Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Note pédagogique
Fabula-LhT n° 23
(Trans-)historicité de la littérature
Michèle Rosellini

Pour une pratique de la transhistoricité dans la transmission pédagogique de la littérature : l’exemple du cours d’agrégation

For a practice of transhistoricity in the pedagogical transmission of literature: the example of the "cours d'agrégation"

1L’agrégation de lettres contribue à la patrimonialisation de la littérature. Ce processus va si bien de soi qu’il reste invisible. Qui songe, en effet, à s’étonner que la part la plus importante du programme soit consacrée à la littérature française ? alors même que les autres agrégations n’accordent pas de place privilégiée à la production intellectuelle et culturelle nationale (pas de programme de philosophie française à l’agrégation de philosophie, pas de question sur l’histoire de l’art en France à l’agrégation d’arts plastiques), ni aux événements survenus sur le territoire national (pas d’attention marquée à l’histoire de France dans le programme d’agrégation d’histoire). Au rebours de la tendance universaliste des autres programmes, celui de l’agrégation de lettres tend à produire, année après année, un palmarès des lettres françaises. Celui‑ci est imposé par l’institution (Inspection Générale des Lettres, Ministère de l’Éducation) sans être assumé comme tel. Cette intention tacite transparaît néanmoins dans l’extrême réserve des concepteurs des programmes à l’égard des œuvres contemporaines : dans les trente dernières années (1990‑2020) on compte une seule œuvre du xxe siècle parue après les années 1960 (Derniers remords avant l’oubli de Jean‑Luc Largarce, 1987). Ce parti pris conservateur a été récemment mis en cause par des candidates et des candidats protestant contre la place infinitésimale accordée aux autrices. Tout se passe comme si l’inscription au programme d’agrégation conférait aux écrivains le statut de classiques français. Une telle démarche pourrait pourtant être assumée comme légitime puisque le programme de l’agrégation est censé former de futurs enseignants de Lettres qui se trouveront en charge de classes à l’issue du concours. Or les classiques ont précisément vocation à être enseignés, comme l’indique le sens premier du terme — classicus [scriptor] : écrivain de premier ordre, exemplaire —, qui renvoie à l’usage pédagogique des textes littéraires comme modèles à imiter, en vigueur dans les collèges des xvie et xviie siècles où ne s’enseignaient que des auteurs latins. Le dispositif propre au concours interne (destiné aux enseignants en exercice) me paraît attester cette destination seconde des œuvres au programme de l’agrégation en direction des classes de collège et de lycée. À chaque session deux œuvres au programme du concours externe sont soustraites à celui de l’interne : l’une en raison du maintien d’une œuvre étudiée l’année précédente (dans le souci d’alléger la préparation des candidats non admis), l’autre afin de faire place au film obligatoirement inscrit au programme. Or, pendant les quatre années où j’ai siégé au jury de ce concours, j’ai pu observer que le critère d’exclusion dominant, bien que non exclusif — devait aussi être pris en compte l’équilibre des genres et des volumes textuels — était l’écart considérable entre le monde des élèves et le monde de l’œuvre, supposé rendre son étude en classe trop difficile, voire impossible, du fait de l’effort de contextualisation qu’elle aurait exigé des enseignants. Aussi les dernières sessions ont‑elles vu systématiquement l’œuvre du Moyen Âge ou du xvie siècle remplacée par le film : ainsi Didon se sacrifiant de Jodelle en 2014, Le roman d’Eneas en 2015, Le Roman de la Rose en 2016, Le Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes en 2018, L’Adolescence clémentine de Marot en 2019, Aspremont en 2020 — seule l’éviction du Misanthrope en 2017 ne peut s’expliquer par l’évitement de la distance culturelle. Un tel a priori, aussi diffus soit‑il, révèle une contradiction entre l’intention qui préside à l’établissement des programmes et la démarche pédagogique qu’engage sa configuration.

