Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Essais
Fabula-LhT n° 2
Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement)
Henri Garric

Les poches de Molloy : pour une lecture burlesque de la littérature

1On suppose généralement que l’apparition du cinéma a accéléré l’histoire de la littérature, comme celle de la photographie a accéléré celle de la peinture : en proposant des moyens plus performants de reproduction du réel ou un mode de construction plus efficace d’un récit complet, ces nouveaux arts auraient précipité les anciens vers une recherche toujours plus attentive de leur essence :

Les procédés photo et cinéma peuvent accomplir mieux, plus vite, et avec une diffusion cent mille fois plus importante que le réalisme pictural et narratif ne peut le faire, la tâche que l’académisme assignait à ce dernier, de préserver les consciences du doute […]. S’ils ne veulent pas devenir à leur tour des supporters, mineurs au demeurant, de ce qui existe, le peintre et le romancier doivent se refuser à ces emplois thérapeutiques […]1.

2Ainsi pour Lyotard, « on peut imputer la dialectique des avant-gardes au défi que les réalismes industriels et mass-médiatiques lancent aux arts de peindre et de raconter2 ». Cette évolution n’est sans doute pas fausse, mais, comme toutes les grandes organisations téléologiques qui ont construit les récits de la modernité, elle manque de complexité. Elle tend en effet à laisser entre parenthèses un fait pourtant essentiel : le premier cinéma était muet. Il s’agissait d’un langage parfaitement artificiel, tellement artificiel qu’il ne pouvait être reçu avant tout comme une mimèsis ; s’il présentait bien l’enregistrement d’une réalité posée devant l’objectif – ce qui était bien entendu très nouveau – il n’en donnait qu’une version tronquée, amputée de la parole qui avait été jusqu’à présent l’outil essentiel de la narration. Ainsi, à l’origine, le cinéma n’a pas été compris comme un défi lancé aux pouvoirs mimétiques de la littérature, mais bien plutôt comme une extraordinaire confirmation de sa littérarité : le nouveau média offrait aux intellectuels et aux artistes de l’époque une incarnation directe de leurs rêves les plus chers, un langage purement artificiel qui ne pourrait certainement pas être confondu avec les mots de la tribu. Son apparition coïncidait, comme l’a bien montré André Masson dans L’Image et la parole3, avec le triomphe et la diffusion des lieux communs du symbolisme, au théâtre en poésie, mais aussi dans la psychologie de l’image.

3Plus généralement, le cinéma muet apparaît comme l’accomplissement du statut que la littérature s’est donné depuis le début du xixe siècle : 1) langage muet, il vient incarner le rêve d’une poésie qui, de la « forme silencieuse » de l’Ode sur une urne grecque de Keats4 jusqu’à la « musicienne du silence » de Mallarmé5 s’est pensée comme langue paradoxale, accomplissement dans la négation du langage ordinaire d’un langage de l’ineffable ; 2) langage des images, il permet une organisation totale du récit dans l’oubli de l’avancée temporelle auquel il est pourtant soumis – il accomplit ainsi le rêve du grand Œuvre mallarméen mettant en correspondance les éléments dans le hors-temps de la page ; 3) en conséquence, il vient exacerber la dialectique du moi entre intérieur et extérieur qui traverse aussi bien le romantisme (exaltation du moi) que le réalisme (le personnage entre portrait et intériorité) – André Masson a bien montré6 combien cette soumission à la logique d’ensemble de l’œuvre dans le cinéma muet faisait des acteurs des pantins, visages retenus (Masson cite Lillian Gish, Rudolph Valentino, Keaton, Chaplin) qui sont le signe d’un sentiment indéterminé renvoyant au sens absolu de l’œuvre.

4En ce sens, si l’on devait s’en tenir à cette première caractérisation du cinéma muet, elle ne nous apporterait pas beaucoup plus que ce que nous savons déjà de l’évolution de la littérature aux xixe et xxe siècles, radicalisation progressive de l’absolu d’un état d’exception vécu à sa radicalisation consciente7. Et pourtant, le cinéma muet a vraiment apporté une leçon nouvelle à la littérature. Il semblait si parfaitement familier, si miraculeusement semblable au discours de l’absolu, que la littérature a accueilli sans méfiance, avec tout le reste, un véritable cheval de Troie. À l’intérieur de l’absolu littéraire s’est insinué un particulier sans prétention, corps tournant le dos à l’universel. Le mécanisme de la caméra, son enregistrement automatique ont en effet beaucoup appris à la littérature. Mais pour suivre cet infléchissement particulier, il faut explorer un univers qui est rarement pris en compte quand on réfléchit à l’histoire du cinéma muet8 ou encore quand on travaille sur les rapports entre littérature et cinéma, le burlesque.

