Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Quand l'auteur est mort
Fabula-LhT n° 22
La Mort de l'auteur
Morgane Cadieu

Stallone meurt : l’auteur et ses fins de vie dans les romans d’Emmanuèle Bernheim

Stallone dies: the author and his end of life in the novels of Emmanuèle Bernheim

1Et si la mort d’Emmanuèle Bernheim faisait pleinement partie de son corpus romanesque ? Quels seraient les phénomènes de porosité à l’œuvre entre son écriture et la façon dont elle a vécu les semaines précédant son décès ? Serait-il possible de comparer son entrée en littérature et sa fin de vie, de faire le lien entre son premier roman Le Cran d’arrêt, publié en 1985, et « le cran d’arrêter » dont elle fit preuve en 2017 en refusant de poursuivre le traitement d’un cancer incurable ?

2Cinquante ans plus tôt, dans « La Mort de l’auteur », Roland Barthes tranchait ainsi le débat sur le rôle du biographique dans l’interprétation littéraire : « Donner un Auteur à un texte, c’est imposer à ce texte un cran d’arrêt, c’est le pourvoir d’un signifié dernier, c’est fermer l’écriture1. » Mon approche consiste à inverser l’angle adopté par Barthes : il ne s’agira pas de « donner un auteur à un texte », mais de lire la forme de la fin de vie de l’auteur de façon stylistique. Cette analyse de texte sans texte permettra non pas de « fermer l’écriture » ou de clôturer le sens, mais de dégager les lignes de force de l’œuvre et de l’esthétique de Bernheim2.

La Cérémonie des adieux

3Deux textes permettent de formuler cette hypothèse de la fin de vie de l’auteur comme forme artistique. Pour Marion Ruggieri, qui a rendu visite à Bernheim quelques jours avant sa mort et qui en fait le récit en s’adressant directement à elle dans Donne-moi la main pour traverser, « [t]out fait œuvre chez [elle]3 ». Dans Les Bouées jaunes, Serge Toubiana (conjoint d’Emmanuèle Bernheim et ancien directeur de la Cinémathèque française) multiple les comparaisons cinématographiques pour décrire la fin de vie de sa compagne :

Là encore, c’est elle qui nous mettait en scène. J’imaginais que ce moment, d’une intensité telle que je ne pouvais me retenir de pleurer, aurait été un grand moment de cinéma4.

C’est une scène insupportable, comme dans La Chambre verte de François Truffaut. Vous la vivez en sachant que vous en êtes bien malgré vous l’acteur ou le témoin principal5.

4Des remarques esthétiques ponctuent chaque étape de la fin de vie, du refus de l’acharnement thérapeutique à la mise en bière. Toubiana reste un « acteur » après le décès de Bernheim, laissant ainsi entendre que la mise en scène, orchestrée par l’auteur du Cran d’arrêt, se poursuit par‑delà sa mort : « c’est elle qui distribuait les rôles6 ». La métaphore cinématographique domine dans Les Bouées jaunes ; je transposerai et développerai quant à moi ces réflexions dans le domaine littéraire.

5Le récit de Toubiana retrace la fin de vie ritualisée de Bernheim, détaillant la façon dont elle a reçu ses proches un par un dans sa chambre de l’hôpital Bichat. Il constate que « [t]ous étaient étrangement plus vivants en sortant qu’en entrant7. » Plus loin, il explique que pour Bernheim, « l’art devait nécessairement transmettre de l’énergie, de la force, du courage pour se battre8. » Delphine Horvilleur, le rabbin ayant présidé la cérémonie au crématorium, reprend des propos de Bernheim qui vont dans le même sens : « Et elle m’a demandé de tout faire pour que vous en sortiez les uns et les autres un peu plus forts, et presque invincibles9. » Une fois la romancière absente, ou sur le point de disparaître, les événements qui entourent sa mort produisent les mêmes effets que les textes qu’elle a écrits et les films qu’elle a préférés. Toubiana rapporte également les paroles d’Olivier Assayas qui, prononcées elles aussi lors de la cérémonie, confirment cette lecture :

J’ai eu le privilège de voir Emmanuèle devenir écrivain, et au‑delà de l’écriture, devenir artiste, mais elle l’avait toujours été. Déjà, documentaliste aux Cahiers du cinéma, au début des années 80, elle avait une vision, une pensée de l’art et de la vie qui n’était pas moins marquante de n’être pas écrite10.

6La mort de Bernheim ferait œuvre : la forme de sa fin de vie n’est elle aussi « pas moins marquante de n’être pas écrite ».

7Toubiana ne fait cependant pas le lien entre toutes ces remarques. Or en les regroupant, il devient possible de conclure que les rendez‑vous répétés et codifiés à Bichat, qui anticipent et mettent en scène la mort de l’écrivain, partagent la même finalité que le cinéma et la littérature, et constituent « une pensée de l’art et de la vie ». Ce n’est donc pas ici la maladie qui, comme chez Hervé Guibert ou Susan Sontag, entraîne un réseau de métaphores littéraires ou cinématographiques11 : il est en effet peu question de cancer dans Donne‑moi la main pour traverser et Les Bouées jaunes. Ce qui importe, c’est de penser la fin de vie comme une technique de soi ayant la même finalité et la même esthétique qu’une technique romanesque.