2Le cadre historique du programme d’agrégation est, en effet, d’emblée affiché : une œuvre par siècle, choisie pour sa capacité à en illustrer un aspect majeur (politique, culturel, esthétique). Un tel dispositif invite tacitement les préparateurs et les candidats à prêter la plus grande attention au contexte de l’œuvre, surtout si elle est éloignée dans le temps : pour avoir enseigné pendant une vingtaine d’années l’œuvre du xviie siècle inscrite au programme, je peux témoigner d’une forte intériorisation de l’injonction d’historicité dans le cours de littérature française. Or les épreuves auxquelles les candidats seront soumis, tant à l’écrit qu’à l’oral, et qui constituent — en principe du moins — des modèles pédagogiques pour la transmission de l’œuvre dans sa littérarité, tendent, à l’inverse, à déshistoriciser les œuvres. Le sujet de dissertation conduit généralement les candidats à énoncer, à partir d’analyses internes, leur vision de la poétique de l’œuvre étudiée ; l’explication de texte exige le découpage de celle‑ci en extraits quasi autonomes dont l’observation rapprochée révèlera la singularité ; quant à la fameuse « leçon d’agrégation », sa réussite repose sur la mise en évidence des composantes particulières de l’œuvre (thèmes, indices génériques, modalités narratives ou discursives, personnages et intrigue, etc.). Dans l’écart entre le protocole de présentation de l’œuvre et la méthodologie de son étude se dessine une forme de transhistoricité, mais elle reste impensée, et comme engluée dans la pratique par la double injonction — adressée aux préparateurs et aux préparationnaires — de tenir le texte littéraire à distance par les démarches historiennes nécessaires à sa contextualisation et de le rapprocher en le soumettant aux exercices prescrits. Ce dispositif bipolaire n’offre pas la possibilité d’une appropriation partagée qui ferait de la transmission autre chose qu’une dynamique à sens unique, d’un pôle actif vers un pôle passif.

3C’est ce point resté aveugle de l’appropriation (comme mode actif de transhistoricité) qui m’a amenée à inventer les modalités de ma pratique de transmission dans le cadre contraint de la préparation à l’agrégation, d’abord intuitivement, ensuite plus consciemment, dans la recherche d’une sorte de méthode partageable.

4La temporalité institutionnelle de l’agrégation s’organise en sessions. Une session correspond à la durée de la préparation, en gros superposable à l’année universitaire, scandée par les dates des épreuves, écrites et orales. À ce temps partagé entre préparateur et préparationnaires par le rythme des cours et des séances d’entraînement, s’ajoute, pour le préparateur, le temps invisible des lectures critiques. Or l’entrée d’une œuvre au programme de l’agrégation entraîne dans les mois qui suivent un afflux de commentaires, qui est la marque la plus tangible du processus de classicisation (ou de confirmation du statut de classique) qui dès lors s’engage. Cette littérature critique constitue une autre strate temporelle : celle de la réception actuelle de l’œuvre. Conçue par ses auteurs et ses éditeurs comme une aide apportée aux candidats dans leur accès aux œuvres, elle risque pourtant d’en différer, voire d’en entraver leur appropriation personnelle. Telle est l’appréhension qu’éprouve le préparateur ou la préparatrice quand il ou elle envisage de commencer son cours par une synthèse de la critique disponible. D’autant plus que ces lectures préalables ont pu faire obstacle à son propre engagement dans la lecture, au point qu’il ou elle ne sache plus comment parler de l’œuvre de son propre point de vue : or on n’enseigne bien que ce qu’on a trouvé, inventé, élaboré, voire réélaboré soi‑même. D’où le subterfuge que j’ai imaginé pour entrer directement en contact avec l’œuvre : prendre au hasard un passage, le découper aux dimensions des extraits proposés ordinairement en explication de texte, non pas arbitrairement toutefois mais selon des frontières à peu près signifiantes, et pratiquer sur lui, dans le temps imparti à l’exercice, le travail d’explication de texte. La durée est décisive car elle oblige à ralentir la lecture, ce qui conduit à observer dans le texte des détails qu’une lecture rapide laisse dans l’ombre. Ma première tentative a porté sur l’Histoire comique de Francion au programme de la session agrégative 2000‑2001. Le hasard avait désigné un passage de la fin du Livre I : la brève entrevue, dans la taverne où il a été recueilli, entre le héros, blessé par sa chute du haut de la muraille du château, et le barbier‑chirurgien local venu le soigner1. Le dialogue se focalisait sur l’interdiction du vin par l’homme de l’art et la vive protestation du patient. Simple intermède divertissant sans conséquence sur la suite de l’histoire, un tel passage semblait à première lecture de nature à fonder le qualificatif de « comique » accolé par son auteur à son « histoire de Francion ». Mais l’attention précise au dispositif textuel m’a permis de percevoir ce qui se jouait là d’exemplaire pour la construction narrative de l’expérience du héros : en refusant la doxa médicale à partir de la connaissance intime de son propre corps, de ses besoins et de ses capacités, et, dans un second temps, en affirmant son aptitude à dépasser la pression immédiate des besoins physiques par un exercice d’autonomie de la volonté (« bien que j’aime ce breuvage autant qu’il est possible, je m’abstiendrai facilement d’en goûter et je ferai ainsi de toute autre chose que je chérirai uniquement »), Francion manifestait alors sa première prise de position « libertine », c’est‑à‑dire déliée de toute référence aux autorités régulant la vie sociale et émancipée de la domination des passions.