Circulation du signifiant dans les poches

5Il n’est pas possible, dans le cadre restreint de cet article, de donner une idée d’ensemble des inflexions que le cinéma burlesque a fait subir à la littérature du xxe siècle ; je me contenterai d’exposer un exemple qui fera comprendre, à grands traits, ce que le burlesque apprend à la littérature9. Il s’agit du célèbre passage des « pierres à sucer » dans Molloy : le personnage de Beckett y raconte par quels savants calculs il organise la circulation de ces cailloux, qu’il appelle des pierres, entre ses quatre poches. Le premier principe de circulation est le suivant : « prenant une pierre dans la poche droite de mon manteau, et la mettant dans ma bouche, je la remplaçais dans la poche droite de mon manteau par une pierre de la poche droite de mon pantalon, que je remplaçais par une pierre de la poche gauche de mon pantalon, que je remplaçais par la pierre qui était dans ma bouche, dès que j’avais fini de la sucer10. » Le résultat de cette circulation apparente les poches de Molloy au vaisseau d’Argo, allégorie selon Roland Barthes d’un « objet éminemment structural11 » : « il y avait toujours quatre pierres dans chacune de mes quatre poches, mais pas tout à fait les mêmes pierres12 ». La structure des éléments est restée la même, mais les éléments ont changé. Cependant cette première circulation pose un problème à Molloy : elle risque de le conduire à sucer à chaque fois la même pierre qui peut, par hasard, faire un tour complet. Il envisage d’abord un transfert global des pierres mais cette solution, tout à fait similaire d’un point de vue structural, ne le satisfait pas (l’aléa y est le même). Il tombe alors dans une méditation de « colère et de perplexité » avant d’être touché par une véritable illumination (« dans une lueur13 ») comparée à l’inspiration d’une parole divine (« comme un verset d’Ésaïe ou de Jérémie14 »). La dernière solution est donc présentée comme une inspiration divine touchant la parole poétique, même si c’est sous une forme parodique : c’est le mot inspiré, arrimage, qui va lui apporter la solution, et ce bien que le mot lui reste obscur. Il s’agit d’une solution « hideuse » : Molloy concentre six pierres dans la poche droite de son manteau et ne pioche d’abord que dans celle-ci jusqu’à ce qu’elle soit vide ; les pierres sucées sont transférés dans la poche gauche du manteau ; Molloy transfère ensuite les pierres de la poche droite de son pantalon dans la poche droite du manteau, etc. Il obtient ainsi une circulation tout à fait déséquilibrée, mais efficace : « mes seize pierres auront été sucées une première fois dans une succession impeccable, sans qu’une seule ait été sucée deux fois, sans qu’une seule soit restée insucée15 ». La structure qu’il avait présentée dans un premier temps est donc déconstruite, formule parodique, grotesque, de la circulation symétrique. La conclusion du passage semble d’ailleurs confirmer définitivement la lecture méta-littéraire, puisqu’elle dénonce les complications savantes et les calculs auxquels s’était livré Molloy comme une pure construction : « et la solution à laquelle je finis par me rallier, ce fut de foutre toutes mes pierres en l’air, sauf une, que je gardais tantôt dans une poche, tantôt dans une autre, et que naturellement je ne tardai pas à perdre, ou à jeter, ou à donner, ou à avaler16 ». Il n’est bien sûr ensuite plus question des pierres ni des poches : l’ensemble se présenterait donc comme un jeu littéraire pur, évanoui une fois proposé, et dont ne reste éventuellement qu’un feu d’artifice final et paradoxal de pierres sucées lancées en l’air.

6Cette lecture métalittéraire de l’épisode est celle qu’on rencontre le plus fréquemment chez les critiques s’intéressant aux « pierres à sucer ». Ainsi Fernande Saint-Martin voit-elle dans l’épisode un « schéma des complexités du choix et de l’agencement des éléments fictifs dans la démarche projective17 ». Les différentes étapes sont interprétées en ce sens, depuis la première solution, la plus apte à réaliser la « négation de la valeur positive que semble véhiculer chaque élément de fiction18 », jusqu’à la dernière qui, en jetant au loin les pierres à sucer, correspond à l’attitude générale de l’auteur rejetant au loin la plupart des éléments de fiction qui surgissent19. De même Ludovic Janvier voit dans l’épisode des pierres à sucer un exemple particulier du divertissement beckettien : « la créature beckettienne s’amuse et se console avec les chiffres […] parce qu’elle est fragile, menacée par l’incertitude et le temps, et que les chiffres, les nombres trompent l’angoisse. […]20 ». Ce qui ne veut pas dire que les critiques ne reconnaissent pas la dimension comique du passage ; mais cette dimension est toujours instrumentalisée au profit d’une argumentation sur la vanité humaine. La drôlerie de l’épisode sert alors à « réduire toute logique à dérision, tout système à ridicule21 », à mettre en cause le langage scientifique occidental22 ou encore à marquer l’inadéquation fondamentale des mots aux choses23. Les critiques beckettiens se rattachent donc très généralement à la position d’Adorno dans son article consacré à Fin de partie où le rire apparaît comme l’ultime figure de la torture tragique à laquelle les personnages sont soumis24.

