Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Articles
Fabula-LhT n° 14
Pourquoi l'interprétation ?
Marielle Macé

Questions de lecture, entre expérience et appropriations

1J’aimerais revenir sur un sentiment croisé tout au long de cette recherche collective sur les cultures de l’interprétation : celui de la difficulté à saisir la place de la tâche herméneutique dans les approches actuelles de la lecture, ou encore, d’une distance entre les catégories et les enjeux de l’interprétation et ce qui est prioritairement engagé aujourd’hui dans les théories littéraires. Observer la façon dont on tend à penser aujourd’hui l’acte de lire et la nature des œuvres, c’est en effet prendre la mesure d’une série de décalages entre la culture herméneutique – son vocabulaire, ses enjeux, ses méthodes – et ce qui importe dans la lecture. On pourra certes considérer ces décalages comme des effets de déplacement ou de requalification de l’interprétation, et les replacer dans une histoire longue qui émousserait ces différences ; mais il importe aussi de prendre acte de cette rareté ou de cet éloignement de l’interprétation, et de faire droit à cette impression persistante de porte-à-faux entre la question de la lecture et celle de l’interprétation.

2Nous assistons et (pour beaucoup d’entre nous) nous participons en effet à un tournant de la critique littéraire et des approches de la question de la lecture. Depuis quelques années, le vocabulaire semble avoir beaucoup changé, comme a changé le sentiment de ce que l’on attend des livres et de ce que les livres attendent de nous. Une perspective esthétique et pragmatique prend sans doute la relève de l’approche globalement sémiotique qui a longtemps prévalu dans les façons de réfléchir à la lecture littéraire ; parallèlement, le mot « interprétation » s’éloigne, au profit d’un vocabulaire souvent plus anthropologique : « pratiques », « gestes » ; on ne s’intéresse plus forcément à propos des livres à des textes à déchiffrer, mais plutôt à des objets esthétiques, inducteurs de conduites – conduites mentales, perceptives, morales, ou sociales.

3Ce tournant me semble prendre aujourd’hui deux directions principales : une direction cognitive, et une direction éthique et/ou politique ; d’un côté on s’appuie sur les neurosciences, ou plus souplement sur la phénoménologie, pour comprendre la dynamique concrète de l’expérience de lecture, son caractère sensible, ses fondements dans l’attention, dans la perception, et en tout cela dans le corps (je songe aux travaux de Richard Shusterman, après les propositions de Merleau-Ponty ou de Barthes sur le corps ; mais aussi, dans une autre direction, aux approches cognitives de Guillemette Bolens1 et de Jean-Marie Schaeffer2) ; de l’autre on s’intéresse aux pratiques d’actualisation et d’appropriation, afin d’en appeler à une liberté d’usage des œuvres, et souvent à une politique de la littérature ou, plus généralement, à une politique des expériences esthétiques (chez Rancière, chez Yves Citton, après Foucault, après Michel de Certeau, et, ici aussi, Barthes).

4La participation à une recherche commune sur l’interprétation m’a éclairée, a contrario, sur cette inscription de la question de la lecture dans un paysage élargi, qui part de l’acte de lecture comme d’une expérience attentionnelle et le dirige vers des questions d’usage, encourageant à un élargissement de la lecture vers un arc esthétique complet, de la perception aux formes de vie. Mais cela m’a aussi permis de mesurer combien l’on tend parfois à y faire l’économie du sens, de la quête du sens ; du moins à y faire l’économie du signe et des enjeux d’ordre herméneutique (intention, signification, historicité…). En fait, les pensées de la lecture se distinguent souvent ici par l’attention qu’elles continuent ou non à porter vraiment aux formes, et à leur singularité.

5L’une des réflexions que nous avons tenté de mener se situait au point d’intersection de deux objets : la lecture, l’interprétation3. Car contre toute attente, cette articulation n’est pas évidente, ni forcément posée comme un enjeu majeur dans les pensées actuelles de la lecture. Nous avons cherché à comprendre quelle place était faite à l’interprétation dans quelques pensées actuelles de la lecture, quel rôle lui était refusé ou disputé. Cela a surtout consisté à mettre en avant des couplages: lecture et expérience, lecture et usage, lecture et conduites… Je me contrains moi-même ici à une synthèse beaucoup trop rapide, mais j’espère qu’elle peut éclairer ces enjeux.

