Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Varia
Fabula-LhT n° 24
Toucher au « vrai » : la poésie à l'épreuve des sciences et des savoirs
Mendel Péladeau-Houle

Barthes poststructuraliste : une utopie de l’insignifiance

Poststructuralist Barthes: a utopia of insignificance

1Ironie de l’histoire : le baromètre de Flaubert est devenu l’un des détails les plus significatifs de la littérature française. « L’effet de réel » portait, souvenons-nous, sur « la signification de cette insignifiance1 » : le baromètre au-dessus du piano, des boites et des cartons dans Un Cœur simple de Flaubert participait, selon Barthes, d’une esthétique réaliste. Michel Charles a bien souligné le paradoxe contenu dans cette proposition : « Si le baromètre n’est pas “notable”, pourquoi Barthes l’a-t-il noté2 ? » Le théoricien considérait que le détail insignifiant était substituable (avec les boites et les cartons par exemple) : l’identification du détail relevait, d’après lui, d’une préférence dont il se proposait de reconstituer les motifs. Tandis que, par ce biais, l’auteur de Composition interrogeait les « conditions de possibilité [des] opérations3 » interprétatives, Tiphaine Samoyault estimait que l’instrument pouvait bénéficier d’un éclairage biographique :

Si l’on sait par exemple que le baromètre est pour lui un repère significatif dans son existence quotidienne, qu’il rachète immédiatement lorsqu’il est détraqué, que pendant certaines périodes il note sur son agenda la pression du jour en millibars, on comprend mieux pourquoi il est si perturbé par ce détail insistant dans le conte de Flaubert. Pour lui, il n’est pas de l’ordre du notable car il ne connote pas comme le piano, la bourgeoisie, ni n’a de fonction dans l’économie du récit. Il est au contraire un repère de sa propre vie, donc d’autant plus étrange dans un texte du xixe siècle, racontant une histoire avec laquelle il pourrait n’avoir pas grand-chose à voir. L’effet de réel, au fond, pourrait être défini ainsi : la conjonction d’un « ça a été » lointain et pour un autre avec un « c’est » maintenant et pour soi4.

2Qu’autant d’hypothèses sur l’origine et le sens de ce baromètre aient été avancées montre quoi qu’il en soit que son insignifiance supposée était problématique. Barthes a pourtant nourri ces réactions quand, dans une note en bas de page, il écrivait : « Dans ce bref aperçu, on ne donnera pas d’exemples de notations “insignifiantes”, car l’insignifiant ne peut se dénoncer qu’au niveau d'une structure très vaste : citée, une notation n’est ni signifiante ni insignifiante : il lui faut un contexte déjà analysé5. » Michel Charles en concluait, lapidaire, que Barthes avait « raison, au fond, d’écrire qu’on ne pouvait donner d’exemples de notation insignifiantes, et il aurait sans doute dû s’y tenir6 ».

3Le but de « L’effet de réel » était d’opposer l’« insignifiance » à « l’analyse structurale », qui, dans son désir de systématisation du récit, « laiss[ait] pour compte7 » ces « détails ». L’article illustrait ainsi les limites du structuralisme, dont Barthes avait été l’une des figures fédératrices. En amont toutefois, l’article négligeait le statut de la désignation insignifiante : détail appelé à ne plus l’être. En se trouvant inséré dans le cercle de la compréhension, le non-sens initial s’évaporait. Ce que d’aucuns considéraient comme les balbutiements du poststructuralisme barthésien étaient donc moins un trouble de la signification qu’un élargissement du système au détail.

