Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Fiction et délibération : l’absolution des classiques
Fabula-LhT n° 25
Débattre d'une fiction
Stéphane Pouyaud

Débattre d’une fiction. Réceptions de Pamela de Richardson

Debating a fiction. Readings of Richardson's Pamela

1Pamela, roman épistolaire composé par Richardson en 1740, a suscité un vif débat au moment de sa parution, traduit par une querelle opposant pamélistes et antipamélistes autour de la question de la vertu de l’héroïne, admirable pour certains, invraisemblable pour d’autres. Pamela est une jeune servante de quinze ans, extrêmement préoccupée par sa vertu, poursuivie par son maître, M. B., auquel elle se refuse héroïquement, avant de l’impressionner tant par sa constance morale qu’il finit par l’épouser. D’où le sous-titre : ou la vertu récompensée. La nouveauté principale du roman de Richardson consiste à faire incarner la vertu par une femme de basse condition, à qui la parole est donnée presque exclusivement et qui relate au lecteur en détail ses journées de femme de chambre. Pamela est immédiatement traduit partout en Europe et suscite une onde de réactions inouïe1. Les pamélistes, édifiés par le roman de Richardson et tout prêts à déclarer qu’il est « digne […] d’être lu dans toutes les familles2 », vantent la retenue de l’héroïne, s’émeuvent de sa détresse, pleurent devant les épreuves qu’elle doit traverser. Avec eux, le roman devient un précepteur muet. Les antipamélistes dénoncent au contraire l’hypocrisie qui gouverne ce texte. Celle de l’héroïne, qui ne se déroberait à son maître que pour mieux paraître désirable à ses yeux, qui affecterait la vertu pour remplir ses desseins vénaux, mais aussi celle de son inventeur, Richardson, qui déguiserait un roman leste, où l’héroïne va de pâmoisons en pâmoisons et se réveille à demi-dévêtue, en texte édifiant. La réception de Pamela ne se limite pas à des débats moraux, cantonnés à la sphère des dîners mondains ou des courriers privés ; quelques mois après la parution du roman, c’est la plume à la main qu’on le défend ou l’attaque, à coups de commentaires critiques ou d’articles, mais aussi de continuations, récritures, adaptations et parodies, ce pendant des décennies.

2Si peu d’œuvres ont suscité tant de commentaire, ni eu autant d’influence3, on peut se demander pourquoi. Quelles questions soulevait Pamela, quel exemple donnait Pamela, quels débats pouvaient susciter le roman et son personnage éponyme pour charrier un tel raz-de-marée de commentaires ? Au xviiie siècle comme aujourd’hui, que signifie débattre de Pamela ? D’abord, débattre de Pamela revient à débattre de la conduite de Pamela et à traquer, dans son écriture, ses intentions et sentiments, en tentant de déterminer si elle est ou non honnête avec ses lecteurs : ses parents, puis M. B., mais aussi, bien sûr, nous-mêmes, ce qui nous amène à un deuxième enjeu. Débattre des actions de Pamela, se demander si elle veut ou non séduire son maître, si elle joue la vertueuse pour mieux l’appâter ou si, au contraire, elle ne cherche qu’à protéger son innocence, c’est se demander ce qu’a voulu faire Richardson et sur quels ressorts il comptait appuyer la réussite de son roman : comme le résument dans deux formules célèbres D. H. Lawrence et Ian Watt, on hésite, en lisant le livre qui propose les « charmes combinés du sermon et du striptease », entre « la pureté du calicot et l’excitation du sous-vêtement »4. Et une fois sortis de la querelle paméliste et du xviiie siècle, peut-on véritablement, dès lors qu’on lit ou étudie Pamela, faire l’économie d’un débat sur les actions de Pamela ou d’un examen visant à déceler les intentions de Richardson ? En somme, aujourd’hui comme au xviiie siècle, peut-on lire Pamela sans jugement et que faisons-nous au roman si nous n’y parvenons pas ?

3Nous explorerons cette question en nous concentrant sur ce que la critique a nommé Pamela I, c’est-à-dire les deux premières parties du roman, qui conduisent au mariage de Pamela, en accordant moins de place à la suite qu’a fait paraître Richardson en 1741, Pamela in her Exalted Condition, soit Pamela II ; ce parti pris se justifie par le fait que, quand on parle de Pamela, c’est quasiment toujours de Pamela I qu’il est question. Nous nous appuierons dans cette enquête sur des témoignages venus de sources et d’époques différentes : les comptes rendus, correspondances, écrits contemporains de la parution de l’ouvrage qui le commentent ; les études universitaires de cette œuvre ; mais également, à la faveur de la réédition récente du roman en poche, les commentaires de lecteurs actuels disponibles sur Internet ; nous nous intéresserons aussi aux intertextes suscités par Pamela, continuations, récritures, adaptations dramatiques, parodies.

4Le débat sur Pamela constitue un exemple frappant de ce qu’est débattre d’une fiction : les lecteurs contemporains de Richardson, transformés ou non en romanciers, et les lecteurs de notre temps, lorsqu’ils débattent de Pamela, discutent des attitudes de l’héroïne comme si elle n’était pas un personnage de fiction et, ce faisant, se font l’écho de l’imaginaire moral de leur époque. Débattre de cette fiction, c’est donc débattre de ce qu’est la vertu et de la manière dont la femme de l’Angleterre du xviiie siècle peut et doit ou non l’incarner ; mais c’est aussi une manière de débattre de ce qu’a entendu faire Richardson et, par là, interroger ses choix esthétiques ou les remettre en question, ce qui revient à débattre de la fiction, en l’occurrence dans sa forme romanesque, dans une perspective d’histoire littéraire.

