Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 16
Crises de lisibilité
Chloé Thomas

Résistance et insistance dans Américains d’Amérique de Gertrude Stein

1Le modernisme anglo-saxon – en particulier le modernisme précoce (high modernism) ou, selon l’expression de Jean-Michel Rabaté, le « modernisme historique1 », c’est-à-dire dans un sens chronologiquement restreint et lié à l’avant-garde – est devenu le terrain privilégié de la réflexion sur l’illisible, supposant la mise en branle d’une crise textuelle et intellectuelle (dont on peut par ailleurs mettre en doute l’existence). Cette période de l’histoire littéraire n’en est pas moins une source inépuisable de textes canoniques, qui semblent parfois avoir été intégrés au canon par leur difficulté même2. Jean-Jacques Lecercle souligne ainsi la façon dont ce moment esthétique a transformé notre manière de penser la littérature, jusqu’à y voir le lieu même de la résistance, dont elle tirerait sa valeur :

Depuis le modernisme, notre canon est largement composé de textes illisibles en ce sens, c’est-à-dire de textes qui contestent la trop grande facilité du texte simplement lisible, de ses règles de grammaire, de ses conventions narratives, de ses programmes sémantiques, de l’encyclopédie qui y est mise en œuvre3.

2Christian Prigent interroge de même l’équation entre la modernité artistique et littéraire et une difficulté de réception, dans un court texte au titre évocateur, Être moderne, est-ce être illisible ?4 Dans La Langue et ses monstres5, ensemble d’essais sur des auteurs qualifiés d’illisibles, il consacre un chapitre à Gertrude Stein, poète américaine et collectionneuse d’art au centre d’un cercle artistique et littéraire maniant le choc des représentations. Prigent se place du côté de l’expérience de la lecture pour tenter de cerner la difficulté posée par le texte steinien, venant à le définir comme ce qui nous révèle que « nous ne savons pas lire » :

Si je m’engage dans le dédale du paragraphe, je vois devenir explicite la technique qui, ordinairement, programme implicitement ma façon de lire : parce que ce paragraphe, ce dédale, ce bizarre emboîtement logique frappent d’impuissance cette technique et la révèlent alors6.

3Le sentiment d’impuissance qui peut survenir lors d’une rencontre avec Stein est à part : il ne procède pas tant de l’impression de n’être pas à la hauteur d’un texte vertigineux de références et d’allusions, ou à la richesse sémantique intimidante, mais bien de son apparente simplicité. Le vocabulaire, notamment, y est relativement pauvre, toujours simple ; le texte est autonome, loin de la métatextualité exacerbée de certains de ses contemporains. Ce sont les énoncés (faussement) aphoristiques et (faussement) circulaires qui font dire de l’œuvre de Stein qu’elle est illisible. Ce jugement, devenu cliché, n’est pas seulement le fait d’une réception contemporaine (où il procéderait du choc de la nouveauté) ou populaire (où il serait marqueur d’une inaccessibilité sociale) ; il est finalement devenu un point d’entrée de la critique steinienne actuelle. En effet, loin des caricatures des années 1920 pastichant Stein et son parler sibyllin, il est devenu courant de considérer que l’illisibilité du texte steinien procède d’une stratégie, visant à une déconstruction par l’absurde de l’évidence de la langue et du monde. À partir d’un texte précoce et peu lu de Gertrude Stein, nous voudrions interroger l’hypothèse que l’impression d’illisible provoquée par l’écriture de Stein relèverait d’une posture volontariste, et en venir à mettre en question la « crise » supposée contenue dans le premier modernisme américain.

