Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 24
Toucher au « vrai » : la poésie à l'épreuve des sciences et des savoirs
Mathieu Perrot

L’Eris de l’erreur : le jeu de l’erreur dans la poétique de Michel Leiris

The Eris of error: the game of error in the poetics of Michel Leiris

1Rapprocher le nom de famille de Michel Leiris de celui de la déesse de la Discorde, Eris, peut certes déconcerter. Aussi arbitraire qu’il puisse sembler, ce rapprochement par l’homophonie, que l’écrivain a fréquemment utilisé dans son œuvre, est motivé par la notion d’erreur, bien souvent source de conflits ou de disputes, à partir de laquelle se rejoignent la déesse, créatrice de désordre et de malentendus, et la poétique de Leiris. Qu’elle soit orthographique ou grammaticale, découverte ou recherchée, l’erreur invite à une remise en question de la règle : les écarts ou les biffures permettent de repenser le rapport à soi, au monde et aux autres. Si Leiris est proche d’Eris, déesse paradoxalement génératrice de vérité grâce à la confusion qu’elle jette sur le monde et dans les esprits, c’est aussi par la subversion qui dénonce les failles du consensus et l’illusion de justice ou de vérité.

2« À toute erreur de la raison correspondent d’étranges fleurs des sens1 », écrit John Westbrook en inversant la formule de Louis Aragon pour évoquer la poétique de Leiris. Si « l’erreur naît des sens2 », elle participe aussi d’un cheminement vers la vérité, qui reste une opération douloureuse, quasi chirurgicale : « la poésie doit être tout entière le contraire d’une évasion ; il ne s’agit pas d’opium ni de monde chimérique, mais de s’affronter avec les choses, de les soupeser lucidement3 », lit‑on dans Frêle bruit, le quatrième volet de La Règle du jeu. Comme il l’écrit dans son poème « Cœur ouvert », il s’agit de « s’extraire du ventre quelques vérités / comme de mauvais cailloux qui s’y seraient formés4 ». Voilà donc pour la vérité : une composition minérale faite des caillots de l’intime, des calculs enfouis dans le corps de l’expérience. L’erreur joue ici un double jeu, comme nous le verrons plus loin : elle est à la fois l’apparence trompeuse, l’illusion qu’il s’agit d’inciser pour extraire des vérités, et en même temps ce qui conduit à la vérité, la révèle autant qu’elle la cache (ou la protège). C’est peut‑être parce que la vérité est dans l’erreur, qui est ce corps qui la sécrète, qu’elle est, comme la perle d’une huître, si précieuse. Cette opération se retrouve à différents niveaux dans toute l’œuvre de Leiris, mais c’est dans sa poésie et dans ses œuvres de confession en particulier qu’on trouve les meilleures pierres : l’erreur n’y est pas dénoncée, comme dans son travail ethnographique ; elle y est énoncée, arpentée autant par jeu que par respect ou adoration pour ce qui nous dépasse. Plus encore que la confession, c’est le chant ou la « poésie vraie5 » qui est au plus près de l’authenticité parce qu’il est action ; parce qu’il est le seul parmi les différentes formes d’expression à rejoindre aussi loin l’expérience vécue, à prédire par un enchantement critique un avenir à mesurer à l’aune des révolutions, l’œil braqué sur un kaléidoscope d’erreurs.

3Dans son étude sur Glossaire j’y serre mes gloses, Pierre‑Henri Kleiber lit dans la passion de Leiris pour l’erreur celle d’une poétique tout entière, un goût pour la vérité et pour l’authenticité :

L’à‑peu‑près et le malentendu ont un statut poétique, une qualité de lapsus — proprement — révélateurs. L’erreur n’est pas soumise à censure, loin s’en faut, car elle n’est pas obstacle à la vérité mais son cheminement même. L’écriture ne porte pas le deuil de l’erreur mais sa trace augmentée, son accomplissement à un degré d’exécution où elle devient un constituant esthétique6.

4Aux côtés des essais de Leiris, et notamment de Biffures (1948), le premier tome qui ouvre la somme de La Règle du jeu, et de Zébrage, qui parut en 1992 (deux ans après sa mort), le Journal de Leiris est particulièrement précieux pour tenter de comprendre cette poétique de l’erreur ; il s’agit d’un « fourre‑tout7 » de confessions où il a cherché, pendant les 67 ans qu’il prit à le rédiger, à s’approcher de la plus grande sincérité en évitant de « biffer » ou d’arracher des pages pour cacher des erreurs. On en trouve en effet plusieurs dans ce Journal, que Leiris laisse en l’état, se contentant de les commenter pour en corriger la portée : sur la prétendue « virilité » du regard ou sur la confusion entre « communication esthétique » et « communication amoureuse8 », par exemple. L’erreur, chez celui qui dans Frêle bruit se voyait comme un parfait raté9, fut paradoxalement moteur de l’imagination. Elle s’articule de manière complexe dans les activités diverses qu’eut le jeune surréaliste amateur d’occultisme dans les années 1920, qu’eut l’africaniste et contributeur du Collège de Sociologie dont la pensée anticolonialiste et l’esthétique baroque10 entrait en résonance avec la transgression révolutionnaire de Georges Bataille dans les années 1930, qu’eut l’écrivain de la confession dont le lyrisme perplexe11 était animé d’élans sartriens sur la dialectique de la sincérité et de la mauvaise foi12 à partir des années 1940, ou qu’eut encore l’éclectique collectionneur et historien de l’art publiant en 1974 Francis Bacon ou la vérité criante.