Pamela en débat : la querelle paméliste

5Dans son Éloge de Richardson, Diderot soulève le sujet de notre discussion :

J’ai entendu disputer sur la conduite des personnages, comme sur des événements réels ; louer, blâmer Paméla, Clarisse, Grandisson, comme des personnages vivants qu’on aurait connus et auxquels on aurait pris le plus grand intérêt. Quelqu’un d’étranger à la lecture qui avait précédé et qui avait amené la conversation, se serait imaginé, à la vérité et à la chaleur de l’entretien, qu’il s’agissait d’un voisin, d’un parent, d’un ami, d’un frère, d’une sœur5.

6Parler de Pamela est revenu à en parler comme d’un personnage véritable6 et à évaluer son comportement. Juger Pamela, c’est se demander si Pamela est véritablement vertueuse, en se fondant sur des interprétations psychologiques appuyées sur les données textuelles que nous fournit la narratrice autodiégétique. Le parti pris du roman, et sa nouveauté, est, comme on l’a vu, de faire incarner la vertu suprême par une domestique qui ne se prive pas de décrire son quotidien, qui trahit, dans sa prose, une certaine naïveté, mais qui, pour autant, devient, loin de la morale héroïque, la porte-parole de la vertu7. Le principal point de divergence des lecteurs du xviiie siècle porte alors sur la possibilité d’un tel postulat et guide l’ensemble de la réception paméliste.

Condamner Pamela

7Les détracteurs de Pamela associent évaluations morale et esthétique. Pour eux, les évanouissements de Pamela qui, en se réveillant, ne saurait dire ce qu’il s’est passé durant son absence doivent être interprétés comme des feintes, et ses revendications de vertu, comme une stratégie éprouvée pour mieux échauffer les sens de M. B : « si le titre d’un livre doit donner aux lecteurs une idée de ce qu’il contient, l’auteur en aurait donné un plus juste à son ouvrage en l’intitulant : l’affectation ou le déguisement récompensés 8», déclare ainsi l’auteur de l’article de la Bibliothèque raisonnée des ouvrages des savants de l’Europe, qui ne traite pourtant jamais de romans. Cette interprétation, loin d’être due à la vision éclairée de quelques lecteurs moins naïfs que les autres, figure en réalité déjà dans le texte de Richardson, à travers le regard de M. B., « le premier des antipamélistes 9» : le premier, M. B. souligne les contradictions de Pamela et voit en elle une mystificatrice au discours artificieux, comme dans ce passage où Pamela l’assure n’avoir « ouvert » la bouche à personne de son attitude envers lui et où il lui répond :

Voilà une nouvelle équivoque. Vous n’en avez ouvert la bouche à personne. Mais n’en avez-vous pas écrit à quelques autres10 ?

8En cette occasion comme en tant d’autres, il a d’ailleurs raison et il semble que Pamela ait elle-même l’intuition de sa duplicité quand elle reproche à son maître d’interpréter ses lettres et proclame : « voilà votre commentaire, mais il ne paraît rien de tel dans le texte11 ».

9Ces reproches moraux ne se situent donc pas sur le seul plan éthique et les antipamélistes formulent également leur critique dans des termes esthétiques. Fielding, par exemple, irrité de la conception de la vertu de Richardson pour qui les affirmations réitérées de sa vertu par Pamela suffiraient à en faire un parangon, a parodié par deux fois Pamela, dans Shamela et dans Joseph Andrews, où il associe critique religieuse et esthétique, fustigeant l’usage de la première personne et du présent de narration fait par Pamela12. Observons sa réécriture d’une scène de Pamela où l’héroïne s’est mise au lit, quand elle entend un bruit venant d’un placard dans lequel elle trouve son maître :

Je fis un cri terrible, et courus dans la ruelle du lit. Mme Jervis poussa aussi un grand cri […] Il vint dans l’instant même auprès du lit, où je m’étais jetée à côté de Mme Jervis, avec mon jupon et mes souliers. […] Dès que la frayeur me permit de songer à moi, je trouvai qu’il avait la main sur mon sein ; je soupirai, je jetai un cri affreux et je tombai en faiblesse13.

10Chez Fielding, Booby s’approche de Shamela alors qu’elle est censée dormir :

Mme Jervis et moi venons de nous mettre au lit, et la porte est fermée ; si mon maître venait – Saperlotte! Je l’entends qui s’approche de la porte. Tu le vois, j’écris au présent, comme le recommande le pasteur Williams. Donc, il est assis au lit entre nous deux, nous feignons toutes les deux de dormir, il glisse sa main sur ma poitrine ; comme si c’était dans mon sommeil, je presse sa main contre moi puis feins de me réveiller. À peine le vois-je que je hurle en direction de Mme Jervis ; […] Après avoir usé assez librement de mes doigts sans faire très attention aux parties auxquelles je m’attaquais, je feignis un malaise. […] Ô ! combien il est difficile de garder sa contenance quand un rire violent désire éclater14.

11Fielding réajuste ici les faits de façon à révéler la feinte de son héroïne. Si Pamela proclame sa vertu à grands cris, Shamela dévoile ses vrais agissements sans aucun scrupule et revendique les multiples ruses qu’elle déploie, d’une part pour paraître vertueuse à son maître et, d’autre part, pour profiter le plus possible de la situation. L’attitude morale de l’héroïne est donc condamnée en même temps qu’est dévoilé et moqué l’artifice d’une narration à la première personne et au présent dont on ne saurait démêler les intentions15.

