Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Annexes
Fabula-LhT n° 22
La Mort de l'auteur
Isabelle Malmon

Notes sur la proposition de Raphaël Jaudon

Notes on the proposal by Raphaël Jaudon

Le texte qui suit a été lu lors de la journée d’étude organisée en février 2019 pour préparer la présente livraison de Fabula‑LhT. Le principe en a été le suivant : après que le comité de la revue avait sélectionné et commenté les ébauches de 4 pages constituant les réponses à l’appel lancé une année auparavant, chaque article, entièrement rédigé à ce stade, a été commenté oralement par une personne qui n’en était pas l’auteur ou l’autrice. La discussion s’est alors engagée sur la base de ce commentaire. Isabelle Malmon était chargée de commenter la proposition de Raphaël Jaudon.

1Intitulé « Cinéastes militants assassinés ou quand la mort de l’auteur lui donne raison », l’article de Raphaël Jaudon évoque des réalisateurs en lutte contre des régimes dictatoriaux, et dont le meurtre a octroyé sur la scène internationale une visibilité dont ils ne disposaient pas auparavant. Faute de pouvoir supprimer l’œuvre, c’est l’homme qui est visé, mais par effet presque inverse, l’œuvre acquiert une publicité post mortem qui lui confère une aura supérieure.

2L’objectif de la communication de R. Jaudon est de montrer en quoi l’assassinat d’un cinéaste oriente la réception de son œuvre, désormais perçue exclusivement à l’aune de son engagement idéologique. R. Jaudon se demande aussi en quoi cette mort « donne raison » au réalisateur assassiné — en quoi cet homicide constitue, dit‑il, « une plus‑value politique offerte à ses œuvres ». En effet, le meurtre d’un cinéaste aurait pour conséquence de dissiper les éventuelles critiques ayant trait à ses productions filmiques, qui dès lors ne sont plus perçues en termes idéologiques, forcément sujets à caution, mais selon une perspective morale : s’il a été exécuté ou s’il y a eu à son endroit tentative d’assassinat, c’est qu’il « avait raison » :

[…] dans tous les cas l’intention meurtrière agit rétrospectivement sur l’œuvre. Extérieure au film, elle accompagne néanmoins son parcours public et critique, explicitant son positionnement et facilitant sa lecture. A posteriori il devient possible de raconter l’engagement de l’auteur sous la forme d’un récit cohérent : la folie meurtrière de ses ennemis démontre l’urgence de son combat, tandis que les hommages rendus au défunt valident la pertinence de son point de vue.

3Cette proposition de lecture nous a semblé quelque peu contestable — du moins dans la manière dont elle est formulée : « quand la mort de l’auteur lui donne raison » (nous soulignons). Que l’assassinat d’un auteur ait pour conséquence de jeter sur son œuvre une lumière nouvelle, nous le concevons. Pour autant cela change‑t‑il réellement notre perception de son contenu ? Cela augmente‑t‑il « notre coefficient de sympathie » à l’égard de cette œuvre, comme l’écrit R. Jaudon ? Déplorer la perte d’un être humain ne va pas systématiquement de pair, nous semble‑t‑il, avec l’idée que nous nous faisons de son œuvre, surtout si son contenu est militant. La mort d’un cinéaste peut susciter la réflexion chez le spectateur, développer son esprit critique, accroître son intérêt pour l’œuvre, mais il faudra énormément d’autres paramètres pour modifier son opinion politique.

4Bref, la mort d’un auteur peut bien lui « donner raison » (il faudrait d’ailleurs s’entendre sur le sens de ce terme de « raison »), mais pas tout le temps — et c’est donc ce « quand » du titre de l’article de R. Jaudon que nous aimerions d’abord discuter. Exposé par R. Jaudon, l’exemple de l’assassinat du réalisateur néerlandais Théo Van Gogh semble le démontrer : l’auteur de l’article en est bien conscient, qui écrit que ce meurtre ne valide pas les thèses islamophobes de Théo Van Gogh — malgré tous les commentaires élogieux que la mort de Théo Van Gogh a suscités parmi les partisans de l’extrême droite, qui s’en sont servi comme prétexte pour nourrir des discours haineux contre les musulmans, accusés d’interdire la liberté d’expression. Il nous semble que si l’on se base sur la réception d’une œuvre, comme cela est proposé ici, la disparition violente d’un homme ne « donne raison » à son œuvre que pour ceux qui cautionnaient déjà ses thèses avant son décès.