5Ce passage découpé arbitrairement se trouvait fonctionner à la manière du détail dans la peinture. Daniel Arasse a montré l’incidence de la révolution humaniste de la représentation2 sur la fonction du détail dans la composition picturale :ce n’est plus l’accumulation mais la sélection des détails qui porte la valeur de l’œuvre, celle‑ci étant relative à sa signification plutôt qu’à ses qualités d’imitation du réel3. La perception d’un extrait quelconque du récit romanesque comme détail avait son importance pour l’élaboration future de mon cours sur l’Histoire comique de Francion. Premièrement, elle infirmait d’emblée la conception de l’histoire comique comme avatar français du roman picaresque et précurseur du réalisme, en mettant en évidence le principe d’agencement métonymique du récit, chaque épisode figurant l’orientation éthique globale du héros vers la « franchise » (au double sens d’existence sans entraves et de parole véridique), mais diffractée en dispositions spécifiques, convenantes aux diverses situations rencontrées au cours de ses pérégrinations, et conformes en cela au principe de varietas4. Cette analogie, m’objectera‑t‑on, sur‑historicise l’approche de l’œuvre, en lui donnant un contexte supplémentaire : celui de l’esthétique de son temps. Mais, dans la mesure où ce qui m’y avait conduite, ce n’était pas un savoir a priori, mais une expérience de lecture rapprochée, je retrouvais une forme de liberté (source de confiance interprétative) dans la construction du cours. Liberté qui relevait d’une mise à l’épreuve de la transhistoricité de la littérature : comme le regardeur d’un tableau, le lecteur d’une œuvre littéraire est toujours contemporain du détail qui le surprend, comme une faille ouverte dans l’épaisseur du temps. Sur cette base, un autre déplacement se révélait fructueux : j’avais éprouvé que la subjectivité du lecteur à l’œuvre dans l’exercice de la lecture rapprochée pouvait éclairer ce que les anciens appelaient le « secret » de l’œuvre, en tant que secret de fabrique, principe en acte de son élaboration, souvent inatteignable par les contemporains limités dans leurs compétences interprétatives par l’horizon d’attente programmé par un genre. Dans le cas du Francion, cet aveuglement était d’ailleurs prévu par l’auteur, comme l’énonce son truchement anonyme dans l’« Avertissement d’importance » :

[…] il y en a plusieurs qui la [l’histoire comique] liront et n’entendront pas seulement ce qu’elle veut dire, ayant toujours cru que pour composer un livre parfait il n’y a qu’à entasser paroles sur paroles, sans avoir égard à autre chose qu’à y mettre quelque aventure qui délecte les idiots5.

6Le processus de sélection des « bons » lecteurs instauré par une telle déclaration peut paraître se déployer dans l’horizontalité du présent et spatialiser la relation intersubjective entre l’auteur et ses destinataires élus : or l’attention au détail m’avait fait éprouver la destination transhistorique de l’œuvre, conçue par son auteur et éprouvée par le lecteur comme dispositif ouvert, impossible à clore par une interprétation définitive, donc propice au partage. Cette expérience de lecture première (primordiale ?) m’a permis de faire du cours d’agrégation cette année‑là une véritable expérience collaborative avec les étudiants, dans un esprit de recherche incessamment activé par la rencontre dans l’œuvre au programme de deux qualités contradictoires : son éloignement culturel (inassignable au classicisme censé résumer la littérature du xviie siècle) et sa présence dans l’espace du cours comme objet à partager, certes par obligation, mais se révélant fructueusement partageable par la rencontre de la curiosité de l’enseignant et des perplexités diverses des étudiants.