7Une telle lecture reconduit le statut dualiste de la littérature dont nous sommes partis en supposant que le rire superficiel manifesté par Molloy renvoie à un malaise intérieur beaucoup plus profond, ne fait que témoigner d’un impossible existentiel caché ou souligne la distance des mots aux choses. Il ne s’agit pas pour moi de récuser cette lecture à laquelle Beckett se prête d’autant mieux qu’il a lui-même poursuivi cette réflexion sur l’inadéquation du langage25. Je voudrais seulement suggérer comment, par le détour du cinéma, on peut comprendre une positivité du jeu des pierres à sucer pour lui-même : ce n’est qu’à ce prix qu’on peut en évaluer ce qui n’est sans doute pas un message, mais tout de même son sens humain.

Des poches et du stream of consciousness

8Voyons, à titre de contre-exemple, ce que James Joyce fait des poches, au début du siècle, alors que la littérature est encore très peu touchée par l’invention du cinéma. Un personnage d’Ulysse est particulièrement préoccupé par ses poches, c’est Léopold Bloom. Au moment de sortir de chez lui, en homme pratique, il en vérifie en effet le contenu : « sur le pas de la porte il tâta sa poche de derrière à la recherche de la clé. Pas là. Dans le pantalon que j’avais hier. Dois la récupérer. La pomme de terre je l’ai26 ». C’est que M. Bloom a un secret : il dissimule sa relation épistolaire avec une certaine Martha. Après son passage à la poste restante où il récupère une lettre de la jeune femme, Léopold la glisse rapidement dans sa poche (« il glissa carte et lettre dans sa poche27 ») et réussit même à extraire la lettre de son enveloppe en la laissant à l’intérieur (« Sa main plongea dans sa poche et l’index se glissa sous le rabat de l’enveloppe pour le déchirer par petits coups. […] Ses doigts ramenèrent la lettre et chiffonnèrent l’enveloppe au creux de sa poche28 »). La dissimulation se poursuit ensuite hors de la page, puisque Bloom cache la lettre dans son journal et va la lire en cachette dans une ruelle29. Une fois la lettre lue, il replace dans ses poches la rose qui l’accompagnait (« il arracha la fleur […] puis la plaça dans la poche côté cœur30 ») et la lettre même (« il retira la lettre du journal et la remit dans l’une des poches de son veston31 »). On comprend alors pourquoi Bloom est obsédé par ses poches : elles sont le signe visible de sa culpabilité conjugale. L’angoisse le travaille et le ramène sans cesse à ses poches soit qu’il oublie ce qu’il y a mis (« je suis assis sur quelque chose de dur. Ah, c’est ce savon, dans ma poche32 ») soit qu’il oublie dans laquelle il a mis la lettre (« J’aurais déchiré l’enveloppe ? Oui. Où donc ai-je mis sa lettre après l’avoir lue dans le bain ? Il tapota la poche de son gilet. Ouf33. »). Cette obsession des poches se prolonge très tard dans le roman puisque dans le chapitre du retour à « Ithaque », c’est parce qu’il n’a pas pensé à récupérer sa clé dans la poche arrière de son autre pantalon qu’il doit escalader la grille34 ; pourtant, c’est surtout dans la fin des « Lestrygons » que culminent l’angoisse et la mauvaise conscience ; croisant la silhouette de Boylan (l’amant de sa femme), il se cache inquiet et se met à fouiller frénétiquement ses poches dont il extirpe tous les objets récoltés dans son périple :

Cherche quelque chose je.
Sa main fiévreuse plongea dans une poche, en retira lu déplié Agendath Netaïm. Où est-ce que j’ai ?
Très occupé à chercher.
Il remit bien vite Agendath.
L’après-midi elle a dit.
Je cherche ça. Oui, ça. Regarder dans toutes les poches. Mouch. Freeman. Où est-ce que j’ai ? Ah, oui. Pantalon. Portefeuille. Patate. Où est-ce que j’ai ? […]
Sa main qui cherchait le où est-ce que j’ai mis découvrit dans sa poche revolver le savon la lotion dois aller chercher collé dans son papier tiède. Ah, savon là ! Oui. La grille.
En sécurité35.

