Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 24
Toucher au « vrai » : la poésie à l'épreuve des sciences et des savoirs
Nathalie Gillain

Des vertus du mensonge : l’invention poétique selon Paul Nougé

Of the virtues of the lie: the poetic invention according to Paul Nougé

Le mensonge est un jeu de langage qui doit être appris comme un autre1.

1En 1941, dans la préface qu’il rédige pour une exposition de photographies de Raoul Ubac (« L’expérience souveraine », Bruxelles), Paul Nougé rappelle ce qui constitue à ses yeux le trait fondamental de l’expérience surréaliste, à savoir : une « singulière vigueur expérimentale et constructive2 », absolument décisive, mais largement occultée, cependant, par « l’empire des merveilles3 » qu’André Breton et consorts ont laissé entrapercevoir. Manifestement, vingt ans après le lancement concomitant de ses premières missives (Correspondance, 1924‑1926) et de La Révolution surréaliste (1924‑1929), Nougé estime nécessaire d’insister encore sur ce qui distingue sa méthode pour construire des « objets bouleversants4 » de tous les procédés préconisés pour accéder aux « merveilles » de l’inconscient : tandis que les surréalistes rassemblés autour de Breton s’en remettent à l’automatisme, c’est‑à‑dire au hasard, pour parvenir à la révélation d’une vérité intime, les membres du « groupe de Bruxelles5 » engagent à l’inverse une démarche fondée sur le calcul et le mensonge afin d’ébranler durablement « l’univers‑de‑toutes‑les‑habitudes6 ».

2Cherchant à transformer le monde, les surréalistes bruxellois n’ont pas l’ambition d’explorer les profondeurs de l’inconscient, ni même d’avancer sur le chemin de la connaissance. Ils ne cessent au contraire de mettre en exergue le caractère aporétique de toute entreprise littéraire ou artistique attachée à la découverte d’une vérité. Comme l’écrit Nougé dès 1927, le souci de la vérité, qu’il soit porté par le goût de l’exactitude, de l’objectivité, ou bien associé à ces qualités que sont la sincérité, l’authenticité, est pour eux la preuve d’une méprise sur la nature véritable de l’esprit comme sur la fonction de la poésie.

3Par exemple, la théorie de l’automatisme cursif, comme outil de recherche d’une vérité sur l’homme, se fonde selon eux sur une « grossière représentation spatiale7 » de l’esprit, tout à fait fallacieuse, et condamne en outre le poète à tenir le rôle d’un simple greffier. Ainsi que l’explique Nougé, l’esprit n’est pas une petite scène plus ou moins bien éclairée dont on peut détailler le contenu ; c’est une « puissance latente8 » qu’il convient de déployer par le moyen de « machinations9 » poétiques qui sont, pour la pensée, des « occasions de difficultés et de conflits10 ». Telle est de fait la fonction des « objets bouleversants » produits par le groupe de Bruxelles : contribuer à « la croissance, [à] l’enrichissement, [au] perfectionnement11 » de l’esprit.

4Comme nous allons le voir, la production de tels objets requiert une méthode parfaitement opposée, en son principe, aux procédés vantés par les surréalistes parisiens. En particulier, nous observerons que cette méthode transgresse les valeurs morales (authenticité, sincérité) associées à l’idéal (rhétorique, esthétique) de la transparence : les surréalistes bruxellois misent en effet sur les vertus de l’équivoque et du mensonge, les encourageant dans la voie de la mystification et de la production de faux. Partant de ce constat, nous rappellerons d’abord que les « objets bouleversants » marquent une rupture avec la théorie romantique de l’expression ; ensuite, nous verrons que la démarche engagée par Nougé dès 1924, avec l’opération de Correspondance (1924‑1926), se fonde sur une patiente déconstruction des lieux communs de la littérature et notamment, au premier chef, de la quête de l’authenticité et de l’originalité. Nous en viendrons ainsi à montrer que la critique des fonctions d’expression et de communication traditionnellement conférées au langage, qui motive à l’évidence l’écriture des courriers, permet d’appréhender le contenu de cet « éloge du mensonge12 » que Nougé promet d’écrire lorsqu’il aborde l’invention d’« objets bouleversants ».

Un changement de paradigme

5Notons tout de suite, concernant le refus de l’automatisme, qu’il ne s’agit pas d’une simple divergence de point de vue concernant les procédés à mettre en œuvre pour transformer l’esprit, mais d’un vrai changement de paradigme : Nougé et ses complices marquent une « rupture […] pleinement délibérée13 » avec la théorie de l’expression qui régit la production poétique depuis l’âge romantique et que les surréalistes français, avec la théorie du « modèle intérieur14 », n’ont fait que remettre au goût du jour. Aspirant à modifier en profondeur les structures de l’univers et de la pensée, ils ne peuvent accepter de réduire l’exercice de la poésie à la traduction d’une pensée préalablement constituée (de façon consciente ou non). Ainsi, à la conception du langage poétique comme « manifestation sensible d’une vérité15 », comme « puissance de révélation » de l’homme à lui‑même, Nougé oppose‑t‑il une approche constructive, inspirée par les sciences expérimentales et par les mathématiques : méthode et calcul sont à l’évidence les maîtres mots d’une démarche portée par un esprit soucieux d’inventer des objets poétiques en s’affranchissant de toute idée romantique de l’expression.

6Les modernistes, rappelons‑le, avaient déjà fait un pas en ce sens au début du siècle. Dans La Fin de l’intériorité, Laurent Jenny explique très bien dans quelle mesure le modernisme d’un Pierre Reverdy ou d’un Guillaume Apollinaire se fonde sur une conception de l’art opposée à « l’idéologie poétique “expressive”16 » : l’œuvre (poétique, picturale) est une création pure, qui n’imite ni n’exprime la réalité (du monde, de la pensée), mais revendique au contraire son « indépendance ontologique17 » et, donc, son « égale dignité18 » face aux objets du monde. Comme l’écrit Reverdy, l’objectif est de créer une œuvre d’art « qui ait sa vie indépendante, sa réalité et qui soit son propre but19 ». Aussi, de façon générale, on notera que la prise de distance avec la théorie de l’expression se manifeste par une renégociation de la place du sujet lyrique, désormais décentré20 et, surtout, libéré du projet d’exprimer la vérité de l’âme.