6Les statuts respectifs de l’interprétation et de la lecture comme objets théoriques, leur âge, les traditions qui les ont constituées, sont d’emblée distincts. Toutes les pensées de la lecture ne sont pas essentiellement des herméneutiques, loin s’en faut, et souvent elles s’élaborent autour d’une question connexe ; certaines sont des théories du narrataire, et donc d’abord des narratologies ; d’autres sont des analyses du fonctionnement de la simulation mentale, et donc d’abord des théories de la fiction ; plus largement, il me semble que, la plupart du temps, des décisions théoriques déterminantes pour la représentation de la lecture sont prises dans d’autres cadres, et avec un autre horizon : pour définir l’imagination, pour définir le récit, pour réfléchir à la transmission et à la reconstruction des textes dans le temps, pour s’opposer, au contraire, à une approche historique ou auctoriale, ou encore pour définir une valeur esthétique ou morale…

7Symétriquement, toutes les théories de l’interprétation ne sont pas des pensées de la lecture littéraire ; l’attitude interprétative n’est pas le propre du rapport à la littérature, elle caractérise la communication humaine en général. Bien d’autres disciplines, le droit ou la théologie, s’élaborent avant tout comme des herméneutiques. Et pourtant les œuvres d’art sont aussi les supports privilégiées, voire les modèles impensés, de la réflexion sur les mécanismes de l’interprétation4.

8Aujourd’hui en tout cas, la réflexion sur l’interprétation en tant que telle est en fait assez peu représentée dans les pensées de la lecture, a fortiori dans les plus récentes, où la place de l’interprétation se trouve souvent limitée. Non qu’elle soit déniée, mais parce que les concepts qui sont tour à tour mis en avant posent de réels problèmes d’articulation avec le souci du sens, ou tout simplement n’obligent pas à se poser ce type de question ; ces concepts fragilisent le souci du sens, le mettent au second plan, parfois s’en passent implicitement, ou le redéfinissent hors culture de l’interprétation. On fait ainsi l’économie de l’interprétation, et plus généralement du rapport à la lettre du texte, en posant que le sens véritable, fondamental ou émancipateur, est ailleurs – soit sous l’interprétation, en amont, soi au-delà d’elle, en aval : le sens, ou plus précisément le sens « qui compte » comme on peut le dire dans l’héritage de Wittgenstein, est logé tour à tour dans le corps, dans l’expérience empathique, dans les applications morales ou dans les formes politiques qu’engage la question même de la lecture. La place de l’interprétation reste flottante entre ces sites nouveaux et entre ces enjeux nouveaux de la réflexion sur la lecture.

9En amont, l’idée d’interprétation est mise à distance (ou plutôt n’est pas mobilisée, ne s’impose pas) dans le désir de s’attacher à l’analyse de l’acte de lecture en tant que processus, considéré dans ses dimensions cognitives, physiologiques, affectives, qui apparaissent souvent comme des dimensions infra-sémantiques ; on substitue alors volontiers l’idée d’expérience (fût-ce l’expérience d’un sens) à celle d’interprétation, sans forcément avoir à exposer cette substitution d’ailleurs, tant les enjeux se décalent. La sémiologie, qui cherchait à restituer le pas-à-pas du décodage et du déchiffrement lecteur, était déjà dirigée contre les notions herméneutiques d’intention et d’auteur. Les narratologies qui en sont issues accentuent peut-être ce trait. La phénoménologie (avec Roman Ingarden5), la psychanalyse (avec Michel Picard), l’approche cognitive (avec les concepts d’immersion et de simulation par exemple), sont elles aussi centrées sur l’activité psychique de la lecture et jouent souvent le corps (le corps biologique, symptômal ou mental) contre le sens. Les réflexions sur la coopération sémiotique, l’expérience temporelle ou simplement le vécu psycho-moteur et l’activation mentale concurrencent ici assez directement l’herméneutique.