12De la même manière, les détracteurs de Richardson qui se situent sur un plan plus politique dénoncent, dans leur critique, l’invraisemblance du parti pris richardsonien. C’est le cas aussi bien de ceux qui considèrent purement et simplement qu’une domestique ne pouvant être douée de tant de grandeur morale, le roman qui la met en scène ne saurait qu’être invraisemblable16, ou de ceux qui contestent empiriquement le dénouement heureux de Richardson. Pour Eliza Haywood, il n’est pas envisageable qu’une domestique épouse son maître et si, dans Anti-Pamela, elle choisit de transformer Pamela en dévoyée qui multiplie les mystifications et, au premier chef, l’exhibition d’une vertu simulée pour se faire épouser par son riche maître, c’est pour rappeler que l’Angleterre du xviiie siècle ne laisse aux femmes mal nées aucun autre choix que celui entre être domestique, prostituée ou épouse, de sorte que la vertu de Pamela apparaît comme hautement invraisemblable. Or, ce débat sur la vraisemblance est encore une fois esthétique, puisque ceux qui ne croient pas en la véracité du personnage ne proposent pas un retour au grand roman héroïque et à des exemples de vertu nichée chez des rois ou les grands du royaume. Pour eux, il faut fonder une nouvelle esthétique romanesque en combattant les ingrédients du grand roman du xviie siècle, son personnel qui lie héroïsme et noblesse d’abord, mais aussi et surtout l’idéalisme romanesque. Or, si Pamela abandonne bien le premier, elle se cramponne au deuxième, et c’est cette révolution-là qu’il semble plus urgent de mettre en marche : un personnage comme le pasteur Adams, dans Joseph Andrews, comique et profondément vertueux, s’érige en contre-modèle possible.

13Ainsi, si la démarche des détracteurs de Pamela peut sembler paradoxale en ce qu’ils choisissent de débattre des agissements d’un être de papier pour montrer qu’il ne pourrait exister dans la vraie vie, ce qui revient à traiter provisoirement ce personnage comme un être réel pour mieux en montrer la dimension fictionnelle, c’est parce qu’évaluations éthique et esthétique sont inséparables. De la sorte, la qualité de l’œuvre est subordonnée à sa réussite mimétique, ce qui a pour effet de mélanger les jugements portés sur le personnage de Pamela à ceux portés sur l’écriture du texte de Richardson. Débattre de Pamela revient alors à débattre de Pamela.

Défendre Pamela

14De même que ses détracteurs allient jugements moral et esthétique, ceux qui défendent Pamela17 acclament l’œuvre parce qu’elle a réussi à peindre une narratrice pathétique et vraisemblable qui touche le lecteur et, par son exemple, l’invite à la vertu : ce sont les accents sincères d’une parole non corrompue qui font la valeur du roman et provoquent un torrent de larmes (chez Diderot, Mme de Graffigny et même l’antipaméliste Lady Mary Montagu). Pamela, précepteur muet, doit être lu pour élever l’âme de ses lecteurs, non seulement parce que son héroïne protège sa vertu contre un maître brutal et abusif, ce dont elle est récompensée par un mariage avantageux, mais surtout parce qu’elle réussit à convertir à la vertu l’impénitent libertin — et le lecteur après lui. La fonction morale de l’œuvre domine grâce à sa réussite esthétique, à sa forme de traité de morale réduit agréablement en exercice, pour reprendre la formule bien connue de Prévost. L’article « Roman » de l’Encyclopédie date la noblesse du genre de Mme de Lafayette, mais aussi de « MM. Richardson et Fielding » qui ont « imaginé depuis peu de tourner ce genre de fictions à des choses utiles, et de les employer pour inspirer en amusant l’amour des bonnes mœurs et de la vertu, par des tableaux simples, naturels et ingénieux des événements de la vie ». Le personnage et le livre sont donc des fictions exemplaires qui redorent le blason du genre et lui confèrent la seule légitimité que veulent alors bien lui accorder les censeurs : « Si tous les romans ressemblaient à celui dont je viens de vous entretenir, je crois que le feu père Porée se serait dispensé de décrier ce genre dans une harangue latine, et qu’il aurait plutôt écrit en leur faveur18 », écrit ainsi Desfontaines, qui n’est pourtant pas partisan du roman.

15Or si Pamela conquiert ce titre de parangon de vertu, ce n’est pas parce qu’elle serait d’une pureté telle qu’elle serait imperméable à la tentation mais précisément parce qu’elle résiste à son maître alors même qu’elle est amoureuse de lui et, donc, en permanence tentée de lui céder (l’amour entre dans son cœur « like a thief », dit-elle). Les larmes que fait couler le roman ne saluent pas seulement la vertu mise en danger par la méchanceté d’un homme, mais la vertu qui lutte contre la tentation, l’idéal moral qui combat les élans de l’amour. Comme le dit Shelly Charles, « pour [Richardson] le strip-tease ne contredit pas le sermon, mais en est la condition sine qua non19 ». C’est ce qu’explique Diderot, invitant Sophie Volland à lire entre les lignes du texte ce qu’il tait et qui donne au roman une portée réellement morale :

Non, Mademoiselle, ce n’est pas l’histoire d’une femme de chambre tracassée par un jeune libertin. C’est le combat de la vertu, de la religion, de l’honnêteté, de la vérité, de la bonté, sans force, sans appui, avilie, s’il est possible qu’elle le soit, dans toutes les circonstances imaginables, par la dépendance, l’abjection, la pauvreté, contre la grandeur, l’opulence, le vice et toutes les puissances infernales20.

16C’est aussi la position de nombre de continuateurs, Nivelle de la Chaussée ou Goldoni dans leur Pamela, Voltaire dans Nanine, autant d’adaptations dramatiques, mais aussi Villaret dans son adaptation romanesque, Antipamela. Lecteurs attentifs, ces auteurs ont tous perçu ce qui fait la spécificité et la richesse du texte de Richardson : la manière dont il parvient, à travers la première personne, à donner à voir au lecteur une héroïne qui ignore21 les arcanes de son cœur et qui, dans l’immédiateté de son écriture naïve, confie sans s’en rendre compte le véritable conflit auquel elle est en proie, celui entre son amour et sa morale22. On le voit chez Goldoni :

pamela : Mais ces larmes que je répands sont-elles bien toutes pour ma défunte maîtresse ? Moi, je voudrais croire que oui, mais mon fripon de cœur me suggère que non23.

17Ou encore chez Voltaire :

nanine : Madame croit qu’il est pour moi sensible,
que jusqu’à moi ce cœur peut s’abaisser ;
Je le redoute et n’ose le penser. […]
Mais moi, mais moi, je me crains encore plus ;
Mon cœur troublé de lui-même est confus24.