7Le projet surréaliste est toutefois rapidement venu remotiver la thèse de l’expressivité du langage poétique, en portant de surcroît un coup fatal à la notion de création. Renouant avec l’idée romantique du « dévoilement au grand jour du plus réel de l’âme ou de l’esprit21 », Breton démet effectivement le poète de sa position de créateur en réduisant son rôle à celui d’un « appareil enregistreur22 ».

8Pour rappel, la définition de l’automatisme cursif s’appuie sur une série de métaphores photographiques dont la fonction est double. D’une part, l’assimilation de l’écriture automatique à une « véritable photographie de la pensée23 » renvoie à de nouveaux critères esthétiques, valorisant la proximité du référent (c’est la question de l’empreinte, de la trace) ou son rendu objectif. D’autre part, la comparaison de l’écriture poétique avec le processus de production d’une image photographique, qui se caractérise par le rôle réduit du sujet (devenu simple opérateur), met en exergue la place désormais dévolue au sujet lyrique, exceptionnellement démis de sa position d’énonciation première : ce qui s’exprime, c’est le « message automatique24 » de l’inconscient, tandis que le poète, déchargé de toute responsabilité, se contente d’en produire la trace.

9Or, c’est très précisément cette redéfinition de la théorie de l’expression que contestent les surréalistes bruxellois en définissant, quant à eux, la poésie comme une invention. Bien sûr, leur projet n’a rien à voir avec celui des modernistes. Comme on le sait, Nougé n’adhère nullement à leurs propositions en matière de création, lesquelles réduisent, selon lui, la poésie à un exercice de pure forme, sans aucun pouvoir d’action sur la réalité. De plus, nous le verrons, il rejette l’idée de création ex‑nihilo. Néanmoins, force est de constater que le groupe de Bruxelles s’inscrit bien dans la voie ouverte par les modernistes en rejetant, comme eux, la théorie de l’expression qui, écrit Nougé, « limite l’art poétique au rôle de témoignage ou d’appareil enregistreur25 » d’une réalité déjà toute formée au moment d’écrire. Autrement dit, suivant cette théorie, la poésie ne serait rien de plus qu’un « moyen de communication26 » parmi d’autres.

10C’est évidemment à dessein que Nougé reprend l’image de l’« appareil enregistreur », avancée par Breton, pour dénoncer toute une tradition poétique : à ses yeux, il n’y a pas de différence fondamentale entre la poésie symboliste, par exemple, et celle des surréalistes, celles‑ci étant pareillement tributaires d’une conception romantique de l’expression.

11À lire l’ensemble des textes que Nougé consacre à la redéfinition de ce qu’il aime appeler « l’épreuve poétique27 », on note d’ailleurs qu’il ne se contente pas de critiquer les procédés préconisés par Breton et ses pairs : il s’attache également à étudier les différentes approches traditionnelles de la poésie et en arrive à faire le constat d’une curieuse incapacité à penser l’écriture comme une invention. En règle générale, écrit‑il, les écrivains recourent à l’écriture poétique pour exprimer leur singularité (suivant la redéfinition romantique du lyrisme) ou la conçoivent comme un moyen d’accéder à un état de connaissance (il pense à la tradition de la poésie scientifique, qui continue de faire quelques émules au xxe siècle). Or, dans tous les cas, il appert que la démarche engagée tend invariablement vers l’état d’« unité contemplative28 » promis par la découverte de ce qui existerait « déjà tout formé », mais à l’état latent. La poésie en est ainsi réduite à une sorte d’« artisanat dont les frontières sont par avance connues29 ».

12Les surréalistes, pourtant soucieux d’explorer un domaine méconnu (l’inconscient), peinent selon Nougé à concevoir une approche différente et donc, tâchant de « peindre une image de l’esprit30 », n’en offrent finalement qu’un « dessin dérisoire31 », tristement convenu. De plus, ils se privent en l’occurrence d’un vrai pouvoir d’action — chose bien sûr étonnante, observe Nougé, quand on sait qu’ils entendent faire de la poésie l’agent d’une révolution sur le plan spirituel. Lors d’une de ses rares prises de parole en public, il en appelle au réveil des consciences :

allons‑nous, comme certains nous le proposent, renoncer à toute action délibérée, à tout exercice d’une douteuse volonté, — pour demeurer immobiles, penchés sur nous‑mêmes comme sur un immense gouffre d’ombre, à guetter l’éclosion des miracles, l’ascension des merveilles32 ?

Inventer des « objets bouleversants »

13Nougé refuse de justifier une démarche qui se complaît dans l’abstraction et néglige par conséquent la véritable nature de la vie psychique, à savoir : non pas la contemplation, mais l’action. L’esprit, écrit‑il, « répudie le monde des possibilités33 » : « Il n’a que faire des velléités, de volontés suspendues. Il importe que toute possibilité soit éprouvée, réalisée34 ». Comprenons ici que la connaissance n’est pas un but en soi, mais une « condition de l’action35 » qui, seule, permet à l’homme de se réaliser pleinement. « J’agis — donc je suis36 », affirme Nougé, en détournant les mots de Descartes, et en faisant valoir de la sorte ce qui le distingue de ceux qu’il appelle les littérateurs : contrairement à ces derniers, qui se contentent d’exprimer au mieux leurs pensées, il conçoit l’écriture comme un acte devant contribuer au développement de la puissance d’invention de l’esprit.

14Les « objets bouleversants » qu’il crée avec son groupe sont la manifestation de cette puissance d’invention. Le plus souvent, il s’agit d’une invention par détournement de lieux communs, « ces menus objets que nous avons constamment sous la main ou dans la bouche, […] au point qu’on en use les yeux fermés37 », par exemple : un objet utilisé quotidiennement, une chanson populaire, un ouvrage de grammaire, un poème, des proverbes, des expressions familières ou figées… L’opération consiste, rappelle André Souris, à « prendre des lieux communs, non pour aller dans le fantastique, dans le rêve ou dans l’inconscient, mais pour tâcher de donner une affectation nouvelle et poétique à des objets tout faits38 ». Nougé ne croit pas, en effet, en la possibilité de créer des formes ex‑nihilo. Ayant étudié les propositions de Gabriel Tarde sur Les Lois de l’imitation (1890), il pense que « la vie interne de l’esprit procède par invention et imitation39 » et, en particulier, que toute « invention nouvelle se fait à la faveur d’une invention ancienne imitée dans quelques traits et renouvelés [sic] par d’autres éléments ou d’autres intentions40 ». Autrement dit, tout perfectionnement ou détournement d’objet (perçu comme modèle) est une invention (elle‑même destinée à être imitée, sinon recomposée).

