indiens Nambikawa de Derrida, les païens Cashinahua de Lyotard50 » – est un écueil dont les critiques postcoloniaux sont de plus en plus conscients. Bhabha tente de prendre en charge ce risque en proposant un paradigme postcolonial : « une culture internationale appuyée non sur l’exotisme du multiculturalisme ou sur la diversité des cultures, mais sur l’inscription et l’articulation de l’hybridité de la culture51 ».

18Ici, Bhabha considère l’exotisme comme une essentialisation, c’est-à-dire comme une partie intégrante des représentations néocoloniales. Ainsi, en rejetant l’exotisme ou en le réduisant à une vision purement coloniale, la théorie postcoloniale anglophone confine le terme, ne parvient pas à le dissocier des processus antérieurs d’exoticisation et ne tient pas compte des évolutions récentes et beaucoup plus diversifiées de son utilisation en France. Repenser l’exotisme revient à reconnaître la polyvalence du terme, l’évolution des concepts qu’il décrit et sa pertinence pour l’examen et la contextualisation des complexités de la littérature et de la culture postcoloniales. Les critiques des travaux de Bhabha se sont focalisés sur les parallèles entre sa notion d’hybridité libre et flottante et les éloges postmodernes d’une diversité fluide, disloquée et dépolitisée. Dans sa vision de la diversité, Bhabha se focalise sur les structures et les relations plutôt que sur l’interaction effective entre des objets distincts mais réunis dans les « zones de contact » entre les cultures. Comme signalé par Gerry Smyth, cette vision risque d’être récupérée par des idéologies hégémoniques et la notion d’hybridité peut être appropriée « par ceux qui ont intérêt à décrédibiliser les discours cohérents de résistance52 ».

19Il y a un risque qu’une telle appropriation de l’hybridité détourne l’attention de la dynamique souvent déséquilibrée des relations interculturelles et décourage d’entreprendre la contextualisation consistante requise par la complexité de chaque situation. Cela ne veut pas dire que les critiques postcoloniaux doivent revenir aux catégories antinomiques et strictement définies – centre/périphérie, moi/Autre, colonisateur/colonisé – où la connaissance (approximative) du second terme n’est possible qu’à travers les représentations du premier. Il s’agit plutôt de souligner le besoin de développer des modèles d’interaction culturelle qui soient plus ouverts et dans lesquels tous les acteurs se trouvent valorisés et reconnus à la fois comme représentants et représentés, connaisseurs et connus. À titre d’exemple, le modèle de la « Relation » développé par Édouard Glissant sur la base d’un « droit à l’opacité » non seulement protège la spécificité culturelle du risque de dilution dans le « sujet colonial » de Bhabha et ses omissions, mais prolonge également l’examen de la discontinuité des points de rencontre entre les cultures ainsi que la renégociation et la reconfiguration de leurs relations. Dans le contexte contemporain des Caraïbes francophones, où toute interprétation chronologique du terme « postcolonial » risque d’être dénuée de sens, une telle opacité devient le lieu de discours potentiels sur la résistance qui serait autrement étouffée par l’effacement des distinctions entre colonisateur et colonisé. Opposée aux visions hiérarchiques ou réductrices, la « Relation » de Glissant évite toute nostalgie pour les oppositions nettes et binaires et rejette tout sentiment de pure altérité (ou de réification implicite dans l’exotisme colonial) tout en soutenant que la logique de la créolisation opère à la fois dans et entre les cultures53.

