Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Le catalogue des livres imaginaires
Fabula-LhT n° 13
La Bibliothèque des textes fantômes
Richard Saint-Gelais

La lecture des œuvres imaginaires : enjeux et paradoxes

« étonnante imagination que celle qui concevrait la possibilité de remplir ces places ! »

Charles Nodier1

Manières de ne pas être

1Les lecteurs du Chiendent de Queneau n’ont sans doute pas oublié le morceau de bravoure que constitue, au chapitre sixième, la méditation philosophique de Saturnin Belhôtel sur l’être et le « nonnêt’ » :

Mais ça encore c’est rien ; elle [la philosophie] a oublié c’qu’est le plus important, les différents modes de ne pas être. Ainsi une motte de beurre, j’prends l’premier truc qui m’passe par l’idée, une motte de beurre par exemple, ça n’est ni un caravansérail, ni une fourchette, ni une falaise, ni un édredon. Et r’marquez que c’mode de ne pas être, c’est précisément son mode d’être. J’y r’viendrai. Y en a encore un autre mode de ne pas être ; par exemple, la motte de beurre qu’est pas sur cette table, n’est pas. C’est un degré plus fort. Entre les deux, il y a le ne-plus-être et le pas-encore-avoir-été. Chaque chose détermine comme ça des tas de nonnêt’2.

2L’audace de ce fragment de philosophie en français populaire n’est évidemment pas passée inaperçue, mais c’est plutôt son insistance sur la diversité des modes d’inexistence qui retient mon attention au moment de réfléchir sur quelques propriétés curieuses des « bibliothèques fantômes », bibliothèques dont tous les rayonnages ne sont pas peuplés des mêmes genres d’absents. Comme la motte de beurre qui connaît plusieurs « modes de ne pas être », les textes (et les fictions qu’ils déploient) n’échappent pas toujours de la même façon à notre désir de les lire.

3Mon intérêt pour les ruminations de Belhôtel est accru par le fait que sa méditation sur le nonnêt’ prend elle-même place au sein... du monde imaginaire d’un roman : si cela, j’en conviens, n’entame en rien sa valeur philosophique (et cela, déjà, nous fait toucher du doigt une particularité curieuse de la fiction), ce redoublement de l’inexistence, à la fois énoncée et énonciative, n’en condense pas moins quelques-uns des problèmes sur lesquels je me pencherai, moins par prédilection pour les curiosités littéraires que dans l’espoir de mieux comprendre ce qu’on pourrait appeler l’étagement de la fiction.

4Des diverses façons d’inexistence, en effet, celle qui m’occupera ici repose sur la fiction : non pas, donc, l’inexistence des œuvres désormais perdues, ou de celles que des écrivains ont envisagées sans les rédiger, mais de celles dont la réalité n’est établie que dans les limites du cadre imaginaire mis en place par d’autres œuvres, bien concrètes celles-là : les étonnants romans d’Herbert Quain dont Borges, qui les invente, feint de rendre compte3 ; les autres biographies d’Andrew Marbot contre lesquelles s’écrit celle de Wolfgang Hildesheimer4 ; ou encore The King in Yellow, l’inquiétante pièce de théâtre imprudemment lue par quelques personnages du recueil éponyme de Robert W. Chambers5. Si ces ouvrages ne peuvent pas davantage être lus que la seconde partie de la Poétique d’Aristote ou les Fragments d’un Ninipotch de Perec6, il apparaît immédiatement que les raisons de cette impossibilité ne sont pas les mêmes de part et d’autre : contingentes d’un côté (la Poétique aurait pu être préservée dans son entièreté ; Perec aurait pu mener à terme son Ninipotch), ces raisons sont, côté fiction, statutaires et donc en principe sans appel. L’existence de la biographie de Marbot publiée en 1888 par Frederic Hadley-Chase ne relève pas du possible, mais bien de la fiction : cela ne la soustrait pas de la même manière à notre investigation. Cette distinction est l’un des corollaires du refus de confondre mondes possibles et mondes fictifs7. Les états de choses (et parmi eux les ouvrages) possibles découlent, ou auraient découlé, d’états de choses réels ; les états de choses (et les ouvrages) fictifs sont instaurés par des dispositifs textuels régis par le principe d’incomplétude, selon lequel les « domaines indéterminés de la fiction », pour reprendre la formule de Lubomir Doležel, nous sont inaccessibles pour des raisons ontologiques et non épistémiques8. Admettre ce partage ne doit certes pas nous empêcher de reconnaître que les textes disparus, possibles ou fictifs ont en commun de se manifester à nous à travers les textes (réels) qui les mentionnent, parfois même les citent, et sur lesquels repose notre connaissance, aussi mince soit-elle, des uns et des autres : ce sont bien ces textes-là, et ceux-là seuls, qui s’offrent à notre lecture. À prime abord, ce déplacement d’accent des entités vers les discours ne simplifie pas la tâche du typologue, car il met à égalité œuvres disparues et œuvres imaginaires, réduites les unes comme les autres à n’être que l’objet (évanescent) de mentions (métatextuelles) ou de citations (intertextuelles)9. La solution, pour maint théoricien de la fiction, consisterait ici à distinguer, parmi ces allusions et ces citations, celles qui ont un caractère référentiel (et qui sont donc passibles de jugement de vérité : engageant la responsabilité de leurs énonciateurs, elles peuvent — du moins en principe — être déclarées véridiques ou mensongères, fidèles ou erronées) et celles qui relèvent de la fiction et qui ne peuvent par conséquent faire l’objet de jugements — de sorte qu’on ne saurait, par exemple, récuser les affirmations d’« Examen de l’œuvre d’Herbert Quain » à propos de The God of the Labyrinth, alors qu’il n’est pas impensable qu’une enquête minutieuse parvienne à remettre en question tel commentaire sur un ouvrage perdu d’Ælius Aristide.