18Cette interprétation postule ainsi que le personnage de Pamela est un être divisé, légué par Richardson, et, se lovant dans les creux ménagés par le texte et son héroïne naïve, elle développe cette hypothèse. C’est le cas des adaptateurs dramatiques, pour une raison simple : la mise en scène de l’action romanesque oblige à sacrifier les indices narratifs à des dialogues qui la forcent à se dévoiler. L’avantage de ce processus est aussi de rendre invalides les accusations d’hypocrisie du personnage qui, en ne niant pas son amour, ne peut être jugée calculatrice.

19Les questions politiques ne sont pas non plus absentes des défenses de l’œuvre. Ainsi, Desfontaines dénonce le sexisme des détracteurs de l’œuvre, disant que Richardson « s’est proposé au contraire [de tous les romanciers modernes] de venger leur honneur [des femmes] outragé dans tant de livres à la mode » ; il dénonce aussi les préjugés de classe qui animent la critique de ceux qui déplorent que les personnages ne soient que des « valets, et l’héroïne elle-même […] une petite servante, née de parents misérables » ; Desfontaines défend ce choix :

Il est vrai que ce ne sont pas les aventures de quelque princesse, de quelque marquise, de quelque comtesse ou de quelque baronne, héroïnes ordinaires de nos romans. Mais l’auteur ayant voulu peindre une fille vertueuse, et inviolablement attachée à son honneur et à son innocence, il a dû la prendre nécessairement dans une basse condition. S’il avait mis tant de vertu ou de résistance sur le compte d’une personne élevée dans le grand monde, où aurait été la vraisemblance ?25

20Par un trajet inverse, Desfontaines se retrouve ainsi à adopter la réécriture féministe et antipaméliste d’une Eliza Haywood, de même que l’Antipamela de Villaret adopte la démarche de Haywood et Fielding sans condamner l’œuvre richardsonienne (« les Mémoires de M. D*** nous proposent pour ainsi dire une Anti-Pamela qui n’est pas l’œuvre d’un antipaméliste26 »), mais pose la question de ce qu’est être une femme au xviiie siècle, en peignant un personnage féminin qui, n’étant pas doté de l’impossible force morale de Pamela et, comme elle, susceptible d’amour, ne sait se défendre contre ses sentiments. Il y a là un vigoureux plaidoyer pour l’éducation des femmes, et une critique de la société qui les laisse démunies face aux hommes et aux puissants, dans le prolongement des réflexions lockiennes auxquelles Pamela elle-même se réfère chez Richardson.

21Dans le cas des pamélistes comme dans celui des antipamélistes, les raisons de débattre du personnage tiennent donc à des motifs à la fois littéraires et extralittéraires, mais qui sont intimement liés. Les motifs littéraires interrogent une question centrale pour le xviiie siècle, celle de la légitimité du roman et de la manière de lui conférer une dignité. Quant aux motifs extralittéraires, ils expliquent certainement en partie pourquoi on débat des fictions plus largement : parce qu’elles mettent en commun leurs personnages et offrent ainsi des exemples sur lesquels fonder des débats moraux, politiques et « psychologiques » ou, pour parler comme Shelly Charles, parce qu’elles reviennent à « utiliser l’illusion pour créer le débat27 ». Dans le débat exemplaire qui nous occupe, les intentions de Pamela et de son créateur sont passées au crible, au point qu’on peut se demander si une lecture de Pamela qui fasse fi de la question des intentions est imaginable.

Peut-on imaginer une lecture de Pamela qui fasse fi de la question des intentions ?

22L’expérience du xviiie siècle semble lier la lecture de Pamela à une prise de position. Y aurait-il une sorte de fatalité posée par ce livre, un protocole de lecture implicite qui érigerait son lecteur en juge ? Les jugements portent sur deux êtres que l’on a jusqu’ici traités ensemble mais qui sont en fait, quoique fortement liés, distincts : Pamela et Richardson, en tant que l’on tente de déterminer quelles sont leurs intentions quand ils écrivent. Deux questions se dégagent alors qui nous intéressent notre débat sur la fiction : est-il possible de lire Pamela sans juger les intentions de son personnage et peut-on parler de son personnage sans interroger les intentions de son créateur ?

Lire Pamela sans juger Pamela ?

23Au xviiie siècle, les choses semblent claires : non seulement, quand on lit Pamela, on évalue Pamela, mais le jugement sur le roman vaut comme une contribution au débat. Aujourd’hui, les choses sont plus compliquées, parce que la tradition paméliste correspond à peu près à tout ce qui est proscrit : lire Pamela revient non seulement à tenter de psychanalyser la jeune fille — à traiter un personnage comme un être humain —, mais à tenter de déceler les intentions d’un auteur que, depuis quelque temps, on préfère mort. De plus, plus grand monde ne lit Pamela. Déjà parce que ce romanest difficile d’accès28. Ensuite, parce que l’histoire littéraire a légué de ce roman l’image d’un objet un peu ennuyeux, moralisateur, qu’on résume à son sous-titre — où est passé le strip-tease ? —, dont on sait vaguement qu’il a eu une grande importance pour le roman européen mais de la lecture duquel on se sent dispensé. Comme l’écrit Shelly Charles :

La mention fugitive de l’œuvre dans nos histoires littéraires s’accompagne volontiers de quelques lieux communs sur l’archétype du roman sentimental, ou du roman de l’ascension sociale, voire du roman de la persécution29.