9Les poches de Bloom sont les signes extérieurs de son inquiétude intérieure : elles viennent témoigner d’une âme tourmentée, de la dissimulation, ce qui est au fond naturel, puisque les poches sont la partie d’un vêtement dans laquelle on range (ou cache) ses affaires. En ce sens, elles fonctionnent, dans ce roman de l’intériorité cachée/dévoilée qu’est Ulysse comme le monologue intérieur. Elles déclenchent ce monologue intérieur par la parole inquiète qu’elles libèrent. Elles peuvent être considérées à la fois comme un équivalent structurel du livre et comme une métonymie du crâne et de ce qui s’y cache. Les poches de Bloom rencontrent ainsi le débat phénoménologique. On se souvient que dans la deuxième Méditation métaphysique, Descartes mettait en doute autrui à partir de l’exemple des manteaux et chapeaux : « (...) si par hasard je regardais d’une fenêtre des hommes qui passent dans la rue à la vue desquels je ne manque pas de dire que je vois des hommes (...) ; et cependant que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? Mais je juge que ce sont de vrais hommes et ainsi je comprends, par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir dans mes yeux36. » Au seuil du xxe siècle, la lecture de cet argument marque la frontière entre une description matérialiste de l’humain et la réflexion sur l’intériorité. L’effort husserlien pour contrer, dans la cinquième Méditation cartésienne, le solipsisme cartésien en posant les conditions qui permettent de considérer l’alter ego comme autre moi est parallèle à celui de Joyce constituant son personnage comme âme prise dans un son enveloppe et en particulier dans la métonymie de l’esprit qu’est le manteau avec poches.

10À cette phénoménologie de l’humain qui déduit l’intériorité à partir de l’extérieur, on peut confronter la description que propose Bergson dans Le Rire, entre 1899 et 1924, c’est-à-dire dans les années où Joyce propose sa description de Léopold Bloom et où Husserl tente de construire une phénoménologie de l’intersubjectivité. Bergson n’ignore pas le trajet qui associe, par le jeu de l’imagination, l’intériorité à l’extériorité :

Dans toute forme humaine [notre imagination] aperçoit l’effort d’une âme qui façonne la matière, âme infiniment souple, éternellement mobile, soustraite à la pesanteur parce que ce n’est pas la terre qui l’attire. De sa légèreté ailée cette âme communique quelque chose au corps qu’elle anime : l’immatérialité qui passe ainsi dans la matière est ce qu’on appelle la grâce37.

11Bergson choisit cependant de centrer son attention, en bon matérialiste, sur le moment où la matière vient raidir cette grâce de la spiritualité. Le vêtement, de ce point de vue, est essentiel : il donne un exemple de « mécanique plaquée » sur du vivant, parce que le vêtement vient appliquer une raideur quelconque sur le corps vivant. En un sens, tout vêtement est potentiellement ridicule ; seule l’habitude nous fait oublier cette extériorité du vêtement, si bien que notre imagination ne détache plus le vêtement du corps. En revanche, quand le vêtement vient à être exposé comme tel, sa force comique potentielle ressurgit. Bergson donne du phénomène relativement peu d’exemples, se contentant de signaler le cas d’un personnage qui s’habillerait à l’ancienne mode ou encore celui du chapeau à haute forme où « l’incompatibilité naturelle [est] si profonde entre l’enveloppant et l’enveloppé qu’un rapprochement même séculaire [n’a] pas réussi à consolider leur union38 ». Ce ridicule naturel du haut de forme n’a sans doute pas échappé au premier grand acteur comique, Max Linder, qui en a fait son accessoire fétiche (à tel point que le D’Artagnan de L’Étroit mousquetaire (1922), au moment de se choisir un nouveau couvre-chef après que le sien a été mangé par sa mule, commence par essayer le mythique « chapeau de velours »). Son ami Charlie Chaplin penchera plutôt pour le chapeau melon – signe que l’étrangeté de ce chapeau, que Bergson porte couramment, n’était plus, quelques années plus tard aux États-Unis, banalisée par l’habitude.

12Les poches de Bloom ne produisent pas un effet comique, en tout cas pas parce qu’elles révèleraient la matérialité raide du vêtement39. Le manteau et le chapeau restent jusqu’au bout signes de la personne et ce même quand, dans l’épisode de Circé, Bloom est confronté à une enveloppe vide40.

13C’est dans le cinéma burlesque qu’il faut aller chercher un modèle interprétatif pour comprendre le jeu des poches auquel se livre Molloy : sans doute ces jeux ont-ils une plus longue généalogie puisque c’est justement un jeu de ce genre que cite Baudelaire quand il veut donner une idée du comique très particulier des acteurs anglais qu’il a admirés lors de leur passage à Paris (« Pierrot passe devant une femme qui lave le carreau de sa porte : après lui avoir dévalisé les poches, il veut faire passer dans les siennes l’éponge, le balai, le baquet et l’eau elle-même41 »). Il a cependant fallu l’instrument d’enregistrement cinématographique pour fixer sur la pellicule ce jeu et le laisser se déployer dans ses différentes potentialités. Le cinéma muet est en effet particulièrement apte à capter la raideur d’un vêtement, parce que pour la première fois il propose un procédé d’enregistrement qui fixe immédiatement un extérieur dans sa simple matérialité de vêtement, parce qu’en omettant le son il tend à transformer tout humain en un archétype simplifié et généralisant42.