Effets en trompe-l’œil

5Sitôt circonscrit, cependant, le domaine des œuvres imaginaires semble devoir être segmenté car, si l’on observe que bon nombre d’allusions à de telles œuvres figurent en des pages incontestablement fictionnelles10 (par exemple La Piqûre mystérieuse, feuilleton policier rédigé par trois jeunes personnages de La Vie mode d’emploi11), d’autres en revanche, comme les commentaires sur les romans d’Herbert Quain ou les critiques de la biographie d’Andrew Marbot publiée par Hadley-Chase, appartiennent à des textes, ceux de Borges et de Hildesheimer, dont la fictionnalité n’est pas immédiatement perceptible et dans lesquels je verrais l’équivalent littéraire du trompe-l’œil pictural12. Certains dispositifs sont particulièrement retors à cet égard. Les principaux sont sans contredit l’affichage paratextuel13 et la mimesis formelle, à savoir la reproduction des traits discursifs, énonciatifs et même typographiques de genres réputés non fictionnels, la critique littéraire et la biographie14. Profitant de l’assimilation commune de la fiction au récit, les pseudo-recensions de Borges et la pseudo-biographie de Hildesheimer se démarquent du second pour mieux occulter leur appartenance au premier et, par voie de conséquence, la fictivité des ouvrages dont ils traitent. À cette stratégie d’ensemble s’ajoutent diverses tactiques ponctuelles. Le narrateur de Marbot annonce la réédition prochaine d’Art and Life que le jeune esthète britannique aurait publié en 1834 et depuis longtemps épuisé ; ailleurs, il signale qu’Herman Grimm aurait envisagé d’écrire un essai sur Andrew Marbot15 : le moindre des paradoxes n’est pas que ces (allusions à des) textes fantômes contribuent, non moins que le sertissage de l’existence d’Andrew Marbot dans la vie culturelle de son époque, à accréditer l’entreprise confondante d’Hildesheimer. Borges incruste lui aussi ses écrivains fictifs dans des contextes littéraires reconnaissables — L’approche d’Almotasim, roman de Mir Bahadur Ali, aurait été réédité par Victor Gollancz avec une préface de Dorothy Sayers ; Herbert Quain aurait eu droit à une brève notice nécrologique du Times Literary Supplement ; Pierre Ménard aurait polémiqué avec Valéry16 — et, plus subtilement peut-être, ne manque pas d’égratigner ici et là ces écrivains (« Pauvre érudition que celle d’Herbert Quain » ; « Mir Bahadur est incapable de se soustraire à la plus grossière des tentations de l’art, celle de jouer au génie »), quand il ne s’en détourne pas, à la manière d’un essayiste pour qui la recension d’un ouvrage devient le tremplin de réflexions plus générales sur la métempsycose, la combinatoire ou l’art de la lecture anachronique. Là où une attention trop soutenue aurait pu vendre la mèche, ce désintérêt (relatif, au demeurant) contribue discrètement à l’effet en trompe-l’œil.