24Si on ne lit que peu Pamela, on peut en revanche l’étudier. Et alors, à son corps défendant, on se retrouve bien souvent, ce faisant, à prendre part à la querelle paméliste, à donner son avis sur l’attitude de Pamela, à tenter d’interpréter ses actions, ses sentiments et ses intentions. On se retrouve ainsi à traquer dans le texte ses contradictions, les indices d’une duplicité qu’on n’attribue plus certes à de l’hypocrisie, mais à un inconscient entre-temps découvert ; en somme, on se retrouve à psychologiser. Même Thomas Pavel voit dans la confrontation entre Pamela et un taureau menaçant qui se révélera être une vache la preuve que « au fond, la jeune fille souhaite demeurer à la merci de son persécuteur, qu’elle aime sans s’en rendre compte30 ». Alain Montandon insiste, lui, sur la finesse psychologique du roman et fait du narcissisme « le moteur innocent et ingénu de ses actions [de Pamela]. Elle se plaît à jouer un rôle, celui attendu par les parents, et elle devine que ce rôle attire l’admiration 31». Quant à Shelly Charles, dans sa relecture de l’œuvre, elle propose une interprétation qui ne va pas non plus sans une évaluation de Pamela :

Pamela écrirait alors pour M. B. en affectant d’écrire contre lui, et l’objet porté à notre admiration serait moins la vertu de Pamela que sa façon de rendre cette vertu agissante grâce à ses talents littéraires, et notamment son maniement aussi unique que neuf des techniques de l’illusion32.

25S’il paraît donc difficile de lire Pamela sans tenter de statuer sur les intentions de son personnage, on peut se demander si c’est spécifique à Pamela, si le roman posséderait des caractéristiques intrinsèques obligeant le lecteur à se poser en censeur ou en psychanalyste. D’abord, les textes qui entourent le roman y invitent, eux qui vantent la portée morale du livre : une sorte d’immersion fictionnelle ménagée par le paratexte conditionne ainsi le lecteur et justifierait qu’il évalue l’édification morale réellement permise par le texte… Mais c’est aussi l’indécidabilité même du texte qui, laissant le lecteur insatisfait, lui ordonne de se faire son avis. D’où la position dominante aujourd’hui adoptée, transigeante, déjà aperçue mais plus clairement nuancée que les formulations qu’a léguées la querelle : le texte (car il faut en revenir au texte) est volontairement tissé d’ambiguïtés, de sorte que le lecteur (car il faut en revenir au lecteur) se retrouve confronté à une narratrice dont la conscience est en crise, qui hésite entre ce que dicte sa foi et ce que dictent ses instincts, de sorte qu’elle n’est ni tout à fait la même ni tout à fait une autre que celle que peignent à la fois les pamélistes et les antipamélistes. Le problème, toutefois, est que ce refuge de l’indécidabilité, de l’ouverture du texte est un leurre. Celui qui étudie aujourd’hui le texte se fonde, pour parvenir à ce diagnostic, sur une analyse du personnage comme s’il était réel puisqu’il reconnaît, in fine, qu’il est paradoxal, tissé d’ambiguïtés et de doutes… La perspective psychanalytique n’est qu’une énième variation sur une lecture de Pamela interprétant les actions de Pamela.

26Il est intéressant de s’éloigner du lecteur professionnel et de voir comment un lecteur non professionnel — c’est-à-dire qui n’est pas au fait des complexités de la querelle paméliste et qui ne lit pas ce roman dans la perspective de l’étudier — reçoit Pamela. Cette expérience peut être faite en parcourant des forums Internet ou des blogs qui se font l’écho de leur expérience de lecture de l’édition de poche, facilement accessible. On découvre alors que les opinions glanées reconduisent le protocole du xviiie siècle et se plaisent à analyser les personnages. Pamela est décrite comme un personnage qui « reste présente, durable dans le cœur du lecteur étonné de tant de bonté venue du passé » ; tel autre lecteur semble plus sceptique : « Doit-on la croire quand elle s’auto-apitoie sur son terrible sort et qu’elle en appelle à Dieu et aux Psaumes ? » avant de dissocier le personnage de son créateur et d’admettre que si Pamela peut être crue, « son créateur, Samuel Richardson, est bien plus roué qu’on ne l’a dit », avant d’insister sur le plaisir avec lequel il tend des pièges à son personnage. Ces deux exemples montrent bien que les lecteurs contemporains adoptent en quelque sorte l’attitude de leurs aînés et évaluent spontanément les actions de l’héroïne. Mais, fait intéressant, on se rend aussi compte que nombre de commentaires ne s’attardent pas tant sur le personnage de Pamela que sur celui de M. B. En effet, la problématique du harcèlement sexuel retient l’attention des lecteurs qui rappellent qu’aujourd’hui M. B. « aurait été dénoncé direct (#MeToo) » et que le mariage final avec un homme violent fait que « pour nous, la morale n’est pas sauve »33. Ainsi, même si la nature des jugements des lecteurs et le personnage qui retient leur attention changent, leur démarche reste la même et Pamela suscite toujours une lecture psychologique, qui s’attache aux intentions des personnages et à juger leur conduite.

27Il semble donc bien difficile, hier comme aujourd’hui, de se dégager de la tentation, quand on analyse Pamela, d’évaluer les actions du personnage. Et si l’on décide de s’en abstraire, tombant de Charybde en Scylla, on se retrouve bien vite à juger le texte selon un autre critère que l’on aimerait proscrire : celui de l’intention de l’auteur.

Peut-on parler de Pamela sans juger Richardson ?

28Débattre des actions d’un personnage, c’est bien souvent débattre des intentions de l’auteur. Les détracteurs de Pamela, qui l’accusent d’être vénale, leste et hypocrite, ne font rien d’autre qu’accuser l’auteur34 des mêmes méfaits. Ainsi voit-on Richardson comme une sorte de proxénète de la fiction, qui vend son personnage sous des atours de vertu pour mieux conquérir un public émoustillé par les vides du texte, par tous ces moments où Pamela, revenue d’un évanouissement auprès d’un maître bien tactile, dit ne pas pouvoir dire ce qu’il s’est passé pendant son absence35. Le doute sur le personnage se déplace logiquement sur son inventeur. Le jeu sur les textes liminaires de Shamela de Fielding dénonce ainsi la dimension élogieuse du paratexte de Pamela comme un mélange de complaisance et de mystification, visant à parer des atours de la morale un discours en réalité licencieux. Le nom du pasteur qui vante, chez Fielding, l’ouvrage à venir, Tickletext, invalide de manière ludique l’authenticité des textes liminaires de Pamela et met en abyme la transposition à venir : Richardson exhiberait la moralité de son texte pour mieux masquer sa dimension leste, tout comme Shamela feint la vertu pour mieux vendre ses charmes. Parallèlement, les défenseurs de Richardson jugent la moralité de Pamela comme étant le reflet de celle de son inventeur, qui se manifeste donc dans les actions du personnage qu’il a inventé.