5Il est tentant d’affirmer, avec Alain Jouffroy, que les œuvres de Leiris forment les « couches successives d’un palimpseste d’un ensemble de vérités qui s’effacent, se biffent et s’enveloppent elles‑mêmes pour se cerner au plus près possible13 ». Cependant, plutôt qu’un portrait de l’erreur qui ressemblerait à celui qu’Aragon dressait de l’humour dans Le Traité du style, plutôt qu’un catalogue d’erreurs que Leiris aurait ou non corrigées ou soulignées lui‑même, ce qui suit cherche à comprendre la place de l’erreur dans la poétique de Leiris en tant que dispositif et disposition, en tant que chemin d’écriture et de création. La métaphore du palimpseste suppose une certaine cohérence et unité dans son œuvre, où l’erreur peut se retrouver aussi bien dans sa poésie que dans son travail ethnographique — nous renvoyons à ce sujet aux recherches de Jean Jamin sur la notion de « gaffe14 » épistémologique dans L’Afrique fantôme. Cependant, au-delà d’« une vérité de type scientifique », Leiris privilégie « la vérité autobiographique [qui] se caractérise en effet par le fait qu’[il est] seul à pouvoir l’énoncer15 », comme l’explique Denis Hollier : l’utilisation de la première personne lui permet ainsi d’éviter d’impliquer autrui ou de s’engager dans un discours généralisateur. La vérité poétique, contrairement à la vérité scientifique, n’est pas cumulative ou linéaire16 : elle ne progresse pas ; elle n’est pas, en poésie, une impasse ou un écueil à éviter comme elle l’est généralement dans la science dont la méthode sert à déminer la faute. C’est au contraire, chez Leiris, un vertueux sabotage inconscient et recherché qui aboutit à un dérèglement salutaire de la perception du monde, court‑circuite l’évidence et modifie nos appuis. La particularité de la poésie au regard de l’erreur et de la connaissance n’a cependant pas empêché le jeune Leiris d’imaginer, avec d’autres surréalistes, des passerelles entre science et poésie, comme la « science de l’erreur » qu’il imagine dans son Journal.

Une science de l’erreur

C’est « en exhibant le coefficient personnel au grand jour qu’on permet le calcul de l’erreur17 ».

6« Réhabiliter l’erreur », comme l’écrivait Leiris en 1924, c’était se rapprocher des théories freudiennes sur le lapsus et le rêve — même s’il finira plus tard par « renonc[er] à voir dans le rêve le moyen d’accès privilégié à la vérité18 ». Fausses routes et ratages sont des infractions qui permettent de mieux situer les désirs refoulés et de redéfinir la norme. Plus qu’une réhabilitation de l’erreur, Leiris imagine alors le projet d’une « science de l’erreur » qui resterait à créer. Or, l’expression elle‑même porte à confusion : cette « erratologie » peut soit renvoyer à une science qui étudie transversalement les erreurs dans une optique interdisciplinaire ; soit prendre l’erreur elle‑même comme méthode scientifique et non plus comme objet d’étude. À l’origine de l’expression se profile déjà l’ombre du jeu dans les failles des ambiguïtés grammaticales. Un des mots les plus évocateurs de cette poétique serait peut‑être celui du titre que Leiris imagina dans son Journal en 1969 pour une œuvre à venir : « Presque19 ». Mais revenons sur la description que Leiris fait de cette « science » le mardi 30 septembre 1924 :

Créer une science de l’erreur, c’est‑à‑dire une science dont l’objet serait l’étude des hypothèses rejetées par l’actuelle science orthodoxe, et leur réhabilitation. Étudier avec soin toutes les cosmogonies passées et les hypothèses biologiques — l’astrologie, l’alchimie, la magie, etc. […] Toute affirmation reposant sur des bases rationnelles est une duperie […]20.