Un désir premier d’évidence

4Gertrude Stein, longtemps laissée à la marge du canon moderniste, y a progressivement trouvé sa place, y compris (ou surtout) sa poésie réputée la plus difficile. Elle est aujourd’hui abondamment étudiée dans les universités américaines, notamment grâce à l’importance que lui a donné la critique féministe depuis les années soixante-dix, et aux hommages marqués que lui rendent la poésie contemporaine (en particulier les poètes de l’école L=A=N=G=U=A=G=E, eux-mêmes souvent universitaires). Un de ses plus grands textes, cependant, souvent cité mais peu lu, n’a jamais trouvé la voie des syllabi américains. Américains d’Amérique7, achevé en 1911 et publié en 1925, a gardé la réputation de pousser à l’extrême l’illisible steinien. Marianne Moore ou Edmund Wilson, dans des recensions contemporaines, disaient leur incapacité à finir le roman. Plus récemment, c’est John Ashbery, poète et autorité critique, qui avouait n’avoir pu, pendant des années, dépasser la trentième page d’un ouvrage qui en compte quelque neuf cent vingt-cinq ; son enthousiasme tardif, après une lecture enfin victorieuse de l’œuvre, n’est qu’un nouvel aveu de la résistance rencontrée : « Il y a plusieurs années j’ai décidé de le faire pour de vrai [lire Américains d’Amérique], et je suis ravi de l’avoir fait. J’aimerais le relire, quoique je l’ai en fait déjà lu trois ou quatre fois, puisque je crois que j’ai dû lire chaque phrase au moins autant de fois8. » Ainsi Ashbery ne pouvait placer la lecture enfin accomplie, et réjouissante, d’Américains d’Amérique, hors d’une pensée de la résistance : c’est un texte qui ne se lit pas, mais se relit, exigeant une concentration totale et sans cesse déjouée.

5Dans un article consacré à l’illisible steinien9, Isabelle Alfandary proposait, selon une lecture lacanienne, de penser la difficulté du texte comme la condition de son appartenance à la littérature, et la difficulté du texte steinien en particulier comme une stratégie auctoriale, fût-elle inconsciente. À partir de cette analyse, nous voudrions essayer de penser la spécificité d’Américains d’Amérique, œuvre précoce et de transition entre l’héritage positiviste et réaliste que Stein intégrait, et un modernisme encore en germe10, en tentant de montrer que la résistance qui s’y joue n’est jamais que la conséquence paradoxale d’un lent travail d’élucidation. On cite souvent l’opposition formulée par Stein entre sa poésie la plus expérimentale, et ses œuvres plus accessibles (ce qu’elle appelait « audience writing »), dont l’exemple serait L’Autobiographie d’Alice Toklas, premier véritable succès de librairie de Stein, récit mondain et drôle de son salon parisien en même temps qu’essai brillant et vertigineux sur les déplacements de la voix narrative. Or, si L’Autobiographie n’est pas une œuvre difficile, elle reste pourtant un texte steinien qui n’a pas moins de profondeur, voire de radicalité, que Tendres Boutons ou les Strophes en méditation. Cette évidence en renferme une autre. Si l’on fait de l’illisibilité une condition de littérarité, on court le risque de dissoudre à la fois les notions de difficulté et de littérature ; et l’on peine alors à rendre compte de ces textes plus faciles d’accès qui pourtant participent pleinement du modernisme. Par ailleurs, l’expression choisie par Stein, celle d’ « audience writing », renferme moins l’idée d’une écriture visant à toucher à un large public, et donc qui démontrerait une facilité de complaisance, que le constat d’un succès : celui d’une œuvre qui trouve son public. Cette rencontre, Stein n’a jamais cherché à l’éviter ou à la rendre problématique ; elle l’a désirée ardemment pour chacun de ces textes, insistant sur leur immédiateté11. À une de ses amies qui refusait d’ouvrir Tendres Boutons au prétexte que la poésie la plus « extrême » de Stein lui était inaccessible, l’auteur répondait : « Mais où est la difficulté ? Tu n’as qu’à lire les mots qui sont écrits. C’est de l’anglais. Tu n’as qu’à lire12. » La désinvolture ici marquée vis-à-vis du sentiment de difficulté n’est pas que rhétorique ; elle trahit aussi ce paradoxe du texte steinien que la difficulté du côté de la réception procède bien plutôt d’un désir d’évidence (du monde, si ce n’est du langage : produisant, donc, un langage à même de rendre compte du monde, au prix du sacrifice éventuel de structures grammaticales) du côté de l’auteur. Pour Américains d’Amérique, roman de jeunesse né d’une imitation du roman réaliste et évoluant en monstre moderniste, le désir d’être lu s’est d’abord manifesté dans l’acceptation par Stein d’une édition abrégée, centrée sur les passages les plus directement narratifs du roman ; puis dans sa recherche jamais démentie de l’approbation d’un lectorat, si restreint fût-il. Stein n’a jamais cultivé l’obscurité ; le statut de personnage public et d’auteur à succès l’a toujours attirée, et elle s’est efforcée de rendre cet avènement possible. À ce titre aussi, son écriture s’adresse toujours à une communauté de lecteurs. Janet Malcolm, dans un long article pour le New Yorker, fait de l’acceptation d’Américains d’Amérique par un autre (en l’occurrence, par Alice Toklas, qui dactylographia le texte, et devint la compagne de Stein) le moment d’entrée de Stein dans la littérature13.