4Or ce constat ne peut être appliqué à toute la période dite « poststructuralisme » de l’auteur, comme nous le verrons, ce qui a pour conséquence de brouiller quelque peu le sens d’une étiquette n’ayant « jamais été adoptée par les théoriciens français concernés8 », comme le note Johannes Angermuller. Thomas Conrad situe la période concernée chez Barthes entre 1969 et 19739 ; Tiphaine Samoyault rappelle, pour sa part, que l’auteur évoque « un tournant à partir de la fin des années 1960, commençant à discréditer quelque peu son travail [structuraliste] et mettant en évidence a contrario une pratique mieux centrée sur les problèmes d’écriture10 ». En réalité, à partir de « L’effet de réel », l’insignifiance occupe une place centrale chez le théoricien, qui reconfigure plusieurs thématiques, dont celle de l’écriture. Mais la critique du structuralisme exclut, dans un premier temps, celle du sens : « L’effet de réel » annonce un poststructuralisme qui, revoyant l’idée de structure, conserve celle de sens. Plusieurs textes de la décennie 1970 problématiseront néanmoins cette dernière certitude, parmi lesquels L’Empire des signes, Le Plaisir du texte et L’Obvie et l’obtus. En brisant ce tabou, l’insignifiant rompt avec le statut intermédiaire, charnière, qui était le sien dans « L’effet de réel » : outil de dénonciation, mais non-concept. Il devient ce qui, en bouleversant l’idée de signe, se répercute sur toutes les autres thématiques.

5Cet article part de l’ensemble des occurrences d’« insignifiance » chez Barthes dans la décennie 1970 afin de conceptualiser la reconfiguration du sens dans sa période poststructuraliste. Barthes vivra, comme on le sait, jusqu’en 1980 : il sera donc ici question du dernier Barthes, qui après avoir été l’acteur privilégié de l’aventure structuraliste, fut également celui du tournant poststructuraliste. À cette occasion, la thématique sera replacée parmi une constellation de notions barthésiennes : illisibilité, signifiance, Neutre, atopie. Cela à partir d’un relevé des images auxquelles l’auteur les a associées, la métaphore étant« au cœur de l’œuvre de Barthes11 » ainsi que l’a rappelé Claude Coste – ou Jean-Pierre Richard en notant que celle-ci participait d’une manière de conceptualiser chez lui12. Les images de l’insignifiance sont donc le prisme à partir duquel une décennie de réflexions est ici étudiée.

L’utopie japonaise

6Au début de la décennie, il y a le Japon : L’Empire des signes, paru en 1970, relate le voyage du théoricien. Barthes écrit après que Foucault et Derrida ont fait paraitre quelques-unes de leurs principales œuvres dont Les Mots et les choses (1966) et L’Écriture et la différence (1967). Il a commencé à se distancier du structuralisme, et entame tout juste, dans L’Empire des signes, une critique du signifié. Le Japon en représente, selon lui, l’antidote le plus virulent : « Le Zen tout entier mène la guerre contre la prévarication du sens13 » – ce détour permettant de porter un regard nouveau sur l’Occident, qui à l’inverse « humecte toute chose de sens, à la manière d’une religion autoritaire qui impose le baptême par population14 ». Le sens est donc présenté soit comme étant surajouté (c’est ici l’image du « baptême » herméneutique) soit comme un centre plein auquel il faut accéder (on rappellera le fameux prologue de Gargantua, dans lequel Rabelais appelle à ne conserver que la « substantifique moelle ») : « Les voies d’interprétation [sont] destinées chez nous à percer le sens15. » Dans les deux cas, il y a, si l’on peut dire, une ontologie du sens : l’homme occidental est voué à ce que Barthes nomme une « métaphysique de la personne16 » : « L’œil occidental est soumis à toute une mythologie de l’âme, centrale et secrète, dont le feu, abrité dans la cavité orbitaire, irradierait vers un extérieur charnel17 ». A contrario, la « morphologie » de l’œil asiatique « ne peut être lue “en profondeur” », son intelligence n’étant pas « derrière le regard, mais au-dessus18». Barthes spatialise ainsi ces deux conceptions du sens : « L’Occident n’a que trop bien compris cette loi : toutes ses villes sont concentriques ; mais aussi, conformément au mouvement même de la métaphysique occidentale, pour laquelle tout centre est le lieu de la vérité, le centre de nos villes est toujours plein19 ». Tokyo, bien entendu, se soustrait à cette norme puisque la capitale « possède bien un centre, mais ce centre est vide20 ».