10Dans l’approche mentaliste, la simulation perceptive6 est considérée comme le fondement de l’activité de compréhension. C’est l’évidence dont part une approche cognitive de l’expérience esthétique : tout mouvement active en nous une imitation incarnée, une imitation à même le corps ; on ne « reçoit » pas seulement un univers fictionnel, on y adhère, on y participe activement, on y esquisse des gestes, des perceptions et des mouvements, on y fait l’expérience en pensée d’affections intenses ou de phénomènes physiques ayant une véritable densité… Cette idée de simulation est devenue importante pour comprendre les interactions psychologiques avec les fictions, avant tout dans les théories de la fiction comme « faire semblant » (Kendal Walton, Gregory Currie, Jean-Marie Schaeffer), qui posent que le lecteur répond aux fictions en adoptant des « états mentaux » qui sont des répliques d’états effectifs. On a aussi assisté à un élargissement considérable du champ de la simulation à tout le domaine du corps et des réponses affectives et sensibles, avec l’hypothèse, qui a eu beaucoup de retentissement, des « neurones-miroirs », ces activateurs qui seraient en jeu non seulement quand nous effectuons un geste mais aussi quand nous percevons ce geste effectué par un autre, par exemple lorsque nous le voyons représenté. C’est l’idée de « simulation incarnée », ou d’incorporation. Tout cela engage une nouvelle conception de la compréhension, de ce qui est intéressant dans un texte ou dans une image.

11Comprendre un geste, une image, une description, c’est ici les ressentir, les vivre sans les faire tout à fait accéder à la clarté d’un sens. Stanley Fish proposait une « stylistique affective », dans un article tardivement traduit7, et définissait ainsi le sens comme la somme des expériences affectives traversées par le lecteur – dans l’ouverture à une conception non herméneutique du sens.

12La possibilité d’une définition non herméneutique, mais affective, du sens, voilà un point important également pour la narratologie « tensionnelle », chez un représentant des nouvelles narratologies comme Raphaël Baroni, qui fait place à toute la composante passionnelle de la relation aux récits8. Raphaël Baroni oppose en effet l’expérience temporelle de l’incertitude (qu’il conçoit comme le véritable site affectif de la lecture), à une interprétation qui n’aurait lieu que rétrospectivement, qui serait une sorte de ressaisie intellectualiste d’une expérience vive qui s’y trouverait éteinte, affaiblie. C’est le cœur du débat qui l’oppose à la pensée du récit de Ricœur.

13La même distance à l’égard de la tâche herméneutique se retrouve dans les approches somatiques que peut promouvoir aujourd’hui la pensée esthétique. Richard Shusterman met par exemple au premier plan l’idée d’un « avant » du sens, d’un en-deçà du sens qui lui semble émerger lorsque l’on choisit de restituer vraiment au récepteur son corps et l’intensité de son expérience ; ce quelque chose (affectif, physiologique, émancipateur) a lieu « sous l’interprétation », comme le dit le titre de l’ouvrage où il a pour la première fois défendu ce point de vue. La recension qu’en a donnée récemment Clotilde Thouret souligne l’importance morale de cette dimension somatique, qui fait gagner au lecteur un corps plus léger, plus libre. Je crois que l’on peut souligner aussi qu’il n’est plus du tout question ici de la poursuite d’un sens, de la quête d’une dimension herméneutique, et que l’on a affaire à une conception puissamment a-sémantique de la réception.

14Parallèlement, en sociologie, et dans l’histoire des pratiques de lecture, on oppose volontiers la lecture naïve à l’explication savante, et donc la passivité supposée de l’immersion à l’activité herméneutique savante. La détestation de Bourdieu pour ce qu’il appelait la « lecture pure », c’est-à-dire la lecture littéraire, dirigée vers le texte et vers une sensibilité à la complexité des effets de sens, venait peut-être directement de sa méfiance à l’égard de la tradition herméneutique9.