15Les « objets bouleversants », qui sont des inventions par détournement, sont la preuve qu’il faut dépasser l’antagonisme généralement perçu entre imitation et invention, et constituent, par ailleurs, « l’affirmation la plus rigoureuse41 » de la puissance de l’esprit, de sa tendance naturelle à l’action : confronté à un problème d’ordre conceptuel (par exemple, comment conférer à un objet une force de provocation ?), l’esprit (du poète, du peintre ou du musicien) est sommé de déployer « une vigueur, une adresse, une ingéniosité jusqu’alors insoupçonnées42 » et amené à concrétiser, ce faisant, des « possibilités non encore manifestées43 ». Nougé ne s’inquiète nullement, on le comprend, de la réalité, mais veut par contre rendre tangible, comme Tarde, « le monde mystérieux des possibles44 ».

16Observons également que l’invention par imitation interdit de concevoir une œuvre comme un objet achevé, porteur d’une vérité absolue ; au contraire, Nougé met en exergue la nécessité de penser tout objet « en fonction des forces qui tendent à sa destruction45 » et de recourir pour cela à la méthode dialectique qui, seule, permet d’assurer à l’esprit « une marche éternelle ». « L’esprit a touché les murs de sa prison », écrit‑il :

Il a épuisé les ressources du monologue. Il met toute sa confiance maintenant dans les ressources d’un dialogue, d’une discussion interne dont il sait pour l’avoir éprouvé que toute conclusion lui serait mortelle46.

17La démarche préconisée se distingue enfin par une « singulière vigueur expérimentale et constructive47 » que Nougé, biochimiste de profession, associe au domaine des sciences. L’invention d’« objets bouleversants » est effectivement rapportée aux expériences menées dans le champ scientifique. Et pour cause, les « habitudes spirituelles48 » d’un vrai poète ne sont pas différentes de celles du savant qui « enchaîne […] la prudence à l’audace49 » : tous deux ont en commun, écrit Nougé, une volonté d’agir sur les données concrètes de l’existence, en procédant par hypothèses et par invention d’objets nouveaux. De plus, leurs démarches respectives se caractérisent par une attention portée aux propriétés matérielles des objets qu’ils étudient :

Devant un ensemble donné, l’expérimentateur tentera d’en reconnaître les éléments et les facteurs en tâchant de n’en omettre aucun, puis faisant varier l’un des éléments ou des facteurs, ou par l’introduction d’une condition nouvelle, produira une modification de cet ensemble et tentera d’en évaluer convenablement l’effet50.

18En lisant ces mots, on ne peut s’empêcher de penser aux expériences menées par Magritte sur les objets du quotidien : cherchant à bouleverser l’esprit, il isole un objet, l’« interroge […] sans idée ni sentiments préconçus51 », puis lui fait subir des modifications (dépaysement, changement d’échelle, etc.) susceptibles de produire une rupture dans « l’univers‑de‑toutes‑les‑habitudes52 ».

19Nougé ne manque jamais de souligner, à ce propos, l’importance d’« instaurer une discipline, une méthode53 ». Selon lui, une « démarche poétique authentique se refuse à l’arbitraire54 ». Or, nous l’avons dit, le refus de l’arbitraire ne peut s’apparenter à une volonté de découvrir une vérité sur le monde ; il s’agit au contraire de s’ingénier à toujours faire « reculer […] les limites du possible55 ». Ainsi Nougé peut‑il établir une parenté, certes inattendue, entre la démarche engagée par le poète, les méthodes mises au point par l’homme de sciences et le savoir‑faire du prestidigitateur, qui sait tirer parti des « puissances occultes de l’esprit56 ». Comme il l’écrit en 1927, nulle recherche du merveilleux, en ce qui le concerne, mais une attention, tout de même, aux ressources de la magie, de la sorcellerie, vues comme des moyens de subvertir les données objectives de l’existence aussi efficaces (selon lui) que la recherche scientifique :

Nous croyons qu’il convient de mettre « l’esprit » à peu près à la place des mystérieuses puissances auxquelles s’en rapportent la magie et la sorcellerie.
Notre attitude vis‑à‑vis de l’esprit offre d’ailleurs une ressemblance singulière avec celle du magicien en face des puissances qu’il suppose et tente de manœuvrer57.

20Il faut dire ici que l’art de faire illusion est élevé par Nougé au rang d’une science. Loin d’être un « art futile et à dédaigner58 », la prestidigitation est une science qui réussit à abolir la « différence mathématique59 » existant entre l’illusoire et le réel et permet donc, comme le poème, de rejoindre « l’état de rêve et les plus profonds désirs humains60 ». Le prestidigitateur et le poète ont en commun, avec l’homme de sciences, de montrer que « tout est toujours possible61 », qu’une « subversion totale62 » des lois de ce monde est à la portée de l’esprit.

Correspondance (1924‑1926) : contester les valeurs de la littérature

21Voyons maintenant dans quelle mesure la théorie de l’« objet bouleversant » se fonde sur une patiente analyse de la nature trompeuse du langage, engagée dès 1924, et annonçant déjà l’éloge du mensonge que Nougé se promet de rédiger lorsqu’il traite du détournement d’objets et de lieux communs.

22À l’automne 1924, Nougé lance à Bruxelles, avec deux autres poètes (Camille Goemans et Marcel Lecomte), une opération de Correspondance caractérisée par « le reniement de toutes les manifestations artistiques de l’époque63 ». Pendant deux ans, les trois hommes confectionnent de petits papiers qu’ils adressent, par la poste, aux principaux représentants de la modernité littéraire : la plupart des courriers sont envoyés aux acteurs du surréalisme naissant (Breton, Aragon, Soupault, Éluard), à Paulhan, à Valéry, ainsi qu’à toute une série d’auteurs associés à La NRF (Rivière, Gide, Arland, notamment). Étant déjà soucieux de fonder leur entreprise sur l’analyse de données concrètes, les auteurs de Correspondance s’imposent de ne prendre pour objets d’étude que des événements marquants de l’actualité littéraire : le lancement d’une enquête, une conférence, l’annonce d’un numéro hors‑série pour une revue, la parution d’une critique littéraire, d’un roman ou d’un recueil de poésie. Nougé et ses complices entendent faire bouger les lignes du paysage littéraire en disqualifiant de façon systématique les nouvelles pierres apportées à l’édifice : chaque lettre envoyée est une invitation à reconsidérer les vues habituelles sur la littérature et à se défaire, en l’occurrence, des « habitudes acquises au maniement des textes64 ». Les auteurs interpellés sont de fait encouragés à concevoir une autre « idée » de la littérature, plus ambitieuse, et à inventer des moyens totalement nouveaux pour la mettre en œuvre.