8La mort de Bernheim reproduit celle de son père par la médiation de deux textes : celui d’Emmanuèle Bernheim, Tout s’est bien passé, récit du suicide assisté d’André Bernheim dans lequel on l’entend dire « Le moment est peut-être venu de me lancccer dans la cccérémonie des adieux, non12 ? », et celui de Toubiana qui utilise la même expression dans Les Bouées jaunes pour décrire la fin de vie de sa compagne13. « La cérémonie des adieux », en italique dans Tout s’est bien passé, inscrit Bernheim dans l’histoire littéraire. Il existe en effet de nombreux points communs entre sa cérémonie et le texte de Simone de Beauvoir qui porte le même nom14. Jean‑Paul Sartre s’exclame « Alors, c’est la cérémonie des adieux15 ! » et Beauvoir intitule ainsi le journal qu’elle consacre à la mort de Sartre et aux années qui la précèdent. Tous deux décrivent une œuvre non écrite au seuil de la mort. Beauvoir y fait référence dans sa préface : « en réponse à des amis qui me demandaient comment je prenais les choses : “Ça ne peut pas se dire, ça ne peut pas s’écrire, ça ne peut pas se penser ; ça se vit, c’est tout”16. » Sartre évoque cette œuvre paradoxale dans le cadre d’entretiens avec Benny Lévy :

Ma situation est quand même curieuse : en gros, j’ai fini ma carrière littéraire. Le livre que nous faisons actuellement est un livre par‑delà les choses écrites. […] je suis mort en ce que mon œuvre est terminée17

9Le parallèle entre Beauvoir et Sartre redouble l’effet miroir entre Bernheim et son père. La cérémonie des adieux à l’hôpital Bichat ressemble elle aussi à « un livre par‑delà les choses écrites ».

Stallone

10Toubiana précise que « [d]urant les longs mois de son combat, elle n’a pas écrit. […] Elle désirait par-dessus tout gagner son match. Et le gagner seule18. » La métaphore du combat est loin d’être anodine. Si le match remplace l’écriture, il y fait également référence puisqu’il renvoie à la nouvelle Stallone (2002), à l’attrait de Bernheim et de sa protagoniste pour la boxe et les films violents, ainsi qu’à leur identification commune à Sylvester Stallone dans Rocky III. Lorsque le personnage de Rocky Balboa revient en 2015 dans le film Creed, on lui diagnostique un cancer. Bernheim est elle aussi malade lorsqu’elle voit le film19. Cet acteur occupe d’ailleurs la majeure partie de la courte biographie de Bernheim, rédigée en 2003 et publiée dans le Dictionnaire des écrivains contemporains de langue française par eux‑mêmes :

En 1983, un film, Rocky III de Sylvester Stallone, bouleverse sa vie. Elle suit l’exemple de Rocky Balboa, repart à zéro, et se lance dans l’écriture de son premier roman, Le Cran d’arrêt, qui paraît en 1985. Bien plus tard, elle s’acquittera de sa dette envers Stallone dans une nouvelle intitulée, justement, Stallone20.

11L’identification à Stallone, et plus généralement le recourt aux personnages de films violents, possède un corollaire dans Tout s’est bien passé. Le mot « autodétermination », condition nécessaire pour organiser un suicide assisté, d’abord écrit en allemand et en gras dans le texte — « Selbstbestimmung21 » — engendre une association d’idées chez la narratrice lorsqu’elle parcourt le site Internet de l’Association suisse d’aide au suicide22 :

Je revois un instant le petit carré de mer gris‑bleu, mais il s’efface aussitôt et Autodétermination surgit, noir, qui se forme et se déforme. Autodestruction, Terminator, détonation, terrain miné.
Ma tête explose23.

12Si la nouvelle Stallone anticipe la mort de son auteur, le film Terminator, dans lequel joue un acteur comparable à Sylvester Stallone, Arnold Schwarzenegger, désigne ici plus directement l’action de « terminer ». Ce verbe s’utilise peu en français pour parler de la mort ; en revanche, il appartient pleinement au domaine artistique : on peut par exemple terminer un livre.

13L’identification est constitutive du rapport de Bernheim à l’art, notamment au cinéma. Toubiana raconte ainsi sa réaction au sortir de la projection d’un autre film sur la boxe, Million Dollar Baby de Clint Eastwood :

Elle s’était identifiée au personnage qu’interprète génialement Hillary Swank, qui, comme Lise dans Stallone, meurt à la fin du film. Décidément la mort. Toujours la mort24.