20Même si Glissant évoque de manière de plus en plus circonspecte certains aspects de l’exotisme de Segalen, il n’a cessé de reconnaître sa dette envers l’auteur du début du xxe siècle, comme le montre clairement le titre de son ouvrage Introduction à une poétique du divers54. En ce qui concerne la « théorie voyageuse », Glissant privilégie la diversité et la différence irréductible de l’autre en réutilisant les aspects majeurs de la pensée de Segalen qu’il réactive dans le contexte caribéen. Même s’il s’abstient d’utiliser le terme « exotisme » lui-même, il en reconnaît la vision paradoxale chez Segalen et la décrit comme « un système de pensée de l’exotisme tel qu’il combat à la fois tout exotisme et toute colonisation55 ». Loin des visions réductrices, cette pensée sérieuse de l’exotisme permettant d’étudier les interactions interculturelles et d’éviter à la fois les analyses déséquilibrées et les systèmes binaires à sens unique, est indispensable aux récentes analyses et utilisations de langue française du terme. Par conséquent, il est peut-être plus approprié d’utiliser actuellement le pluriel « exotismes » pour traduire l’incertitude qui entoure la signification de l’exotisme. Si le terme indique toujours l’inégalité des rapports entre les différences culturelles, sa récente atténuation ne change en rien le fait que le droit de qualifier l’autre d’« exotique » a été utilisé comme stratégie de pouvoir colonial. Néanmoins, la prise en compte de la complexité du terme et des processus qu’il décrit traduit un basculement postcolonial, soit la reconnaissance du besoin de nuancer et d’affiner notre compréhension de la représentation de l’altérité et d’accepter le fait que l’épithète « exotique » peut fonctionner comme un levier, voire que l’exotisme lui-même, défini comme une forme d’altérité radicale, peut en conséquence fonctionner comme un moyen de résistance dans le cadre de phénomènes tels que l’opacité culturelle, la transculturation ou les approches en contrepoint de l’interculturalité.

Exotisme, nostalgie, altérité

21Cela ne veut clairement pas dire que les connotations nostalgiques ont été effacées ; un nombre important de numéros des Carnets de l’exotisme, revue fondée en 1990, reflète le désir d’une diversité culturelle associée aux anciens modes (coloniaux) de voyage56. Néanmoins, les récentes études en langue française de l’exotisme mettent en avant deux idées principales relevant d’un processus plus global de déconstruction de la pensée de l’exotisme colonial : tout d’abord, le besoin d’atténuer le terme et les processus qu’il décrit ; deuxièmement, la possibilité d’envisager la notion d’exotisme en termes de réciprocité. Loin d’être un processus monolithique, l’exotisme occidental fonctionne suivant une échelle de représentations allant (pour reprendre les termes de Roger Célestin) de l’« exemplification » à l’« expérimentation », le premier terme étant défini par la disparition de l’objet exotique sous l’emprise des stratégies de représentation élaborées pour et par le centre, le second défini à l’autre extrémité par l’absence du texte puisque le sujet-voyageur perd tout signe d’affiliation au centre et se trouve assimilé par l’altérité radicale de la périphérie exotique57. L’analyse de Célestin traite ces deux extrémités comme des modèles plutôt que comme des exemples pratiques ; néanmoins, Jean-Marc Moura développe un schéma similaire pour nuancer les représentations textuelles de l’altérité, empruntant les termes « alter » et « alius » pour distinguer deux approches courantes et radicalement différentes de l’exotique chez Loti et Segalen, à savoir l’approche appropriatrice et l’approche distanciatrice :

ALTER est l’autre d’un couple, pris dans une dimension étroitement relative où se définit une identité et donc son contraire. ALIUS est l’autre indéfini, l’autre de l’identité et de tout élément qui s’y rattache, mis à distance de toute association facile, l’autre utopique. ALTER est intégré dans une conception du monde dont le centre est le groupe ; ALIUS est éloigné, excentrique, et atteint au prix d’une errance hors de ce groupe. ALTER est un reflet de la culture du groupe ; ALIUS est un refus radical58.