23Néanmoins, deux approches différentes se dégagent rapidement. Les propositions des modernistes et des écrivains attachés à La NRF sont durement discréditées. Nougé, Goemans et Lecomte dénoncent tour à tour la pauvreté des moyens mis en œuvre pour satisfaire des ambitions elles‑mêmes sujettes à caution : étancher la soif de la nouveauté, maîtriser l’art rhétorique, parvenir à la connaissance de soi et du monde, par exemple. En revanche, ils se montrent moins critiques envers les surréalistes, animés comme eux par un impérieux « souci d’éthique65 » qu’ils font passer au premier plan. Nougé, en signant le premier envoi de Correspondance, dénonce par exemple les ambitions modernistes en défendant, comme Breton, « plutôt la vie66 ». S’affirme ensuite, au fil des lettres envoyées, la volonté de nouer un dialogue avec ceux que les trois complices reconnaîtront, quelques années plus tard, comme étant leurs homologues.

24Toutefois, on pressent déjà qu’il ne pourra s’agir que d’une adhésion partielle au mouvement porté par Breton. Détestant l’esprit de propagande, Nougé refuse de recourir à l’écriture de manifestes et met au point des méthodes d’intervention nettement divergentes, caractérisées par le souci de la discrétion, sinon de la clandestinité67. Mais ce n’est pas là le principal sujet de désaccord entre les surréalistes parisiens et les hommes de Correspondance. Avant toute chose, Nougé déplore que les « savantes objections en matière de langage68 » formulées par Paulhan, puis reprises par Breton et Éluard, n’aient pas donné lieu à un véritable renversement de valeurs sur le plan poétique : tout en sachant que les mots peuvent trahir la pensée, les trois écrivains restent attachés à une conception du langage poétique comme « manifestation sensible d’une vérité69 ».

25Pour rappel, dans son essai Jacob Cow le pirate (1921), Paulhan souligne l’impossibilité d’opérer une vraie révolution dans le domaine des lettres sans remettre en cause l’idée selon laquelle les mots servent à communiquer. Les mots, écrit‑il, ne sont pas, « par nature, signes de pensées70 » ; sinon comment expliquer que « l’idée suive parfois le mot, sorte de lui, le traduise71 » ? De son côté, Breton reconnaît pareillement que les mots ne sont pas « ces petits auxiliaires [de la pensée] pour lesquels on les avait toujours pris72 » et pense d’ailleurs qu’ils « méritent de jouer un rôle autrement décisif73 » : son Introduction au discours sur le peu de réalité (1924) est une invitation à libérer les mots de leur habituel « servage74 » pour attenter, enfin, à l’ordre des choses.

26Or, comme le démontrent Nougé et ses complices dans les courriers de Correspondance, Breton et Paulhan ne parviennent pas à rompre tout à fait avec la conception romantique de l’expressivité du langage. Nombreuses sont les correspondances qui le soulignent. Il faut dire que la réflexion sur la nature des mots et de leur usage approprié constitue le fil conducteur des interventions : chaque correspondance véhicule à sa façon une mise en cause de la théorie de l’expression, en décrédibilisant l’idéal esthétique de la transparence et les valeurs morales (pureté, authenticité, sincérité) qui lui sont associées.

27Goemans, par exemple, dénonce dès son premier courrier le manque de clairvoyance dont font preuve Éluard et Paulhan en s’attaquant au problème de l’usure des mots, mis en avant dans le numéro liminaire de la revue Proverbe : à force d’être utilisés, écrit Paulhan, les mots finissent par n’être plus que des « lieux communs épuisés75 », sans grand pouvoir d’évocation. Aussi propose‑t‑il d’y remédier en libérant la parole poétique des conventions syntaxiques qui assurent aux mots une signification univoque. Préfaçant un recueil d’Éluard, il souligne que l’apparente absurdité des trouvailles faites par celui‑ci est un gage de surprise et, comme le poète l’a lui‑même relevé, de pureté76 : « Essayons, c’est difficile, de rester absolument purs77 », écrivait déjà Éluard en préambule de son précédent recueil.

28Selon Colette Guedj, l’adjectif « pur » fait ici écho au retour du purisme en peinture que prônait Amédée Ozenfant, en notant que l’art n’a pas à imiter la réalité78. Pourtant, force est de constater, comme le fait Goemans, que la volonté de se libérer de la représentation cède immanquablement le pas à l’idéologie de l’expressivité : l’idéal de pureté que visent le poète (Éluard) et le théoricien (Paulhan) reste motivé par le désir de renouer avec une supposée adhésion perdue du langage aux choses. Partageant un même intérêt pour le traitement des « mots usés79 », des lieux communs (proverbes, expressions figées), les deux écrivains perçoivent la déconstruction des rapports logiques comme un moyen efficace de retrouver un langage à la fois « charmant80 » et revivifiant.

29Deux semaines plus tard, Nougé apostrophe à son tour l’auteur de Jacob Cow le pirate pour dénoncer, entre autres choses, sa « manière d’invulnérabilité dans la transparence, dans l’absence d’épaisseur81 », trahissant une confiance étonnante dans le pouvoir qu’ont les mots d’exprimer la pensée. Puis il interpelle Breton, qui veut faire passer la théorie de l’écriture automatique pour une innovation sans précédent, alors qu’il ne s’agit, écrit‑il, que d’« une habitude mal conjurée82 » : exprimer ses pensées et s’y reconnaître « lorsque tout est nommé83 ». Nougé s’en étonne d’autant plus que l’Introduction au discours sur le peu de réalité semblait annoncer une rupture profonde dans la façon d’aborder le problème poétique. Il pointe, en particulier, l’idée selon laquelle « les mots sont sujets à se grouper selon des affinités particulières, lesquelles ont généralement pour effet de leur faire recréer à chaque instant le monde sur son vieux modèle84 ». Une telle observation aurait dû pousser Breton à faire montre de prudence, de ruse. Or, au lieu de cela, il adopte une technique d’écriture qui mise sur la spontanéité, l’absence de préméditation comme un moyen sûr pour recouvrir une entière liberté de pensée et d’imagination. Nougé, quant à lui, y voit un « abus de confiance85 » et souligne, en observant la « clarté trompeuse des confessions [livrées] sans réticences86 », que Breton peine à déconstruire l’utopie rousseauiste d’une âme mise à nu (« l’on se rassure doucement, si l’on avance en soi comme dans un monde de formes et de couleurs immobiles87 »), devenue enfin lisible (« lorsque tout est nommé, […] on peut se relire comme une page d’écriture88 »).