15En aval, la place de l’interprétation est aussi entièrement déplacée par les appels à l’appropriation qui, eux, substituent volontiers l’idée d’usage au souci du sens (c’était déjà l’orientation de Michel de Certeau dans ses réflexions sur le braconnage et le réemploi10 et de Rancière, qui est justement le grand penseur de l’usage et de la politique active de la lecture11 ; et cela a pris un tour plus volontaire encore dans le premier livre d’Yves Citton à ce sujet12 ; ou, dans un tout autre sens, dans les recherches de Marc Escola ou dans les travaux hérités de Pierre Bayard, qui défendent une anti-herméneutique pour mettre en avant l’autonomie créatrice du commentateur). À vrai dire, ces pensées de l’actualisation proposent d’emblée une autre idée de l’interprétation, en récusant le modèle d’une opération de décodage, et en opposant souvent l’actualisation à l’explication. On ne considère pas le sens mais, décidément, le sens intéressant, le sens qui compte et qui concerne (dans une proposition qui me semble parfois proche de l’idée de goût ou de discernement telle qu’elle apparaît très activement chez Deleuze). Je crois aussi à cette « qualification » pratique du sens. Pourtant, à mesure que l’on renouvelle la question des usages moraux, existentiels, ou politiques des œuvres, on s’éloigne en fait souvent, dans les analyses proposées, d’une prise en compte réelle des enjeux herméneutiques, et, pour le dire à nouveau trop vite, de la difficulté propre de l’interprétation, c’est-à-dire de la tâche herméneutique. D’autant qu’à la question de la lecture, on répond souvent par un déplacement vers l’éloge de la fiction comme ce qui suspend justement la responsabilité du sens, les devoirs qui y seraient liés.

16Cela me semble assez visible dans les riches propositions d’Yves Citton ; en particulier dans Lire, interpréter, actualiser, qui se veut un livre sur l’interprétation et une défense de la culture de l’interprétation face au constat de sa rareté dans la société actuelle, mais qui est surtout un éloge de l’usage, de l’actualisation, dans leurs enjeux politiques et émancipateurs. Tout en entendant défendre l’importance et la liberté de l’interprétation dans la lecture, tout en défendant même l’idée que c’est dans la lecture qu’une culture de l’interprétation se transmet, s’éduque et s’affûte, Yves Citton s’éloigne des pratiques herméneutiques, et s’en éloigne avec le sentiment fort d’une libération, d’une qualité émancipatrice a priori de la lecture vivante, opposée à ce qui est regardé comme ancillaire dans la compréhension et la recherche d’un sens. Cette séparation rejoint peut-être la difficulté que nous avons à hériter de la poétique au moment où nous nous tournons vers des enjeux résolument éthiques et politiques ; et je ne suis pas certaine qu’Yves Citton, qui a récemment consacré un livre au geste pour ouvrir le champ plus vaste d’une archéologie des médias, tienne encore tant que cela à l’idée d’interprétation. Il faudrait lui laisser ici la parole.

17Pour ce qui me concerne, puisque j’ai aussi écrit sur la lecture, je crois que je suis bien de ma génération, puisque j’ai tenté d’inscrire la question de la lecture dans un arc esthétique plus vaste, qui mène de l’expérience à l’usage, et dont je dois la première formulation à Ricœur13. Je me suis d’abord efforcée de considérer la lecture comme une conduite esthétique ; c’est-à-dire de m’éloigner du vocabulaire sémiologique au profit d’un vocabulaire pratique, hérité de l’anthropologie : non une activité de déchiffrement close sur elle-même, et qui viserait la fin du livre ; mais effectivement une question d’expérience, de pratique attentionnelle, de perception, de gestualité, de rythme, d’insertion du sujet sensible dans le temps et l’espace, qui prend place dans le long cours d’une existence, et qui se trouve relancée et cumulée de livre en livre. Proust m’y a aidée, de même que toutes les descriptions phénoménologiques de ce que c’est que faire l’expérience d’une forme. C’est l’exploration d’un retranchement, d’états de conscience, de passage des frontières du moi, de façons dont le sujet se laisse traverser par des modèles, d’un effort par lequel il les rejoint.

