Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Quand l'auteur mourra
Fabula-LhT n° 22
La Mort de l'auteur
Nicole Pietri

Une vie en boîte : The Life of C.B.

A Life in a Box: The Life of C.B.

1L’activité artistique poursuivie par l’artiste français Christian Boltanski, surtout connu pour ses installations, couvre aujourd’hui près d’un demi‑siècle. Ses œuvres figurent dans de prestigieuses collections privées ou dans les plus grands musées du monde. En 2010, Christian Boltanski, alors âgé de 65 ans, confiait à Magali Jauffret : « Aujourd’hui, c’est ma propre mort qui m’interroge, mon travail est plus impalpable et je ne fabrique plus d’objets pour les collectionneurs1. »

2C’est en 2009 qu’a débuté The Life of C.B., l’œuvre ultime de Boltanski : celle qui se poursuivra jusqu’à la mort de son auteur. Parce que l’œuvre ne sera « constituée » qu’une fois l’artiste mort, pour les raisons présentées ci‑après, The Life of C.B. demande de réfléchir aux relations entre la mort d’un auteur et l’achèvement de ses œuvres.

The Life of C.B.

3The Life of C.B. est installée dans le musée privé que le milliardaire David Walsh a fait construire à Hobart, sur l’île de Tasmanie, au sud‑est de l’Australie : le Museum of Old and New Art (MONA). Celui‑ci a été creusé dans la colline. Il comprend trois étages souterrains et 6 000 m2 d’exposition. Walsh y présente des œuvres d’artistes du monde entier et de toutes les époques. Cependant, sa collection est largement orientée vers des œuvres traitant de la mort et du sexe, sous toutes ses formes. Au MONA, dans ce « Disneyland pour adultes2 », on peut trouver la sculpture My Lonesome Cowboy de Takashi Murakami, montrant un adolescent en résine époxy, au look manga et au sperme jaillissant de son sexe, une série de sculptures de 151 vulves de femmes alignées sur un mur par Greg Taylor, une momie égyptienne, une grande photographie couleur d’Andres Serrano prise à la Morgue de New York, une œuvre en chocolat qui représente ce qui reste du corps d’un auteur d’attentat suicide, signée Stephen Shanabrook, la machine Cloaca de Wim Delvoye produisant de la matière fécale, et on peut même s’imaginer mourir en trois minutes en prenant place sur My Beautiful Chair de Greg Taylor dans une ambiance cosy.

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Le pavillon en zinc qui contient The Life of C.B. est un bunker sécurisé avec air conditionné.

4David Walsh, qui s’avérerait doué d’une puissance de calcul phénoménale liée à une forme légère d’autisme (syndrome d’Asperger), a gagné une fortune colossale en jouant au Black Jack et aux courses de chevaux. Il a le goût du risque et continue à jouer : « Le jeu fait partie de ma vie et c'est très lucratif3. » Comme il souhaitait intégrer une œuvre de Boltanski à la collection permanente de son musée, l’artiste a proposé au milliardaire de lui vendre en viager une œuvre intitulée The Life of C.B. Walsh a calculé le montant de la rente mensuelle versée à Boltanski à partir du prix de l’œuvre demandé par l’artiste, et en fonction de la date présumée de son décès. En joueur passionné par les chiffres, Walsh a procédé à des calculs de probabilités afin de déterminer l’espérance de vie de Boltanski. Selon ces calculs, Boltanski devait mourir dans les huit ans. L’un comme l’autre ont accepté de jouer le jeu. Boltanski était motivé en particulier par le fait que Walsh était sûr de gagner : « J’ai voulu jouer avec lui. Il prétendait ne jamais perdre ses paris4. »

5Christian Boltanski raconte que ce projet reprend, « comme toujours, une vieille idée énoncée dans ce premier texte écrit en 1969 [intitulé Recherche et Présentation de tout ce qui reste de mon enfance, 1944‑1950], qui consiste à mettre sa vie en boîte afin de la conserver5 » :

J’ai décidé de m’atteler au projet qui me tient à cœur depuis longtemps : se conserver tout entier, garder une trace de tous les instants de notre vie, de tous les objets qui nous ont côtoyés, de tout ce que nous avons dit et de ce qui a été dit autour de nous, voilà mon but6.