6Bien sûr, dire d’un texte qu’il s’adresse à un lectorat ne suffit pas à nier la motivation stratégique de la difficulté qui s’y constitue. Stein elle-même, lorsqu’elle met en scène cette adresse au lecteur dans les premières pages d’Américains d’Amérique, le fait sur le mode d’une angoisse, celle d’un jeune auteur encore non publié:

Garde bien en tête, lecteur, mais vraiment je n’ai jamais le sentiment qu’il y aura jamais pour moi un tel individu, non non c’est ce papier réglé, sale et gribouillé, qui est vraiment destiné à toujours me recevoir, mais quoi qu’il en soit lecteur – y aura-t-il jamais pour moi un tel individu14.

7Cette inscription dans le corps du roman des doutes qui assaillent le néo-écrivant, si elle relève en partie de la pose, marque aussi la conscience aiguë qu’aucun texte n’a l’assurance de parvenir à la clarté et à l’immédiateté de réception qu’il viserait (autre façon de contourner l’idée d’une stratégie de l’illisible). Il ne nous semble pas qu’il faille justement y lire l’affirmation par l’auteur qu’elle est en train de réaliser une somme illisible et le sait ; au contraire, l’angoisse qui étreint l’écriture touche à l’existence d’un lecteur qui saura voir à quel point le texte est clair, qui en comprendra l’évidence.

8Gertrude Stein convoque sans cesse dans ses écrits précoces une rhétorique d’exactitude dans la description ; le premier roman qu’elle écrivit, publié seulement à titre posthume, portait le titre Q.E.D. (pour « quod erat demonstrandum » : « C.Q.F.D. »), et avec lui tout le poids d’une démonstration scientifique rigoureuse. Trois Vies et Américains d’Amérique restent tenus par cet idéal de démonstration. Plus tard, Stein dira être en quête d’une précision mathématique dans la description15. Ainsi, dans L’Autobiographie d’Alice B. Toklas (où elle parle d’elle à la troisième personne, le « je » étant concédé à sa compagne), publiée en 1933, elle écrit :

Gertrude Stein, dans son œuvre, a toujours été dominée par la passion intellectuelle de l’exactitude dans toutes les descriptions des réalités extérieures ou intimes. […] Chez Gertrude Stein la nécessité était d’ordre intellectuel, une passion pure pour l’exactitude. C’est à cause de cela que son œuvre a souvent été comparée à celle d’un mathématicien et qu’un critique français, à propos d’elle, a parlé de Bach16.

9Dans une conférence de 1926, « Comment l’écrit s’écrit », Stein reprend cette idée d’une exactitude mathématique appliquée au langage (à propos d’A Long Gay Book, non traduit, qui fait suite à Américains d’Amérique) :

Pendant que j’écrivais je ne voulais pas quand j’utilisais un mot, que trop d’associations s’attachent à lui. Je voulais autant que possible le rendre exact, exact comme les mathématiques : c’est-à-dire, par exemple, si un et un font deux, je voulais obtenir que les mots aient autant d’exactitude que cela17.

10Ce fantasme d’une transposition de l’exactitude mathématique dans le langage est ici centré sur le mot, que l’écriture doit dépouiller de ses ambiguïtés ; il fait écho à un développement plus tardif où Stein concentrera son désir d’exactitude sur le nom lui-même, dont elle fait le cœur de sa poésie (en une posture quelque peu rhétorique). C’est une exactitude qui n’est jamais tout à fait la clarté, mais dont le prix est, justement, cette apparente résistance ; et l’on ne peut penser la difficulté du texte steinien sans la référer à cette motivation première.