7Ayant ainsi éprouvé la fécondité du détail comme clé de la littérarité de l’œuvre, j’ai par la suite choisi délibérément le passage inaugural du cours d’agrégation plutôt que d’en confier la sélection au hasard. Le principe du choix relevait néanmoins de la rencontre, puisqu’il se portait sur un élément de l’œuvre qui, au cours de ma première lecture (ou relecture dans la perspective du cours), produirait sur moi un effet de surprise : c’était là permettre qu’entrent en contact les particularités de l’œuvre et les accidents de mon histoire de lectrice. Je reviens ici sur un cas qui m’a paru exemplaire. Au programme de la session 2008‑2009 de l’agrégation était inscrite l’œuvre poétique de Théophile de Viau. Ne l’ayant jusque‑là étudiée que par extraits, je pouvais espérer tirer de sa lecture continue une véritable expérience. Expérience plutôt éprouvante à qui manquait de repères pour reconnaître et apprécier les formes poétiques qui organisaient le recueil selon un enchaînement où ne se laissait déceler aucun principe de composition. Or, dans ce flux textuel, une incongruité m’a arrêtée : sous le titre « Satire première » je reconnus une paraphrase des vers fameux de Lucrèce figurant la vulnérabilité de l’être humain à sa naissance par l’image du naufragé rejeté nu sur le rivage :

Vois la condition de ta sale naissance,
Que tiré tout sanglant de ton premier séjour,
Tu vois en gémissant la lumière du jour…

8Ce réflexe culturel de reconnaissance (d’une œuvre qui m’étais chère depuis l’époque où j’avais, en tant qu’agrégative justement, découvert par la traduction — excellent dispositif de ralentissement de la lecture — sa puissance poétique) se trouvait dérouté par l’inadéquation du texte au genre annoncé par le titre. Comment accommoder le savoir acquis sur la satire en vers à cette déploration poétique débouchant sur l’énonciation d’un principe philosophique : suivre la nature, décliné en une série de cas destinés à illustrer la puissance aveugle du désir par l’infinie variété de ses objets ? Or ce qui était ressenti là comme incongruité inclassable dans les catégories a priori de l’analyse littéraire pouvait en fait servir de repère pour l’appropriation de l’œuvre, en tant que détail condensant la singularité de l’expérience poétique de Théophile, à la fois dans son implication philosophique et dans son inventivité formelle. La rudesse de l’adresse au seuil de cette « Satire première » — concession la plus tangible au dispositif formel de la satire en vers : l’agressivité du ton — témoignait de l’audace souveraine du poète s’appropriant en l’altérant l’héritage épicurien, puisqu’il ne s’agissait plus pour lui de se soumettre à la nature comme puissance immanente et impersonnelle, mais de « suivre sa nature » : il initiait alors, par l’élucidation de son désir singulier, un processus de subjectivation étranger à l’épicurisme antique. S’offrait ainsi à moi une prise passionnante sur l’œuvre, où s’engageait ma propre subjectivité, en même temps que la possibilité d’envisager sa composition secrète autour de cette pièce décisive qui en constituait le centre géométrique. Le nécessaire inventaire critique préalable à la préparation du cours m’avait amenée à relire, dans ses deux versions6, l’étude éclairante d’Hélène Merlin‑Kajman sur le « moi abandonné » de Théophile. Or je constatai que le même passage avait attiré son attention, la conduisant à mettre en lumière dans la trajectoire poétique de Théophile une indifférence (ou un retard) à exploiter les possibilités offertes en son temps à la carrière d’homme de lettres. Cette attitude retenait tout particulièrement son attention, car elle avait amené le poète à incarner dans sa poésie ce qu’Agamben, situant sa réflexion philosophique « après Auschwitz », nomme « la vie nue ». Il était frappant que l’observation d’un même détail ait orienté nos interprétations de la poésie de Théophile sur des voies distinctes sinon divergentes : ce qui, selon moi, se manifestait là, c’était la disponibilité du texte poétique au partage interprétatif à partir de points nodaux où s’articulaient les enjeux du passé de l’écriture et les préoccupations du présent de la réception. Le parti pris transhistorique de la lecture d’Hélène Merlin‑Kajman autorisait, en quelque sorte, mon parti pris de transmettre l’œuvre au présent de ma propre perception. Cette année‑là le cours d’agrégation fut encore une expérience partagée, et par là passionnante, par l’autorisation accordée au groupe de poser aux textes poétiques de Théophile des questions actuelles tout en respectant, voire en accentuant, son étrangeté inactuelle.