Mensonge objectif, mensonge calculé

30La révolution poétique fomentée par Breton lui paraît par conséquent n’être qu’un miroir aux alouettes, mais contribuant, malheureusement, à consolider ce qu’il appelle en 1927 l’« anti‑esprit », c’est‑à‑dire « les cristallisations, les pentes figées de la pensée89 ». Comparant la théorie de l’automatisme cursif à la méthode mise au point pour produire des « objets bouleversants », Nougé dénonce en effet un « culte aveugle de la spontanéité, de l’“expression” déchaînée90 » qui mène aux pires « servitudes mentales91 » : s’en remettre à l’automatisme cursif revient à s’abandonner au « premier mouvement [de l’esprit], [lequel] n’aime rien tant que ses chemins inlassablement battus92 ». En d’autres termes, l’« empire des merveilles » promis par Breton et ses pairs est en réalité le règne du lieu commun : stéréotypes, proverbes et locutions familières occupent l’esprit au point qu’il est tout bonnement ridicule, d’après Nougé, de chercher à « inventer une parole défaite de ses habitudes, débarrassée de l’imitation, une langue neuve93 ».

31L’automatisme et la vitesse d’écriture sont d’abord, rappelons‑le, le moyen de rompre avec un langage convenu : écrivant vite et sans préméditation, le poète surréaliste se croit armé pour combattre les conventions rhétoriques (figures de style, procédés narratifs) et les « mots usés94 » qui sont autant d’obstacles, selon lui, à l’expression de la vérité. Aux surréalistes, toute convention (stylistique, langagière) apparaît effectivement comme un mensonge ; les écrivains attachés aux « fleurs95 » de la rhétorique ne sont pas simplement suspectés de céder à la paresse intellectuelle, aux facilités qu’offre l’imitation, ils sont aussi perçus comme étant des manipulateurs, des faussaires : le style n’est plus l’indice d’une subjectivité (sa signature), mais un ornement qui travestit la réalité au prétexte de l’enjoliver96. Avec l’écriture automatique, par contre, le vrai, l’authentique, le nouveau auraient à nouveau droit de cité dans le domaine de la littérature. S’abandonner à l’automatisme, pour Breton, c’est « oublier que l’on l’écrit, pour se donner d’un cœur pur à la vérité97 » et traduire celle‑ci dans un langage vierge de toute influence.

32En revanche, pour l’instigateur des opérations de Correspondance, c’est oublier que « la duperie du langage, de l’écriture ne laisse plus à douter98 », ainsi qu’il l’écrit dans son journal, en observant que les mots trahissent la pensée plus souvent qu’ils ne la traduisent. Les mots sont infidèles99, ils mentent, au même titre que les images. La problématique de la nature trompeuse des mots et des images, que René Magritte explorera avec ses « tableaux‑mots », est de fait posée par Nougé dès l’hiver 1924, à l’occasion d’une correspondance prenant pour objet d’analyse la critique que fait Paulhan du fameux film de Robert Wiene, Das Cabinet des Dr. Caligari (1920). L’auteur de Jacob Cow le pirate s’inquiète manifestement du mensonge qui en fonde l’intrigue100. Nougé tient donc à lui rappeler que les images sont de même nature que les mots et qu’en l’occurrence, il est parfaitement vain de mobiliser les « jugements communs sur le mensonge101 » pour s’en défendre. N’est‑ce pas exactement ce qu’il enseignait dans sa réponse à l’Essai de sémantique (1897) signé par Michel Bréal ? Reprenons ici les mots de Paulhan :

Les jugements communs sur le mensonge ou la sincérité supposent le même fond : c’est à savoir que l’on parle sa pensée directement, sans intermédiaires, plutôt que de parler ses mots dont l’enchaînement et les jeux pourraient, suivant des lois variées, donner mille combinaisons étonnantes.
Il vient de là quelques sentiments curieux : celui, entre autres, de la duplicité du menteur qui, dans le même moment, suppose la morale, pense le vrai et dit le faux. Mais il suffit d’avoir quelque habitude du mensonge pour reconnaître ici une illusion misérable102.

33On comprend que Paulhan, à nouveau placé devant ses contradictions, se trouve mis en demeure d’y répondre. La position de Nougé, en revanche, est sans appel : détournant subtilement les mots de son interlocuteur, celui-ci souligne que le phénomène de la divergence entre la pensée et son expression, à quoi renvoie la définition classique du mensonge, est un fait de langage inévitable et qu’en conséquence, toute recherche littéraire de la vérité est un leurre.

34Jochen Mecke, dans une étude portant sur les différentes formes de mensonge en littérature, rappelle très justement que la définition classique du mensonge, suivant la tradition augustinienne, part du principe que « l’expression est une espèce de forme transparente qui se moule parfaitement sur le contenu103 ». En d’autres termes, « dire vrai » relèverait de la responsabilité individuelle : le choix d’exprimer sa pensée ou son ressenti en toute franchise serait une décision qui appartient aux individus. Or, à partir du moment où l’on reconnaît que les mots sont d’infidèles serviteurs de la pensée, il faut concevoir la possibilité d’un mensonge « non intentionnel », dû au fait que, parfois, le langage trahit la pensée. C’est ce que Mecke propose d’appeler un « mensonge esthétique », en faisant notamment référence à la théorie du « mensonge objectif » avancée par Walter Benjamin. Dans une notice104, le philosophe allemand distingue de fait le mensonge individuel, qui relève de la décision d’un sujet, et le mensonge dit « objectif », qui est d’ordre structurel : en ce cas, l’individu fait preuve de bonne foi, mais se trouve par contre « dans un contexte de mensonge objectif et collectif105 » qui l’empêche d’atteindre la vérité. Cherchant à définir ce que la littérature et l’esthétique peuvent apporter à une théorie générale du mensonge, Mecke établit un parallèle entre cette situation de mensonge objectif, qui « ne relève plus de l’éthique ou de la morale », mais s’explique par un certain contexte social et culturel, et la situation de l’écrivain dont « le dire ne correspond pas au vouloir‑dire », en raison de l’inadéquation (subie) entre les mots et la pensée. Mecke choisit donc de parler à ce propos d’un « mensonge esthétique », étant donné que le phénomène relève d’une « problématique de l’expression et de la forme »106.