7Les transmutations alchimiques faisaient déjà l’objet des préoccupations de Leiris lorsqu’il était étudiant en chimie21. Plus tard, Leiris lia encore l’ésotérisme et l’ethnologie, dans son premier article pour la revue Documents, où il explique que les sciences occultes sont un reliquat de la conception anthropomorphique du cosmos, l’astrologie étant un reste du totémisme. Dès la première page de L’Âge d’homme (1939), il propose un autoportrait qui commence par son signe zodiacal, symboliquement ambigu, composite, comme si sa naissance était marquée par la marge ou l’indéfini : « je suis né un 20 avril, donc aux confins de ces deux signes : le Bélier et le Taureau22 ». Dans Brisées, il considère la vénération de ses contemporains pour la science moderne comme une illusion semblable à l’erreur que faisaient les Anciens dans leur conception de la science. Au lieu d’être un moyen d’exploration et de compréhension de soi dans le monde, la science moderne ne serait au fond que la consécration d’un ordre supérieur qui retire à l’homme son libre‑arbitre23. Leiris dénonce l’ingratitude des savants et des philosophes modernes qui ne reconnaissent qu’avec mépris ou suspicion les occultistes comme des précurseurs alors que de nombreux parallèles peuvent être faits entre les découvertes des alchimistes et les recherches des chimistes modernes24. Sciences occultes et sciences universitaires modernes se basent pourtant sur des règles, comme le jeu :

La logique ne peut prétendre à être autre chose qu’un jeu. Chacun est libre de préférer les jeux de hasard à la rigueur mathématique du jeu d’échecs. Il y aurait entre notre science de l’erreur et la science orthodoxe le même rapport qu’entre les jeux de cartes et celui des échecs. Le jeu de l’erreur [est] constamment renouvelé dans son intérêt par l’intervention du hasard mystique imprévisible, alors que celui des échecs ou de la science orthodoxe n’est jamais gouverné que par la force ou la capacité des joueurs25.

8La différence — ou complémentarité — entre la chance et la connaissance, le hasard et la logique, se retrouve illustrée par un petit « conte populaire » qu’un Chinois, étudiant à Paris, aurait raconté à Leiris et que l’écrivain raconte bien plus tard dans Zébrage :

[…] le héros est un jeune homme très studieux, qui se prépare au mandarinat. Il lui faut subir un examen très difficile et, malgré toute sa science, il est en passe d’échouer : faute grave que ne lui pardonneront pas ses juges, l’un des caractères idéographiques du texte qu’il avait à rédiger est dessiné de manière incorrecte. Or il se trouve qu’une bête à bon dieu — ou autre petit insecte — juste au moment où l’examinateur lit le devoir vient se poser sur la feuille, exactement au point voulu pour que soit complété l’idéogramme défectueux26.

9À l’erreur de l’étudiant correspond, comme dans une farce, celle des mandarins dont la vue ne discerne pas l’insecte. Qu’elle trouble les sens ou la mémoire, cette double erreur de l'auteur et du lecteur, négligence décidément bien humaine, aboutit cependant à un manuscrit (momentanément) parfait. Plus loin, en 1947, Leiris raconte qu’il a ressenti le même trouble que l’étudiant du conte en s’apercevant qu’il avait écrit le nom de Joan Miró avec un accent grave au lieu de l’accent aigu. Il se réjouit d’abord de cette « faute d’orthographe » qu’il espérait « susceptible de révéler quelque chose » et qui lui permettait aussi « de jeter un pont entre une très lointaine Asie et Joan Miró27 ». Pourtant, il lui semble important de rectifier plus tard cette erreur parce que « déformer le nom de quelqu’un, n’est‑ce pas — idéalement — porter atteinte à sa personne ? Et, si minime que soit cette atteinte, de manière pire encore s’il s’agit d’un peintre et graveur tel que Miró28 ». Si chaque erreur est donc potentiellement révélatrice de sens, métamorphique en même temps que métaphorique, toutes ne sont pas dignes de rester intactes. Engageant la responsabilité de l’auteur, celles qui défigurent autrui plutôt qu’elles ne l’envisagent doivent être corrigées.

10Plutôt que des instantanés, des prises de vue du réel aussitôt retranscrites, Leiris évoquait dans son journal en 1935 la supériorité d’une perception capable de sentir au‑delà des apparences : une authenticité qui ne se réduirait pas à une simple saisie « photographique », mais qui serait, comme il l’écrit en 1945, « une sorte de collage surréaliste ou plutôt de photo‑montage puisque aucun élément n’y est utilisé qui ne soit d’une véracité rigoureuse ou n’ait valeur de document29 ». Fidèle à son ambition d’exploration de la sincérité (et de la sincérité comme mode d’exploration), Leiris utilise la métaphore de la lumière et du dévoilement pour parler de « l’activité littéraire ». Il s’agit d’« admet[tre] que l’activité littéraire […] ne peut avoir d’autre justification que de mettre en lumière certaines choses pour soi en même temps qu’on les rend communicables à autrui et que l’un des buts les plus hauts qui puissent être assignés à sa forme pure, j’entends : la poésie, est de restituer au moyen des mots certains états intenses, concrètement éprouvés et devenus signifiants, d’être ainsi mis en mots30. » Prudent jusqu’à prendre ses distances avec la notion d’authenticité, trop floue et trop commode, Leiris fait preuve de lucidité, condition nécessaire à l’authenticité, en mettant en lumière, si l’on peut dire, ce que c’est qu’« être vrai », comme si la méthode — cette vigilance qui ne s’épargne pas — était plus éloquente qu’une définition notionnelle :

