Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 26
Situer la théorie : pensées de la littérature et savoirs situés (féminismes, postcolonialismes)
Flavia Bujor

Situer les théories et les lectures féministes des corps : entre naturalisation et dénaturalisation ?

Situating feminist theories and readings of bodies: between naturalization and denaturalization?

1Les « savoirs situés » de Donna Haraway ne sont pas seulement localisables, en tant que perspectives partielles et partiales, dont la démultiplication promet un récit plus juste du monde ; ils partent du corps et l’affectent en retour, constituant des visions touchantes et touchées1. L’encorporation désigne ce processus par lequel le corps se construit comme un point de vue situé, qui rend compte de l’épaisseur historique et politique d’une perception donnée, dont il s’agit de prendre la responsabilité, à rebours d’une vision d’en bas qui serait fondée sur la seule identité empirique, idéalisant la vérité de l’expérience de l’oppression2.

2L’importance accordée au corps par Donna Haraway nous invite à situer les théories féministes à partir des pensées contemporaines qui le prennent comme objet, et qui nous semblent se ramener à deux grands paradigmes : d’une part, le corps est vu comme le dernier bastion de l’idée de nature, qu’il s’agit de déconstruire, en le faisant apparaître comme l’effet de pratiques, de techniques historiques, sociales et politiques ; d’autre part, il est pris comme le point de départ de la naturalisation de toutes les réalités humaines, ce qui aplanit la coupure ontologique qui séparait jusque‑là la nature de la culture, l’homme de l’animal3. Cette tension entre dénaturalisation et naturalisation est toutefois troublée par les théories féministes et par la possibilité de les discuter au regard des textes littéraires.

3Nous en prendrons deux exemples : d’un côté, les théories queer, revivifiées par la découverte de l’autre versant de la seconde vague4 – à savoir le corpus matérialiste – proposent une interprétation dénaturalisante des corps. De l’autre côté, la relecture du corpus différentialiste des années 1970 interroge le soupçon naturalisant jeté sur les écoféminismes nord‑américains, à l’aune de nouvelles traductions et d’effets de réception transatlantiques5.

Théoriser les corps en féministe : le versant dénaturalisant

4Sur le versant dénaturalisant, nous analysons le moment théorique contemporain comme celui dans lequel les lectures queer des corps sont réévaluées par leur interprétation matérialiste : la dynamique du pouvoir, fondée sur l’analyse de la production des subjectivités, est pensée en lien avec le caractère structurel de la domination, qui est ancré dans des bases économiques6.

5Les théories féministes marxistes‑matérialistes7 pensent l’appropriation collective des corps féminins par le travail reproductif, non‑rémunéré dans la sphère domestique (enfantement, ménage, nourriture, soin des enfants…) ou marchandisé lorsqu’il est externalisé pour être sous‑traité8. L’imaginaire des luttes a pour horizon l’abolition du patriarcat comme mode de production économique indépendant ou celle du capitalisme à partir de la spécificité du travail reproductif et de la grève par laquelle il est possible de le refuser9. Toutefois, la réappropriation queer de ces théories tend à montrer que celles‑ci sont déjà aux prises avec une réflexion sur la matérialité du langage, qui structure la possibilité de penser le monde, et l’inscription du pouvoir dans les corps10 ; elles élaborent des catégories politiques de subjectivation, comme par exemple celle de « lesbienne » chez Monique Wittig11.

6À l’inverse, les féministes matérialistes reprochent aux théories queer d’oublier la matérialité du corps, pour se concentrer sur le genre et la sexualité comme purs effets de discours, dans une subversion individualiste des normes. Or, d’une part, émergent des travaux qui se proposent de relire les théories queer dans une perspective marxiste12 ; d’autre part, les théories queer s’emparent elle‑même du matérialisme : le corps apparaît alors comme l’espace d’une lutte située, qui articule les processus de subjectivation à une pensée de la réappropriation collective des « moyens de reproduction » par « les colonisés, les minorités sexuelles et du genre13 ».

7Malgré les controverses qui les opposent, les théories féministes matérialistes et queer ont l’objectif commun de dénaturaliser le corps, en dissipant l’illusion qui le soustrait au champ du social. Ainsi, il s’agit de faire apparaître les processus de naturalisation qui occultent l’histoire de sa production : le corps est fait contre la nature – il est fabriqué, même s’il s’oublie comme tel. La fausse évidence du corps, qui le constitue en donné naturel, intime, se doit donc d’être défaite.