6L’artiste poursuit en s’interrogeant sur le temps nécessaire pour mettre sa vie en sécurité afin qu’elle soit « rangée et étiquetée dans un lieu sûr, à l’abri du vol, de l’incendie et de la guerre atomique, d’où il soit possible de la sortir et la reconstituer à tout moment », afin d’être « assuré de ne pas mourir » et de pouvoir enfin « se reposer7 ». Quarante ans plus tard, on pouvait croire ce projet en passe d’être réalisé, et le but que s’était fixé Christian Boltanski atteint avec The Life of C.B. en cours de réalisation.

7C’est toute la vie de Boltanski dans son atelier de Malakoff en région parisienne qui est mise en boîte, ou plus exactement en DVD, depuis janvier 2010, lorsque les trois caméras installées dans l’atelier de l’artiste ont commencé à filmer de jour comme de nuit.

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8Ces images de l’atelier sont retransmises par internet depuis Malakoff vers la Tasmanie, dans un espace spécialement aménagé dans l’enceinte du MONA. Elles sont également enregistrées et gravées sur DVD en Tasmanie par tranches de 24h. Chaque DVD porte une étiquette mentionnant le nom de l’artiste, le titre de l’œuvre et la date de l’enregistrement.Les DVD sont rangés par date au fur et à mesure des enregistrements, dans une grande armoire qui se trouve à l’intérieur du bâtiment abritant The Life of C.B. Selon la description qu’en livre Catherine Grenier8, sur les neufs moniteurs qui diffusent les images au MONA, trois d’entre eux donnent à voir l’atelier en direct, trois autres moniteurs diffusent des images avec un décalage de neuf heures, tandis que les trois derniers proposent une sélection de la semaine. The Life of C.B.est en cours.

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9L’œuvre ne sera, selon les mots de l’artiste, « constituée » que lorsque les caméras cesseront d’enregistrer des images : c’est la mort de l’auteur qui mettra un terme aux enregistrements.

Une vie en vue

10L’artiste a participé à l’installation des caméras dans son atelier et assure qu’il n’y a aucun angle mort, qu’aucun fait ni geste ne leur échappe. D’après Boltanski, on pourrait même lire son courrier en regardant les vidéos enregistrées. D’une certaine façon, ces caméras ont une vision panoptique de l’atelier de Boltanski. On le voit, où qu’il soit. Il est assuré que tout ce qui se passe dans son atelier sera conservé, dans les moindres détails, par les caméras qui enregistrent jour et nuit. De son côté, Walsh est assuré de posséder les images du moindre geste de l’artiste, ce qui lui permet d’affirmer à Boltanski : « si on vous téléphone dans six mois en disant : “Que faisiez‑vous ce jour‑là ?”, je pourrai vous le rappeler9. »

11C’est sans doute pour faciliter ces futurs éventuels retours en arrière que toute cette mémoire est stockée sur DVD et rangée méthodiquement selon un système de classement qui ne laisse place ni au hasard, ni au désordre. Ces propos sont néanmoins surprenants, car ils semblent indiquer que Walsh pourrait dès à présent revenir en arrière et visionner ce qui aura été filmé ce jour‑là. Or Boltanski prétend que le contrat de la vente en viager de l’œuvre n’autorise pas Walsh à revenir en arrière pour visionner ce qui a été enregistré avant sa mort… The Life of C.B. se joue‑t‑elle dès lors là où nous pourrions le croire ? Consiste‑t‑elle vraiment dans les quelques 3300 DVD en possession de Walsh ? Est‑ce cet ensemble qui « constituera » The Life of C.B. à la mort de l’artiste ?