Être vrai, pour avoir chance d’atteindre cette résonance si difficile à définir et que le mot « authentique » (applicable à des choses si diverses et, notamment, à des créations purement poétiques) est fort loin d’avoir expliquée : voilà ce à quoi je tendais […]. La question est de savoir si […] le rapport que j’établis avec son authenticité [celle du torero qui risque en effet sa vie] et la mienne [l’auteur ne faisant qu’écrire] ne repose pas sur un simple jeu de mots31

11En comprenant que son art ne le mettra jamais dans le risque très concret que prend le torero, le poète se révolte soit contre les lois de la nature — et il devient alors magicien ou nécromant —, soit contre les lois sociales. Cette révolte s’exprime par différents modes de connaissance, comme « les religions, la magie, les sciences occultes, le merveilleux, la poésie, la pataphysique, toutes les formes de protestation contre la vie terrestre et le refus (ou impossibilité) de s’adapter à elle, autant de magnifiques erreurs32». Quant à la société, le poète comprend qu’il ne peut pas la changer seul, mais qu’il peut « s’orienter vers la révolution sociale », car « il n’y a que la Révolution qui puisse nous délivrer de l’ignoble poids mort des survivances. […] Toute poésie vraie est inséparable de la Révolution33 », écrit‑il dans Brisées,comme un retour tardif au manifeste du surréalisme. Cette « poésie vraie » doit éviter plusieurs illusions : en 1929, Leiris soulignait déjà dans son Journal la « grosse erreur » qu’on ferait à vouloir « introduire dans les poèmes des éléments qui sont déjà poétiques en eux‑mêmes. Par exemple, la vie des hors‑la‑loi, de ceux qui, à des titres divers, sont au ban de la société34 ». La figure du criminel et du vagabond, comme autrefois les fleurs que Rimbaud reprochait aux Parnassiens, n’est plus vraiment révolutionnaire ; elle est devenue une sorte de poncif poétique. Le poète doit savoir regarder la révolte non dans l’évidence, mais dans ce qui est caché, tapi dans la norme du quotidien, c’est‑à‑dire dans tout ce qui n’apparaît pas a priori poétique.

12Comme la poésie, affaire de voyants, « la philosophie, la science […], les arts plastiques, le socialisme ne sont intéressants que par leur côté prophétique, c’est‑à‑dire l’influence morale qu’ils peuvent avoir et partant la contrainte qu’ils peuvent exercer sur l’avenir35 ». La poésie serait éminemment prophétique puisqu’elle « permet à l’homme de voir autrement, d’autres choses36 » : elle est le « terrain où s’échangent, en totale réciprocité, des vérités qui ne seraient qu’illusions si elles n’étaient le partage de tous, chacun apportant à ce bien commun sa propre contribution ». Moins d’un an après avoir imaginé cette « science de l’erreur », Leiris se donnait en mai 1925 quatre axes de réflexions à méditer :

I/ La langue merveilleuse
II/ Les racines de la peur
III/ Sur la moralité du mouvement perpétuel
IV/ Le doigt dans l’œil (Essai sur l’erreur, considérée dans ses rapports avec le génie)37.

13Sur ce dernier point, l’auteur donne une liste non exhaustive des « génies de l’erreur » parmi lesquels le douanier Rousseau, Raymond Roussel et Giorgio de Chirico. Si le titre de ce projet d’essai (« le doigt dans l’œil ») semble assez léger, rappelons que l’humour est à l’origine de recherches poétiques et métaphysiques essentielles parmi les surréalistes. La « science de l’erreur » ne resta qu’un projet (une erreur ?) de jeunesse, un essai jamais écrit ; mais la notion d’erreur continua longtemps à hanter l’écriture de Leiris.

Le marivaudage de Narcisse : le jeu de l’écriture et du vécu ou le paradoxe de la sincérité

 « La quête d’une authenticité, raison dernière de toute grande poésie
(atteindre sa propre vérité en formulant sa propre vue des choses)38 ».

14À l’instar de Michel Foucault39, Leiris a voulu embrasser ce « courage de la vérité » que les Grecs appelaient parrêsia, quitte à risquer l’opprobre du peuple qui n’a pas toujours le courage d’accepter les vérités révélées. Usant d’introspection critique et parfois jusqu’à l’aporie, il s’interrogeait en mai 1929 sur la validité de la confession qu’il voulait ériger en art thérapeutique, comme nous l’avons vu :

Je voudrais tomber malade à force de sincérité. Donner l’exemple unique d’un homme qui, somme toute, s’est rarement illusionné sur lui‑même et a su mieux que quiconque voir clair en lui. Toutefois j’ai une peur énorme que ce soit précisément en croyant à cette sincérité que je me trompe…40.