18J’ai voulu réfléchir en cela à ce que la lecture atteint ou peut atteindre chez le lecteur ; cela impliquait de prendre au sérieux l’échelle des individus : la lecture arrive à des individus, requiert des individus qu’elle engage dans un corps à corps avec des formes, et met en jeu, en chacun, son propre devenir. Lorsque l’on entend le mot « individu » on a tendance à songer à son autonomie, son originalité, sa séparation. Ce n’est pas ce que je voulais viser ; ce qui m’intéressait était ce que les philosophes et les anthropologues appellent l’individuation, qui ne désigne pas un triomphe de la personne, mais le processus de façonnement d’une singularité, quelconque ; un processus fait de déséquilibres et de rééquilibrages, d’aventures et de pertes, où l’individuation ne va pas sans désindividuation. Autrement dit : non pas la lecture comme expérience subjective, encore moins comme registre individualiste, mais la lecture comme expérience subjectivante et désubjectivante.

19Je me suis efforcée, comme d’autres, de comprendre cette dynamique, inscrite dans un temps long ; mais il m’importait aussi de ne pas séparer l’interrogation sur les gestes mentaux ou affectifs, ou sur les conduites d’appropriation ou de refiguration, de ne jamais les séparer donc d’une attention aux formes du dire, et à l’altération intérieure qu’elles supposent. « Je n’ai d’allié que le texte dans sa difficulté », disait Jean Bollack ; ce qui m’y intéresse n’est pas tant l’idée, sévère et bien connue des philologues, de « difficulté », mais le fait que ce soit dans sa difficulté que le texte soit « mon allié ». Cela implique par exemple à mes yeux de présenter la lecture comme quelque chose de tout autre qu’une activité de comblement de lacunes : je ne crois pas que nous ayons essentiellement affaire dans les textes à des blancs, à des vides ou à des indéterminations, à quelque chose qui attend notre sur-activité et notre pouvoir de comblement, mais avant tout à des pleins, à des énoncés à rejoindre et dont trouver l’emploi, à des formes plus fortes que nous (non au sens où elle constitueraient des monuments, inertes, mais parce qu’elles nous arrivent comme des événements, avec leur densité et leur charge temporelle) ; des formes à la singularité desquelles, à l’altérité parfois considérable desquelles ils nous faut faire véritablement place en nous-mêmes ; cela suppose un déplacement, un déphasage, l’acquiescement à un soulèvement donc, qui est à la fois pratique du texte et pratique de soi, et cela suppose l’attention à des singularités de langage prise une à une. Pour ma part, je n’ai donc pas exactement fait de mes hypothèses sur la lecture un parti pris sur l’interprétation, mais un parti pris sur ce qui m’est apparu comme le cœur de l’activité de lecture : le corps-à-corps entre un individu et des formes, des formes singulières, telles ou telles, des formes comme ça.

20Cela m’a enfin conduite à des réflexions sur l’articulation entre les formes littéraires et les formes de la vie. J’ai en effet voulu réinscrire la lecture dans un espace plus large, celui d’une stylistique de l’existence. Il ne s’agissait pas, avec cette formule, de revenir à l’horizon dandy, un peu snob et souvent complaisant, d’un « devenir-œuvre » de la vie, où l’existence individuelle serait guidée par les mêmes exigences que l’art ; mais d’affirmer que toute vie est indissociable de ses formes, de ses rythmes, de ses manières, de ses gestes, de son « allure » comme le disait tout autrement Canguilhem, et qu’il y va de son sens. La lecture m’apparaît comme un cas particulier de cette conviction qu’une vie ne saurait être séparée de ses formes. Mais c’est un cas très particulier. Car dans la lecture, cette façon qu’a chaque vie de prendre tournure est suspendue à d’autres formes, à des phrases parfois très anciennes, ou très éloignées ; un lecteur est alors un style qui en regarde d’autres, soumis à des rencontres surprenantes, à un débat permanent avec d’autres formes. L’articulation entre les sujets et les formes est infinie ; pour moi c’est elle qui fait l’extraordinaire de l’opération de lecture. Une vie de lecteur peut devenir une variation sans paix du sujet sur ses possibilités, ses limites, où il engage son existence en la dégageant, dans la façon qu’il a de se suspendre à des formes extérieures, partageables, impropres. Et saisir ces rencontres implique une plongée dans des phrases singulières. Cela suppose d’accepter de regarder la littérature comme un art de la parole, un engagement de formes de langage, et de refuser de séparer une expérience littéraire de la précision de ses phrases (hériter du moment poétique de notre discipline, donc). Barthes trouvait dans les phrases littéraires un « codex de nuances », et mettait en garde contre ce qu’il y a, dans la civilisation des médias, de refus agressif de la nuance. C’est cette sensibilité à ce qu’engagent les formes, prises une à une, manières de dire, manières de vivre, qui m’a importée.