8Mais, derrière le corps, c’est aussi une idée hiérarchique de la nature qui est visée, en ce qu’elle fonde une conception essentialiste de l’ordre social, dont le caractère arbitraire se trouve effacé, afin de justifier l’oppression par l’argument d’une infériorité « naturelle ». Les féministes matérialistes françaises, qui pensent la domination « de sexe » (selon leur terminologie) et « de race » de façon analogique, ont ainsi à cœur de critiquer une conception naturalisante des corps, qui réifie certains signes biologiques en marqueurs essentialisés de la différence14. En ce sens, c’est bien l’idée même d’une vérité de la nature qui se trouve à son tour congédiée : il n’est pas possible de déterminer une essence de l’être qui serait intrinsèque à sa nature. La dénaturalisation théorique du corps va de pair avec celle des catégories de la domination qui le régulent ; le corps est le produit des rapports sociaux de pouvoir qui le façonnent, et qui en fixent la lecture, mais il est possible de ressaisir les mécanismes par lesquels il en vient à être construit.

9Le matérialisme queer paraît être une théorie exogène à la littérature ; il ne s’agit pas de viser à résorber cette étrangeté, en appliquant cette grille de lecture à des textes qui en constitueraient l’illustration, dans un rapport d’identité. Au contraire, nous nous proposons de partir de l’hétérogénéité entre discours théorique et discours littéraire, pour approfondir ce qui les sépare comme un principe de dénaturalisation, de transformation réciproque. Nous cherchons ainsi à cerner les contours d’une poétique de l’étrangeté, située après les politiques de l’identité et leurs traductions littéraires, en l’analysant comme l’expression localisée d’une représentation indirecte du monde social15. Cette dernière se fait à partir de narrations « encorporées », reconduisant l’imaginaire d’une tension entre plasticité des corps (allant jusqu’à la métamorphose) et matérialité des marques de la domination, inscrites dans la chair. L’étrangeté n’est pas seulement une esthétique (qui emprunte au fantastique, au réalisme magique sans s’y réduire) ; elle détermine les corps fictifs représentés, mais elle va aussi de pair avec la dénaturalisation des formes romanesques, des dispositifs narratifs, de l’usage de la langue, voire du canon littéraire lui‑même. Nous prendrons un exemple, Boy, Snow, Bird, d’Helen Oyeyemi16 pour rendre compte de façon circonscrite de cette hypothèse dénaturalisante, qui apparaît à la fois comme un postulat théorique, exigeant d’être mis à l’épreuve, et comme une méthode d’analyse.

Dénaturaliser les corps par le roman ?

10Le roman s’inspire des contes de fée, et en particulier de Blanche‑Neige, pour décrire une histoire du Nord des États‑Unis ségrégués, dans les années 1950. Il interroge la perception et la construction de la beauté féminine17, en lien avec les normes de blancheur qui la régulent, à partir de points de vue situés fictifs : Boy est la narratrice autodiégétique de la première et de la troisième partie ; sa fille, Bird, de la seconde (même si le récit intègre aussi des échanges épistolaires, notamment entre Bird et sa demi‑sœur Snow, faisant entendre d’autres voix). Cette structure polyphonique écarte délibérément le regard masculin en le secondarisant18, sans idéaliser pour autant les points de vue féminins, puisque le récit est défini comme « a wicked stepmother story19 » (Boy éloigne de son foyer Snow, la fille que son époux a eue d’un premier mariage).

11La dénaturalisation des corps est déjà à l’œuvre dans les noms qui les recouvrent comme des signifiants incertains, indiquant d’emblée la possibilité d’une lecture à l’envers de ce qu’ils sont censés désigner (Boy est une fille ; Snow n’est pas blanche, et les Whitman non plus). Ainsi, le récit est déterminé par le motif du passing20, qui déstabilise une lecture essentialiste des corps. Le passing ne fonctionne pas seulement comme un thème, mais comme une structure narrative, qui dissimule certaines informations et progresse à partir de ces omissions délibérées – ce qui est susceptible de piéger les lectrices elles‑mêmes à la surface de l’apparence des corps, en les obligeant à réévaluer leurs propres représentations, et à resituer différemment ce qui leur a été raconté. La naissance de Bird, narrée à la p. 135, révèle à sa mère, Boy21, ce que la famille de son époux, les Whitman, lui avait dissimulé, à savoir une histoire qui devient lisible à même le corps de son enfant, comme l’exprime le verdict de l’infirmière : « That little girl is a Negro22 ». De façon analogue, la fin du roman dévoile la transidentité du père de Boy, créant un parallèle entre le passing racial et genré23.