Résistances d’Américains d’Amérique

11S’attachant à décrire la spécificité de l’illisible d’Américains d’Amérique, Isabelle Alfandary analyse avec justesse la résistance constituée par la matière même du livre :

Ce qui arrête la lecture n’est pas l’hermétisme du texte, mais bien le texte lui-même dans sa matérialité concrète, sa réalité typographique. Un mur de signes, un rempart de paragraphes s’érigent sous les yeux du lecteur, lui font face à longueur de pages […]. Sous l’effet de l’occupation massive de la page qui ne laisse pas la moindre place à l’émergence de « quelque surface vacante et supérieure » à laquelle invitait le Coup de dés mallarméen, sous l’effet d’une grammaire poétique de la répétition, la continuité de la ligne se brouille, le fil de la phrase se perd. Le texte s’étale à perte de vue, les lignes finissent par danser sur la rétine, l’œil sautant de ligne en ligne, « broutant » la page devenue surface, à la recherche de répétitions et de refrains, à l’affût des différences, de bribes, d’échos, de rimes visuelles. Une verticalité s’insinue à l’horizon de la ligne, laissant entr’apercevoir des mirages de vers, des espaces poétiques imaginaires. Si la typographie est en apparence régulière à l’échelle de la ligne, c’est la topographie générale de la page qui fait obstacle, pousse l’œil à sortir de son sillon, lui fait perdre le fil d’une signification toujours déjà disqualifiée18.

12Ce qui est ici souligné est bien une forme très primaire d’illisibilité, celle d’un texte littéralement indéchiffrable, car trop dense, à la syntaxe trop contournée, aux répétitions qui courent à la perte de tout fil conducteur. L’illisible n’étant évidemment rien d’autre qu’une limite fascinante mais jamais tout à fait atteinte, la difficulté matérielle posée par le livre n’est pas insurmontable. C’est en s’y affrontant que l’on découvre à quel point cette résistance première procède d’une démarche d’éclaircissement. Stein admirait beaucoup le logicien anglais Alfred North Whitehead, chez qui elle avait séjourné et qu’elle considérait comme l’un des trois seuls génies qu’Alice Toklas ait jamais rencontrés (les deux autres étant Pablo Picasso et, bien entendu, Gertrude Stein elle-même). Elle disait avoir lu avec avidité et admiré les Principia Mathematica que son ami avait écrit avec Bertrand Russell et qui devait formaliser logiquement l’ensemble du savoir mathématique. Or Stein, quoiqu’elle ait suivi quelques cours d’algèbre à l’université, ne possédait certainement pas les connaissances nécessaires pour lire véritablement ce texte, dont l’ambition totalisante devait la fasciner justement parce qu’elle faisait écho au travail qu’elle-même avait mené pour Américains d’Amérique. Les Principia Mathematica offrent un parallèle intéressant en ce qu’ils constituent un texte visant à une grande rigueur formelle et à un déroulé progressif et causal de l’édifice mathématique, tout en étant, à première vue et pour le non-spécialiste, absolument illisible. Ce parallèle reste évidemment limité, puisque la difficulté de l’œuvre de Whitehead et Russell vient en partie d’un encodage (la formalisation mathématique) qu’il faut savoir déchiffrer, alors qu’Américains d’Amérique pratique le vernaculaire. Pourtant, les deux livres suscitent un sentiment similaire : celui d’un texte formant une barrière à la compréhension, et dont il faut lentement défaire les résistances, en refaisant pour soi-même les démonstrations afin d’en mettre au jour toutes les relations causales (dans le cas des Principia), ou en retrouvant le fil des phrases qu’on ne cesse de perdre (c’est la lecture multiple dont parlait Ashbery, pour Américains d’Amérique).

13Lorsque Stein commença à écrire ce qui deviendra Américains d’Amérique, probablement vers 1903, son projet était celui d’un roman familial centré sur un récit classique d’immigration. Il s’agissait de faire le portrait de deux familles allemandes, les Hersland et les Dehning (derrière lesquelles on devine, à peine masquée, la propre famille de Gertrude Stein), depuis les grands-parents venus en Amérique, jusqu’aux enfants, parmi lesquels Julia Dehning et Alfred Hersland lieront les deux familles par le mariage. Stein avait alors vingt-neuf ans, n’avait encore rien publié (Trois Vies le sera en 1909, avant qu’elle n’achève Américains d’Amérique), et s’était nourrie de roman réaliste russe et français pour lequel elle dit souvent, plus tard, son admiration. Elle adopte donc d’abord un style narratif assez classique pour dire le progrès de trois générations d’Américains, le titre et le sous-titre originaux, The Making of Americans, Being a History of a Family’s Progress, signalant triplement – par les gérondifs, par l’histoire et par le progrès – le projet d’un récit qui avance. Ces passages, les premiers auxquels elle travaille, seront conservés dans la version finale du roman. Entre imitation naïve et pastiche du roman réaliste, ils sont d’une lecture aisée, évidente ; les rebondissements y sont rares, minimaux, mais suffisants pour couvrir les destins d’une dizaine de personnages sur trois générations.