Jeux de poches

14Significativement, la menace cartésienne du manteau-chapeau est traduite littéralement dans plusieurs burlesques43. Dans A Night out (1915), Charlie Chaplin rentre dans sa chambre d’hôtel passablement éméché. Il se déshabille et pose sa veste et son chapeau sur le téléphone puis, s’asseyant sur le lit qui fait face au téléphone, il prend l’ensemble pour un homme. Il commence par lui serrer la main (c’est-à-dire la manche) mais, excédé par l’impassibilité de son interlocuteur, il le frappe et fait tomber le chapeau. Par la suite, il couche son pantalon dans son lit à sa propre place (avant, il est vrai, de le jeter par la fenêtre). L’acteur burlesque est ainsi en permanence capable de se métamorphoser en la raideur extérieure d’un vêtement, comme le font Harold Lloyd et son ami (Bill Strother) dans Safety Last (1923) : pour éviter leur logeuse qui vient leur demander le terme, ils enfilent leurs manteaux restés pendus au portemanteau, recroquevillent les jambes en sautant et disparaissent ainsi totalement, métamorphosés en purs vêtements extérieurs.

15On comprend alors pourquoi les poches vont jouer un tel rôle dans les films burlesques : elles viennent souligner la matérialité du vêtement, détaché de l’humain qui le porte (pour reprendre les termes de Bergson, elles permettent que le « côté risible de la mode passe de l’ombre à la lumière »). Pour cela, l’acteur burlesque doit détourner les poches de leur fonctionnalité banale, les mettant en lumière pour ce qu’elles sont. Peut-être l’exemple le plus explicite de ce retournement se trouve-t-il dans un court-métrage de Buster Keaton, The Haunted House (1921) : l’acteur incarne un employé de banque qui a malencontreusement renversé de la glue sur ses billets. Après diverses difficultés, il se retrouve les mains collées au fond des poches. C’est le moment même que choisissent des gangsters pour braquer l’employé de banque et lui demander de lever les mains en l’air. Buster Keaton est bien ennuyé et finit, après de nombreuses contorsions, par arracher ses poches : les poches retournées pendent donc en l’air, lamentables, au-dessus de la tête de Keaton – difficile d’exposer plus explicitement la pesanteur matérielle du vêtement. Les burlesques parviennent généralement à cette exposition par des voies plus simples, détournant l’habit de son usage habituel afin de faire ressortir la contrainte matérielle qu’il suppose quand il n’est plus fonctionnel. Dans les films burlesques, les poches accueillent les objets les plus divers et en particulier ceux qui leur sont matériellement incompatibles : soit qu’ils soient trop grands pour leur contenant (comment Chaplin peut-il chercher dans les poches de sa veste  dans Charlot à la banque (1915) le seau qu’il a perdu ?), soit surtout, plus couramment qu’ils soient liquides (déjà, dans The Adventurer (1917 : Charlot s’évade), Chaplin range un verre dans la poche de sa veste ; dans Le Cirque, il y puise du sel en poudre, rangé sans salière ; dans City Lights (1931), enfin, il y vide directement le verre de whisky que son ami millionnaire lui tend). Un gag tout à fait significatif apparaît dans Le Vagabond(1915) : Charlot range un œuf (frais) dans la poche arrière de son pantalon puis s’assoit dessus. L’incompatibilité entre la matière du pantalon et la liquidité de l’œuf apparaît alors au personnage, gêné par cette matière visqueuse.

16Il ne s’agit pas seulement de marquer la matérialité par la contradiction entre deux états de la matière (solide/liquide), mais aussi par la manifestation d’une distraction. Parce que le personnage est distrait, l’esprit s’absente et il ne reste que la matérialité du vêtement. Un gag de distraction classique consiste à ranger une grande serviette blanche à la place de la pochette : Max Linder l’utilise dès La Joie de la vie de garçon (1908 : il ne reste qu’une version américaine de ce film : Troubles of a Grass Widower) mais tous ses successeurs le reprennent d’une façon ou d’une autre, par exemple Chaplin s’asseyant à la table d’un banquet dans la haute société (dans The Count, 1916) et coinçant sa serviette dans sa poche à pochette. Le gag n’est donc pas original, mais il illustre parfaitement comment la distraction nous mène tout droit à la source du burlesque44 : le personnage qui se trompe par distraction dans l’usage de ses poches s’absente de lui-même ; il pose ainsi d’un côté la matérialité pure de la poche (qu’il met en valeur par sa distraction) et plaque cette matérialité sur son esprit (qui disparaît en tant qu’esprit souple). Une autre forme de distraction peut être celle provoquée par l’alcool : rentrant chez lui tout à fait ivre dans On 1 A.M. (1916), Charlie Chaplin doit ranger un mouchoir dans sa poche. Mais son ivresse rend la chose extrêmement difficile et il doit s’y reprendre à plusieurs reprises avant d’effectuer ce geste pourtant simple : là encore l’absence de l’esprit fait ressortir toute la lourde raideur du vêtement.