12Toutefois, la pratique du passing n’est pas en elle‑même dénaturalisante : la stratégie de la famille Whitman reconduit, au contraire, la ligne de couleur par sa transgression même, en épousant la logique d’une interprétation réifiante des corps, fixée à partir de certains signes naturalisés, qu’il s’agirait de blanchir par une « reproduction calculée24 ». La dénaturalisation s’opère plutôt au niveau de la lecture en miroir que le texte propose du corps de Snow et de celui de Bird. Snow réalise le fantasme de la famille Whitman par sa blancheur hyperbolique, portée par son nom même, qui est associée à son extrême beauté ; mais elle en devient par là même étrange, accomplissant une perfection normative qui signale, par son caractère excessif, sa propre artificialité. Elle apparaît, aux yeux même de son père, « si blanche, comme une ardoise toute neuve25 », réduite à une surface de projection, à partir de laquelle l’histoire de la famille Whitman désire se réinventer, oublieuse de son propre passé. Or, le corps de Snow est aussi construit par les regards blancs à partir d’un affect d’identité, d’un désir de reconnaissance du même, comme l’exprime Boy : « When whites look at her, they don’t get whatever fleeting, ugly impressions so many of us get when we see a colored girl – we don’t see a colored girl standing there26 ». Le « nous » qui définit la communauté des « blancs », englobant Boy, est ce qui est constitué par opposition à la catégorie de « colored girl », qui est saisie de manière générique à partir d’un corps singulier ; néanmoins, c’est bien l’affect circulant dans la mise en relation de ces deux positionnements qui les produit comme tels, en altérisant une catégorie pour délimiter les contours de l’autre. La lecture instable du corps de Snow mine la possibilité de tracer cette distinction, ainsi que de la fonder sur le postulat d’une nature visible. En ce sens, la blancheur de Snow est créée comme un fantasme qui correspond à ce que d’autres veulent déceler en elle, et à un imaginaire de la beauté structuré par la domination raciale27.

13Cependant, à la naissance de Bird, la valorisation de la blancheur de Snow – qui est aussi celle de sa belle‑mère, Boy, dont la blondeur ne cesse d’être appuyée28 – commence à être interrogée. Alors que les Whitman s’attendent à ce que Boy se débarrasse de Bird, en la confiant à Clara, une sœur de son époux, écartée de la famille parce qu’elle n’est pas en mesure de passer, c’est Snow que Boy envoie à sa tante, endossant le rôle de la marâtre des contes de fée. Snow grandit alors avec une conscience racisée d’elle‑même, qui résulte de l’éducation qu’elle reçoit, jusqu’à transformer la perception de son corps29. La présence de Bird, à l’inverse, défait le récit blanc que les Whitman ont construit d’eux‑mêmes, en rejetant hors du corps familial ce qui y faisait obstacle30. Boy, en devenant la mère de Bird, redéfinit son propre positionnement31 : « it’s not whiteness itself that sets Them against Us, but the worship of whiteness32 ». Ainsi, le « nous » qui désignait précédemment l’inclusion dans un point de vue blanc lie désormais Boy à sa fille en créant un autre point de vue situé, qui ne se fonde pas sur le postulat d’une nature catégorielle, mais sur la construction sociale, relationnelle, de la blancheur comme norme idéalisée.

14La réversibilité des destins de Bird et de Snow est aussi celle des lectures de leurs corps. Leur statut de double est mis en abyme dans les histoires qu’elles se racontent par lettres, ainsi par exemple celle de la Belle Capucine, esclave libérée par le Grand Jean le Conquérant, qui choisit de partir avec sa maîtresse, Mlle Margaux, ne parvenant à les distinguer l’une de l’autre33. Ce thème du dédoublement informe l’ensemble du récit ; il est lié aux reflets trompeurs ou absents des miroirs, qui n’objectivent pas une vérité de la beauté, mais renvoient au contraire à l’impossibilité de prédiquer une identité substantielle, fondée sur l’apparence. Ainsi, le texte s’ouvre sur l’infini de sujets produits par les miroirs, du point de vue de Boy : « Nobody ever warned me about mirrors, so for many years I was fond of them, and believed them to be trustworthy. I’d hide myself away inside them, setting two mirrors up to face each other so that when I stood between them I was infinitely reflected in either direction34 ». La réversibilité du sens souligne celle d’un principe de lecture qui s’origine dans la multiplication des reflets fictifs du corps propre. Lorsqu’elle est enceinte, Boy découvre dans le miroir un double étrange, qui signale l’émergence d’une alternative narrative – celle de la marâtre de Blanche‑Neige, mais aussi celle de la fin du récit du passing racial, d’une fiction de blancheur naturalisée qui concerne tous les corps35.