14À partir de ce noyau narratif assez maigre, le roman se développera de façon interne. Stein y ajoute de longs passages descriptifs qui viennent inaugurer la difficulté du livre. Il s’agit non plus de raconter l’histoire de quelques Américains, mais de cerner les caractères de chacun des personnages, et d’en rendre l’essence. S’éloignant du cercle familial originel, la description inclut progressivement tous ceux que la famille a fréquentés ou connus (domestiques, voisins, amis), jusqu’à formuler l’ambition de rendre compte de l’humanité entière, sans jamais faire retour à un mode narratif. Cette ambition totalisante, souvent réitérée comme réalisation à venir, souvent, aussi, mise en doute, reste à l’état de possibilité théorique, jusque dans les dernières pages du roman19. Stein reviendra sur cette volonté de décrire le monde entier dans la conférence « La création progressive d’Américains d’Amérique20 » qu’elle donna en 1934, plus de vingt ans après avoir achevé l’écriture du roman :

Lorsque je travaillais avec William James il y a une chose que j’ai complètement apprise, c’est que la science s’occupe complètement de la description complète de quelque chose, s’occupe finalement de la description complète de n’importe quelle chose s’occupe finalement de la description complète de toute chose. Si cela peut vraiment être fait la description complète de toute chose alors qu’est-ce qu’il reste à faire. On pourrait bien dire rien, mais et c’est ce qui fait que toute chose continue d’être quelque chose, après tout ce qui se passe c’est qu’assez peu de gens passent leur temps à décrire quelque chose puis ils s’arrêtent et donc pendant ce temps pendant que tout continue quelqu’un d’autre peut toujours commencer et continuer. Et donc la description est vraiment sans fin. Quand j’ai commencé Américains d’Amérique je savais je savais vraiment qu’une description complète était possible. Mais comme c’est possible on peut arrêter de continuer à décrire ce tout. C’est là que la philosophie entre en scène, elle commence quand on arrête de continuer à décrire toute chose21.

15Le chapitre final d’Américains d’Amérique s’apprête donc à laisser entrer la philosophie, et ouvre vers des œuvres futures qui auront abandonné l’ambition totalisante du seul long roman de Stein, sans toutefois en oublier l’impulsion descriptive, mais la transformant en une méditation plus concentrée (les poèmes de Tender Buttons se restreignent ainsi à un univers domestique, à une série d’objets circonscrits) et plus à même, aussi, de faire émerger une langue capable de rendre compte de ces minuscules face-à-face avec le monde. Cette conclusion n’advient pourtant qu’après une longue tentative d’englober autant de matière que possible, en un encyclopédisme acharné qui se montre dans son procès de formation. C’est là, d’ailleurs, que le roman advient au modernisme – dévoyant le rêve encyclopédiste jusqu’à ne plus former qu’une accumulation interminable et sans direction. Dans un désir d’exactitude jamais satisfait, Stein multiplie les comparaisons, convoquant de nouveaux personnages pour nourrir sa compréhension de ceux qu’elle analyse en premier, et, parallèlement, pour aller vers l’établissement d’une vaste typologie qui lui permettrait à terme d’intégrer chacun dans un système totalisant. À partir d’une dichotomie première et mystérieuse, séparant les êtres « dépendants indépendants » et ceux qui sont « indépendants dépendants » (qui recoupe une autre division en apparence plus claire entre les « attaquants » et les « résistants », laquelle ouvre cependant sur un continuum ambigu, étant entendu que l’on peut résister par l’attaque et attaquer en résistant), Stein subdivise l’humanité en « types » qui se superposent et se mélangent. Les analyses de la composition caractérologique des personnages en viennent à constituer la très grande majorité du roman, quantitativement et qualitativement. On proposera un seul exemple :