17Ce n’est cependant que quand le jeu des poches concerne l’ensemble du vêtement que le gag prend toute son ampleur45. Un mouvement pur anime alors le burlesque qui ne concerne plus que son vêtement, réduit à une suite d’accessoires posés les uns à côté des autres. L’exemple le plus réussi de ce mouvement pur ne concerne pas des poches, mais des chapeaux : dans Bill Steamboat Jr (1928), Buster Keaton revient de son college de Boston pour retrouver son père, commandant d’un bateau à vapeur sur le Mississipi. Ce dernier est désespéré par la petite taille de son rejeton, par son costume ridicule et en particulier par son béret très « artiste ». Il le conduit alors chez le chapelier où commence une extraordinaire séance d’essayage. Buster Keaton fait face à la glace – c’est-à-dire à la caméra – pendant que son père fait défiler l’un après l’autre sur sa tête des couvre-chefs qui déplaisent tous au père, souvent au fils, parce qu’ils sont trop petits, trop chics, trop paysans ou au contraire trop engoncés. Le spectateur a très vite compris le principe du gag qui illustre à merveille la remarque de Bergson (un vêtement est toujours potentiellement ridicule parce qu’il va toujours mal à celui qui le porte – il suffit d’isoler l’association tête-chapeau pour que l’incompatibilité entre la souplesse du corps et la raideur du chapeau éclate) et pourtant l’acteur le prolonge sans raison : les chapeaux se succèdent, mais bien souvent le même revient à plusieurs reprises. La recherche proprement dite est mise entre parenthèse au profit du pur jeu : il s’agit de goûter la matérialité d’un mouvement apparemment sans fin.

18On retrouve ce mouvement dans un jeu de poches de The Cameraman (1929) – Buster Keaton a invité la jeune secrétaire de la boîte de production dans laquelle il voudrait percer à sortir avec lui ce dimanche. La jeune fille lui laisse peu d’espoir mais lui demande quand même son numéro de téléphone. Un gag de pur mouvement commence alors : Buster Keaton bloque sa casquette sous son bras droit et, de la main gauche, sort un carnet de la poche intérieure droite de sa veste ; il attrape ensuite de sa main droite un crayon dans la poche droite inférieure de son veston (tout en tenant le carnet de sa main gauche) ; il note le numéro, utilisant sa main gauche comme appui puis découpe la feuille ; tout en parlant, il range le carnet dans la poche extérieure gauche de sa veste, tend à la jeune femme son crayon et range la feuille sur laquelle est inscrit le numéro de téléphone dans la poche droite inférieure de son veston (à la place du crayon, donc) ; la jeune femme se rend compte, amusée, de la méprise et la lui fait remarquer ; il sort donc le carnet de la poche gauche de sa veste (à l’aide de sa main gauche), le passe dans sa main droite et le tend à la jeune fille ; en même temps, celle-ci lui tend le crayon et lui montre de la main droite que la feuille se trouve en fait dans la poche de son veston (les deux mains gauches se touchent donc, échangeant le crayon, tandis que les deux mains droites sont tendues l’une dernière l’autre, l’une tenant le carnet, l’autre indiquant la poche du veston) ; Keaton récupère donc le carnet dans sa main gauche, mais son bras droit est coincé par sa casquette ; il passe donc à nouveau son carnet dans sa main droite et récupère sa casquette de sa main gauche ; il essaie de poser cette casquette sur sa tête, mais change d’avis, la replace dans sa main droite en même temps que le carnet, transfère le carnet dans sa main gauche, glisse le carnet dans la poche gauche de sa veste, passe sa casquette dans sa main gauche libérée et récupère, avec sa main droite, le papier rangé dans la poche inférieure droite de son veston. Il le donne enfin à la jeune fille qui lui rend son crayon (de la main gauche à la main gauche, pour respecter le principe de symétrie). J’ai bien conscience de l’aspect laborieux de cette description, mais elle montre par là même comment, dans un temps très court (l’ensemble du gag, isolé par deux cartons, dure à peine 40 secondes), Buster Keaton arrive à multiplier les gestes inutiles, dans un mouvement très rapide, mais aussi à les organiser par un rythme régulier, comme en un petit ballet des poches. L’épisode illustre tout à la fois la distraction du comique, tellement pris dans sa conversation et son espoir d’amour qu’il ne suit plus le jeu mécanique de ses gestes et la circulation de ces gestes automatiques de l’une à l’autre des poches de son vêtement. La veste et le veston se transforment alors en un espace complexe de possibilités qu’il faut parcourir dans tous les sens pour trouver la solution d’une combinatoire désormais étrangère à l’esprit de celui qui l’a pourtant causée – on peut noter déjà combien cette combinatoire (dont la règle pourrait s’énoncer ainsi : comment organiser la circulation de quatre objets – une casquette, un carnet, une feuille, un stylo – entre deux poches, quatre mains et une aisselle), transcrite comme j’ai tenté de le faire, est proche de celle à laquelle est confronté Molloy. En outre, la gratuité de l’épisode est flagrante : ce jeu n’a vraiment aucun sens, n’entre dans aucune construction sémantique d’ensemble. Elle intervient au mieux pour illustrer la figure du distrait amoureux, mais elle vaut d’abord et avant tout pour le plaisir que cause ce pur mécanisme.