29Dans un cas comme dans l’autre, il semble donc difficile, voire impossible, de ne pas lier les actions du personnage aux intentions de son créateur. D’ailleurs, il ne s’est pas trouvé un seul détracteur de Pamela pour imaginer que Richardson en ait fait volontairement et à l’encontre de son intention édifiante une hypocrite, alors même que sa naïveté et la manière dont elle s’échappe à elle-même auraient pu appuyer une telle hypothèse. Fielding préfère même ignorer les contradictions du texte de Richardson et des attitudes de son héroïne, qui pourraient pourtant servir son propos, et faire comme si ce roman était un texte uniquement moral et moralisateur. C’est qu’il s’agit aussi de déboulonner Richardson et son succès, dans une stratégie où la prise en compte des intentions de l’auteur, indissociable, on l’a vu, de l’analyse des actions de l’héroïne, entend seulement œuvrer contre lui. Débattre des actions de Pamela, c’est tenter de deviner les intentions de Richardson pour mieux les louer ou les dénoncer, au même titre que les agissements de son héroïne, en ignorant le fait que l’auteur ne cesse de prendre ses distances vis-à-vis d’elle et d’user d’ironie contre sa naïveté. Mais voilà que nous retombons dans le travers dont nous cherchons à nous échapper : en voulant dissocier Richardson et Pamela, en y parvenant même, nous ne faisons que retomber sur la question des intentions de l’auteur !

30On en revient ainsi toujours, sinon à Pamela elle-même, du moins à Richardson, et à spéculer encore sur des intentions. Alors, certes, contrairement à Pamela, Richardson n’est pas un personnage de fiction et débattre de ses desseins ne saurait avoir le même statut que débattre de ceux de son héroïne. Mais il n’en demeure pas moins qu’une pareille méfiance nous pousse à rejeter l’interprétation psychologisante et l’interprétation par l’intentionnalité du créateur36. Il semble qu’avec Pamela, comme, sans doute, avec de nombreuses œuvres et particulièrement de nombreux romans à la première personne, il soit difficile de parler du texte sans parler des voix qui l’animent, celle de la narratrice et celle de l’auteur37. Rien d’étonnant, dans un roman à la première personne, dans lequel le lecteur tente de déceler les mensonges du discours. Cette tendance à juger Pamela et Richardson quand on lit Pamela vient très certainement de l’insistance avec laquelle le discours du personnage est mis en valeur et la question de la sincérité posée.

31Il est ainsi difficile de lire Pamela sans considérer les intentions qui président à ses actions et donc à l’acte fondateur de Richardson. Le fait que de toutes ses récritures, presque aucune ne reprenne le simple schéma de la domestique vertueuse qui, sans agnition, épouse son maître prouve bien que les lecteurs du roman devenus auteurs eux aussi s’attaquent d’emblée à la question des intentions pour se les approprier. Que ce soient les parodistes qui modifient celles de la domestique, devenue vénale et libidineuse, pour lutter contre l’invraisemblance de la soubrette richardsonienne, les adaptateurs et continuateurs qui en font une noble qui s’ignore pour lutter contre l’invraisemblance sociale mise en place par Richardson, tous combattent les intentions d’un roman que pourtant ils admirent souvent, mais dont la radicale nouveauté les séduit sans les convaincre tout à fait. Ce faisant, ils proposent une interprétation de Pamela qui tronque le texte d’origine et qui constitue, à ce titre, proprement une réécriture.

Que fait à Pamela le débat sur Pamela ?

32La réappropriation ainsi ménagée par les lecteurs-exégètes de Pamela semble avoir eu deux effets : celui de bâtir un héritage de Pamela fondé sur un malentendu et une image déformée de ce roman, mais aussi celui de l’avoir constitué, par les débats qu’il a suscités, comme un jalon essentiel pour penser le genre romanesque.

Un malentendu longtemps entretenu : l’héritage de Pamela

33Les débats sur Pamela ont eu un effet inattendu, celui de léguer une image déformée de l’œuvre d’origine, dont il y a fort à parier qu’elle vienne directement de la querelle paméliste qui, en mettant en place deux camps, les a figés dans une posture agonistique et a fixé l’œuvre dans un moule qui n’était en fait pas le sien. En effet, malgré l’image bien différente que pamélistes et antipamélistes livraient du roman, il en est essentiellement resté la dimension édifiante et larmoyante. On a ainsi imaginé Pamela comme un roman qui certes ouvre l’ère romanesque anglaise, mais qui apparaîtrait aujourd’hui comme ennuyeux et démodé. Cet héritage, paradoxalement, provient aussi bien de ceux qui ont loué l’œuvre (Diderot qui exalte les larmes qu’elle fait couler) que de ses détracteurs qui, en critiquant Pamela ou en proposant des héroïnes moins austères, ont laissé croire que la « vraie » Pamela n’était autre qu’une moralisatrice occupée à exalter sa vertu, ce qu’elle n’est que partiellement, comme on l’a vu. Pamela et son héritage nous prennent donc au piège en nous obligeant, pour en parler, à nous inscrire dans une généalogie d’interprétation du personnage.