12Quoi qu’il en soit, l’atelier n’est plus le lieu intime appartenant exclusivement à l’artiste. Désormais, avec ce contrat signé par Walsh et Boltanski, il s’agit d’un espace partagé ou dédoublé, voire déplacé, à l’instar de la mémoire au sujet de laquelle l’artiste constate : « c’est comme si ma mémoire était partie là‑bas10». Jusqu’à présent, l’artiste distinguait deux mémoires : « la mémoire individuelle, celle qui nous constitue chacun », « ce petit savoir que l’on a sur les gens, sur les choses, comme le fait de savoir où l’on peut acheter une bonne quiche lorraine au Mans11 » et la grande mémoire qui s’écrit dans les livres d’histoire. Avec The Life of C.B., ne serait‑ce pas une autre mémoire qui se constitue : une mémoire faite de tous les moindres faits et gestes de l’auteur, sous la forme d’une œuvre en train de se réaliser ?

13Serions‑nous dès lors face à la seule et unique œuvre de Boltanski relevant d’un régime de vérité radical ? Une œuvre tautologique et minimaliste pour laquelle, selon la célèbre formule du peintre Frank Stella, « ce que l’on voit est ce que l’on voit » (« what you see is what you see ») ? Ou bien est‑ce une mémoire qui ne concernerait que l’auteur de The Life of C.B., et non un auteur qui aurait pour nom Christian Boltanski avec d’autres vies, non consignées par ces caméras ? Que disent par exemplede l’auteur lesdix photographies prises par Annette Messager en juillet 1972 au Parc Montsouris et sous lesquelles était inscrit « C.B. à 5 ans », « C.B. à 7 ans », « C.B. à 12 ans », « C.B. à 17 ans », … ? Ne représentent‑elles pas à la fois dix enfants différents — 10 C.B. — et à la fois un seul — Christian Boltanski — ; dix enfants et autant de vies possibles ?

De la présence à l’absence

14Cet aspect de l’œuvre de Boltanski, qui consiste à s’attacher aux faits et gestes de l’auteur, concerne la partie visible de The Life of C.B. : la partie qui se joue dans la lumière, celle où il n’a pas disparu de la vue. Dans un premier temps, Boltanski avait affirmé que le tout « serait projeté en direct et seulement en direct12 », puis précisé : « ça ne sera pas très intéressant ». « On ne verra pas grand‑chose parce que je ne suis pas souvent dans mon atelier13. » Il avait également ajouté que « quand il fait jour là‑bas, il fait nuit ici, et mon atelier la nuit est toujours tout noir ». Si l’on se base en effet sur l’heure de référence internationale UTC et sur les horaires d’ouverture du MONA, le visiteur ne peut voir l’atelier que de 10h à 17h en heure locale, soit de 18h à 1h du matin en heure française. C’est sans doute pour cette raison que trois des écrans diffusent des images en tenant compte du décalage horaire : ainsi, le visiteur du MONA ne se trouve pas (seulement) face à un écran diffusant une image d’un espace vide et la plupart du temps dans l’obscurité, dans lequel il n’est pas vraisemblable de voir Boltanski.

15On peut se demander si l’auteur, qui admet que l’on « ne verra pas grand‑chose » en raison de son absence, ne ramène pas son œuvre à sa personne ou à sa présence, et non à son atelier etce qu’il pourrait y faire. Or ce qui intéresse Walsh, c’est de ne rien perdre de ce qui se passe dans l’atelier. Est‑ce à dire que The Life of C.B. n’aurait d’intérêt que lorsque son auteur est présent ? Mais alors pourquoi les caméras tournent‑elles, que Boltanski soit là ou non ? La question de la présence effective de l’artiste dans l’atelier pouvait être facilement réglée techniquement, au moyen de détecteurs de mouvements déclenchant l’enregistrement à l’arrivée de Boltanski. Toutefois, cette solution supposait de supprimer un élément fondamental de l’œuvre : l’absence. Sans ces moments d’absence, l’œuvre n’était pleine que de la seule présence de l’artiste — situation paradoxale pour celui qui ne cesse de parler d’absence et de disparition.