14Mais le personnage de Margaret Fitzgerald (Hillary Swank) ne fait pas que mourir : devenue tétraplégique des suites d’un combat pour le titre de champion du monde, elle demande à son entraîneur Frankie Dunn (Clint Eastwood) de l’aider à mourir, ce qu’il fera à la fin du film. Frankie devient une figure paternelle pour Margaret, qui lui parle à plusieurs reprises de son père mort — d’une part pour lui dire qu’il avait lui-même euthanasié son chien, d’autre part pour lui expliquer le lien entre la boxe et le suicide assisté : « Daddy used to tell me I fought to get into this world… and I’d fight my way out25. » La naissance, la mort et la profession deviennent des pratiques ou des événements comparables : le sport de combat est un moyen pour Margaret de rejouer sa naissance, et la mort volontaire une façon de partir comme elle est née et comme elle a vécu.

15Dans ce réseau de références, de projections et d’anticipations, Toubiana identifie un parallèle saisissant entre la mort de Bernheim et celle du personnage de Lise, quinze ans plus tôt, dans Stallone : « La relecture de Stallone m’a glacé. J’avais oublié la fin, qui ressemble trait pour trait à celle d’Emmanuèle26.» La lecture est présentée ici comme une activité morbide ayant le pouvoir d’atteindre directement le corps du lecteur pour le refroidir. Toubiana n’emploie qu’une seule fois le mot « fin », pour l’appliquer pareillement au décès de sa compagne et à l’explicit de son roman. L’expression « trait pour trait » peut se comprendre en référence aux traits d’un visage ou d’un caractère, mais aussi, dans le domaine des beaux‑arts et de la littérature, comme les traits d’un dessin ou les lignes d’un texte. Cette polysémie renforce le parallèle entre deux choses a priori incomparables : une nouvelle, et la fin de vie d’un écrivain. Publié en 2002, Stallone est le texte le plus bref de Bernheim, son préféré (le plus long étant le suivant : Tout s’est bien passé, 2013). Il existe un nœud entre la mise à mort de personnages référencés à l’identité de Bernheim (Stallone), la mort volontaire du père (Tout s’est bien passé), et la cérémonie des adieux de l’auteur à l’hôpital.

16Toubiana compare l’intrigue de Stallone à la maladie de sa compagne, commente son style et propose, brièvement, un parallèle entre son écriture et sa fin de vie lorsqu’il retranscrit un dialogue sur ses dernières volontés : « Ses indications ressemblent à son écriture : aucune fioriture, droit au but27. » Toubiana et Ruggieri offrent ainsi de nouvelles pistes d’analyse pour relire le corpus de Bernheim et pour penser sa fin de vie comme une œuvre littéraire et cinématographique. De ces multiples parallèles, ils ne tirent cependant pas ou peu de conclusions esthétiques, s’attachant davantage à des interprétations biographiques et psychologiques, soulignant « un incroyable télescopage » et « [u]ne ressemblance troublante28 », sans développer ni rassembler toutes leurs observations afin de proposer une interprétation plus précise ou plus globale. Par exemple, Toubiana conclut ainsi le parallèle entre la mort de Bernheim et celle de son personnage dans Stallone :

J’en viens à ma demander si Emmanuèle n’a pas désiré secrètement que sa propre mort ressemble à celle de son héroïne. D’abord un cancer du sein, puis celui du poumon. Chez les deux femmes, une même envie de se battre et de gagner, suivie du sentiment terriblement injuste de perdre leur combat29.

17Dans cette interprétation, la ressemblance n’est pas littéraire, mais psychologique et médicale. Autre exemple : Toubiana note à juste titre que « [l]’action et la voix intérieure de ses personnages [sont] concomitantes, transmises au lecteur de manière simultanée, dans une économie de mots ou de langage30. » Mais il n’extrapole pas cette remarque ; il ne l’utilise pas pour décrire la cérémonie des adieux à l’hôpital dans laquelle l’action (le rituel de la fin de vie) remplace la voix du narrateur et des personnages. Dans les lignes qui suivent, mon but est d’analyser esthétiquement cet « [é]trange mimétisme31 » provoqué par la lecture rétrospective des romans de Bernheim et par les récits de ses proches en me focalisant sur trois éléments : l’hôpital, le nom de l’auteur et le mot « aïe ».

Dr. Bernheim

18Bernheim a choisi de mourir à l’hôpital. Dans Les Bouées jaunes, Toubiana en donne une explication psychologique qui le concerne : ne pas faire entrer la mort dans l’appartement du futur veuf. Bernheim reste à Bichat pour ne pas être « installée dans un cadre familier32 » comme un tableau, mais demeurer jusqu’au bout hors champ, actrice mais aussi scénariste et réalisatrice de sa (fin de) vie. La nouvelle de Bernheim ne s’intitule d’ailleurs pas Balboa mais Stallone, ce qui permet de faire référence non au personnage de Rocky Balboa, mais à Sylvester Stallone comme acteur, réalisateur et scénariste de Rocky III. Stallone étant un acteur américain d’origine italienne, son nom de famille pourrait d’ailleurs être lu comme sta alone : elle reste seule. Toubiana s’interroge sur la profession médicale des personnages de Bernheim, et y répond en faisant pareillement référence à la psychologie :

Les héroïnes de ses romans, Hélène, Claire, Laure et Lise, pratiquent aisément le diagnostic, elles ont un regard précis sur l’état physique de leurs patients. À l’image du regard d’Emmanuèle sur la vie33.