15L’intuition de Leiris sur les limites de la confession rejoint la formule de Paul Valéry dans « Choses tues » : « La sincérité voulue mène à la réflexion, qui mène au doute, qui ne mène à rien41 ». La sincérité a certes été l’une des vertus cardinales chez Leiris, lui, ce « Narcisse qui se noie en faisant son autocritique42 » qui, tout au long de sa vie, s’est décortiqué sans s’épargner ; elle est toutefois castratrice puisqu’elle empêche de se croire capable, puisqu’elle empêche d’exister, de sortir de soi. Comme l’écrit Leiris dans son Journal en janvier 1936 :

Viser à être simple, authentique, naturel (c’est‑à‑dire à être soi, rien que soi) cela revient à émonder soigneusement tout ce qui ferait tendre à ce qu’on se dépasse. Pas de grandeur sans un minimum de duperie, sans volonté de sortir de soi43.

16La lucidité continue et méthodique mènerait ainsi non pas au dévoilement mais à l’éblouissement stérile : « Au lieu de m’améliorer, mon autocritique constante ne fait qu’aggraver les choses : mal me juger me met de mauvaise humeur et mon comportement s’en ressent44 », écrit Leiris en 1977. C’est ainsi qu’il proposait huit ans plus tard dans son Journal une sorte de définition douloureuse du mot « lucidité » : « Lucidité — plus acide et cruelle qu’un brûlant et fixe été45 ».

17La confession ne serait aussi qu’une « tricherie » servant à émouvoir, à gagner la sympathie : on prétend se livrer tout entier mais on n’écrit et on ne lit que des euphémismes, des ellipses, des réécritures et des censures. Cette technique est un leurre qui « ne dit jamais tout46 », comme Leiris l’écrit en 1938, puisqu’« il n’y a pas de vérité totale47 », conclut‑il encore en 1957, mais seulement une « [p]seudo‑vérité qui règne entre nous, basée sur les livres où (soi‑disant) je dis tout48 ». Or, toute pseudo‑vérité est éminemment contradictoire : le nom pseudos en grec ne fait aucune différence entre le faux, l’erreur et le mensonge49. Si le journal intime n’est qu’un tissu de mensonges à soi‑même et aux autres, peut‑on jamais se raconter ? Et peut‑on seulement, en livrant l’intime, s’en délivrer ? Leiris explique au sujet de Tristes tropiques de Claude Lévi‑Strauss :

S’il existe à la limite une vérité nue elle n’est que la vérité du vide, car si le travestissement est inhérent à toute vérité, la connaissance vouée à cheminer à travers une série infinie de démystifications, ne peut logiquement aboutir à une autre vérité que celle du non‑savoir50.

18Cette hypothétique véracité de l’écriture « qui conduirait à tout dire51 » n’est pas simplement impossible à atteindre à cause d’un manque de perspicacité ou de recul, mais aussi, de manière plus brutale encore, par manque de temps : « Doit‑on tout raconter ? Doit‑on choisir ? Doit‑on transfigurer ? Je suis d’avis qu’il faut tout raconter. Le malheur est qu’on en a pas le temps…52 », notait Leiris dans son carnet en 1931.

19La confession qui « n’est certes pas blanchiment » mais « dans une certaine mesure […] catharsis53 », comme Leiris l’écrit en 1979, peut devenir cathartique à condition d’être chant54 : se confesser ne suffit pas à atteindre l’authenticité. « La règle fondamentale (dire toute la vérité et rien que la vérité) à laquelle est astreint le faiseur de confession55 » fixe un cap, certes ; mais, comme l’écrit Leiris dans L’Âge d’homme :

[…] encore faut‑il l’aborder carrément et la dire sans artifices tels que grands airs destinés à en imposer, trémolos ou sanglots dans la voix, ainsi que fioritures, dorures, qui n’auraient d’autre résultat que de la déguiser plus ou moins, ne fût‑ce qu’en atténuant sa crudité, en rendant moins sensible ce qu’elle peut avoir de choquant56.

20C’est là que se situe la « poésie vraie » : seul le chant, ce « point de tangence du subjectif et de l’objectif57 », comme il l’écrit en 1936, est capable en quelques mots de condenser et de traduire une expérience, car il permet d’atteindre le plus haut niveau d’authenticité et de fidélité au réel. Pour cela, le poème doit être « un acte et non une confession58 », explique‑t‑il deux ans plus tard : le chant (poétique), qui sublime le cri et la simple parole dans le recueil À cor et à cri (1988), est révolutionnaire parce que, prophétique, il agit sur le monde. En retrouvant indirectement l’étymologie du mot « poésie », il réduit la confession à de l’inaction et la rejette ainsi du paradigme de la poésie. Le « fait réel » doit s’imposer « de l’extérieur » : « sans doute y a‑t‑il moyen de faire passer plus de choses dans un poème ainsi déterminé que dans un poème où l’on se borne à raconter ce qu’on a sur le cœur59 ».