Il y a deux types de femmes, celles qui ont en elles une indépendance dépendante, celles qui ont en elles une dépendance indépendante en leur sein ; celles du premier de ces types possèdent toujours d’une certaine façon ceux dont elles ont besoin qu’ils les aiment, celles du second type ont ça en elles d’aimer seulement ceux qui ont besoin d’elles, celles-là ont ça en elles d’avoir du pouvoir en elles sur les autres seulement quand ces autres ont déjà commencé un peu à les aimer, d’autres en les aimant donnent à celles-là de la force dans la domination. Il y a ensuite ces deux façons d’aimer il y a ces deux façons d’être quand les femmes ont l’amour en elles, comme nature fondamentale en elles, il y a alors beaucoup de types de mélanges, il y a beaucoup de types de chaque type, certaines femmes ont ça en elles d’avoir comme nature fondamentale en elles un de ces deux types d’amour et ensuite c’est mélangé en elles avec l’autre type d’amour comme une autre nature en elles mais tout cela deviendra clair dans l’histoire de tous les types de femmes et de certains types d’hommes qui va maintenant être écrite.
Mme Hersland était alors de ce type-là, de ce premier type22.

16On voit ici comme à partir d’une première polarité se forment des mélanges, dont découlent des attitudes comportementales (ici, il est question de la façon d’aimer ; en d’autres passages, ce sera la façon de manger, de se laver, de naître, d’échouer). Le comportement n’est pas tant informé par la vie qu’il ne se manifeste en elle, restant parfois longtemps à l’état de potentialité dormante et se révélant, ou non, dans l’histoire. La dernière phrase de ce passage montre aussi comme l’étude générale d’une catégorie sert avant tout à faire ensuite retour sur un individu dans sa singularité, le propos revenant finalement aux quelques personnages du roman familial originel.

Caractérologie expérimentale

17Ce projet d’une caractérologie systématique s’inscrit dans l’air du temps. Stein avait découvert avec enthousiasme, grâce à son frère Leo, le livre du jeune psychologue viennois Otto Weininger Sexe et Caractère, publié en 1903 et abondamment traduit et commenté en Europe23. Il semble qu’elle y ait trouvé formalisée une cartographie qu’elle avait auparavant rêvée24, et dont elle s’inspira pour ses typologies d’Américains d’Amérique. Cependant, elle ne se contente pas d’appliquer une grille préconstruite à ses personnages, les rangeant dans les cases d’un système déjà établi. Alternant entre l’inductif et le déductif, elle conduit, dans son roman, une suite d’expériences qui lui permettent de mettre en place, puis d’affiner et de corriger, sa typologie, chaque cas modifiant les frontières des principaux types de caractères (qu’elle reprend en partie de Weininger : mère, prostituée, servante…), chaque type informant en retour tout individu en un mélange singulier, les personnages steiniens n’étant pas, eux-mêmes, « typiques » : ils sont complexes, et la typologie doit seulement permettre d’identifier en eux la part des différents genres idéaux. La démarche de Stein pour comprendre, d’une part, le composé qui forme chacun – à partir d’une « nature fondamentale » sur laquelle viennent se greffer d’autres natures en des quantités moindres – et, d’autre part, pour déterminer ce que contient chaque « nature » typique, est explicitement expérimentale. Formée à la médecine (cursus qu’elle n’acheva pas) à Baltimore, et surtout à la psychologie auprès, notamment, de William James et d’Hugo Münsterberg, Gertrude Stein avait, entre 1893 et 1895, fait des recherches au laboratoire de psychologie d’Harvard, et était familière de la méthode de Claude Bernard. Dans la conférence de 1934 « La création progressive d’Américains d’Amérique », Stein reviendra sur ses années de formation : on a vu comme, dans le passage cité plus haut, elle rend hommage à William James pour lui avoir transmis une foi dans la capacité de la science à décrire toute chose et à la décrire entièrement. Dans cette même conférence, elle raconte comme les expériences qu’elle menait au laboratoire (il s’agissait de comparer la capacité d’attention d’étudiants en état de fatigue et en état normal) lui ont révélé l’intérêt qu’elle portait au caractère, et partant, la nécessité pour elle de quitter le laboratoire et de mener ses expériences dans un cadre moins contraignant – que lui offrit la littérature. Elle écrivit en résumé de ses travaux scientifiques : « Dans ces descriptions on verra aisément que les habitudes attentionnelles reflètent le caractère entier de l’individu25. » Ces conclusions renvoient d’une part à la croyance en l’existence d’un caractère substantiel, indépendant de son expression, et d’autre part inaugurent l’importance de l’habitude, c’est-à-dire de la répétition (comportementale et langagière), qui contribuera à expliquer la composition d’Américains d’Amérique.