34La réécriture parodique de Pamela, particulièrement, a conditionné sa réception et participé d’une transformation de l’œuvre au gré des discours qui lui ont été appliqués. La parodie recèle un pouvoir corrosif tel que, une fois qu’on l’a vue appliquée à un texte, elle l’abîme durablement. De la sorte, il est difficile, après avoir lu Shamela, Joseph Andrews ou Antipamela, de revenir à l’original sans traquer dans la narration de la jeune fille non pas seulement ses hésitations, mais tout ce qui indique qu’elle manipule son maître. Difficile aussi de ne pas regarder avec ironie les passages au présent que Fielding ou Haywood ont raillés à l’envi, ou encore de ne pas s’agacer des protestations de vertu que nous l’avons vue simuler dans les parodies et qui rendent les originales bien plus prégnantes et douteuses. Un curieux effet de lecture se met donc en place, fondé sur une sorte de cycle de la mauvaise foi qui se trouve être inhérent à la pratique parodique. Le parodiste, pour combattre sa cible, commence par un travail de sélection de ses traits les plus frappants, qu’il reprend ensuite pour les exagérer38. Cette sélection se fonde sur une simplification : Fielding ou Haywood ne retiennent ainsi de Pamela que ce qui est susceptible de s’attirer leurs foudres et ils gomment les ambiguïtés du texte d’origine pour faire comme si le personnage présenté par Richardson était exhibé et par elle-même et par lui seulement comme un parangon de vertu, et devenait à ce titre, soit totalement invraisemblable, soit nécessairement hypocrite. C’est alors que se met en place la mystification parodique sur le lecteur, qui ne voit plus, désormais, en l’original richardsonien qu’un personnage univoque, dont les ambiguïtés ont disparu. Il conserve en mémoire les leçons de la parodie et ne retient que cette image déformée du texte : un pensum mettant en scène un personnage édifiant, un roman monologique en somme, dont l’ambivalence a disparu, parce que le discours parodique sur le texte en a altéré la réalité, voire s’y est substitué.

35Ainsi, la mise en débat du roman, ses réécritures, les discussions sur la vertu du personnage ont clivé le lectorat, fait oublier la lettre du texte, remplacé par des parodies ou des récritures. En témoigne cette anecdote que relaie Shelly Charles : « Au sortir de la première représentation [de Pamela de Nivelle de la Chaussée] quelqu’un demanda à la porte : comment va Pamela ? Un plaisant répondit : Elle pâme, hélas39 ! » alors même qu’aucune pâmoison de Pamela — mais plusieurs de Milord — n’émaille la pièce : le souvenir du roman — et des parodies qui en ont été faites insistant sur ces pâmoisons à répétition — marque durablement la carrière du personnage. La querelle, en multipliant les « pamélades », a ainsi fait perdre l’original de vue et Pamela s’est dissoute dans ses avatars. En cela, la réception de Pamela est paradoxale :

L’œuvre en est-elle sortie gagnante ? La réponse est complexe. Certes, on peut considérer que l’importance exceptionnelle de la controverse a assuré au roman sa pérennité, mais ce fut longtemps au prix du déni de son intérêt littéraire. Noyé dans la masse textuelle qui l’entourait, réduit aux dimensions des seuls passages controversés40, qui continuent d’ailleurs aujourd’hui à monopoliser l’attention critique, ce roman que « tout le monde avait lu » ne devait plus vraiment se lire, et ne pouvait intéresser que par son succès, par l’« événement », puis le phénomène de mode que son auteur, commerçant rusé, avait su créer et que l’on se plaisait à documenter41.

36À moins de revenir à l’original richardsonien et d’adopter la perspective d’un Kripke et de sa désignation rigide qui lie indéfectiblement un nom propre à celui qui l’a porté le premier42, Pamela semble s’être égarée au gré de ses réemplois43. De façon corollaire, le ton singulier de Richardson, son ironie, sa distance vis-à-vis de son héroïne se sont perdus dans les analyses sans fin de son personnage et dans ses récritures.

37Et si, comme l’explique Pierre Bayard, l’une des plus grandes difficultés de la critique littéraire est d’être assuré que, quand on parle de la même œuvre, on parle bien de la même chose, la situation est encore compliquée dans le cas de Pamela dont l’histoire éditoriale nous met aux prises avec un nombre considérable de versions, mais qui, surtout, est une œuvre dont on ne parle qu’à moitié : la suite du roman original de 1740, publiée par Richardson un an après, dans laquelle on voit évoluer Pamela mariée, est systématiquement évacuée par la critique, de sorte qu’on ne parle quasiment jamais que de Pamela I44. De la sorte, on se trouve bien dans la position, ici éclatante, qui détermine selon Pierre Bayard le dialogue de sourds que constitue tout débat critique ; à la faveur d’un travail de sélection, on ne peut pas parler de la même chose quand on parle de Pamela avec un autre lecteur : « Car il apparaît que le même texte, sans qu’on en change la lettre, peut donner lieu à une lecture différente, qui le transforme en un tout autre texte, racontant une autre histoire vécue par d’autres personnages45. » Cette citation s’applique très bien au débat autour de Pamela, qui confronte deux versions du roman totalement opposées : un roman leste et immoral, à l’héroïne légère et calculatrice ; et un roman moral, édifiant dont l’héroïne personnifie la vertu.

38Débattre de Pamela revient ainsi à confronter des Pamela. La difficulté à parler de cette œuvre est liée aussi au fait qu’elle s’inscrit dans une telle querelle que tout jugement ne peut que se nourrir de cette querelle. Parler de Pamela, c’est dialoguer avec tous ceux, illustres et moins illustres, qui ont disserté à son sujet au point qu’il paraît difficile de l’envisager selon une nouvelle perspective, tant le débat moral prend le pas sur toute autre considération.

Un jalon pour penser le genre romanesque

39L’un des intérêts de la querelle paméliste est la manière dont se lient intrinsèquement, comme on l’a entraperçu, débats moraux et esthétiques. Le débat sur Pamela se fait débat sur ce qu’est écrire un roman et tente de résoudre la difficile équation face à laquelle le genre se trouve à la parution du roman de Richardson : allier proximité avec le réel et dimension morale, deux ingrédients qui, dans l’esprit de l’époque, sont censés s’exclure.