7Barthes appelle donc, à travers le Japon, à un décentrement du sens. La culture japonaise n’y est pourtant pas considérée comme asémiotique, mais tout simplement comme ayant un autre regard sur le sens : « Empire des signes ? Oui, si l’on entend que ces signes sont vides et que le rituel est sans dieu21. » Le signe japonais est un « feuilleté des symboles22 », absence fantasmée du signifié.

8Le Japon n’est donc que la lunette à partir de laquelle l’Occident est perçu. La radicalité de son altérité est d’ailleurs liée au fait que Barthes ne puisse en faire partie, qu’il en demeure plutôt le seul observateur, comme le rappelle Fabien Arribert-Narce : « Ne maîtrisant pas la langue et les codes du pays, Barthes a ainsi eu tendance à ne voir au Japon qu’un ensemble de signes dont les signifiés se refusaient à lui et qu’il pouvait dès lors avant tout apprécier pour leurs qualités sensibles23. » Barthes ne dit d’ailleurs jamais qu’il présente le Japon en toute transparence, mais plutôt que « l’Orient et l’Occident ne peuvent […] être pris ici comme des “réalités”, que l’on essaierait d’approcher et d’opposer historiquement, philosophiquement, culturellement, politiquement24 ». Le Japon ne nous parvient qu’à travers un regard : celui que porte, comme Occidental, le sémiologue Roland Barthes.

9Il s’agit (encore) bien entendu d’un « système25 », qui, même remodelé, est intellectualisé et reconfiguré. Mais il est attaqué de l’intérieur, Barthes faisant « système » de ce qui ne peut fondamentalement l’être. Le titre de l’ouvrage souligne d’ailleurs cette impossibilité : L’Empire des signes désigne un « empire », qui ne l’est plus depuis 1945, ne conservant ce statut qu’à travers une expression française, « l’empire du soleil levant ». Le Japon, comme modèle du sens, est à la fois ce qui doit advenir et ne peut exister, cette impossibilité du sens étant le levier d’une critique radicale du « système ».

In-signifier

10Au début de la décennie 1970, Barthes change également de vocabulaire, comme le note Cécile Hanania : « signification », jugé « trop linguistique », est remplacé par « signifiance26 ». Dans Le Plaisir du texte, publié en 1973, celui-ci s’interroge – et répond : « Qu’est-ce que la signifiance ? C’est le sens en ce qu’il est produit sensuellement27. » La notion est empruntée à Kristeva28, qui l’associe au « géno-texte29 », à savoir la capacité du texte à créer (genesis) de la signifiance hors des cadres établis de la subjectivité et de la structure. « Sens » renvoie aussi progressivement au seul signifié, puisqu’il ne serait pas employé autrement. À l’origine pensé comme étant bipartite, composé du signifiant et du signifié, le signe saussurien, nous dit Barthes, n’existe plus, puisqu’il se confond désormais avec le seul signifié – ajoutant dans Le Grain de la voix, qu’« on a cru, au début de la sémiologie, qu’il était le simple corrélat [du signifiant], mais [que] nous savons mieux aujourd’hui qu’il est l’adversaire30 ».