19Ce n’est pas tout à fait le cas des jeux de poches que l’on trouve dans les longs métrages de Chaplin, lequel, tout en reprenant le jeu comique, l’inscrit toujours dans la construction narrative d’ensemble de son récit. Le Cirque s’ouvre sur un jeu de poches remarquable : la caméra montre de dos des spectateurs absorbés par un spectacle de foire : à gauche, un homme riche, au centre un pickpocket, à droite, Chaplin ; le pickpocket vole le portefeuille dans la poche intérieure droite de la veste de l’homme, mais voyant que l’homme s’est aperçu du larcin, il le fait passer dans la poche arrière gauche de Chaplin. Ainsi, quand l’homme fouille toutes les poches du pickpocket, il ne trouve rien. Le pickpocket suit alors Chaplin pour essayer de récupérer le portefeuille, mais au moment où il l’attrape enfin, alors que sa victime affamée est comme hypnotisée par un stand de hot-dogs, il est pris la main dans le sac par un policier qui l’observait. Charlie découvre ainsi un portefeuille rempli de billets – magiquement apparu dans sa poche – et qui lui permet de se rassasier. Cependant, quelques minutes plus tard, l’homme riche accompagné d’un autre policier se retrouve nez à nez avec Charlot qui, le portefeuille à la main, achète de nombreux hot-dogs – Charlot est donc pris comme voleur et poursuivi en conséquence par le policier. Chance et malchance providentiels, bonheur et malheur causés simultanément par le génie comique inné de Chaplin (qui engendre le jeu burlesque des poches sans même le savoir) : c’est là toute la réflexion cinématographique de ce film, véritable 81/2 du burlesque46, concentrée dans un gag liminaire d’une dizaine de minute. L’ensemble de l’intrigue redira ce balancement : Chaplin, poursuivi par le policier, pénètre par hasard sur l’arène du cirque, où il ramène le rire endormi des spectateurs par son génie burlesque inné – engagé dans le cirque, sa puissance comique lui apportera la récompense ambivalente de la gloire et du malheur (délaissé par la belle trapéziste, il laissera partir le cirque sans lui).

20Mais le plus beau jeu de poches se trouve dans Le Kid, où se retrouve la gratuité du jeu intégré à l’espoir providentiel. Chaplin et son fils adoptif (Charlie Cogan), fuyant la police qui veut enfermer l’enfant dans un orphelinat, veut dormir dans un asile de nuit. Chaplin seul se présente à la porte et fait le tour de toutes ses poches avant de trouver une unique pièce. Il se dirige alors vers son lit. Son voisin endormi commence à explorer systématiquement les poches de Chaplin dans l’automatisme du somnambulisme – Chaplin le laisse faire puisqu’il sait qu’elles sont vides. Et pourtant, l’homme trouve une pièce que Chaplin, émerveillé, récupère – il replonge même la main de l’homme dans ses poches, espérant que le miracle se reproduise. Il n’en est rien, mais la découverte miraculeuse aura tout de même son rôle providentiel dans l’intrigue puisqu’elle permettra de payer la nuitée de l’enfant.

Molloy, acteur burlesque

21On sait que Beckett connaissait le cinéma burlesque muet ; faisant notamment appel à Buster Keaton comme acteur unique du court-métrage Film dont il a écrit le scénario47. Utilisant cette coïncidence anecdotique, replaçons Molloy dans la généalogie très large des personnages anonymes du cinéma muet burlesque. Son intérêt pour les poches doit d’abord être compris comme un déplacement du corps à la matérialité du vêtement, ce qui n’est pas sans intérêt dans un roman (et plus généralement dans une œuvre) qui accorde une telle place aux désarticulations et aux mutilations du corps. Si le corps (corps sensible, corps souffrant) finit par être touché, ce n’est qu’après un détour qui l’oublie, mieux, qui le soumet à une logique tout à fait autre. Le début du passage pose une matérialité brute du vêtement réduite à la géométrie de quatre points (« mes quatre poches qui étaient les deux poches de mon pantalon et les deux poches de mon manteau48 »). Je lis comme signes de cette matérialité surexposée deux détails rarement exploités par les critiques : 1) Molloy, après plusieurs pages consacrées uniquement aux pierres à sucer, apporte une précision inattendue :

Car il n’en restait aucune, dans la poche gauche de mon manteau, qui pour l’instant demeurait vide, vide de pierres s’entend, car son contenu habituel y était toujours, ainsi que des objets de passages. Car où croyez vous que je cachais mon couteau à légumes, mon argenterie, ma corne et le reste, que je n’ai pas encore nommé, que je ne nommerai peut-être jamais49 ?