35Dans le courrier qu’il adresse à Paulhan, pour lui rappeler la non‑recevabilité des jugements habituels sur le mensonge, Nougé invite au même constat : le fait que nous soyons sincères, de bonne foi, n’empêche pas que les mots mentent. Étant donné que la signification des mots n’est pas naturelle, mais établie par décret, par convention, il est évident que nous sommes dans une situation de « mensonge collectif » : le langage est un code imposé qui fonde son efficacité sur la capacité des individus à s’accommoder d’une divergence entre leurs perceptions et « l’accord du sens commun107 » sur les mots qu’il faut utiliser.

36C’est ce que Nougé explique dans « La lumière, l’ombre et la proie » (1930), un texte qui porte sur le « problème » de la dénomination des objets familiers, « si maniables, si évidents, qu’on aurait peine à penser que l’accord du sens commun puisse à leur propos se trouver en défaut » (une tasse est une tasse, une cuiller, une cuiller). Or, écrit‑il, il est évidemment toujours possible de rencontrer une résistance : un désaccord se manifeste, parfois, concernant la nature d’un objet. En règle générale, on parle alors « d’erreur, ou d’ignorance, ou de subjectivité »108, sans reconnaître qu’il s’agit en fait d’un problème inhérent au maniement des mots. Plutôt que d’invoquer la négligence ou la distraction, en attribuant l’erreur, voire la faute, aux individus, il conviendrait d’observer, avec un peu plus d’application et de bon sens, que « c’est […] à la faveur d’un compromis que l’existence de l’objet se sauve109 ». Tombant d’accord sur la dénomination correcte d’un objet, nous pouvons en déduire que le code langagier est un moyen de communication efficace ; en revanche, cela ne nous renseigne aucunement sur la nature véritable de l’objet qui, souligne Nougé, ne « doit son existence [qu’]à l’acte de notre esprit qui l’invente ». Il est au contraire évident, à ses yeux, que le prisme des conventions langagières entrave la connaissance intime d’un objet.

Les puissances du faux

37Partant de ce constat, Nougé montre qu’on peut conférer une fonction constructive (donc positive) au mensonge et fait même de celui‑ci un modèle pour l’invention poétique. Si les trahisons du langage sont légion, et que rien ne permet, finalement, de distinguer le vrai du faux, pourquoi ne pas en tirer avantage en utilisant, par exemple, le mensonge comme un moyen de déjouer « les cristallisations, les pentes figées de la pensée110 » ?

38Telle est bien la fonction, rappelons‑le, des « peintures‑mots », ou « mots‑images111 », construits par Magritte à la fin des années vingt (La Trahison des images, La Clef des songes). En associant à l’image d’un objet un mot qui ne correspond pas à sa dénomination convenue (« l’oiseau », pour un canif ; « la table », pour une feuille d’arbre112), le peintre illustre, comme on le sait, la problématique de l’arbitraire du langage : les associations peintes sont fausses car elles ne sont pas fidèles aux conventions. Or, comme le note très justement Klaus Speidel, en analysant la version de La Clef des songes qui date de 1927, on peut observer que le peintre ne se contente pas d’illustrer un problème linguistique. Pour rappel, cette « peinture‑mot » est divisée en quatre cases qui semblent présenter chacune une association fausse ; pourtant, si l’on y prend garde, on constate que la dernière case (en suivant le sens de la lecture, c’est‑à‑dire de gauche à droite et de haut en bas) présente une association, non pas vraie, mais conventionnelle (donc conforme) : le mot « éponge » est associé à l’image d’une éponge. Comment interpréter cette exception, faite pour passer inaperçue ? Deux possibilités, souligne Speidel, s’offrent à nous. Nous pouvons considérer que cette dernière association est également fausse dans la mesure où, bien entendu, « l’image d’une éponge n’est pas l’éponge ». Mais il est également possible d’envisager le problème sous un autre angle : « si la case éponge peut être “fausse” à sa façon, les autres peuvent-elles être “justes” à leur manière ? » Le fait que l’association de l’image d’un canif ouvert et du mot « oiseau » (dans la troisième case du tableau) n’est pas conforme ne signifie pas qu’elle soit fausse, écrit Speidel : au contraire, « le tableau pose […] la question de savoir si les associations qu’il propose sont arbitraires ou peuvent être justifiées »113. Rappelons que les tableaux de Magritte sont, comme tout « objet bouleversant », un problème à résoudre pour le spectateur, sinon un piège, comme c’est le cas ici : la découverte inattendue d’une coïncidence heureuse (l’éponge est une éponge) pousse le spectateur à s’interroger. Par exemple, est‑il si clair que l’association de l’oiseau et du canif soit une erreur ? La forme d’un canif ouvert n’évoque‑t‑elle pas un oiseau ? Le spectateur est invité à y réfléchir.

39La Clef des songes (1927) donne déjà à voir — et à penser — ce que Magritte présentera en 1938 comme un rapport d’« affinité élective114 », inattendu, certes, mais relevant de l’évidence et donc propre à transformer radicalement notre vision du monde. Lors d’une conférence, le peintre explique qu’après avoir longtemps cherché à produire un choc par la « rencontre d’objets étrangers entre eux », il a finalement découvert, par « une nuit de 1936 », la possibilité de créer un choc poétique en associant deux objets « rigoureusement prédestiné[s] » :

Une nuit de 1936, je m’éveillai dans une chambre où l’on avait placé une cage et son oiseau endormi. Une magnifique erreur me fit voir dans la cage l’oiseau disparu et remplacé par un œuf. Je tenais là un nouveau secret poétique étonnant, car le choc que je ressentis était provoqué précisément par l’affinité de deux objets, la cage et l’œuf, alors que précédemment ce choc était provoqué par la rencontre d’objets étrangers entre eux115.