19Ruggieri explique quant à elle la récurrence des personnages de médecin en passant par l’anglais : Bernheim, ayant écrit plusieurs scénarios (avec Claire Denis et François Ozon) et conseillé des cinéastes (Olivier Assayas), serait de fait ce qu’on appelle un « script doctor34 » en charge d’améliorer un manuscrit.

20Je souhaiterais proposer une autre interprétation esthétique du parallèle entre écrivain et médecin, et du geste de mourir à Bichat, en reliant l’espace tangible de la chambre d’hôpital et celui, romanesque, du cabinet de médecin dans le roman Sa femme :

Elle s’assit dans l’un des deux fauteuils destinés aux patients et elle regarda autour d’elle comme le ferait un malade venant pour la première fois. […]

L’appartement avait été divisé en deux parties. Le cabinet en occupait la plus grande, et Claire vivait dans la plus petite.
La porte de communication était entrouverte. Claire soupira35.

21Le soupir de Claire a deux significations possibles dans ce passage : signe de contentement, il confirme la préférence de Lise pour le cabinet médical ; signe d’exaspération, il signale que cet espace n’est pas entièrement clos, puisque la porte est entrouverte. L’ex‑compagnon de Claire surgit d’ailleurs à plusieurs reprises dans l’appartement. La cérémonie des adieux de Bernheim reproduit la topographie de Sa femme : l’auteur s’enferme à l’hôpital, établissant ainsi une séparation encore plus nette entre l’espace domestique et l’espace médical. Le personnel hospitalier de Bichat utilise d’ailleurs un adjectif a priori incongru qui renforce cette hypothèse de lecture en recoupant les préoccupations artistiques de l’auteur :

Les jours d’Emmanuèle étaient comptés, mais le personnel médical allait faire en sorte que sa fin de vie soit « confortable » — c’est le mot qu’elle [la cancérologue] employa36.

22Toubiana souligne la dissonance de cet adjectif par des guillemets sans proposer d’explication. Si une position, une situation ou un revenu peuvent être confortables, l’adjectif est davantage utilisé pour décrire une pièce ou un fauteuil. Ce choix de vocabulaire autorise une superposition du temps et de l’espace, de la fin de vie et de la chambre. La topographie crée un lien supplémentaire entre Sa femme, Tout s’est bien passé et la mort de Bernheim. Son père n’est pas décédé chez lui mais en Suisse, de l’autre côté d’une frontière qui reproduit celle entre la maison et la chambre d’hôpital.

23Dans Sa femme, l’écriture s’effectue dans l’espace de travail dédié aux malades :

Elle s’assit pour rédiger l’ordonnance. Elle écrivit lentement. Elle prenait son temps. Elle profitait du calme et de la chaleur de la pièce.
Claire ne se sentait jamais aussi bien que dans une chambre de malade37.

24La transition du passé simple « écrivit » à l’imparfait « prenait » annonce la répétition de ce geste d’écriture, le passage de l’ordonnance à la création. En choisissant de mourir dans un lieu public, Bernheim choisit la fiction, l’écriture, et l’ordonnance comme forme de combat. Il ne s’agit d’ailleurs pas tant d’ordonnance dans le sens d’une littérature thérapeutique de la réparation, mais d’ordonnancement comme « mise en ordre », « ordre dans lequel se succèdent les phases d’une cérémonie », « disposition des pièces d’une habitation », « composition d’une œuvre, manière de l’organiser38. » Sa femme met en abyme le parallèle entre cabinet d’écriture et de consultation. Dans le bureau de Lise, l’un des tiroirs ferme à clef et fonctionne comme une machine à fictions : la protagoniste y rassemble d’abord des objets liés à Thomas, juste avant qu’ils ne forment un couple ; elle débute ensuite une nouvelle collection d’objets liés à un autre patient, Jean‑Philippe, dont elle imagine la vie39. Le couple est lui aussi lié à la médecine puisque les gestes et les expressions des amants recoupent celles d’un médecin avec son patient. Dans Sa femme, plusieurs scènes télescopent le geste affectueux de prendre la main et celui, médical, de prendre le pouls. Dans un autre roman de Bernheim, Un couple, le personnage de Loïc est médecin : « Elle avait dit “Je ne suis pas seule”. Elle l’avait dit simplement, naturellement, sans émotion et sans mystère, sur le ton qu’employait Loïc pour dire “Je suis en consultation40.” » Le désir et le travail partagent un même langage, des expressions communes.

25Même partition et sensation de protection dans Tout s’est bien passé lorsque Bernheim se rend chez un autre médecin : « J’ai hâte de retrouver sa présence et ses silences, et la grande pièce paisible où je suis à l’abri41. » Tout comme le tiroir dans Sa femme, l’espace clos de ce bureau est un lieu de création, de parole et d’écriture : celui du discours de l’analyse. Les formulations ralentissent l’identification de l’interlocuteur en psychanalyste, ouvrant la porte à des permutations multiples entre la figure de l’écrivain et celle du médecin.