22Autant la présence de pierres dans des poches reste banale, autant celle du couteau à légumes, de l’argenterie et de la corne est saugrenue, rapprochant Molloy du Chaplin du Cirque qui range couteau et fourchette dans les poches de sa veste, ou plus généralement tous ces personnages burlesques qui y fourrent toutes sortes d’objets contondants ; 2) Molloy imagine au cours de ses recherches la solution idéale à son problème – il lui faudrait un vêtement à seize poches, un peu comme Chaplin cherche inquiet des poches supplémentaires sur sa veste dans Charlot émigrant – et l’on imagine un costume extravagant orné de poches de haut en bas ; mais plus encore, Molloy propose une solution tout à fait biscornue : « s’il était concevable que je double le nombre de mes poches, ne fût-ce qu’en divisant chaque poche en deux, au moyen de quelques épingles doubles supposons, les quadrupler me semblait dépasser mes possibilités50 ». Même écartée, l’idée de poches divisées en quatre par des épingles doubles permet de visualiser un montage complexe et extravagant de tissus et de métaux. Solution irrationnelle parfaitement dans le style de celles qu’inventent les personnages burlesques (je n’en citerai qu’une seule, l’incroyable machinerie de cordes tendues dans Bill Steamboat Jr pour manœuvrer seul le bateau à vapeur au milieu de la tempête).

23Ces détails qui ponctuent l’histoire des pierres à sucer vient en infléchir la tonalité du côté du burlesque. Alors, la précision redondante du texte ne se lit pas avant tout par rapport à une allégorie de la fiction : une telle allégorie n’expliquerait d’ailleurs pas cette lourde littéralité qui rappelle sans cesse la disposition spatiale des poches. Cette redondance transforme l’épisode en une quasi-ekphrasis de film muet – même si bien sûr il serait excessif de supposer un dessein explicite de Beckett dans cette direction. Cette redondance rattache l’épisode au mouvement perpétuel du burlesque (Molloy parle de la « circulation des pierres ») : comment expliquer sinon la deuxième solution imaginée par Molloy (« transférer les pierres quatre à quatre, au lieu d’une à une »), alors qu’elle revient, comme il le reconnaît immédiatement après, exactement au même ? Comment expliquer surtout que chaque solution soit décrite complètement alors que le simple résumé initial suffisait amplement ? C’est qu’il s’agit de détourner l’esprit saisi pour lui-même pour aller vers les surfaces géométriques du mouvement ; sans doute pas avant tout pour signaler un divertissement, mais pour fixer l’attention sur le pur mouvement (l’héritage burlesque rejoint alors l’ascèse méthodique qui, selon Alain Badiou, isole la fonction mouvement dans la première partie de l’œuvre en français de Beckett51) : au moment d’inventer la solution, Molloy est entièrement absorbé par le problème (« pendant que je regardais ainsi mes pierres, en ruminant des martingales toutes aussi défectueuses les unes que les autres […], pendant que je tenais ainsi en haleine l’esprit et une partie du corps52 »). Tout est soumis alors à la préoccupation du mouvement burlesque des pierres. Ce n’est qu’in fine que le corps fait retour, puisque la dernière solution met nécessairement Molloy dans une position déséquilibrée, tout à fait bancale (« la répartition inégale des pierres m’était pénible physiquement […]. Je sentais les pierres qui me tiraillaient tantôt à droite, tantôt à gauche ») – mais là encore je vois plus poindre la soumission burlesque à la raideur du vêtement qu’une torture beckettienne supplémentaire.

24Il ne s’agit pas de dire ici que le burlesque est la seule clé de lecture de ce passage – les lectures que j’ai signalées plus haut ont aussi leur sens. Il s’agit de suivre une inflexion de la littérature au contact du cinéma burlesque. J’ai proposé avec les poches de Molloy un exemple limité de cette inflexion, mais le phénomène est beaucoup plus large : toute une partie de l’œuvre de Beckett gagnerait à être soumise à cette lecture53 ; de même, le raidissement matériel des corps concerne une bonne partie des romans de Kafka, notamment Amerika. Il faudrait soumettre à une enquête systématique le roman du xxe siècle – la recherche, marquée par les réflexions sur le monologue intérieur et la poéticité du récit, se sont trop désintéressés de ce matérialisme littéraire. Redonner au cinéma burlesque une place première dans l’histoire du roman me semble la condition première de ce déplacement ; les poches de Molloy permettent d’envisager un gauchissement des trois caractéristiques du littéraire que j’ai signalées plus haut : 1) il ne s’agit plus de rêver d’un langage de l’ineffable qui ferait advenir un sens absolu, mais de déployer un pur mécanisme volontairement sans sens ; 2) il ne s’agit plus de placer un épisode dans la grande architecture de l’œuvre, mais de faire advenir un événement sans articulation nécessaire avec le reste ; 3) il ne s’agit plus de mettre en débat la surface de l’extérieur et la profondeur de l’intérieur, mais d’enregistrer le moment où triomphe la raideur extérieure de la matière. La littérature apprend ici le particulier qui ne serait plus signe d’un absolu, mais soucis limité à tel humain.