21La « vérité poétique » est pour Leiris la « qualité de ce qui tout à la fois séduit, et à travers un détour, frappe comme une évidence60 ». C’est pourquoi, plutôt que l’authenticité d’une écriture qui traduirait la totalité d’une expérience, Leiris propose en 1982 le mot de « véridicité », « qui, impliquant l’acte de dire et marquant toute son importance, ne se confond pas avec “véracité” (2 et 2 font 4, par exemple)61 ». La lucidité ne doit pas saturer l’esprit comme une obsession de soleil : ne pas pouvoir tout dire sans faire erreur, certes, puisqu’il n’existe que « des vérités relatives (l’atteinte d’une vérité dernière étant un espoir illusoire)62 » ; mais faire que ce qui est dit soit dans le règne de la lumière. Si l’éclairage de l’esprit critique est essentiel, ce qui compte pour saisir l’erreur, la surprendre, c’est une vigilance persévérante qui soit un compromis entre la distraction et le saisissement, la disponibilité et la prudence. Ne pas (se) dissimuler derrière le faux courage de s’être « assez » exposé ; oser l’impudeur et continuer de découvrir en se découvrant. Comme l’écrit Alain Jouffroy dans sa préface à Haut mal, « la vérité du poème est celle de cette avancée sur un terrain dont le scripteur ne sait rien d’avance, ce terrain que dans l’inconscience nous foulons comme si c’était le plus normal des jardins63 ». Les limites de l’erreur sont alors celles de la « vraie » tricherie qui est sans beauté si elle n’a de fin qu’elle‑même et ne sert pas à dévoiler.

Le jeu des mots

« Je suis bien obligé de me dire que relater est peut‑être
nécessairement égal à frelater64 ».

22Le mot « texte », qui partage la même origine que le mot « tissu », ne serait‑il donc en voilant qu’un tissu de mensonges ? Il y a chez Leiris un lien naturel entre le livre et le vêtement mais aussi une hiérarchie, puisque le premier rend éternel quand le second n’est qu’éphémère, comme on le lit dans cette réflexion de 1977 : « Le livre qu’on écrit : vêtement plus durable que celui dont on se vêt, il vous vêtira plus tard sans même que vous ayez à être présent65 », comme le linceul de l’esprit. Permutation de deux lettres et c’est un monde qui se transforme : « Linge ; (plein de lignes)66 ». Ainsi, le langage est‑il « tangage », comme le titre que Leiris choisit pour l’une de ses œuvres en 1985. Renversés par la poésie, qui se joue des règles orthographiques et syntaxiques pour imaginer d’autres sens, les mots deviennent renversants67. Vases que la simple inversion de deux lettres (ou une faute de frappe) suffit à rendre communicants, la ligne et le linge ne tiennent qu’à un fil étymologique (lineus et linea font référence à la toile ou au fil de lin) ; mais le papier, sur lequel sont tracées ces lignes, a longtemps été fait de tissu. En 1982, Leiris explique que ce « brouillage délibéré des mots » dont il a fait usage avait un double but :

1/ leur « faire rendre gorge » et en tirer les idées (grâce à un procédé voisin de l’allitération et pour, si possible, déduire leur sens de leur structure phonétique) ; trouver l’âme d’un mot, soit une espèce de justification de sa structure phonétique.
2/ brouiller pour brouiller ; porter au langage une atteinte iconoclaste (comme dans un bredouillis précipité d’opéra bouffe, à la limite le non‑langage des vocalises insérées dans le chant […])68.

23« Psychoglossique » pourrait‑on dire, la poésie de Leiris cherche à comprendre ce qui anime les mots dans la tribu du dictionnaire. Et cependant, si « le poète traite ses mots de manière que leur valeur sémantique coïncide avec leur valeur étymologique (vraie ou fausse, car jouent ici, bien entendu, les fausses étymologies suscitées par analogie phonique)69 », comme Leiris l’écrit en 1947, il rectifie plus tard cette réflexion en dévalorisant l’étymologie au profit d’un glossaire personnel :

Une monstrueuse aberration fait croire aux hommes que le langage est né pour faciliter leurs relations mutuelles. […] Or l’étymologie est une science parfaitement vaine qui ne renseigne en rien sur le sens véritable d’un mot, c’est‑à‑dire la signification particulière, personnelle, que chacun se doit de lui assigner, selon le bon plaisir de son esprit. […] Le sens usuel et le sens étymologique d’un mot ne peuvent rien nous apprendre sur nous‑mêmes, puisqu’ils représentent la fraction collective du langage, celle qui a été faite pour tous et non pour chacun de nous70.