11Au Japon, ce constat est renversé grâce au haïku : « Toute sa rhétorique », écrit Barthes, « lui fait un devoir de disproportionner le signifiant et le signifié31 ». L’auteur en fait un symbole de l’insignifiance, c’est-à-dire non d’un arrêt du signe, mais du report du signifié : « Le haïku ne sert à aucun des usages (eux-mêmes pourtant gratuits) concédés à la littérature : insignifiant (par une technique d’arrêt du sens), comment pourrait-il instruire, exprimer, distraire32 ? » C’est parce qu’il ne se conforme pas aux « usages » de la littérature qu’il fait office, pour elle, d’utopie. Le haïku est un effacement de la « trac[e] » (terme que Derrida préfère à celui de « signe ») : « Comme une boucle gracieuse, le haïku s’enroule sur lui-même, le sillage du signe qui semble avoir été tracé, s’efface : rien n’a été acquis, la pierre du mot a été jetée pour rien : ni vagues ni coulée du sens33. » L’insignifiant bloque le réflexe hégémonique du sens (du signifié) et réhabilite le signifiant en littérature.

12Toutefois la forme ne se transpose pas telle quelle en Occident, ainsi que le rappelle Philippe Vercaemer : « L’Occidental peut éprouver lui aussi cette envie, d’autant que le haïku paraît facile. Il lui faudra pourtant veiller soigneusement à ce que ses habitudes de pensée ne viennent indûment faire entrer le sens par effraction dans le haïku34. » Barthes y voit pourtant un équivalent : il s’agit de l’anamnèse. Or Stéphane Chaudier précise que celle-ci n’est possible que dans des circonstances précises, « sur fond de deuil ; elle survient lorsque la chose elle-même n’est plus35 ». La Chambre claire, que Barthes publie trois ans après le décès de sa mère, en fournit un exemple éclatant : « Le temps où ma mère a vécu avant moi, c’est ça, pour moi, l’Histoire […]. Aucune anamnèse ne pourra jamais me faire entrevoir ce temps à partir de moi-même (c’est la définition de l’anamnèse)36. » L’anamnèse est bien autre chose que le souvenir, mais son impossibilité, visant, à l’instar de la nostalgie, un objet qui n’existe plus. Ce dernier apparaît dans une quasi-autonomie, permettant d’être envisagé, mais non d’être approché sous le jour d’une présence.

13Barthes appréhende d’ailleurs le haïku moins comme genre que comme rapport à la réalité, d’où ce parallèle qu’il présente dans son ouvrage autobiographique Roland Barthes par Roland Barthes (1975), avec l’anamnèse : « J’appelle anamnèse l’action – mélange de jouissance et d’effort – que mène le sujet pour retrouver, sans l’agrandir ni le faire vibrer, une ténuité du souvenir : c’est le haïku lui-même37. » Ce dernier informe ainsi une manière de percevoir où les choses apparaissent dans leur matérialité davantage que dans leur sens. Le ready-made lui fait contrepied, son modus operandi consistant à détacher artificiellement l’objet de son contexte : « Et quand bien même l’œuvre serait unie, insignifiante ou naturelle (un objet de Duchamp, une surface monochrome), comme elle sort toujours quoi qu’on veuille, hors d’un contexte physique (un mur, une rue), elle est fatalement consacrée comme œuvre38. » Par son détachement (présenté comme étant inévitable), l’insignifiance du ready-made intègre le cercle herméneutique de la compréhension. Or si cette opération est présentée comme factice, Barthes ne juge pas forcément Fontaine (1917) ou L.H.O.O.Q (1919), mais historicise plutôt les modalités de sémantisation (et donc de légitimation) de ces œuvres : il fait procéder leurs qualités esthétiques du contexte herméneutique occidental, hors duquel celles-ci seraient de simples objets. C’est dire qu’il y a dans le ready-made une autre forme d’insignifiance, non plus comme impossibilité idéale de l’œuvre d’art, mais comme impossibilité de l’objet ordinaire à ne pas être esthétisé.