16L’attente suscite en outre le désir de voir l’artiste revenir, voire la crainte qu’il ne revienne pas. The Life of C.B se construit avec le temps et dans le temps, car c’est le mouvement même de la vie. Boltanski quitte l’atelier, puis revient plus tard : ce sont des faux départs, des répétitions de ce qui se produira inévitablement un jour, le jour où ce départ sera sans retour, non suivi d’une arrivée. Plus précisément, si l’artiste meurt ailleurs que dans son atelier, ce sera un atelier définitivement vide : Boltanski ne sera plus absent, il aura réellement disparu.

Jusqu’à la mort

17Boltanski sait qu’on peut le regarder dans son atelier, mais il ignore lorsque quelqu’un se trouve en face des écrans en Tasmanie. Il est vu, mais il n’y a pas d’échange de regards : il n’y a pas de réciprocité dans cette vision. Le flux d’images ne va que dans un seul sens, de Malakoff en Tasmanie14. Lors d’un entretien avec Vincent Jousse qui lui demande si c’est « gênant d’être vu », Boltanski répond :

J’oublie complètement aujourd’hui, vraiment j’oublie, les premiers jours je me suis promené deux ou trois fois tout nu pour lui faire plaisir ce qui n’était pas un très beau spectacle je dois dire, mais au moins il aura quelque chose ; il est assez spécial, il voulait acheter mes cendres mais je me suis refusé15.

18Curieusement, Boltanski ne dit pas « j’ai refusé » mais « je me suis refusé ».

19Cette expression signifie qu’une personne a repoussé des avances : elle tendrait à placer les termes de l’échange entre le collectionneur et l’artiste sur un plan sexuel. Boltanski lui‑même évoque le plaisir qu’il pourrait procurer à Walsh en se montrant nu — ce qu’il a d’ailleurs fait. Mais comment comprendre que l’artiste refuse tout lien entre son œuvre et son corps, tout en se montrant nu ? Sa nudité serait‑elle une nudité qui cache plus qu’elle montre ? Pour le dire autrement : qu’est‑ce que Boltanski ne montrerait pas, tout en se montrant nu ? Aussi confiait‑il à Catherine Grenier : « des choses […] n’apparaissent jamais dans mon travail : il n’y a pas de sexe, ou un sexetrès caché, et pas de lien au corps16 ». Si l’on en croit l’artiste, cet épisode relatif à sa nudité aurait été enregistré aux premiers jours de l’œuvre. Or les caméras ont commencé à enregistrer des images alors que le MONA n’était pas ouvert au public. Les enregistrements ont précédé l’ouverture du musée le 21 janvier 2011. The Life of C.B. était alors encore dans les limbes, Boltanski ne pouvait donc pas être vu nu par le public.

20N’est‑il pas étonnant au premier abord que Boltanski associe ces images de lui nu et le fait que son collectionneur« au moins aura quelque chose » ? Si ce « quelque chose » correspond à la nudité de l’artiste, est‑ce à dire que le reste de ces enregistrements ne représente rien pour Boltanski ? Certes, c’est la « petite mémoire » (selon les termes de Boltanski) qui caractérise un individu — mémoire que Walsh ne peut pas enregistrer. La vie de « C.B. » ne saurait être celle de Christian Boltanski. Il est toutefois indéniable que Walsh aura bien « quelque chose » de Boltanski — et il convient à ce titre de remarquer avec Didier Semin que « [r]ien chez lui [Boltanski] n’est univoque ou définitif17 ».

21Il est possible à tout un chacun de « séjourner » au MONA après sa mort18 : il suffit d’acquérir une carte d’adhérent éternel (Eternity Membership) pour bénéficier de tous les avantages offerts par ce statut, y compris après son décès. La crémation de l’adhérent éternel est assurée par le MONA, et l’urne funéraire « fantaisie » contenant ses cendres conservées au cinerarium du musée, aux côtés de celle du père de Walsh. Le collectionneur tasmanien avait formulé le désir que l’artiste rejoigne le MONA à sa mort, mais Christian Boltanski « n’avait pas envie de terminer en Tasmanie19 ». Mais à défaut de donner son corps mort et ses cendres, Boltanski a accepté de céder à Walsh l’une de ses dents. L’artiste savait‑il qu’une dent se compose à la fois de parties mortes et de parties vivantes ? La vie et la mort se rencontrent donc dans une dent, comme le sexe, en tant que ce qui est à l’origine de la vie, rencontre la mort dans le MONA. Il est vraisemblable que Walsh conserve la dent de Boltanski comme une relique.