40Le procédé permet assurément de « changer la vue116 » et cela, d’une façon d’autant plus efficace que le peintre s’en tient à un « style impersonnel117 » garantissant l’effet de présence des objets représentés. Jugeant que des coups de brosse (par exemple) feraient passer ceux‑ci au second plan, en valorisant plutôt le style, c’est‑à‑dire la signature de l’artiste, Magritte choisit d’effacer le travail de la main pour conférer à l’image (des objets) une vraie présence. Or, étant donné que les images peintes n’imitent en rien la réalité, nous pouvons relever là une forme de provocation : la technique du peintre fait passer pour vraie une image fausse (parce que non conforme). Autrement dit, nous sommes confrontés à une divergence entre la « pensée118 » du peintre et son expression — ce qui est très exactement, rappelons‑le, la définition classique du mensonge119.

41C’est aussi ce que Nougé expérimente en testant lui‑même, par le moyen de la photographie, les procédés qui permettent d’« isoler120 » un objet dans le but de le détourner. Les fameux clichés rassemblés sous le titre La Subversion des images (1929‑1930) se caractérisent de fait par le gommage d’un point de vue subjectif et se distinguent en cela de la grande majorité des photographies surréalistes, généralement appréciées pour leur originalité. La plupart du temps, ce qui est mis en avant, c’est la singularité de la vision de l’artiste ; à l’inverse, Nougé mise sur l’effacement de la subjectivité qu’autorise le recours  à la technique121 et produit de la sorte des images pour le moins troublantes : s’il est clair que les scènes représentées n’imitent en rien la réalité, elles sont néanmoins douées d’une objectivité qui force l’illusion du réel.

42Dans son analyse de La Subversion des images, Michel Poivert établit un parallèle entre ces photographies d’un « style purement descriptif122 » et le régime (cinématographique) de l’image cristalline qui, selon Gilles Deleuze, sacre les « puissances du faux ». En ce cas également, « la description cesse de présupposer une réalité123 », tout en « détrôn[ant] la forme du vrai124 »— ce qui concourt à brouiller la frontière entre le vrai et le faux : « le réel et l’imaginaire, l’actuel et le virtuel, courent l’un derrière l’autre, échangent leurs rôles et deviennent indiscernables125 ». Les photographies de Nougé produisent le même effet. Pour rappel, les scènes représentées ne sont ni naturelles ni vraisemblables. Les situations, jouées par les complices du photographe (Magritte, Lecomte, notamment), ne reproduisent pas des moments de la vie quotidienne, mais sont au contraire une « démonstration […] des mécanismes de l’illusion126 » : dirigeant le jeu de ses complices tel un vrai maître de l’illusion, dont l’art confine à la sorcellerie, Nougé signe des « images performées » qui, parce qu’elles sont traitées dans un style qui gomme la « médiation subjective du regard127 », semblent réelles.

43En d’autres termes, le spectateur est confronté à un mensonge calculé qui « réussit » et donc « cesse d’être mensonge128 » : l’image performée devient réalité, de la même façon que les hypothèses scientifiques, une fois vérifiées, se transforment en « découvertes129 ». Il faut dire que le photographe (comme le peintre) rivalise avec « l’imagination du savant qui, pour les besoins de la cause, en vient à machiner un univers qui diffère par quelque trait choisi du monde sur la réalité duquel il semble que nous soyons tombés d’accord130 ».

Cultiver l’équivoque et la production de faux

44La création d’« objets bouleversants » suppose donc, on l’aura compris, une attitude intellectuelle caractérisée par la duplicité, cette « perversité » qui est, selon Nougé, « essentielle131 » à la transformation des données objectives de l’existence. Dans Le Radeau de la mémoire (1983), Marcel Mariën rapporte que son ami était ainsi passé maître dans l’art de nouer des relations fondées sur le mensonge :

Nougé conduisait en permanence une politique des relations humaines dont — sous un angle rigoriste — la sincérité était pratiquement bannie. Nougé menait, quasi sans relâche, une inquisition fondée sur un système de feintes, où le mensonge calculé tenait une place si éminente, qu’on pourrait dire qu’il lui a rendu, sinon conféré, pour la première fois, ses lettres de noblesse132.

45Et Nougé de relever lui‑même dans ses carnets, non seulement le plaisir, mais aussi l’avantage, que procurent l’art de la feinte, de la dissimulation :

Se sentir au plus haut point de la lucidité, de l’agilité et feindre la pesanteur, la confusion gâteuse, sentir que l’interlocuteur, votre ami, en prend avantage ; articuler des paroles embarrassées touchant l’objet le plus banal qui soit, alors que je le pénètre, le retourne, le juge, souris, — je ne connais pas de plaisir plus délicat133.

46Souvent, nous condamnons le mensonge avec sévérité car nous supposons qu’il menace de « détruire la confiance mutuelle et, partant, la cohésion sociale134 ». Pourtant, un mensonge peut être formulé sans qu’il soit question de nuire à autrui ; dans les faits, c’est un acte de langage qui remplit de très diverses fonctions, souvent positives : protéger quelqu’un, l’encourager ; échapper à une sanction ; provoquer une surprise ; convaincre (comme l’écrit Goemans, « un beau mensonge vaut mieux qu’un long discours ») ; découvrir la vérité (en prêchant le faux pour connaître le vrai, par exemple)…

47Dans le cas de Nougé, le mensonge est assurément apprécié pour sa dimension performative : contrairement à d’autres formes d’énonciation telles que la description ou la confession (à quoi il réduit les textes automatiques), le mensonge a pour lui la valeur d’un acte poétique, au même titre que le calembour, qui tire parti de l’équivocité du langage.

48À propos du calembour, Nougé écrit ceci :

le jeu de mots oblige qui s’y prête à user du langage, ou pour le moins à considérer le langage avec une liberté qu’il ignore dans la vie courante. Il l’oblige à réclamer aux mots d’autres services que d’exprimer quelque état de sa pensée. Ou tout au moins il l’oblige à considérer le mot comme un objet capable d’une existence indépendante de la pensée qui l’appelle. Ou capable de se retourner contre cette pensée135.

49Comprenons que le calembour est un jeu de langage qui détourne les mots de leur fonction usuelle (exprimer la pensée) et ce jusqu’à les retourner, parfois, contre la pensée. En ce cas, il y a divergence entre l’opinion et l’expression, c’est‑à‑dire mensonge, selon la définition classique. Or, le but n’est bien sûr pas de tromper ; il s’agit en général de provoquer la surprise, l’amusement, ou de dévoiler, comme le propose Nougé, la vraie nature du langage : le calembour révèle que le mot est un « objet capable d’une existence indépendante ». Le mensonge calculé dont il prône les vertus agit pareillement. C’est une perversion (au sens d’un détournement) de la fonction d’expression traditionnellement conférée aux mots, qui est menée dans le but de faire découvrir une « vérité supérieure » concernant le langage : les mots mentent, par nature.