26Le parallèle entre l’écriture et l’isolement se poursuit jusque dans le dernier roman inachevé de Bernheim, Home, dont Toubiana retrouve l’incipit et des notes préparatoires après la mort de sa compagne. Elle y décrit leur résidence secondaire de l’Île‑aux‑Moines comme une « [f]euille blanche. […] Traduction de quelque chose42. » Le choix d’un espace insulaire, comme lieu de vie et comme métaphore de la page blanche, participe à mon sens du désir de cloisonnement exprimé par Bernheim, et du parallèle entre le fait de mourir à l’hôpital et celui de faire œuvre. L’incipit de ce roman inachevé reprend, parfois mot pour mot, la première scène de Tout s’est bien passé dans laquelle la narratrice quitte son appartement et prend le métro pour rejoindre à l’hôpital sa sœur et son père, qui vient d’avoir un malaise. Avec Home, l’œuvre de Bernheim reste à jamais bloquée, suspendue, entre l’espace confiné du métro et celui de l’hôpital. La mort de Bernheim, et la lecture rétrospective qu’elle engendre, influencent également la catégorisation de ses textes. Tout s’est bien passé, publié dans la collection « Documents » de Gallimard, est un hapax : c’est son seul récit. En faisant bégayer l’incipit de ce texte dans Home, Bernheim produit une version fictionnalisée de la mort de son père et réinscrit cet épisode dans son œuvre romanesque. Ou bien est‑ce la mort qui appartient de fait à la fiction si on la décide et la met en scène. Forcé de fournir une preuve de son libre-arbitre, André Bernheim ne parvient pas à produire de déclaration naturelle et convaincante. Il se fabrique un rôle de composition devant la caméra tenue par sa fille : « Il faut que je te refilme. La première fois, ça n’allait pas, tu donnais l’impression de lire ton texte43. » ; « Jamais je ne l’ai vu ni entendu parler ainsi. On le croirait en pleine campagne électorale44. » La caméra, utilisée ici dans le cadre d’une procédure d’euthanasie, produit une fiction.

Claude Nuèle Renée Berne

27Tandis qu’André Bernheim appelle sa fille « Nuèle », l’amputant du début de son prénom, Serge Daney, pour qui elle a travaillé en tant que documentaliste à la Cinémathèque, supprime la terminaison de son nom de famille et l’appelle « Bern », qui est aussi le nom de la ville suisse dans laquelle son père ira mourir :

Je tape « Berne » dans Google. Résultats : 31 800 000. Je clique sur le premier, Wikipédia.
Berne, Bern.
Daney m’appelait « Bern ». Une année, à la fin du festival de Cannes, il était venu me rejoindre chez mes parents, dans le Var. Nous regardions tous ensemble le tournoi de Roland‑Garros. Il appelait mon père André, et moi Bern. Il prononçait « Beurn », avec l’accent américain. Ça agaçait mon père45.

28Bernheim développe cette articulation entre la mort du père (symbolisée ici par la ville de Berne) et le cinéma (Daney) à la fin de Tout s’est bien passé. Elle filme André par deux fois, d’abord avec la caméra professionnelle d’Alain Cavalier qui a filmé la mort de son propre père, puis avec celle de Tonie Marshall : « L’étui sombre de la caméra, avec sa bandoulière, ressemble à un holster46. » La brève remarque de Bernheim résume sa conception de l’art comme violence et plus précisément comme mise à mort.

29Le personnel de l’hôpital Bichat appelle Bernheim par son prénom d’état civil (Claude) qui est aussi celui de sa mère, morte trois ans auparavant. Emmanuèle était son deuxième prénom, son nom d’écrivain, le troisième étant Renée. Delphine Horvilleur tourne cet inconvénient en stratégie : « J’ai dit à Emmanuèle que l’ange de la mort pouvait toujours venir chercher Claude, mais qu’il ne trouverait jamais Emmanuèle […]47. » Toubiana décrit ce décalage du double prénom comme un « hiatus48 » sans justifier sa métaphore. Marc Escola utilise le même terme lorsqu’il analyse la distance entre l’auteur comme personne biographique et comme instance créatrice dans le Contre Sainte‑Beuve de Marcel Proust49. Bien que Bernheim ait choisi une fin de vie romanesque en mourant à l’hôpital, elle est constamment ramenée à son état civil. L’onomastique complique ici l’expression « la mort de l’auteur ». L’hôpital fonctionne comme un hiatus, un cabinet d’écriture, un lieu de rencontre dans lequel Bernheim, engagée dans un processus d’écriture sans texte, oscille entre Emmanuèle et Claude, entre liaison et déliaison de l’auteur comme créateur et de l’écrivain comme personne.