14Le haïku consiste bien davantage à ne pas faire du sens un ajout sans véritable lien avec l’objet lui-même. Dans son cours au collège de France (1977-1978), Barthes conceptualise d’ailleurs une telle retenue du sens par le biais du « Neutre », notion qui pour Éric Marty, constitue « le “tout”39 » de sa pensée. Or il s’agit assurément de l’une des périodes du dernier Barthes les plus ardues à circonscrire : « Il est difficile de parler du Neutre définitionnellement (ce serait conceptualiser, dogmatiser), [mais] il est possible, admissible, d’en parler métaphoriquement40. » Son cours en parle surtout négativement, comme par voie résiduelle : le Neutre apparaît en regard de ce qu’il n’est pas. Étranger à l’idéologie, à la subjectivité et à tout ce qui est institué comme légitime, c’est un « repos de l’imaginaire41 » nous dit Barthes. Il vise à la « suspension » de cette dernière précise Éric Marty, mais non à « sa liquidation, moins encore sa suppression ou sa déchéance. D’une part parce que le Neutre ne supprime pas ce qu’il suspend, mais surtout parce que le Neutre, s’il est le “tout” de la pensée de Barthes, est sans vertu ni ambitions totalisatrices42 ». Il est bien davantage une éthique de la passivité, de réception de la réalité elle-même. Barthes l’associe d’ailleurs au « Wou-wei », philosophie taoïste du « non-agir », qui « déjoue, esquive, désoriente le vouloir du vivre. C’est donc, structurellement, un Neutre : ce qui déjoue le paradigme43 ». Érigée au rang d’épistémè, une telle passivité vis-à-vis du réel offre une échappatoire à l’aporie japonaise, qui dans l’œil de l’Occidental, devenait système. Le Neutre (et le Wou wei) entre dans la constellation du haïku : « Retrouver, sans l’agrandir ni le faire vibrer, une ténuité du souvenir. » Mais il se distingue de l’insignifiance intentionnelle de L’Empire des signes, qui à travers un travail raisonné du signifiant, voulait retrouver le signe dans sa plénitude. Cette quête du non-sens avait pour paradoxe d’emprunter ses moyens à ce qu’elle déconstruisait : d’affaiblir le signifié en reconduisant une forme d’intervention subjective. Le Neutre, en laissant advenir le signe dans sa bipartition d’origine – en accueillant la réalité telle quelle – esquive l’aporie subjective, identifiée au début de la décennie 1970. Toutefois Barthes ne transpose pas directement cette réflexion sur le terrain poétique, cette solution, valable dans le rapport de perception, n’étant pas appliquée à la littérature.

Le sens courbe

15L’œil sur le caractère idéographique, Barthes constate que la ligne japonaise « commencée à plein pinceau, se termine par une pointe courte, infléchie, détournée au dernier moment de son sens44 ». Dans L’Obvie et l’obtus, recueil d’articles publié posthume en 1982, il rend compte, de même manière, d’une jarre mycénienne, découverte par l’archéologue Axel Persson, et redécouverte par Michael Ventris. Le premier, ayant repéré une écriture, entreprend la traduction « des mots qui ressemblaient à du grec ; mais plus tard, un autre archéologue, Ventris, établit qu’il ne s’agissait nullement d’une écriture : un simple griffonnage ; au reste, à l’une de ses extrémités, le dessin s’achevait en courbes purement décoratives45 ». « Réquichot et son corps » (1973) présente un exemple similaire de surinterprétation :

Une composition spiralée de septembre 1956 […] se termine (en bas) par une ligne d’écriture. Ainsi naît une sémiographie particulière (déjà pratiquée par Klee, Ernst, Michaux et Picasso) : l’écriture illisible. Quinze jours avant sa mort, Réquichot écrit en deux nuits six textes indéchiffrables et qui le resteront de toute éternité ; nul doute cependant qu’enfouis sous quelque cataclysme futur, ces textes ne dussent trouver un Persson pour les traduire ; car seule l’Histoire fonde la lisibilité d’une écriture46.