24Autrement dit, l’erreur serait de chercher à ne pas en faire, à respecter les règles académiques : ce qui est correct s’oppose à ce qui est vrai parce que la correction, en imposant des règles communes, dépossède chacun du rapport intime à l’expression, c’est‑à‑dire aussi d’un rapport à soi. C’est par une erreur linguistique que commence justement Biffures, le premier tome de La Règle du jeu ; c’est par elle aussi que Leiris serait né, sinon à la poésie, du moins à l’acribologie, et qu’il aurait découvert, par sa correction, la dimension sociale du langage. Il y raconte un épisode de son enfance où, voyant un soldat de plomb ou de carton‑pâte tombé sur le sol de la salle à manger, il se serait écrié « …reusement », en s’apercevant que son jouet n’avait pas été cassé. Sa famille le reprend et corrige ce « vague vocable — qui jusqu’à présent [lui] avait été tout à fait personnel et restait comme fermé » : « L’on ne dit pas “…reusement”, mais “heureusement”71 ». Il se souvient s’être alors senti dépossédé d’un mot (« il n’est plus maintenant une chose à moi ») qui est « devenu chose partagée ou — si l’on veut — socialisée ». La « sorte de vertige » provoquée par cette correction lui fait prendre conscience de cette « espèce de déviation, de décalage » et il comprend alors « en quoi le langage articulé, tissu arachnéen de [s]es rapports avec les autres, [l]e dépasse, poussant de tous côtés ses antennes mystérieuses ». Cette erreur linguistique crée une brèche, une fissure dans l’harmonie du monde par laquelle apparaît une autre dimension du même monde, collective et imposée, donnant d’autres règles au même jeu. Comme l’écrit Jean Jamin :

Ni mal donc, ni malédiction, ni faute, la maladresse chez Leiris est surtout erreur, « gaffe », simple, quasi innocent raté des gestes ou des paroles qui, excoriant les surfaces du monde, y révèle que chaque mot, chaque chose peut être — ainsi que le prédit cette maladresse qui est d'abord gaucherie — gauchie, c'est‑à‑dire, eût noté Bataille, qui peut être regardée comme la parodie d'une autre, ou bien comme la même chose sous une forme décevante (L'Anus solaire)72.

25C’est justement sur un adverbe dont l’origine (« heur ») rappelle la chance ou le hasard, — dont nous parlions plus haut au sujet des jeux —, que par hasard la lumière est faite. Se dessinent alors les correspondances entre le hasard d’une chute qui « finit bien », puisque le soldat est intact, et celui d’une autre chute, linguistique. L’erreur qu’on peut partiellement « compenser […] par de la bonne grâce la plus grande et la plus grande humilité73 », comme Leiris l’écrit en 1974, est le fruit d’un hasard objectif qu’il faut savoir recueillir. Et cependant, cette réflexion sur l’erreur de langage induit elle‑même en erreur, comme l’a montré Denis Hollier dans sa préface à La Règle du jeu en reprenant une réflexion de Michel Beaujour :

La substitution de « heureusement » à « …reusement » est bien ce qui se passe au cours de la scène décrite, mais ce n’est certainement pas ce qui se passe dans la page de Biffures qui la rapporte où, bien au contraire, « …reusement », le mot banni, s’étale triomphalement en lettres capitales en haut de page, d’abord en titre puis en titre courant, avant de le faire entre guillemets tout au long du chapitre. On ne dit pas « …reusement », soit, mais c’est précisément pour cela que Leiris écrit : il écrit pour l’écrire. Car, il a beau dire, parler ou écrire ne reviennent pas au même74.

L’erreur délibérée

26« Il n’y a de beauté que dans l’erreur, l’erreur à qui l’on sait donner autant d’évidence qu’à la vérité75 », écrit Leiris en 1925. Selon Jean Jamin, « [c]ette déclaration a de quoi étonner quand on sait le désir constant de Michel Leiris d’atteindre la vérité par l’écrit76 ». Mais c’est que ces deux notions, loin de s’opposer, fonctionnent de concert ; car si l’erreur est belle, c’est qu’elle est à la fois labyrinthe et fil d’Ariane. Paradoxalement, « pour atteindre à la vérité poétique », comme l’écrit Leiris en 1977, il faut « peut-être substituer à l’erreur involontaire une erreur délibérée77 », comme il faut rechercher dans « la subjectivité (portée à son paroxysme)78 » une plus grande objectivité. Toujours relative, l’erreur mène pourtant à l’absolu. Elle est, chez le jeune Leiris en 1925, l’illusion trompée qui laisse apparaître l’indice d’une vérité et trahit une passion pour l’inatteignable :

Je crois à mon éternité, parce que cette croyance est la plus haute erreur que je connaisse. J’aime le cubisme et toutes les formes d’art qui dissocient la réalité objective, à cause de l’erreur qu’elles semblent représenter (j’ai grand plaisir à voir un verre cassé ou un paquet de tabac triangulaire, parce que j’ai l’impression en les regardant que mes yeux sont témoins d’une erreur de la nature). L’amour est aussi une erreur, et c’est pourquoi j’aime l’amour79.