5Attardons‑nous en passant sur l’analyse du film Submission de Théo van Gogh. Sans revenir sur la fausseté des témoignages présentés dans le film, au service d’un point de vue partisan assimilant de façon outrancière l’islam à la cruauté, il nous semble que la mise en scène proposée dans ce film de personnages stéréotypés fait partie des armes efficaces utilisées par l’art engagé. Voltaire, dans ses contes philosophiques, ne procède pas autrement qu’en usant de la caricature, de la stylisation des caractères pour mieux transmettre son message. Et lorsque R. Jaudon évoque « la candeur et la désinvolture » d’une femme musulmane qui, dans Submission, témoigne des atrocités subies de la part des hommes de sa communauté, cela fait penser au regard ingénu de tous ces naïfs voltairiens qui révèlent innocemment des cruautés et des violences, tout en les présentant comme naturelles. C’est le cas du nègre du Surinam dans le chapitre 19 de Candide qui affirme « c’est l’usage » et ne s’offusque pas des barbaries perpétrées par son maître. Nous croyons qu’il y a là, chez Théo Van Gogh, recours à une stratégie réellement efficace : celle du regard naïf jeté sur des faits qui se révèlent atroces à l’examen. Plutôt que de dénigrer les procédés du cinéaste, ne faudrait‑il pas mettre en évidence leur puissance, leur efficience et partant, leur dangerosité ?

6Une suggestion : nous aurions aimé trouver dans cet article des exemples de films dans lesquels un réalisateur, se sachant en danger en raison de son engagement, expose sa propre mort imaginée. Nous ignorons si cela a été fait, mais, si ce n’est pas le cas, peut‑être aurait‑il été intéressant de s’interroger sur cette difficulté à penser et à mettre en images son trépas, alors même qu’on se sait menacé. Le cinéma militant argentin des années 1970, en lutte contre les militaires au pouvoir, présente et déplore les assassinats massifs de civils, les emprisonnements arbitraires ou l’usage de la torture. Sans cesse la mort y est présente au moyen de techniques variées, qui s’efforcent de relever d’impossibles défis : comment faire apparaître la disparition, comment rendre visible l’invisible, comment dire l’indicible ? Mais il s’agit toujours de représenter la mort des autres, comme s’il était beaucoup plus facile d’évoquer la fin dernière par des biais détournés, plutôt que de parler de sa propre mort, incessamment mise à distance.

7Nous finirons par une réflexion qui nous est venue à l’esprit à l’exemple du film Ni olvido ni perdon du réalisateur argentin Raymundo Gleyzer : l’œuvre, nous apprend‑on, présente les images statiques d’opposants incarcérés puis exécutés, dont les visages sont exposés sous forme de portraits photographiques tandis qu’une voix off égraine sur un ton monocorde leurs patronymes et leurs affiliations. Une telle stratégie de mise en scène de la mort n’est pas sans évoquer la fameuse « Affiche rouge » de la Seconde Guerre mondiale. On se souvient qu’il s’agissait d’une affiche de propagande allemande qui annonçait l’exécution de vingt‑trois jeunes Francs‑tireurs partisans étrangers, appartenant au groupe Manouchian. Elle avait pour objectif d’assimiler ces jeunes gens à des terroristes, mais son sens a été retourné en faveur des fusillés, devenus des martyrs : de fait, là où l’affiche a été placardée, les passants déposaient des fleurs, des lettres, comme autant d’hommages à ces jeunes étrangers morts pour la France. Pour encenser les adversaires du régime argentin, Raymundo Gleyzer utilise les mêmes procédés que la propagande nazie quand elle veut vilipender des résistants. La frontière est parfois ténue entre l’éloge et le blâme : le tout est une question de points de vue.

8Nous n’achèverons pas ces quelques remarques sans saluer les connaissances pointues de R. Jaudon en matière d’esthétisme cinématographique et la diversité de ses exemples dans le domaine d’un cinéma militant plutôt confidentiel, dont son article offre la passionnante découverte.