50Ces précisions nous permettent de mieux comprendre les mots de Mariën concernant la politique du mensonge mise en œuvre par Nougé. Il n’est pas question de tromper dans le but de nuire à autrui, mais de vérifier la capacité de l’interlocuteur à saisir un problème de langage. Autrement dit, le mensonge calculé, évoqué par Mariën, est une machination poétique qui permet à Nougé d’éprouver l’intelligence de ses interlocuteurs et, le cas échéant, de découvrir des complices potentiels, avec qui mettre en œuvre une action subversive.

51Comme Nougé l’explique dans plusieurs textes, il aime en effet, avant d’accorder sa confiance à une personne, tester ses ressources intellectuelles en la mettant devant un objet détourné puis introduit dans le monde réel136, lequel devient ainsi problématique. Confrontée à cette construction tout à fait artificielle, la personne désignée aura le choix de passer son chemin ou, à l’inverse, de se confronter à la difficulté en tentant d’y apporter une « solution heureuse137 ». Dans ce cas, elle découvrira qu’« à la racine de l’esprit, à la racine de la vie, à la racine de l’être est l’invention138 ». Nougé, quant à lui, reconnaîtra un esprit capable d’entreprendre avec lui une déconstruction des lieux communs de la pensée, de ses « pentes figées139 ».

52De ses lecteurs, Nougé attend bien évidemment une même aptitude à dépasser la difficulté. Avec eux, il veut établir un rapport de confrontation qu’il compare à l’esprit d’adversité dont font preuve les joueurs d’échecs. Et, de fait, les « objets bouleversants » sont les pièces avancées par celui qui sait « mettre la chance de son côté en allant par calcul aussi loin que le calcul peut mener140 ». La notion de calcul est ici à double entente. Nougé en appelle bien entendu à user de rigueur et d’ingéniosité pour conférer aux objets un pouvoir subversif. Mais il s’agit également de savoir ruser. La construction d’« objets bouleversants » est un art de la « machination prudente141 », ainsi qu’il l’écrit en prônant le « culte […] exclusif de l’intention subversive, du piège », avant de conclure : « tout cela qui semble mener à coup sûr aux constructions les plus artificielles et les plus étriquées, nous force, dès qu’on l’applique, à une constatation paradoxale. L’écrivain se trouve jeté en pleine liberté142 » et mis en position de transformer le monde.

53Mais comment cela se traduit‑il très concrètement dans les textes ? Observons d’abord que les hommes de Correspondance se sont rapidement distingués par leur « aptitude singulière143 » à créer l’équivoque. « On songe à quelque malentendu supportable, parfait », écrit Goemans. Et Nougé de surenchérir au gré de ses propres interventions : « on n’a pas fini de se méprendre144 », « nous n’imaginons pas que certains nous entendent145 ». Nous avons déjà montré, dans un article précédent, que l’expérience de Correspondance fonde son efficacité sur la difficulté, pour les interlocuteurs pourtant désignés, d’interpréter très exactement les textes146. Cherchant à déstabiliser leurs correspondants, les trois complices produisent des textes ambigus. Alors que les surréalistes misent sur la transparence du discours manifestaire, ils préfèrent recourir à « un tour précaire, [à une] démarche équivoque147 » qui force la défiance des lecteurs et préfigure la définition que donnera Nougé de l’acte poétique, à savoir : non pas exprimer la pensée, mais « donner lieu, à la faveur du langage, aux plus stupéfiants quiproquos148 ».

54Dans les textes de Correspondance, cela se traduit par la mise en œuvre d’une écriture recourant à toutes les formes de l’implicite (références masquées, citations et réécritures non signalées) et de l’ambiguïté (constructions syntaxiques alambiquées, amphibologies, syllepses de sens), ainsi que par une pratique de la réécriture qui n’a absolument rien de commun avec les exercices de détournement opérés par les avant‑gardes par goût du canular ou esprit d’irrévérence. Dès 1924, Nougé et Goemans s’ingénient à détourner les mots de leurs correspondants, parfois même des textes149, de façon à mieux démontrer la faiblesse de leurs pensées ou de leurs ambitions — un exercice qui préfigure les fameux détournements de poèmes de Baudelaire150. Comme l’explique Souris, la réécriture consiste à « s’installer dans l’univers mental et verbal [d’un] auteur et, par de subtils gauchissements, à en altérer les perspectives151 ». Les réécritures ne sont donc ni des parodies, ni des pastiches ; elles relèvent de ce que Nougé appelle « l’imitation perverse », présentée comme un « puissant ressort de l’activité poétique152 », et qui s’inspire à l’évidence de la définition du plagiat donnée par Lautréamont : « Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste153 ».

55Réécrivant des objets littéraires devenus classiques, Nougé n’a pas le souci de s’exprimer ; voulant inventer des objets nouveaux, il met au point une méthode de réécriture qui l’empêche de céder à la tentation de l’expression subjective, de façon à pouvoir se concentrer exclusivement sur la création d’un effet bouleversant. On notera que celui‑ci doit naître de la divergence entre le contenu du texte (nouveau) et sa forme (ancienne). En effet, Nougé ne cherche pas à transformer radicalement les textes, mais à les dénaturer en en corrigeant uniquement les idées — d’où le trouble produit : nous sommes en présence de textes subversifs sur le plan du contenu, mais dont la forme et le style, par contre, ont été conservés. Comme nous l’avons montré dans un article précédent154, Nougé n’opère que des modifications minimes (substitutions de mots, de lettres), qui ont la vertu de ne pas altérer le style de l’auteur. L’objectif est de créer l’équivoque, voire le malentendu, lorsque la signature du texte reste inchangée. Seul un lecteur attentif notera alors la divergence, pourtant nette, entre les idées formulées dans le texte et le style de celui‑ci. Les réécritures opérées par Nougé peuvent ainsi être qualifiées de « mensonges esthétiques » savamment calculés : l’écrivain opère de fait une dissociation du contenu (l’opinion) et de la forme (l’expression) propre à transformer notre regard sur la littérature. La réécriture, enfin, « trouble le partage du vrai et du faux155 » dans la mesure où elle est une invention qui surpasse, en efficacité, l’effet poétique (bouleversant) du texte originel.