18Les premiers textes de Stein portent en tout cas la trace du positivisme dans lequel elle a été formée : on le voit par exemple dans la croyance répétée en la possibilité d’arriver à une connaissance totale et parfaite de l’humanité. Elle écrit dans sa conférence rétrospective de 1934 :

J’étais sûre que d’une certaine façon l’énigme de l’univers pouvait être résolue de cette façon. Qu’après tout la description est explication, et que si je continuais encore et encore suffisamment longtemps je pourrais décrire chaque être humain individuel qui pourrait exister26.

19Il n’est au fond jamais question, chez Stein, de ce sentiment de confusion du monde, de voilement du langage, dont l’art et la littérature moderniste seraient supposés rendre compte. Américains d’Amérique marque plutôt la croyance hyperbolique en la force de démonstration de la démarche scientifique. Stein pose qu’un caractère (soit comme individu, soit comme type) est constitué par ce qu’il répète (paroles ou comportements récurrents chez une personne ou d’une personne à l’autre). Le projet d’élucidation d’Américains d’Amérique, visant ultimement à contenir une description de l’ensemble de l’humanité, passe donc par une écoute prolongée de ces répétitions en chacun (car rien ne se donne d’emblée, et « l’être réel » peut rester longtemps en puissance, et invisible), et par une cartographie de ces répétitions menant à un diagramme totalisant des types possibles :

Comme je le disais, apprendre, penser, vivre, au début de la vie des hommes et des femmes souvent ça ne contient que très peu de leur être réel. L’être réel, la nature fondamentale, ne se répète alors souvent pas très fortement au début. Apprendre, penser, parler, vivre, souvent ce n’est pas alors l’être fondamental réel. Certains sont comme ça toute leur vie. Certains lentement en viennent à répéter plus fort et plus clairement l’être fondamental qui les constitue. Écouter la répétition, connaître l’être en chaque être qui a jamais vécu, qui vit ou qui vivra, lentement en vient à être en moi un martèlement de plus en plus fort. Maintenant j’ai en mon ressenti de ressentir toute vie, d’être toujours à l’écoute du plus petit changement, d’avoir chacun qui en vient à devenir complet pour moi grâce à la répétition en chacun que parfois j’en viens à comprendre. Écouter la répétition est souvent agaçant, écouter la répétition peut-êtreengourdissant, toujours la répétition est le tout de la vie, tout en un être va toujours se répétant, toujours de plus en plus écouter la répétition me donne une compréhension achevée. Chacun lentement en vient à devenir complet pour moi. Chacun lentement en vient à devenir complet pour moi27.

20On entrevoit déjà comment le lent dévoilement du monde (en l’occurrence, de « l’être fondamental » de chaque homme et de chaque femme que Stein veut décrire) participe au voilement du texte : de la même façon que l’être se répète, le texte répète et analyse cette répétition (et ce qui s’y joue alors, c’est aussi l’expression de la nature fondamentale de l’auteur, qui, dans l’écriture-même, se révèle à elle-même comme maïeuticienne des essences, à l’écoute des choses et des êtres). Le roman progresse donc non pas narrativement – ou alors de façon très minimale – mais plutôt comme lente mise à jour de la réalité des êtres qu’il étudie, par révélations progressives mais aussi par un processus moins linéaire de corrections et d’amendements.

21Cela se double d’un mouvement de comparaison, chaque caractère étant mis en balance avec d’autres afin d’en affiner l’analyse. C’est pour cela que Stein s’éloigne progressivement du roman familial pour y inclure en une inflation centrifuge l’étude d’autres personnages, d’abord en contact avec la famille dont elle s’occupe, puis de plus en plus éloignés, jusqu’à n’être plus que des « cas » non nommés, étudiés seulement en tant qu’ils servent d’études préparatoires à la compréhension d’un sujet donné. La disparition du nom dans ces études de cas en signale la fonction utilitaire au sein du procès expérimental :

Voilà maintenant des petites descriptions brèves du fait d’apprendre à connaître six d’entre eux et comment d’en avoir connu d’autres avant a aidé avec ceux-ci et comment connaître ceux-ci a aidé avec d’autres plus tard. Voilà maintenant un peu plus d’étude préliminaire28.