15Le miroir fonctionne également comme un principe de dénaturalisation dans le cas de Bird et de Snow, qui ne s’y reflètent pas36 ; ce vide renvoie à l’échange de leurs vies, parasitées l’une par l’autre, rendues fantomatiques par l’absence et par la coupure du lien de sororité, mais il marque aussi la possibilité de se soustraire à l’objectivation du corps propre, de faire de l’étrangeté un principe de réinvention de soi, comme l’exprime Snow : « It’s a relief to be able to forget about what I might or might not be mistaken for. My reflection can’t be counted on, she’s not always there but I am, so maybe she’s not really me37… » Dans la disjonction entre le sujet et son reflet, genrés tous deux au féminin en anglais, se jouent à la fois le risque d’une aliénation à une image trompeuse38 et une subjectivation qui est désindexée des illusions de l’apparence. La relation de double inversé qui unit Snow à Bird est ce qui conduit à situer l’histoire familiale et la place que chacune occupe en son sein, à rebours de l’effacement constitué par le passing, mais la réversibilité du miroir est plus générale : elle fait fonctionner le monde de fiction comme double (le conte de fées est ce qui permet de représenter une réalité de l’histoire américaine) ; elle postule une lecture elle‑même dédoublée de signes corporels, qui se laissent déchiffrer à l’envers de l’idée de nature, sans pouvoir être stabilisés par une essence. En ce sens, la traversée du miroir devient une image de ce que le texte lui‑même produit, transformant les corps par une poétique de l’étrangeté qui en dénaturalise l’évidence.

Sur le versant naturalisant : l’exemple des théories écoféministes

16En revanche, sur le versant naturalisant, les théories écoféministes sont souvent assimilées à un essentialisme : elles se fonderaient sur les spécificités biologiques propres aux corps féminins pour penser l’oppression, en les considérant comme des invariants. La valorisation d’une idée de nature spécifiquement féminine irait de pair avec le désir d’élaborer un savoir situé, ancré dans une condition commune ; le corps fonctionnerait comme un modèle pour l’écriture, informant un imaginaire du style sensible. Or, ces arguments semblent correspondre à un courant déterminé (représenté par exemple par Starhawk, Mary Daly, Susan Griffin, etc. aux États‑Unis), tout en ayant été utilisés, notamment durant les années 90, pour discréditer le mouvement dans son ensemble.

17Situer les discours écoféministes s’avère difficile, face au constat de leur multiplicité, parfois contradictoire39 ; l’opposition entre « spiritualisme » différentialiste et « matérialisme » constructiviste, souvent mobilisée, est elle‑même dénoncée comme factice et réductrice40. Pourtant, de manière analogue au versant dénaturalisant, qui lit ensemble théories queer et matérialistes, il semblerait que c’est à partir de la porosité de ces deux positionnements théoriques que s’élabore la réévaluation contemporaine des écoféminismes ; il s’agit alors de problématiser un « essentialisme constructiviste41 » qui puisse les faire dialoguer.