9La preuve était faite cette fois encore que la justesse d’un engagement subjectif dans la transmission d’un texte littéraire est seule capable de toucher la subjectivité des destinataires et d’éveiller leur désir de s’approprier le texte par eux‑mêmes. Les exercices qui formalisent la lecture, aussi contraignants soient‑ils, peuvent alors devenir l’occasion d’un partage, et constituer, moins par leur méthodologie que par l’expérience qu’ils favorisent, une initiation valable à la transmission de la littérature dans un cadre scolaire. Le temps de préparation des épreuves est assez étendu (notamment les six heures accordées à la préparation de la leçon) pour permettre le ralentissement de la lecture, voire un vagabondage mental fécond en rapprochements et analogies incongrues, conditions nécessaires à l’appropriation personnelle d’un passage de l’œuvre (explication de texte) ou de l’œuvre entière sous l’éclairage d’une question particulière (leçon). Or quelle meilleure garantie de l’efficacité d’une transmission que l’implication d’un sujet dans ce qu’il a à transmettre ? J’ai toujours traduit cette conviction intime à l’usage des agrégatifs en leur expliquant que s’ils faisaient une trouvaille pendant leur temps de préparation de l’épreuve — une observation ou une réflexion qui les aurait surpris eux-mêmes, réveillant leur intérêt pour une œuvre usée par le ressassement —, ils gagneraient à en faire le centre de leur exposé, ils éveilleraient par contagion l’attention du jury, et réussiraient l’épreuve, ayant fait ainsi la preuve de leurs dispositions pédagogiques.

10La temporalité de la méthode me semble s’accorder au tempo de la pensée quand elle se confronte à la forme d’art singulière qu’est la littérature. Le regardeur du tableau et le lecteur face à un texte se trouvent, certes, tous deux « devant le temps », mais selon des modes de relation très différents à l’objet qui, dans l’un et l’autre cas, leur apparaît comme condensation de multiples strates temporelles. Si le tableau de peinture tient son altérité de son langage propre, proposant au regardeur une « expérience du regard7 » fructueusement dérangeante, le texte littéraire offre au lecteur une possibilité d’étrangement parce que, tout au contraire, celui-ci partage le langage de l’œuvre. Dans cette confrontation il fait l’expérience de sa propre langue comme langue autre. Aussi le ralentissement de la lecture permet-il de prendre la mesure de la reconfiguration de la langue commune par l’écriture d’un auteur, en tant qu’éloignement dans la proximité (que l’éloignement soit dû au contexte historique de l’œuvre ou au projet poétique de l’auteur, deux circonstances d’ailleurs souvent indissociables). Par là se crée une intimité avec l’œuvre susceptible de susciter des résonances émotionnelles au cœur de la subjectivité du lecteur. Une telle expérience favorise, appelle même une pratique non magistrale du discours pédagogique, visant le partage de l’intérêt paradoxal suscité par la rencontre avec le texte, mélange de surprise et de reconnaissance, d’étrangeté et de familiarité. D’où le plaisir pris à des textes qui travaillent la langue au point d’articulation de l’ancien et du nouveau : c’est clairement le cas pour la « Satire première » de Théophile s’appropriant l’héritage épicurien en altérant son langage. Deviennent alors « classiques » les auteurs les moins classiques du xviie siècle de l’histoire littéraire parce qu’ils proposent des articulations possibles entre passé, présent et avenir, et nous permettent ainsi d’interroger notre propre rapport au(x) temps.