22Mais cette disparition du nom marque aussi la radicalisation autodestructrice du roman réaliste dont Américains d’Amérique est issu. Dans la conférence « Portraits et répétition » de 1934, Gertrude Stein comparait son grand œuvre à Ulysse et à la Recherche : « Une chose que vous savez tous c’est que dans les trois romans écrits par notre génération qui sont des écrits importants il n’y a, dans aucun d’eux, une histoire. Il n’y en a aucune dans Proust dans The Making of Americans ni dans Ulysse29. » Pour Stein, Américains d’Amérique participait à l’advenir d’une nouvelle écriture romanesque et s’inscrivait dans un genre encore mal défini qu’il est désormais convenu d’appeler le long roman moderniste. Si chaque instance en est unique dans sa monstruosité, il s’agit bien à chaque fois d’une inflation tératologique qui prend sa source dans le long xixe siècle. Tiphaine Samoyault propose ainsi de voir le roman-fleuve (terme qui va à la fois bien et mal au Making of Americans) comme un prolongement monstrueux du réalisme et de ses ambitions :

La relation entre roman-fleuve et roman réaliste force à considérer les critères de longueur et d’écoulement comme un effort pour minimiser l’incomplétude du texte, pour multiplier les interactions entre le domaine de la fiction et le monde réel. La résolution se fait le plus souvent de façon quantitative, l’excroissance démesurée du roman-fleuve s’affirmant comme décalque ou dévoilement progressif du monde30.

23Ainsi, Américains d’Amérique, poussant l’encyclopédisme jusqu’à l’inclusion infinie de « cas » qui ne portent pas de noms, met bien en œuvre une défiguration du roman réaliste. À ce titre, c’est bien un roman moderniste, mais d’un modernisme qui se fonde moins sur une rhétorique explicite de crise ou de rupture que sur une continuité marquée avec le réalisme du dix-neuvième siècle.

Répétition ou insistance

24L’effort d’élucidation du roman conduit donc à cette inflation descriptive qui fait disparaître l’intrigue derrière l’interrogation renouvelée sur l’essence des êtres, dans un vertige de précisions et de comparaisons. La résistance du texte vient de là : les paragraphes denses et labyrinthiques procèdent d’une passion pour l’exactitude. On lit souvent que Gertrude Stein se répète : c’est qu’elle est à l’écoute de ce qui se répète, mais aussi des infimes différences dans cette répétition, qui la conduisent à amender son modèle, à corriger sa typologie. Stein disait que la répétition n’existait pas : qu’il s’agissait bien plutôt d’une forme d’insistance. Dans « Portraits et Répétition », elle revient sur l’impression de circularité fermée que cause la lecture d’Américains d’Amérique :

Il y avait la période de portraits de The Making of Americans, quand en écoutant et parlant je concevais à chaque moment l’existence de quelqu’un, et écrivait à chaque moment que j’avais l’existence de celui-là à l’intérieur de moi jusqu’à me vider complètement de ce que j’avais eu comme portrait de cette personne. Ceci comme je le dis a fait ce qu’on a appelé la répétition. Mais, et vous allez le voir, chaque phrase est simplement la différence d’insistance qui existe inévitablement, existe aux moments successifs où je contiens à l’intérieur de moi l’existence de cet autre obtenue en parlant et écoutant à l’intérieur de moi et à l’intérieur de lui31.

25Ainsi la résistance opposée par le texte n’est que la conséquence de cette insistance têtue servant la connaissance du monde. Le travail descriptif que l’on voit à l’œuvre dans Américains d’Amérique se poursuivra dans les œuvres poétiques courtes auxquelles Stein commença à travailler alors qu’elle était en train de rédiger son long roman, avec les portraits (Portraits et Prières32) et les poèmes-objets (Tendres Boutons), dans une progression théorique que Stein raconte (ou recrée) dans « Portraits et répétition ».

26Le réalisme dont Stein est issue, si monstrueux qu’il devienne, n’en reste pas moins ancré dans la croyance tenace que la langue peut dire le monde, fut-ce au prix d’un vaste contournement de la grammaire commune. Le modernisme steinien n’émerge donc pas d’une supposée « crise de la représentation ». Il est un moment d’interrogation calme et méditative sur les moyens de cette représentation, non une mise en doute angoissée de ses conditions de possibilité. Nier la difficulté d’Américains d’Amérique serait d’une mauvaise foi délibérée ; néanmoins, la délectation suscitée par la lecture de ce texte injustement ignoré n’est pas que jouissance de la lettre rendue à sa matérialité dans l’effacement du sens. Il y va surtout du plaisir de l’élucidation, derrière une illisibilité qui n’en est jamais que l’inévitable effet de surface.