18Ainsi, la valorisation des corps féminins et de la nature ne peut être séparée de l’histoire de leur exploitation commune42 : la « double naturalisation » au fondement de cette identification fonctionne comme une « double dévalorisation43 ». Les différents écoféminismes auraient en commun le désir de penser un modèle d’émancipation qui ne coupe pas les femmes d’une relation à leurs corps, ainsi qu’à la nature ; le geste de réappropriation n’est pas celui d’un retour à une essence originelle, mais celui d’une réparation de ce qui a été violenté, modifiant le sens des concepts récupérés44. La nature dont il est question n’est donc pas celle à laquelle les femmes ont été identifiées « de force ou négativement45 » ; en accordant de l’importance au corps féminin, en revendiquant « la part biologique de notre existence […] pour sortir du dualisme nature / culture46 », il s’agit bien de redéfinir une idée de nature, lestée de l’histoire de l’oppression, qui est réarticulée dans la pratique des luttes. En ce sens, à l’oxymore d’essentialisme constructiviste, nous préférons substituer celui de naturalisme constructiviste, qui, sans résorber les différentes tendances écoféministes, met au jour la tension qui les structure dans la discussion théorique contemporaine47. À partir du moment où le concept de nature, de corps, qui est « réclamé » est historicisé, il ne peut fonder une essence propre aux femmes, qui demeurerait immuable. L’anti‑dualisme est lui‑même un anti‑essentialisme, dans la mesure où il récuse les systèmes catégoriels binaires pour penser une nature partagée du vivant, qui repose sur une forme d’égalité ontologique48. Le corps vécu apparaît alors comme le point de départ d’un savoir possible, en ce qu’il n’est plus opposé à l’esprit ; à l’inverse, la nature est elle‑même susceptible d’être saisie sous une forme spiritualisée, animée.

Réinventer l’idée de nature par la fiction

19Nous nous appuierons sur l’exemple d’Éden de Monica Sabolo pour montrer comment cet imaginaire naturalisant du corps est réarticulé par la fiction romanesque49. Le récit est narré en première personne par Nita, adolescente autochtone d’une réserve que l’on devine nord‑américaine. L’éden évoqué par le titre se présente d’emblée comme une origine perdue, une nature sauvage qui ne peut exister que comme fiction trompeuse50, ou comme une croyance portant sur un temps révolu : « Mon père disait qu’en ce temps‑là, un homme pouvait se transformer en animal, et un animal en homme. Que les arbres parlaient entre eux, que si l’on demeurait silencieux assez longtemps, il était possible de les entendre51 ». Cette conception spiritualisée de la nature présuppose une continuité du vivant, et une réversibilité des formes, animales, humaines et végétales sous lesquelles il s’incarne, qui est soulignée par l’image de la métamorphose, tout comme par l’idée d’un langage prêté à la nature. Elle est toutefois d’abord récusée par Nita, comme un mode d’interprétation du monde irrationnel.

20Ainsi, le texte, en s’ouvrant sur le viol de Lucy, une lycéenne blanche, dans la forêt, établit d’emblée une autre corrélation entre les corps féminins et la nature, qui repose sur une violence communément subie ; Lucy est retrouvée « toujours endormie, et nue, au pied de cet arbre si haut, au tronc si large, qu’on aurait dit un fruit tombé à ses pieds52 ». L’image du fruit construit un lien naturel entre Lucy et la forêt comme le résultat de la dépossession du corps propre, d’une vulnérabilité commune. L’expropriation des terres par la société d’exploitation de pétroles bitumineux est simultanément présentée comme un processus de destruction non‑borné, qui est intériorisé par une perception subjective collective du « vrombissement » métonymique des tronçonneuses53.

21La violence infligée à la forêt ne cesse d’être liée aux violences sexuelles, qui se révèlent comme un récit dissimulé par chaque corps féminin54 : ainsi des filles autochtones du Hollywood (Baby a été agressée par un client du bar, Grace par un policier, Diane a été violée). Le viol de Diane est d’ailleurs ce qui crée par métaphore un corps collectif, et fonde la communauté des filles du Hollywood, ouvrant « une plaie en elles toutes55 ». L’analogie avec la forêt est posée de leur point de vue, dans leur discours rapporté, adressé à Nita : « Elle [la forêt] aussi était une fille blessée56 ». Les filles du Hollywood décrivent la réappropriation d’un lien avec la nature comme une forme d’empowerment féministe qui consiste à être « devenues des esprits de la forêt », « devenues sauvages »57. Le participe passé marque l’idée d’un processus qui s’est accompli par un ensemble de pratiques (« des rituels », « des gestes vengeurs »58), et qui ne résulte pas d’une relation innée. Ainsi, les filles du Hollywood ont décidé de se rendre justice, en s’en prenant aux hommes qui les ont violentées ; elles agissent sous la forme de créatures hybrides, recouvertes de peaux animales, qui sont prises pour des esprits surnaturels. Si le texte écarte cette interprétation magique comme fausse, il la réintroduit dans le discours des filles, qui se sentent aidées, soutenues, par des forces invisibles de la forêt. Ce double registre de compréhension de la forêt, naturel et surnaturel, est maintenu dans la perception qu’a Nita de l’action menée par les filles contre le camp de base de l’exploitation forestière, qu’elles incendient59. Ce projet leur échappe, dans une logique de la fatalité dont elles ne sont ni coupables, ni innocentes : l’incendie ravage dix mille hectares de la forêt ; un homme, pris pour le violeur de Lucy, à tort, est mis à mort. Nita ne participe pas au meurtre, mais elle ne se désolidarise pas non plus des filles. La logique de l’ensauvagement les conduit à leur propre disparition dans les flammes, à une métamorphose fantastique en bêtes60, qui les fait revenir à un état de nature, les soustrayant par là même à l’ordre de la justice humaine.