La dernière image

22Paradoxalement, Boltanski, d’une certaine façon, est le seul être vivant à rester dans l’enceinte du Musée en dehors des heures d’ouverture. Walsh est‑il tellement imprégné par la mort qu’il ne voit Boltanski qu’en futur mort, voire déjà comme un mort ? Il est indéniable qu’avec The Life of C.B., Walsh voit l’artiste vieillir un peu plus chaque jour et s’approcher de sa mort.

23Walsh, comme un bon nombre de collectionneurs, est habité par un désir de possession. Boltanski avait confié au New Yorker que David Walsh aimerait voir sa mort en direct et posséder ainsi sa dernière image20. L’auteur de l’article rapporte qu’interrogé à ce sujet, Walsh avait trouvé formidable l’idée que Boltanski meure dans son atelier, mais qu’il s’en défendait en même temps d’un point de vue éthique21. On peut toutefois lire désormais sur la page que le site du MONA consacre à The Life of C.B. : « “Of course,” said our Great Patron, David Walsh, “it would be absolutely great if he died in his studio. But I don’t think it’s ethical to organise it”22. » Walsh reconnaît également « qu’il anticipe constamment ce moment23 ».

24Cette situation en rappelle une autre. En 2006, Sophie Calle installe une caméra au pied du lit de sa mère, qui n’a plus que trois mois à vivre. Sa mère, totalement consciente de ce Sophie Calle projetait de faire, et avait donné son consentement pour que sa fille filme son agonie. La caméra était là aussi pour pallier l’absence de l’artiste. Sophie Calle nourrissait l’espoir que dans ce cas, elle pourrait malgré tout revivre cet instant : celui où sa mère mourrait, celui que la caméra aurait inévitablement enregistré. Elle voulait à tout prix cueillir et recueillir cet instant fugace où tout bascule, où l’on perd la vie : « Je ne voulais rien manquer24». Malgré tous ses efforts, et bien qu’elle ait été auprès de sa mère au moment de sa mort, il ne lui a pas été possible de déterminer l’instant où la vie avait quitté son corps. Elle a attendu de longues minutes avant de réaliser que sa mère n’était plus là. Elle avait définitivement raté cet instant, et même en revenant en arrière pour visionner le film, elle ne pouvait que constater son échec : « sa mort a été insaisissable25».

25Il y a des chances pour que celle de Boltanski le soit tout autant. Comment dès lors déterminer le moment de la fin du film ? Dans le cas où Boltanski mourra dans son atelier, faudra‑t‑il filmer son cadavre, ou faudra‑t‑il effacer les images postérieures à l’heure du décès ? Dans le cas où il mourra ailleurs, faudra‑t‑il que la dernière image du film coïncide avec le moment de la mort de l’artiste ? Dans ce cas, Boltanski n’apparaitra pas sur cette dernière image du film. À moins que le film ne se termine sur la dernière image de l’artiste dans son atelier. De fait, Walsh possédera l’une des dernières images de l’artiste. En définitive, n’est‑ce pas Walsh qui tranchera, qui aura le mot de la fin — s’il survit à l’auteur de The Life of C.B. ?

La fin de la partie

26David Walsh s’est pris au jeu du pari dans lequel l’a entrainé Christian Boltanski, car c’est l’artiste, rappelons‑le, qui a proposé les modalités de vente et de la constitution de son œuvre. En 2010, lorsque les enregistrements ont débuté, c’est d’ailleurs essentiellement le pari et les modalités de la vente de l’œuvre qui ont été mis en exergue et relayés dans des articles ou interviews consacrés à l’artiste. Boltanski parle volontiers des modalités de la transaction, de sa mort et du pari engagé avec le collectionneur — même s’il évite soigneusement d’en fournir les détails. Walsh, qui en raison de la survie de Boltanski a perdu son pari le 1er août 2017, s’est peu exprimé sur le sujet.