6On ne s’étonnera pas, au vu de dispositifs aussi soigneux, que certains lecteurs aient été abusés au point de tenter d’obtenir certaines de ces œuvres imaginaires, qu’ils tenaient vraisemblablement pour des œuvres difficilement accessibles17. Si la tentation est forte de taxer ces lecteurs de crédulité, on ne peut exclure que certains aient cherché à en avoir le cœur net, aient été mus par le désir que ces œuvres existent, ou même se soient prêtés à une manière de fiction au second degré, en se mettant en quête d’un ouvrage qu’ils savaient (ou soupçonnaient d’être) imaginaire18.

7On voit que la frontière entre discours référentiels et fictionnels est moins nette que d’aucuns pourraient le souhaiter. On voit, aussi, que la réception des dispositifs qui contribuent à la brouiller est loin de se réduire à un problème de véridiction. Les dispositifs qui mobilisent des ouvrages imaginaires en vue de produire des effets en trompe-l’œil misent de toute évidence sur ces deux facteurs. Ce qui ne veut pas dire que tous ces dispositifs soient intentionnels ; certains parmi les plus intéressants ne le sont apparemment pas et témoignent du phénomène d’emballement qui accompagne tendanciellement ces ouvrages. Soit le cas à bien des égards étonnant (mais peu commenté, à ma connaissance, par les théoriciens de la fiction) du Necronomicon. Ouvrage attribué à Abdul Alhazred (surnommé « l’Arabe dément »), le Necronomicon est un traité de démonologie rédigé au viiie siècle que les autorités tant religieuses que politiques se sont acharnées, depuis, à faire disparaître, de sorte que seules quelques bibliothèques et collections privées en posséderaient les rares exemplaires. Mais on peut aussi le décrire ainsi : le Necronomicon est un ouvrage mentionné dans plusieurs contes d’épouvante d’Howard Phillips Lovecraft dont les protagonistes consultent ce livre, encourant dès lors les plus grands risques puisque les formules magiques qu’il recèle permettent d’invoquer des créatures repoussantes venues du fond des âges. Mentionné dans des récits ostensiblement fictionnels, le Necronomicon ne doit-il pas être assigné à la même catégorie que La piqûre mystérieuse, celle des textes dont le caractère imaginaire ne devrait pas faire de doute ? Tel n’est apparemment pas le cas : d’assez nombreux lecteurs, des années 1930 jusqu’à aujourd’hui, ont accordé foi aux références de Lovecraft et de ses continuateurs à l’ouvrage interdit.

8Ne nous empressons pas de tenir pour des illuminés ces lecteurs motivés par d’excellentes raisons qu’ils partagent avec des lecteurs peu suspects de naïveté19. La première, sur laquelle j’aurai l’occasion de revenir, est la multiplicité même de ces mentions, d’autant plus qu’elles sont le fait d’auteurs différents ; la transfictionnalité se fait ici le tremplin d’un incontestable effet en trompe-l’œil. La seconde raison est plus générale : elle consiste à rappeler que d’indubitables romans mentionnent des œuvres qui n’ont rien de fictif : Emma Bovary lit Paul et Virginie ; l’Autodidacte de La Nausée évoque Gil Blas, etc. Ces deux facteurs, on le pressent, sont convergents : ils tendent à confirmer l’inscription du Necronomicon dans une encyclopédie culturelle dont la portée s’étendrait au-delà des textes qui y renvoient. Ces références littéraires peuvent ainsi être rapprochées de ce que Michel Foucault désigne par la formule parlante d’arrière-fable, en l’occurrence le « discours immigrant » du savoir, « sans support ni point d’origine, venant d’un ailleurs indéterminé et surgissant à l’intérieur du texte par un acte de pure irruption20 ». Ce discours se donne, ou est lu, comme en lisière de la fable, en une position et avec un statut qui le préserveraient des jeux de la fiction. Les allusions, dans une œuvre, à d’autres œuvres ou auteurs s’offrent ainsi à une lecture qui n’est pas tout à fait celle, toujours en quelque manière consciente de la fictionnalité, que nous faisons du récit au sens restreint : le lecteur qui reconnaît le caractère imaginaire des personnages de Lovecraft et de leurs démêlés avec des créatures terrifiantes ne pourra s’empêcher de se demander si l’ouvrage compulsé par ces malheureux ne serait pas aussi réel que, disons, la Démononamie des sorciers de Jean Bodin.