21Ce qu’engagent les formes ; ce qu’elles peuvent. J’en ai trouvé un exemple fort, et presque a contrario chez Rancière. A contrario, parce que Rancière est le grand penseur de l’appropriation. La pensée littéraire de Rancière vise directement une pratique d’émancipation individuelle, et sa réflexion est dirigée explicitement contre les figures d’interprètes ; c’est un éloge des conduites d’appropriation, du « rendre disponible ». La Parole muette décrit une structure d’entre-disponibilité des corps et des énoncés, ouverte par le régime démocratique, et en quelque sorte allégorique de ce régime14. La littérature moderne repose pour Rancière sur cette rencontre de disponibilités (qu’avait aussi décrite Platon) : des phrases errent dans l’expérience des lecteurs, des lecteurs font leur chemin parmi les phrases. La littérature est conçue comme une vaste parole, qui offre la chance d’occuper une position de sujet ; mais c’est une parole déliée, à la fois « bavarde » et « muette », sans leçon déterminée et sans garant, orpheline, sans père vivant pour en fixer le sens et la défendre ; un ensemble de phrases sans destinataires privilégiés, fragments de langage errants. Et les lecteurs, corps sans propriétés et sans destination eux aussi, s’en emparent sans critère, sans légitimité, sans devoir de justification, toujours prêts à élever ces morceaux de littérature au rang de vérité. Ils s’affairent à accueillir et à détourner ces fragments, se laissant activement dévier des circuits sociaux déterminés, se laissant conduire là où sera leur liberté, là où leur liberté se prouvera : « L’homme est un animal politique parce qu’il est un animal littéraire, parce qu’il se laisse détourner de sa condition naturelle par le pouvoir des mots »15. Rancière figure volontiers cette entre-disponibilité par l’image de « l’île du livre » : une île où l’on peut aborder depuis partout, où l’on peut aussi bien ne pas aborder, allant de l’une à l’autre, et revenant à soi.

22Les phrases littéraires s’en vont donc parler à n’importe qui sans s’inquiéter de savoir à qui il convient de parler ; et les lecteurs se les réapproprient sans critère. Rancière accentue ici un enjeu politique, la promesse d’une subjectivation en acte où les lecteurs peuvent refuser leur condition, défaire les attelages ordinaires des mots et des positions sociales, déjouer la distribution préétablie des phrases et des corps (la convenance, le « comme il faut »). Emma Bovary est l’héroïne un peu exorbitante de cette pensée : « La dénonciation des séductions de la ‘‘société de consommation’’ fut d’abord le fait des ces élites saisies d’effroi devant les deux figures jumelles et contemporaines de l’expérimentation populaire de nouvelles formes de vie : Emma Bovary et l’Association Internationale des Travailleurs. Bien sûr, cet effroi prit la forme de la sollicitude paternelle à l’égard des pauvres gens dont les cerveaux fragiles étaient incapables de maîtriser cette multiplicité. Autrement dit, cette capacité de réinventer les vies fut transformée en incapacité à juger les situations »16. L’analyse manifeste une immense confiance dans le pouvoir émancipateur des conduites d’appropriation, et dans son caractère direct, souverain, non médié. On imagine bien que pour l’auteur du Maître ignorant, cette circulation implique le contraire d’une position de maîtrise : Rancière oppose l’appropriation aux interprétations, en l’occurrence aux lectures savantes dont il trouve l’exemple dans l’entreprise d’Althusser, avec Lire le capital : entreprise de démystification, qui postulait une aliénation a priori de lecteurs que le commentateur aurait pour tâche de déniaiser. Il faut, au contraire, dit Rancière, supposer le sujet « non-idiot ».