16Cette récidive de l’interprète fautif est révélatrice de la place du sens en Occident, qui est soit présent soit ajouté. Le texte illisible oppose, lui, une résistance à ce procédé, permet de différer (de ralentir puisqu’il n’est jamais question de l’arrêter complètement) l’identification du signifié. L’illisible ressemble en cela à l’anamnèse, dont le signifié est partiellement oblitéré. Mais il est sans doute plus courant, puisqu’il n’est pas uniquement un thème littéraire, mais un procédé d’écriture à part entière. Barthes en fait même ce par quoi affleure, dans le texte, une certaine matérialité de la langue (tant recherchée à travers le modèle japonais) :

Ce qui est illisible n’est rien d’autre que ce qui a été perdu : écrire, perdre, réécrire, installer le jeu infini du dessous et du dessus, rapprocher le signifiant, en faire un géant, un monstre de présence, diminuer le signifié jusqu’à l’imperceptible, déséquilibrer le message, garder de la mémoire sa forme, non son contenu, accomplir l’impénétrable définitif, en un mot mettre toute l’écriture, tout l’art en palimpseste, et que ce palimpseste soit inépuisable, ce qui a été écrit revenant sans cesse dans ce qui s’écrit pour le rendre sur-lisible – c’est-à-dire illisible.47 

17On comprend que l’art ici (tout comme l’archéologie tout à l’heure) sert à penser la littérature. Il s’agit d’étudier ses limites pour qu’apparaisse, en ses marges, un « monstre de présence ». Barthes annonce ici les théoriciens qui, dès la décennie 1990, s’empareront de la notion d’illisibilité, avec (globalement) le même dessein48. Les accointances vont jusqu’aux figures utilisées : celle du palimpseste (en ce qui concerne le dernier extrait) sera notamment utilisée pour dire comment la littérature doit rééquilibrer signification et matérialité : Ricard Ripoll et Craig Douglas Dworkin proposeront plus tard, à partir de cette notion, une réflexion similaire49.

18L’opposition entre le « message » et la « présence » du texte (ce sont ici aussi les mots du dernier extrait) est elle aussi féconde : elle réapparait, par exemple, dans les travaux du théoricien littéraire Hans Ulrich Gumbrecht, qui dans Production of Presence (2004), considère que l’Occident baigne, depuis la Renaissance, dans une « meaning culture » (une culture du sens), à laquelle s’opposerait une « presence culture » (une culture de la présence), mettant l’accent sur la dimension spatiale de l’expérience humaine. Ce dernier partage ainsi l’idée barthésienne d’un effacement du signifiant : « In a meaning culture, the “purely material” signifier ceases to be an object of attention as soon as its “underlying” meaning has been identified50. » Il prend d’ailleurs le Japon comme exemple d’une culture de la présence et relate à cette occasion l’explication d’un guide, lequel « first gave me exact meanings, one by one, for the different rocks in a famous stone garden – and then went on to add: “but these stones are also beautiful because they keep on coming closer to our bodies without ever pressing us”51 ».

19Ce qu’il faut également noter sur la notion d’illisibilité est comment l’insignifiance est au fond un projet utopique, coupant à terme l’écriture de sa dimension communicative, l’écriture parfaitement illisible n’étant autre chose qu’un dessin. Ce dernier, bien que posé en modèle du texte, reste pourtant extérieur à la littérature, comme l’illustre un article sur les sémiographies d’André Masson (1973) :

Le sémiographe (Masson) produit sciemment, par une élaboration souveraine, de l’illisible : il détache la pulsion d’écriture de l’imaginaire de la communication (de la lisibilité). C’est ce que veut aussi le Texte. Mais alors que le texte écrit doit se débattre encore et sans cesse avec une substance apparemment significative (les mots), la sémiographie de Masson, issue directement d’une pratique in-signifiante (la peinture), accomplit d’emblée l’utopie du Texte52.