22Cependant, c’est la perte des filles qui permet, à la fin du texte, d’actualiser au présent d’énonciation la conception animiste de la nature que Nita récusait auparavant : « elles sont l’herbe pâle qui resurgit entre les racines, elles sont les vers et les racines sous la pierre, elles sont l’air lui‑même61 ». Le verbe copule être marque l’identité entre les filles et la forêt qui renaît, dans un cycle naturel de la vie et de la mort62. Nita ressaisit cette expérience empirique sous la forme d’une vérité exprimée au présent gnomique, qui est le savoir auquel conduit l’ensemble du récit : « rien ne s’évapore, rien ne disparaît63 ». La position énonciative de Nita est alors définie comme liminaire, entre les vivants et les morts, le visible et l’invisible, « le chaos et le silence64 ». Le texte prend fin avec l’emploi du futur simple qui définit l’identité de Nita, aspirant à être « la gardienne du monde obscur des forêts65 », à chercher « le secret caché derrière le paysage, à l’origine ».

23Le récit revient en quelque sorte sur lui‑même, à son origine, au paradis perdu constitué par la nature, en refusant de se clore, pour désigner son propre avenir ; la position de médiatrice de Nita acquiert alors une valeur métalittéraire qui invite les lectrices à se situer avec elle « là où est la forêt, là où demeure le mystère et le sauvage […] là où murmure la poésie, notre mémoire66 ». Or, cette position à partir de laquelle peut se traduire une certaine idée de la nature, qui accueille la transcendance dans l’immanence, est bien celle aussi qui transcrit une histoire située de la domination (« notre mémoire67 »), en choisissant une forme adéquate (« la poésie »). En ce sens, l’excipit est ce qui définit le régime esthétique et politique du roman lui‑même.

24En effet, le double régime d’interprétation (naturel / surnaturel) fait coexister, dès le viol de Lucy, une lecture elle‑même dédoublée du récit, où les sèmes humains, animaux et végétaux, ne cessent de circuler et de s’hybrider – que ce soit par le rapprochement des personnages avec des animaux68 ou à l’inverse par un imaginaire genré de la nature, perçue comme un corps féminin69. Or cette compréhension analogique pose un lien d’identité poétique et politique, co‑construisant un imaginaire de la nature et de la féminité. Ainsi par exemple du « cœur immortel » de la forêt, qui est ressaisi à partir des transformations du corps de Nita à la puberté, resémantisant l’imaginaire de la « vie sauvage70 ». Les images convenues de la double naturalisation des corps féminins et de la nature sont revivifiées par la définition d’une correspondance mouvante, d’une traduction réciproque qui passe systématiquement par un imaginaire sensoriel, et recourt abondamment aux figures de la comparaison et de la métaphore. En ce sens, « le sauvage », substantialisé comme une essence à la fin du récit, s’avère être avant tout une construction poétique, le rêve d’une origine qui ne peut être ressaisie que comme tel, appelant les lectrices à tisser d’autres imaginaires, à dresser d’autres « barrages dérisoires », dépassant la voix propre de Nita pour faire résonner celles des « disparus71 », mais aussi peut‑être, celle d’autres mondes à venir.

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25Si nous avons essayé de situer deux moments féministes contemporains (le matérialisme queer ; le naturalisme constructiviste) à partir d’une pensée du corps, nous espérons avoir montré que l’étrangeté qui sépare le discours théorique du discours littéraire est productrice de nouveaux imaginaires de la dénaturalisation et de la naturalisation – qui touche aussi bien les formes romanesques que les lectures qui peuvent être faites des corps représentés. Ainsi, l’étrangeté apparaît également comme un excédent esthétique, qui reformule, à un double niveau (littéraire / théorique, naturel / surnaturel, subjectif / objectif) un savoir situé qui s’origine dans le point de vue créé par les corps fictifs, et les transforme en retour.