23Le geste d’appropriation qu’il décrit est avant tout une opération de découpage, de montage et de réénonciationde phrases : des énoncés sont extraits, rendus disponibles, projetés dans un nouveau contexte, conjugués au présent, attelés à d’autres pour composer une vocalisation individuelle qui devient la trame même du sujet. La lecture est ici « la mise en œuvre d’une écoute, d’une sensibilité à des voix multiples », qui engage essentiellement une activité de réénonciation. Cette politique de la lecture s’appuie surtout sur une réinteprétation de l’appareil de l’énonciation littéraire, et de la libération supposée inhérente à la polyphonie littéraire, telle que l’a posée Bakhtine17. Toutes ces réflexions sur la lecture convergent autour de cette restitution des phrases à un événement de parole, au fait que le lecteur parvienne à occuper, à réoccuper la position de sujet. Il s’agit au fond de ne pas considérer que les uns ont le « discours » émancipé et les autres la simple « voix » qui révèlerait leur condition, que les uns ont la parole – la parole en acte et singulière – et les autres le pâtir. Une réénonciation, donc, Rancière appelle cela un « rephrasage », un montage de fragments qui semble faire l’économie du corps-à-corps interprétatif et surtout l’économie de toute force intentionnelle autre que celle du lecteur ; dans LeMaître ignorant, le livre lui-même est d’ailleurs rendu indifférent : celui-ci ou un autre, n’importe lequel ferait l’affaire, l’essentiel étant d’entrer dans une opération de traduction et dans un espace de subjectivation.

24En lisant un entretien accordé par Rancière, il m’a semblé voir remonter, comme en direct, une phrase préférée, et se déployer au présent cette opération de réénonciation et de rephrasage. Cette phrase, c’est le « je pense à vous » qui ouvre « Le cygne » de Baudelaire (« Andromaque, je pense à vous… »). Elle est extraite du grand poème baudelairien du « voir comme », du « voir en ». Dans ce bref entretien, Rancière explique quelle disposition énonciative, sensible et morale ce « penser à » incarne (allégorise) pour lui. Par ce vers Andromaque ne revient pas à la vie mais dans la vie, dans la matière des choses et des mots. Commentant le matérialisme implicite du vers et l’opposant à un certain idéalisme mallarméen, Bonnefoy observait déjà : « Baudelaire ne crée pas cette Andromaque, il “pense” à elle, et cela signifie qu’il y a de l’être hors de la conscience et que ce simple fait vaut bien plus, dans sa donnée hasardeuse, que la demeure d’esprit »18 ; Rancière rend hommage à ce commentaire de Bonnefoy, un commentaire qui l’a mis sur la voie d’une certaine manière de s’approcher du singulier tout en refusant les prestiges de la présence : penser à, une manière de traiter le monde et les choses, dans le maintien d’une distance pensante et pensive. Et à son tour, Rancière reconnaît et trouve chez Baudelaire le phrasé sensible, la décision expressive et la disposition figurale d’une certaine régulation de la distance intersubjective et des places individuelles, une forme de l’expérience ou plus précisément une forme de l’attention qui convient à son éthique, la dit, la prophétise. Il découpe le vers, le réénonce, et le remet en phase avec une autre réalité en le citant : catapulté dans l’ordre politique, le fragment désigne son propre rapport aux « prolétaires » et lui en enseigne la formule. Et plus encore qu’à la pensée d’Andromaque, Rancière pense sans doute aux pensées qui suivent cette première pensée et qui en prolongent la disposition jusqu’à le faire aborder exemplairement à l’île des vers : « Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique / Piétinant dans la boue, et cherchant, l’oeil hagard, / Les cocotiers absents de la superbe Afrique », à « quiconque a perdu », « Je pense aux matelots oubliés dans une île, / Aux captifs, aux vaincus !… à bien d’autres encor ! ».