20Si la peinture est une « utopie du Texte », c’est d’emblée comme lieu impossible de l’écrit. Jean-Jacques Lecercle, après Barthes, distinguera entre ces deux mediums, afin de dégager deux formes d’illisibilités :

Il y a un gradient de matérialité, qui va de l’idéal au matériel. L’illisible idéal, c’est l’illisible d’une œuvre qui appartient au même médium que son sous-texte, qui est donc un texte, un token délibérément ou symptomatiquement raté d’un type idéal qui remplit les conditions du sens. Tandis que l’illisible matériel appartient à un médium différent de son sous-texte, ce n’est donc plus un texte, ou plus tout à fait un texte, mais tendanciellement une image ou un son53.

21Barthes, qui revendique le caractère pleinement utopique de son projet, prend le dessin comme « idéal » du texte, en sachant que son décalque appartiendra à un autre médium. L’anglais souligne aussi cette nuance, distinguant de l’illisible graphique ou indéchiffrable (illegible, dérivé de la racine latine legere), l’illisible-incompréhensible (unreadable, dérivé de la racine saxonne read)54 » comme l’explique Guillaume Cingal. Bien que les images utilisées pour illustrer l’illisibilité (pictogramme, sémiographie) relèvent des arts visuels, l’auteur ne pense autre chose que la matérialité de la langue, son unreadability.

… topiques : U/A

22Si l’insignifiance est une utopie quand elle est considérée en tant que poétique, le texte apparaît sous un autre jour. Dans Le Plaisir du texte, Barthes propose en effet que le vrai langage soit « toujours hors-lieu (atopique)55 ». Le mot grec ἄ-τοπος n’évoque plus l’impossibilité u-topique, mais ce qui, étant étranger à tout lieu, subvertit le lieu commun, la doxa. Dans Les Mots et les choses (1966), Michel Foucault évoque d’ailleurs l’« atopie » comme perte du « “commun” du lieu56 ». L’échec de l’illisibilité n’aboutit donc pas moins à un renversement axiologique : « Le texte, lui, est atopique, sinon dans sa consommation, du moins dans sa production. Ce n’est pas un parler, une fiction, le système est en lui débordé, défait (ce débordement, cette défection, c’est la signifiance)57. » L’atopie est en cela proche de la notion de Neutre, qui était définie comme étant étrangère à toute valeur. C’est en fait, paradoxalement, parce qu’elle n’entre pas dans un processus de valorisation que Barthes marque sa préférence pour elle : « L’atopie est supérieure à l’utopie (l’utopie est réactive, tactique, littéraire, elle procède du sens et le fait marcher)58 », l’atopie, immobile, relevant bien davantage du constat.  


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23Il s’agit ici d’illustrer différentes perspectives barthésiennes sur l’insignifiance entre 1968 et 1980. Tandis que le baromètre de Flaubert était une insignifiance éphémère, destinée à faire sens, le théoricien érige ensuite la notion en outil littéraire, permettant de réhabiliter le signifiant dans l’écriture. Je le signalais en introduction il est difficile de circonscrire le poststructuralisme barthésien. Trois notions, outre la structure, ont été dégagées, permettant de mieux l’appréhender : le sens, la subjectivité et la valeur. En lui conférant une dimension utopique, Barthes n’ignorait pas le caractère aporétique de l’insignifiance. Les problèmes que celle-ci soulevait, concernant surtout la place du sujet et le statut de la valeur, ont trouvé des solutions à travers les notions de Neutre et d’atopie. Or, bien qu’elle apparaisse au début de la décennie 1970, la notion d’atopie n’a finalement pas empêché celle d’utopie, et le Neutre n’a pas eu de portée directement poétique. Tiphaine Samoyault considérait, souvenons-nous, que le dernier Barthes se détournait du structuralisme au profit de « problèmes d’écriture » : la dimension problématique de l’écriture est en effet restée centrale, comme si la littérature frappait d’abord par sa capacité à produire du paradoxe.