27Amour saint‑augustinien (ou donjuanesque), illusion d’immortalité, art qui semble révéler de la nature les incongruités : cette passion pour l’erreur provient de domaines variés qu’elle enchante. Le dénominateur commun de ces aberrations se trouve dans l’infini possible des interprétations, des révisions et des bifurcations. Comme dans un jeu dont la règle serait d’en inventer, Leiris invente des lois au fur de l’écriture, des lois de Serendip qui, loin d’exclure l’erreur, la mettent en évidence. D’après Leiris, « tous nos écrits ne doivent donc être que des tissus de mensonges, pour les autres comme pour nous‑mêmes, mais présentés assez habilement pour que nous puissions être les premiers à nous prendre à leur piège80 ». Comme chez Shakespeare, la vie est chez Leiris un théâtre où chacun joue un rôle ; et comme un trou de mémoire dans un dialogue sur scène, l’erreur rappelle qu’on est joué. La vérité arrive à reculons à ceux qui faisaient mine de regarder ailleurs : rester distrait, certes, mais pas assez pour oublier qu’on cherche à l’être, pour mieux s’y retrouver. La poétique de Leiris serait ainsi le marivaudage de l’écriture et du vécu.


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28Pour tenter de comprendre l’erreur dans la pensée de Leiris, il semble qu’il faille n’en parler qu’en se trompant, pour que soit ainsi faite l’expérience même du fourvoiement. Mais aussi, faire halte : on saisit l’erreur en s’arrêtant pour mieux s’apercevoir qu’elle nous tient aussi, qu’elle nous révèle à nous‑mêmes à mesure qu’on la file comme un détective sur les traces d’une métaphore fugitive. Se laisser mener en bateau par un désir de vérité sur une mer de mots, soit ; mais garder le compas dans l’œil, celui non pas du capitaine (car il n’y en a pas sur ce rafiot), mais celui du bateleur à bord ou de la sirène à l’acrostole. Barre à bâbord pour mieux gauchir ; barre à bobards aussi, car le jeu de l’erreur ne rechigne pas à quelques calembours ; non pas pour tourner en rond dans le sens des aiguilles de l’erreur, mais pour remonter au vent de la vérité — circumnavigation de soi‑même au monde —, avec doute et témérité, méthode et confiance, prudence et audace.

29La poésie est chez Leiris la plus rigoureuse activité d’introspection, le témoignage le plus risqué et le plus sincère de l’expérience brute. Paradoxalement, pour conserver cette brutalité dans la transcription, le vécu mis à nu dans l’écriture, la poésie est aussi un exercice critique qui s’interdit de s’interdire, qui surveille ses défenses pour les empêcher de se censurer par vanité, honte ou bienséance. C’est pourquoi il faudrait sans doute distinguer deux catégories d’erreur : l’erreur à rechercher, révélatrice et salutaire, qui signe l’authenticité ; et l’erreur à éviter, produit de réflexes sociaux et d’habitudes policées, des subterfuges narcissiques pour s’attirer la gloire et la récompense ou l’autocongratulation, qui censure ou omet, maquille et trahit la tentation d’être vrai, le désir d’objectivité, l’ambition d’être sincère enfin.

30La méthode scientifique désireuse de désherber l’ivraie des illusions fait pendant à un autre chemin, semé d’erreurs à récolter, sur lequel le poète voit en chacune d’elles la fissure d’un langage où luit l’originalité, l’indice d’une quête de soi, et la confession comme une inextinguible polydipsie d’absolu plutôt qu’une soif d’absolution. Comme Leiris l’écrit à la fin de sa préface à L’Âge d’homme, l’« engagement essentiel qu’on est en droit d’exiger de l’écrivain, celui qui découle de la nature même de son art : ne pas mésuser du langage et faire par conséquent en sorte que sa parole, de quelque manière qu’il s’y prenne pour la transcrire sur le papier, soit toujours vérité81 ». Mais si cette rigueur n’était au fond qu’une imposture, l’ultime illusion de croire qu’on eût pu parcourir l’erreur pour mieux se parcourir ? Écriture en tension, la poétique de Leiris est autant celle d’un optimiste résolu et vigilant que celle d’un pessimiste sceptique, impuissant et suicidaire, « un chercheur que la vérité, enfin découverte, fait tomber dans son puits82 », et qui écrit en novembre 1959 : « Pire que ruminer ses échecs : se dire qu’échec ou succès, tout compte fait, c’eût été du pareil au même83 ». Cette tension est polarisée par une quête de vérité qui se retrouve dans la manière dont Leiris pense le langage et la poésie, à la fois comme un objet de vénération — une « chose sacrée » — et comme le jeu bouffon du sacre d’un fou84. Le 9 juin 1977, Leiris rêvait à « un poème qui serait quelque chose comme les derniers mots d’un mourant85 ». Il ajoutera aussitôt une note de bas de page qui, sorte de revers symptomatique ou d’épitaphe à son art poétique, semble creuser l’abîme dans lequel il se met : « Mais cela même est‑il une preuve d’authenticité ? ».