22Tout en admettant que ces deux modes de représentation peuvent coexister et interagir, Moura indique cependant – à la suite de Bernard Mouralis dans son ouvrage Les Contre-littératures (1975)59 – que l’exotisme peut avoir une visée subversive quand il oblige l’auteur et le lecteur, d’une manière ou d’une autre, à remettre en cause, ou du moins en suspens, les valeurs, les hypothèses et les idéologies de leurs cultures respectives. Le défi que représente l’exotisme est renforcé par l’émergence de la littérature postcoloniale dont l’une des conséquences est l’exoticisation ou la défamiliarisation des langues, des espaces, des cultures et des modes de représentation des anciens centres de la métropole. Comme l’affirme Vincennette Maigne dans son article consacré à l’étymologie du terme « exotique », l’épithète se caractérisait à l’origine par une « éventuelle réversibilité » qui a été ensuite temporairement éclipsée par l’appropriation eurocentrique du terme dans le cadre des processus d’expansion coloniale60. Concrètement, et comme indiqué par Romuald Fonkoua, les voyageurs africains et caribéens en Europe ont renvoyé à la France une image exotisée d’elle-même. Compris en ce sens, l’exotisme postcolonial pourrait être utilisé pour examiner les textes issus de l’ancien centre et de l’ancienne périphérie et pourrait même servir à effacer cette division, permettant ainsi une vision réellement inclusive de la Francophonie.

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23Le présent article a tenté d’élargir les interprétations de l’exotisme et, tout en reconnaissant la pertinence de ses récentes utilisations anglophones, de suggérer que l’intérêt qu’il suscite dans la littérature et la pensée de langue française est un exemple non seulement de récupération et de recyclage du terme, mais aussi de sa réhabilitation et de son renouvellement. Dans les mots de Peter Mason, l’exotique, « comme champ de forces dans lequel le moi et l’autre se constituent mutuellement dans un rapport déséquilibré, […] est toujours ouvert au débat61 », et il est désormais évident que les utilisations coloniales et postcoloniales de l’exotisme sont corrélées, les secondes à la fois reproduisant et contestant les premières. Par conséquent, l’exotisme doit être considéré comme couvrant un panel de possibilités et de pratiques de représentation, et ce sans ignorer les dangers omniprésents de l’exotisme (néo)colonial.

24Néanmoins, l’exotisme n’est pas – ou du moins pas exclusivement – un complément du discours colonial dont la réapparition au xxe siècle reflète les mécanismes persistants de la « nostalgie impérialiste ». Il s’imbrique plutôt de manière subtile avec toute une série de concepts essentiels à la pensée postcoloniale et dont la redéfinition continue dans les théories et les pratiques de la discipline témoigne de la nature fondamentalement inachevée du postcolonialisme lui-même. En tant qu’objet d’interprétations contestées, l’exotisme est inévitablement un élément central de toute extension des études postcoloniales qui favoriserait un dialogue plus dynamique avec la production francophone (le terme « francophone » utilisé ici dans ses significations les plus larges). L’exotisme et son équivalent anglais exoticism ne sont pas des synonymes ; les interprétations des deux termes se recoupent mais leurs implications peuvent être souvent radicalement divergentes ; dans certaines utilisations, les deux termes demeurent compromis. Mais de telles ambigüités sont liées à la persistance de l’exotisme comme concept reflétant les ambigüités inévitables des rapports interculturels. Il serait donc plus approprié de parler d’exotismes postcoloniaux même si ce pluriel risque d’indiquer non seulement la complexité de la problématique à laquelle le terme fait allusion, mais aussi son épuisement potentiel sous la menace de l’extension et du recyclage constants de son champ sémantique. En ce qui concerne l’interprétation de la littérature et de la théorie postcoloniales – et de leur rapport à l’héritage colonial –, et quel que soit son avenir comme terme ou comme concept, en théorie ou en pratique, l’exotisme restera un concept à double tranchant, à la fois rétrospectif et projectif : un moyen d’examiner les représentations coloniales (et néocoloniales) de l’altérité et un outil permettant d’étudier les reconfigurations postcoloniales de la culture mondiale62.