40La querelle paméliste permet en effet de poser un certain nombre de questions jusqu’alors inédites en Angleterre, pays qui, jusqu’à Richardson, n’est pas une terre de roman ; ces questions essaiment jusqu’en France et modifient la destinée du genre en Europe. Le roman est alors un genre honteux, accusé d’immoralité. L’une des réponses des romanciers consiste à montrer que le roman, loin d’être corrupteur, véhicule une instruction morale en présentant certes la vertu aux prises avec le vice, mais en la faisant triompher. Chez Richardson et ses admirateurs, la vertu édifiante46 du roman est indissociable d’une capacité à émouvoir la sensibilité qui devient, en même temps que sa portée morale, un critère de valeur. On peut citer à cet égard le jugement de l’abbé Desfontaines :

Un roman bien fait et bien écrit, qui ne blesse point l’honnêteté des mœurs, qui ne roule point sur une fade galanterie, qui renferme une morale fine en action, ou qui réjouit le lecteur par des images plaisantes et des saillies comiques, est vraiment un ouvrage digne d’un homme de lettres, comme un poème épique, une tragédie, une comédie, un opéra47.

41L’une des nouveautés que propose alors Pamela est l’association, dans un roman, d’un propos moral et d’une avancée vers le réalisme : Pamela est à la fois un parangon de vertu et une jeune domestique qui relate en détail ses tâches domestiques.

42Pourtant, et en cela Pamela marque l’histoire du roman parce que ce texte permet aux romanciers de se positionner en faveur ou à l’encontre de son esthétique, nombreux sont ceux qui refusent de voir dans le roman de Richardson cette combinaison, certains lui reprochant son immoralité cachée, d’autres mettant en question au contraire son réalisme en raison de sa supposée invraisemblance. Cette contestation est l’occasion pour les romanciers de proposer leur propre vision du roman. À cet égard, le cas de Fielding se révèle particulièrement singulier. Ses parodies pamélistes lui fournissent en effet l’idée d’une refonte du genre comme « épopée comique en prose » et en font, sur le terrain de l’affrontement avec Richardson autour de la question de la vraisemblance des actions de son personnage, l’un des premiers romanciers modernes. De la contestation de la vraisemblance de Pamela découle toute une poétique romanesque, traitée sur le ton de l’humour et du renversement dans Shamela, puis plus sérieusement dans Joseph Andrews et dans Tom Jones et enfin presque sérieusement dans Amelia. Y sont ainsi posées la question du réalisme et de l’idéalisme, celle du lien entre comique et réalisme, celle de la narration. Pamela, par la contestation qu’il suscite, permet donc d’amorcer la réflexion sur le genre romanesque et son renouvellement. La même fécondité se retrouve aussi du côté des admirateurs de Richardson : Rousseau, dans La Nouvelle Héloïse comme Diderot dans La Religieuse s’inspirent de Pamela pour combiner et interroger le réalisme, l’idéalisme moral et l’écriture à la première personne.

43De manière plus large, les critiques adressées à l’usage de la première personne dans Pamela, tout autant que les éloges qui en ont été faits poursuivent une réflexion sur la narration qui marque tout le xviiie siècle. En cela, Richardson n’innove pas vraiment et il s’inscrit dans l’héritage de Marivaux ou de Prévost et, plus largement, de la tradition picaresque et comique, qui, déjà, prennent leur distance avec leur narrateur en interrogeant subtilement sa fiabilité. Richardson contribue à cet édifice en présentant une héroïne qui, pour penser ce qu’elle dit, ne dit pas tout ce qu’elle pense, ou plutôt tout ce qu’elle ressent. Mais surtout, les critiques qu’ont suscitées cette première personne et qui ont conduit à toutes les parodies que l’on a vues, dans lesquelles l’hypocrisie de la narratrice est démontrée, dans laquelle la simultanéité de l’écriture mémorialiste est raillée, etc. ont contribué à ce questionnement. À n’en pas douter, le jeu sur la première personne d’un roman comme Les Liaisons dangereuses est l’héritier d’une réflexion rendue vive avec la querelle paméliste et, plus encore, l’impossibilité du narrateur de Tristram Shandy à prendre en charge la temporalité du récit mémorialiste semble une réponse à cette polémique.

44Ces exemples nous le suggèrent : outre la réflexion romanesque que Pamela suscite chez les auteurs et qui en fait l’un des jalons de la modernité romanesque, Pamela est aussi un jalon dans l’histoire de la lecture. D’abord parce que, si l’on suit la théorie de Shelly Charles selon laquelle Pamela met en abyme, par l’effet qu’exercent ses textes sur son maître, les pouvoirs de l’écriture, Pamela devient un roman qui parle de la lecture : « Provoquer la lecture active et les interprétations divergentes est sans doute l’objectif principal d’une œuvre qui fait de la lecture son intrigue parallèle48. » Ensuite, parce que la concurrence des interprétations à laquelle se livrent ses lecteurs alimente la tendance du roman moderne à promouvoir l’indécidabilité du texte et la suspension du sens. Si une telle œuvre a pu susciter tant d’interprétations, de lectures, de relectures et de récritures, n’est-ce pas bien la preuve de la suspension du sens qu’offre le roman et du rôle interprétatif qu’a à jouer le lecteur ? Le débat suscité par Pamela témoigne du caractère protéiforme de l’œuvre, de ses ambiguïtés, quoi qu’en pensent les partisans de l’un et l’autre camp. À ce titre, le lecteur peut être tenté de voir le roman comme un réservoir de sens et de significations au cœur desquels il lui appartient de trancher. Après tout, peut-être que débattre de Pamela, c’est avant tout affirmer son autonomie de lecteur et le rôle qu’on a à jouer dans la construction de ce roman et du roman en général, interprétation que semble encourager Richardson, lorsqu’il écrit : « L’histoire doit laisser au lecteur quelque chose à faire49. »