9Comme maints autres, ces lecteurs adoptent ce qu’il est convenu d’appeler une posture ségrégationniste en admettant la présence au sein de la fiction d’enclaves référentielles, bribes d’un discours (souvent géographique ou historique, bibliologique ici) dont la validité ne serait pas dépendante de celle du récit qui les accueille21. Or ces enclaves peuvent être simulées : rien n’empêche un écrivain d’inclure dans son récit, comme le fait Balzac, des « [n]oms de personnages inventés [...] et cités par lui (comme s’ils avaient été incorporés à la mémoire commune et pouvaient être invoqués au même titre que les noms légendaires ou bibliques)22 ». La difficulté consiste à formuler les critères qui permettraient de distinguer celles de ces références qui invitent malgré tout à une lecture fictionnelle de celles qui relèvent de l’érudition imaginaire. Les calculs interprétatifs, ici, sont d’autant plus complexes qu’ils mettent en jeu des facteurs à la fois textuels (la manière dont ces références sont insérées) et encyclopédiques, liés aux connaissances des lecteurs. Il est difficile, par exemple, de prévoir l’effet que produiront les références à l’œuvre du philosophe De Selby, notes infrapaginales bibliographiques à l’appui, qui parsèment le roman The Third Policeman de Flann O’Brien23. L’incongruité de la présence de notes en bas de page dans un roman, et l’allure rapidement onirique de ce dernier, alerteront sans doute plusieurs lecteurs, sans qu’il soit exclu que d’autres prêtent au moins provisoirement foi à ces références, précisément en raison du sérieux affecté par ce mode de présentation. La notoriété dont est censé jouir ce philosophe risque toutefois de faire pencher la balance, pour peu que le lecteur prenne la peine — tous ne le feront évidemment pas — d’ouvrir quelque dictionnaire de philosophie où force sera de constater son absence.

10Les choses se passent un peu différemment lorsque auteur et ouvrage sont donnés comme obscurs. À la différence des références à la statue de la Liberté, à la Seconde Guerre mondiale ou à Paul et Virginie, les mentions du Necronomicon renvoient à des objets dont la réalité ne peut être aisément vérifiée : réputé rarissime et donc difficile d’accès, l’ouvrage d’Alhazred a quelque chose d’insaisissable, ce qui contribue bien évidemment au mythe qui l’entoure — en même temps que cela a permis de perpétuer durablement l’incertitude sur son statut. On sait que le motif des manuscrits introuvables joue un rôle stratégique dans le mécanisme de la supposition d’auteur24. Échappant aux tentatives communes de vérification, ces auteurs, leurs manuscrits et leurs autres ouvrages peuvent dès lors être situés par les lecteurs aux franges de leur encyclopédie, en cette zone où l’absence de mentions antérieures s’expliquerait par leur ignorance à leur sujet.

Sortilèges de la fiction

11Mais, redisons-le, il ne s’agit pas ici que de valeur de vérité : c’est bien de désir qu’il est question ici — un désir qui, chez plusieurs sans doute, coexiste tant bien que mal avec le soupçon que rien de tout cela n’existe vraiment. Les caractéristiques attribuées au Necronomicon, livre maudit et doté de pouvoirs apparemment surnaturels, n’y sont manifestement pas pour rien ; souhaiter mettre la main sur lui, ce peut être espérer entrer en contact, par son intermédiaire, avec un plan de réalité énigmatique. Je ne crois pas pour autant que le Necronomicon, pour ces lecteurs, se réduise à un instrument que d’autres moyens, s’ils existaient, pourraient remplacer. Si cet ouvrage fascine, c’est aussi en ce qu’il reproduit et exacerbe, à hauteur de diégèse, le dispositif même du récit de fiction, qui jette un pont entre le monde où on le lit et le monde habité par ses personnages ; le Necronomicon fait de même, récursivement, entre le monde fictif de base, grosso modo réaliste, et un monde second, caché et inquiétant. Vouloir (lire) le Necronomicon, en ce sens, c’est céder à un envoûtement qui ne se limite pas au contenu de la fiction, mais qui s’étend à l’idée même d’interface. Le fantasme d’un accès à une autre réalité ne doit certes pas être sous-estimé. Mais il ne me paraît pas indifférent que ce fantasme soit précisément lié à la figure du livre — en l’occurrence, un livre exemplaire qui réaliserait sur un plan ontologique ce que celui parcouru par le lecteur ne peut, comme tout ouvrage de fiction, effectuer que sur un plan cognitif : instaurer des êtres et des états de choses. Vouloir posséder et lire le Necronomicon, c’est souhaiter que ce que la fiction fait exister à l’intérieur de ses limites ne soit pas circonscrit à cet espace — sans toujours réaliser que ce souhait esquisse une autre fiction. C’est, du coup, reconnaître aux contes de Lovecraft une performativité paradoxale, puisque inférieure à celle de cet ouvrage autrement puissant, dont en même temps on pressent qu’il ne doit son existence — et ses pouvoirs présumés — qu’à ces contes. Le même raisonnement s’applique à cette forme atténuée de la performativité qui porte sur les effets mentaux : le Necronomicon est en mesure de plonger qui le lit dans une terreur dont les contes de Lovecraft ne sont censés donner qu’une faible idée25. Il partage ce dernier trait avec The King in Yellow, que Lovecraft connaissait et dont il a intégré certains éléments à la mythologie mise en place dans ses propres récits. Là encore, les ouvrages imaginaires poussent à leur limite les qualités reconnues aux œuvres effectives : la frayeur suscitée par ces dernières donne la mesure de celle, autrement intense, que l’on imagine éprouver à la lecture des livres auxquels ils font allusion.