30Un passage des Bouées jaunes semble d’ailleurs mettre en scène un dialogue ou un « match » (pour reprendre le vocabulaire de Stallone) entre « Claude » et Emmanuèle, puisque Claude Lanzmann perd rapidement son nom de famille dans le texte :

L’après‑midi même, Claude [Lanzmann] rendit visite à Emmanuèle sans même me prévenir. Il avait accouru et je les laissai en tête à tête. Il y avait eu entre eux un malentendu à la suite de la parution de Tout s’est bien passé. Claude avait apprécié le livre, promettant même d’écrire un texte dans Le Monde. […] Une deuxième lecture avait fait naître un désaccord touchant à la question de la fin de vie. Claude y est résolument opposé, et du coup prit ses distances. Emmanuèle était chagrinée qu’il ne donne plus signe de vie et décida de me laisser désormais aller seul à nos traditionnels dîners à trois. […] S’adressant à moi, Claude évoqua la « mort de Socrate », ébloui par l’attitude d’Emmanuèle face à la mort, « calme et presque gaie, conciliée avec l’inéluctable » — ce furent ses mots. Il demanda à la revoir. « Je crois que cela ne sera pas possible », lui répondit Emmanuèle50.

31D’après leur portrait dans Tout s’est bien passé, ni Claude Lanzmann ni Claude de Soria (la mère de Bernheim) n’acceptent la mort, volontaire ou non. Si c’est bien Claude Emmanuèle Bernheim qui meurt à l’hôpital (« ne donne plus signe de vie »), ses proches viennent eux rendre visite à la romancière. C’est elle qui écrit, puisque « Claude » renonce à publier un article dans Le Monde. Claude, André, Emmanuèle, Renée, Pascale (la sœur de Bernheim) : les prénoms des parents et des enfants sont mixtes ou phonétiquement épicènes, renforçant les permutations possibles entre les membres de la famille. Le nom d’état civil de l’écrivain (Claude Emmanuèle Renée Bernheim) pourrait d’ailleurs se lire comme une phrase : Claude et ma Nuèle renaît Berne‑heim, suggérant une renaissance de l’auteur suite à la mort du père dans le « hameau » de Berne.

32Les titres des livres de Bernheim utilisent très souvent des déictiques et sont de fait elliptiques : qu’est‑ce qui s’est « bien passé » ? Quel « vendredi soir » ? Quel « couple » ? Quelle « femme » ? Les personnages de Bernheim sont pareillement difficiles à identifier. Ils sont définis par leurs muscles, leurs articulations51. Puisque Bernheim confère une importance cruciale aux mouvements corporels, on pourrait comparer trois gestes. Celui du père dans Tout s’est bien passé, une fois qu’il a demandé à sa fille de l’aider à en finir :

J’ai vu sa main quitter mon bras. Elle n’est pas retombée, elle est restée en suspens au‑dessus du drap, les doigts légèrement écartés, comme celle d’un pianiste à la fin d’un morceau tandis que résonne le dernier accord52.

33Celui de la narratrice, lorsqu’elle réunit les documents administratifs nécessaires à la procédure d’euthanasie : « Je prends mon stylo, je m’apprête à écrire sur le dossier. Écrire quoi ?? Papa ? Mort d’André ? Mon stylo reste en suspens53. » Et celui de Bernheim malade, décrite par Toubiana :

Sur l’une de ces photos, on voit Emmanuèle de dos, portant un casque bleu foncé, qui protégeait sa tête des rayons, levant le poing droit ganté, après une séance de chimiothérapie. La photo est calquée sur celle de Rocky Balboa, également de dos, après qu’il eut reconquis son titre de champion54.

34Les gants empêchent l’auteur d’écrire mais la posture suffit à faire œuvre aux yeux de Toubiana, puisque cette photographie ressemble à une scène de film. Ces trois gestes suspendus, ces « poings » d’orgue, ces mains de pianiste et d’écrivain, unissent la formulation du désir de mourir ou la lutte contre la maladie à la recherche d’une forme, d’une pratique, d’une attitude pour en rendre compte.

35Les Bouées jaunes doit son titre à la passion de Bernheim pour la nage. Toubiana relève un contraste entre le dynamisme de cette activité et le véritable nom des supposées « bouées » de l’Île‑aux‑Moines :

Ces bouées sont en fait des corps‑morts […]. C’est vers eux qu’Emmanuèle allait nager, pleine de vitalité et du désir de dépenser son trop‑plein d’énergie. Étrangeté et trou noir du langage55.

36Toubiana ne souligne pas ce parallèle mais la nage et la lutte contre le cancer se superposent dans l’image qu’il évoque dans la première phrase de son récit : « J’aimais la voir entrer dans l’eau en mettant son bonnet, s’apprêtant à partir au loin en nageant sur le dos56. » Même bonnet‑casque dans les deux scènes, même position, de dos. Si Bernheim reste stoïque face à l’inéluctable, elle s’avance de dos, sous le pseu‑dos d’Emmanuèle. Bernheim présente à la mort un corps en mouvement, un corps fictionnalisé, aussi insaisissable que les personnages de ses romans. Cette imbrication de la mort et de la nage évoquent ici le film de François Ozon, Sous le sable (2000). Bernheim a participé à l’écriture du scénario que l’on pourrait résumer ainsi : un homme disparaît après avoir indiqué à sa femme qu’il allait nager. Même si son cadavre est finalement retrouvé, la femme peine à reconnaître ce « corps mort » et à en accepter la disparition. Le mari n’a laissé aucun mot, à l’inverse de Virginia Woolf qui avait rédigé une lettre d’adieu avant son suicide par noyade. La veuve, professeur de littérature anglaise interprétée par Charlotte Rampling, en récite un passage après avoir évoqué sa passion pour The Waves. La mort de Bernheim n’est pas accompagnée d’une lettre, mais d’une cérémonie d’adieu.