27Même si Boltanski avait perdu en mourant avant cette deadline, Walsh ne serait pas exactement entré en possession d’une œuvre désormais « constituée » (le mot est de Boltanski). Certes, eu égard aux préoccupations d’un Boltanski habité par la perspective de sa fin prochaine, la mort apportera une dernière touche à cette œuvre. Mais nous formulons l’hypothèse que Walsh est d’emblée dépossédé de l’un des constituants de The Life of C.B. Boltanski souligne : « David Walsh peut avoir des milliers d’heures de ma vie, mais il ne m’aura jamais26 ». C’est peut‑être pourquoi l’artiste ne met pas l’accent avec cette œuvre sur ce qui pourrait apparaître, quatre décennies plus tard, comme la réalisation de son projet exposé dans Recherche et Présentation de tout ce qui reste de mon enfance, 1944‑1950 (1969), à savoir « mettre sa vie en boîte afin de la conserver27 ». De quelle vie exactement The Life of C.B. garde‑t‑elle donc la mémoire ? Les pensées de l’artiste ne peuvent pas être filmées ; ce qui est intime, son monde intérieur n’est pas visible et ne peut être vu. L’artiste n’a de cesse de répéter que c’est la petite mémoire qui constitue la personne, une mémoire affective des petites choses du quotidien. Or Walsh ne possède qu’une mémoire d’atelier : une mémoire morte, ensevelie sous une montagne de DVD.

28Lorsqu’il quitte son atelier de Malakoff, l’artiste s’absente partiellement de son œuvre pour investir l’espace de la parole. Et c’est précisément dans cet espace qu’il crée The Life of C.B. : une œuvre construite par ce qu’il en dit et ce que l’on en dit — par l’histoire qui se transmettra. Une histoire qui, selon l’artiste,commencerait par ces mots : « Il était une fois28… » Boltanski confiait en 2015 à sa galeriste parisienne Marian Goodman : « Je cherche à créer des mythes29 ». Or dans la mesure où The Life of C.B. existe dans le musée d’un collectionneur fasciné par la mort avec lequel l’artiste a signé un contrat engageant sa vie et prenant fin avec sa mort, on pourrait croire que l’œuvre ultime de Boltanski s’inscrit dans un mythe : celui du pacte avec le diable. C’est d’ailleurs une lecture privilégiée dans les textes consacrés à cette œuvre30.

29Mais l’œuvre de Boltanski n’est pas réductible à ce mythe : ce n’est pas le sien et il tend à enfermer l’œuvre. Les modalités de la vente en viager de l’œuvre ne sont que la partie émergée de l’œuvre. Tout le reste est enfoui, à l’image de l’œuvre présentée dans un parallélépipède rectangle aux allures de sépulture. Boltanski souhaite que chacun écrive, raconte sa propre histoire à partir de ses œuvres. Ces discours ou ces textes qui se développent en marge de l’œuvre la prolongent, et font que l’œuvre, finalement, échappe à Boltanski comme à Walsh31.


*

30La conclusion d’un tel pacte sous la forme d’un contrat de vente en viager suppose bien un terme, une fin marquée par la mort de l’auteur de The Life of C.B. Si, pour Walsh, la mort de Boltanski conditionne la réalisation et l’achèvement de l’œuvre, pourrions‑nous dire que la mort serait le véritable auteur de The Life of C.B. ? La dernière touche (apportée par la mort à l’œuvre) n’est toutefois pas la touche finale : si c’est bien in fine avec et par la mort de Boltanski que The Life of C.B. existera (avec les hésitations que nous avons vues concernant ce terme), l’œuvre sera bien remise en jeu (en vie) par toutes les histoires qui s’écriront et se transmettront…