25À l’évidence, ce rephrasage de Baudelaire n’est pas seulement une réénonciation. Si elles s’exagèrent peut-être le caractère automatiquement émancipateur des lectures, c’est sans doute parce que les pensées de l’appropriation laissent concevoir la lecture comme une rencontre directe, sans médiation19 (sans maître, sans modèle), entre le lecteur et le livre – tout interprète, ici, est une cible, assimilé au « lecteur professionnel », un peu comme chez Bourdieu. Cela conduit à faire l’économie de la description de la lecture appropriante et de ses difficultés, qui suppose pourtant, comme le montrent les propres lectures de Rancière, une fidélité tendue au texte, une activité d’explication, une entrée en débat avec la force d’un sens. Certes, dans la simple citation de cet éclat de vers, dans sa vocalisation, il s’agit d’abord de retrouver la position de sujet – de sujet hospitalier, hospitalier à force d’imagination. Mais Rancière accomplit en fait tout un travail herméneutique sur un événement de langage inédit, un travail complexe : il évalue et module une situation morale nouvelle à partir d’un dispositif précis donné dans la parole ; et avec Bonnefoy il s’est donné une sorte de guide (de maître, d’interprète) dans cette tâche et ce ralentissement de l’attention. Sa lecture touche au fond moins ici à la question de la voix qu’au dégagement d’une véritable idée, c’est-à-dire à la compréhension d’une puissance figurale et sémantique généralisable, citable, inédite, qui repose sur un travail herméneutique complexe : paraphrase, explicitation patiente, mesure des déplacements opérables, qui ne requiert pas seulement un montage de disponibilités mais une véritable activité dans la figure (en l’occurrence, dans l’apostrophe et dans la disposition à une forme subtile d’allégorie), bref dans la construction de la signification. Rancière ne reconnaît pas seulement chez Baudelaire et grâce à Bonnefoy son propre souci, il le resymbolise, il y trouve les ressources d’une forme généralisable d’attention et de nomination.

26C’est un peu plus (et un peu mieux) donc qu’un geste d’appropriation : c’est un effort à l’intérieur d’une singularité, la réélaboration d’un sens pratique à l’échelle d’une phrase qui a arrêté le lecteur et exercé sur lui une force. En disant cela, c’est-à-dire en disant que ce qu’il faudrait affirmer chez tous ce n’est pas seulement un droit à l’appropriation mais aussi un droit à l’effort du sens, je ne cherche pas à penser en termes de « limites de l’interprétation », à suggérer qu’il faudrait imposer des critères à l’actualisation – comme si l’on pouvait et comme s’il fallait aligner des barrages ou des digues face au caractère irrépressiblement évocateur des phrases, c’est-à-dire à la force des textes. Au contraire, je crois que c’est de cette force qu’il faut rendre compte : je ne cherche pas à opposer l’interprétation à l’usage, mais à affirmer que c’est dans l’acquiescement à la difficulté de la tâche interprétative que l’on peut libérer des capacités d’actions, des promesses d’expériences, des idées de conduites. Une tâche interprétative en effet, car il s’agit de ne pas homogénéiser trop vite les aspects d’une expérience différenciante, et surtout, ne pas fonder immédiatement en soi-même le principe d’unité d’une œuvre qui est forcément déphasante, difficile, qui a risqué une intention sémantique autre que la mienne. Il n’y a pas seulement des corps et des énoncés, entre-disponibles, il y a aussi « l’invincible du dire », et par conséquent une tâche interprétative accomplie par un sujet vigilant qui sait bien, comme disait Valéry, que « la forme coûte cher ». Il faudrait en appeler à une sorte de stoïcisme critique20, qui suppose de commencer par acquiescer à l’exercice d’une force, à la puissance d’emportement dont parlait Barthes : « la forme m’a eu ».

27Contre l’uni-directionnalité des pensées de l’empowerment, on peut ainsi aimer et accentuer l’ambivalence d’un effort accompli aussi « contre soi », et y soutenir quelque chose comme un appel. C’est l’exigence de comprendre qu’il y a vraiment là un autre, un autre que le lecteur, un autre pris dans son propre acte de différenciation, qui ressemble au lecteur et le déphase, qui le secourt et le menace. Si je ne reçois pas l’œuvre comme quelque chose d’autre, comme un véritable processus de singularisation qui exige de moi un effort d’altération, c’est autant de perdu pour mon propre devenir. Je perçois bien que ce n’est pas là une conclusion réelle, engagée et satisfaisante sur l’interprétation ; mais cela rencontre la culture herméneutique dans le désir d’une attention à la singularité des formes et à l’ancrage individuel du sens ; une attention à ce que peuvent les formes, à tout ce que peuvent toutes les formes, aux orientations sémantiques et pratiques des phrases, à la vie des styles.