Aïe

37Je prolongerai ma réflexion en analysant les derniers mots des mourants, dans la vie et en littérature. On notera la prosodie du discours rapporté dans Tout s’est bien passé : « Ilmademandédelaideràenfinir57. » Bernheim ne relève pas que cette phrase est un alexandrin, mais elle en souligne la sonorité et l’harmonie : « Pour la première fois, avec ses m, ses l et ses d, la phrase me semble mélodieuse58. » La poésie n’est pas présente dans la phrase du père mais dans le discours indirect de la fille qui fait parler André en vers. Les derniers mots prononcés par Bernheim sont : « Et toi, tu vas tenir59 ? » Assonances et consonances confèrent à cette phrase une dimension poétique. Elles rappellent la mort de Lise dans Stallone, scène dans laquelle la bande originale de Rocky III remplace les battements de son cœur par une scansion :

Et Lise n’entendit plus que les battements de son cœur.
Pam PamPamPam PamPamPam, ils résonnaient dans tout son corps.
Pam PamPamPam PamPamPam, son cœur battait au rythme des premières notes d’Eye of the Tiger.
Elle se sentait tellement bien.
— … Eye
Jean se pencha sur Lise. Que disait-elle ?
— … Eye
« Aïe ». Elle avait mal, elle souffrait. Il posa sa main sur la main de sa femme.
Et soudain, sous sa paume, les doigts de Lise se replièrent, se crispèrent.
Elle serrait le poing.
Et puis plus rien. Juste une sonnerie continue et, sur les écrans de contrôle, des lignes droites, plates, parallèles60.

38Le « Aïe » n’est pas une plainte mais le premier mot du refrain combatif de Rocky III, « Eye of the Tiger ». Il pourrait participer du « ayaï » de la mort d’Ajax selon l’interprétation qu’en donne Hélène Cixous :

Ayaï, Ayax ! qui aurait pu penser
Que mon nom convienne ainsi à mes malheurs61 ?

39Des pièces de Sophocle à celles de Shakespeare, des livres de Dostoïevski à ceux de Proust, et jusqu’à Derrida, « ayaï » serait selon Cixous le cri et le symbole de la survie des morts dans les mots. La littérature fonctionnerait comme un « téléphone antimort 62» permettant la mémoire et le retour : « La littérature peut refaire de la vie avec des cendres. De la vie autre. De la vie suivie, poursuivie63. » Toubiana confère une fonction semblable à l’écriture, le but de son récit étant de « raconter le film de sa vie. Et faire en sorte qu’il ne soit jamais interrompu64. » Dans La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq (proche de Bernheim, et lui ayant rendu lui aussi visite à Bichat), le clonage s’effectue d’abord par la transmission et la lecture de récits de vie65. Dans Donne‑moi la main pour traverser, Ruggieri se demande si Bernheim s’était posé la question de sa postérité et de sa survie dans les œuvres des autres, les personnes lui ayant rendu visite à Bichat étant principalement des artistes.

40J’aimerais proposer une interprétation différente. On notera d’abord la présence de plusieurs « aïe » dans Tout s’est bien passé :

Le train prend un peu de vitesse.
Mon père saute en premier. Il tombe « Aaaaïe ».
Je me cramponne aux montants métalliques66.

Pourrait‑il s’entailler les veines avec ça ?
Je saisis le rasoir de ma main gauche et je l’approche de mon poignet droit. Plus près. Encore.
Aïe. Je me suis coupée67.

41Cette onomatopée unit, dans la douleur, les actions du père et de la fille. Dans Stallone, « Aïe » souligne aussi un moment d’identification, non pas avec une figure paternelle, mais avec une figure médicale :

Et là, soudain, elle se voit. Elle, Lise, avec un épais manteau gris et une sacoche de médecin à la main.
[…]
Le médecin se pencha sur elle.
— Aïe !
[…]
Lise l’observa tandis qu’elle rédigeait son ordonnance. Yeux clairs, cheveux blonds, à peine plus âgée que Lise, elle lui ressemblait68.

42Dans l’œuvre de Bernheim ce mot, mal interprété par le compagnon de Lise, n’est pas l’indice d’une douleur subie mais un cri de ralliement.

43D’autre part, l’utilisation de l’anglais (eye) renvoie une fois encore à Tout s’est bien passé. Le père souhaite mourir puisqu’il se considère déjà mort : « Ce n’est plus moi 69». Or, une fois que sa fille accepte de l’aider à en finir, elle constate : « He is back 70». On pourrait même lire le « Eye » de Stallone comme un « I », signe d’un décrochage énonciatif au moment de la mort : Lise dit « je » en anglais ; André Bernheim passe du discours direct au discours de la narratrice, du « ce / moi » au « he » ; et les derniers mots d’Emmanuèle Bernheim à son compagnon, « et toi, tu vas venir », supposent la présence d’un « je ». Comprendre le « aïe » comme un « I » autorise un rapprochement entre la mort de Lise et celle de Bernheim, qui oscille elle aussi entre Emmanuèle (eye) et Claude (aïe71). Le titre de son roman inachevé, Home, confirme ce lien entre l’anglais, l’anticipation de la mort et le regain de vitalité ou de créativité qui l’accompagne.

44La scène du « Aïe / Eye / I » est cruciale pour comprendre les enjeux esthétiques de la fin de vie de l’auteur dans les romans de Bernheim. La mort de Lise se transmue en art puisque son cœur produit d’abord un rythme, une scansion poétique, puis des « lignes droites, plates, parallèles72 » qui évoquent les pages d’une feuille d’écriture et annoncent la possibilité d’un texte. Le compagnon de Lise dans Stallone, Jean, se débarrasse de cette lettre testament adressée à Sylvester Stallone :

Et, comme s’il se fût agi d’un mouchoir, ses grandes mains froissèrent, triturèrent, malaxèrent la lettre de Lise.
[…] Il se détendit et ses doigts s’ouvrirent, laissant échapper une petite boulette de papier qui tomba sur le trottoir.
Et roula, roula, roula73.

45Le compagnon de Lise ne prend pas cette lettre au sérieux. Il confond papier et mouchoir, écriture et fantaisie, cri de guerre (eye) et plainte (aïe). Il ne répond pas au prénom de « Lise » comme injonction, requête et ode à la lecture. Cet extrait multiplie les rythmes ternaires : du texte (« des lignes droites, plates, parallèles ») à sa destruction (« ses grandes mains froissèrent, triturèrent, malaxèrent la lettre ») à son mouvement (« roula, roula, roula »). Malgré l’inattention et la destruction, le texte — cette boule de papier, compacte comme un poing serré — continue d’être en mouvement, de produire des effets, de battre et de combattre : on passe de trois adjectifs à trois verbes indiquant une action subie par le papier, à trois fois l’action de rouler, écho, à mon sens, au martèlement ternaire d’Eye of the Tiger (PamPamPam) et au numéro III de la saga Rocky. Pareillement à la fin de vie de Bernheim, ce dernier rythme produit par le texte de Lise n’est « pas moins marquant de n’être pas écrit. » Des listes ternaires étaient déjà présentes au début du texte, lorsque Lise commence la boxe : « Stallone nage, Stallone cogne dans un sac de sable. Stallone court. Et il lui semble qu’elle nage, cogne, court avec lui74. » Même rythme lors de sa première consultation :

Elle s’empara du bloc d’ordonnances, barra le nom du médecin qu’elle remplaçait et inscrivit le sien à la place.
Cortancyl, Augmentin, Déturgylone, elle rédigea sa première prescription75.

46Le troisième élément de la liste est à chaque fois juxtaposé aux deux autres, sans conjonction de coordination. L’ellipse (« le sien ») crée une indétermination entre le nom du personnage de médecin et celui de l’auteur. On passe de l’ordonnance à la pré‑scription comme écriture avant l’écriture : le bloc suggère un nombre important de feuilles et donc de textes à venir.

La fin de vie de l’auteur

47La mort d’Emmanuèle Bernheim pose la question suivante : si Roland Barthes annonçait la « mort » de l’auteur en 1967, peut‑on aujourd’hui parler de sa « fin de vie », de son « euthanasie » ? Barthes ouvre « La Mort de l’auteur » avec une citation d’Honoré de Balzac tandis que dans « Qu’est‑ce qu’un auteur ? », Michel Foucault articule sa réflexion autour de Samuel Beckett et de « l’ouverture d’un espace où le sujet écrivant ne cesse de disparaître76. » On pourrait comparer Malone meurt et la mort de Bernheim : Malone est enfermé dans une chambre pour mourir ; il écrit ; d’autres récits sont intercalés dans la narration, notamment celui de Sapo qui pratiquait la boxe dans sa jeunesse ; et le protagoniste de Beckett change lui aussi de nom en entrant dans cette pièce puisque Molloy devient Malone. Dans le cas de Bernheim, il ne s’agit cependant pas de Malone mais de Stallone. La cérémonie des adieux à l’hôpital est chronométrée, concise, circonscrite ; elle a un début et une fin, et la romancière y participe pleinement. La fin de vie et la mort ne sont donc pas de l’ordre de la « neutralisation de l’auteur » et de sa « dissolution progressive », selon les interprétations successives de Maurice Blanchot et d’Antoine Compagnon77. Ayant la mort pour horizon, Bernheim met en pratique son écriture sans produire de texte. Les dernières lignes de Stallone et la fin de vie de Bernheim constituent plus qu’une œuvre non-écrite ou un tombeau : un art poétique du combat. L’écrivain serre le poing, point final.