12On fera valoir que tous les ouvrages imaginaires ne se voient pas attribuer, tant s’en faut, de tels effets, qu’ils soient factuels ou mentaux. Certes, et d’ailleurs ni Borges ni Hildesheimer ne mettent en scène des lecteurs des œuvres de Herbert Quain ou de la biographie de Hadley-Chase (leurs textes ne sont pas des récits), ce qui n’empêche pas, bien au contraire, ces ouvrages imaginaires d’être relégués à un pur arrière-plan littéraire ou culturel d’où certains lecteurs pourront vouloir les tirer. Tout indique cependant que le motif de l’œuvre introuvable, disparue ou occultée s’accompagne volontiers d’une description de ses effets présumés. C’est ainsi, par exemple, que le narrateur des récits policiers de Conan Doyle, le docteur Watson, évoque dans « Le Pont de Thor » et plus nettement encore dans « La pensionnaire voilée »26 le scandale qui résulterait de la divulgation de certaines enquêtes de Sherlock Holmes (que l’holmésologie désigne sous l’appellation « unchronicled cases »). Cette crainte du scandale vise évidemment à justifier l’inexistence publique de ces écrits, tout en suscitant la curiosité des lecteurs — curiosité qu’accroissent certains détails que Watson laisse échapper : quelle intrigue pourrait bien réunir un politicien, un phare et un cormoran ? Du mystère relaté par les récits, on passe donc au mystère à propos des récits ou, si l’on préfère, à une promesse de mystère policier qui produit, en tant que promesse, ses propres effets de fascination. Ces effets ne sont assurément pas de même nature que ceux suscités par les allusions au Necronomicon ou à The King in Yellow : l’appartenance des unchronicled cases à la fiction holmésienne (ou plus exactement à ses franges virtuelles) ne fait aucun doute aux yeux des lecteurs. Cela n’empêche visiblement pas plusieurs de ces derniers de les faire basculer, par jeu, dans la référentialité, en se complaisant à imaginer le contenu de la malle de service en fer-blanc où Watson aurait déposé ses notes et récits inédits — tout comme d’autres, et parfois les mêmes, arpentent Baker Street à la recherche (vaine, et sue telle) du 221B où Holmes et Watson auraient résidé. Il ne s’agit pas alors d’ignorer (ou de nier) la fictivité des textes fantômes, comme le font certains lecteurs de Lovecraft, mais bien de jouer à tenir cette fiction pour extensible au point de jouxter — mais de jouxter seulement — la réalité27.

Matérialisation de quelques fantômes

13Ce fantasme d’un passage de la fiction à la réalité a lui-même été ressaisi par des fictions célèbres, celles de don Quichotte ou d’Emma Bovary, mais aussi, plus près de nous, dans un roman policier écrit dans l’orbite de Sherlock Holmes28. Mais il l’a aussi été au sens fort, lorsque des écrivains se sont avisés que des textes imaginaires pouvaient très bien, avec leur aide, accéder à l’existence. Si les œuvres de Herbert Quain sont toujours absentes des rayons de nos bibliothèques, on y trouve en revanche quelques versions du Necronomicon29 et de The King in Yellow30, plusieurs des unchronicled cases de Holmes, sans compter Venus on the Half-Shell, roman du prolifique auteur de science-fiction Kilgore Trout qui figure, à titre d’alter ego ironique, dans plusieurs romans de Kurt Vonnegut, notamment dans God Bless You, Mr. Rosewater où l’on peut lire un extrait de Venus on the Half-Shell31.

14Le statut de ces textes n’est pas aisé à déterminer. On peut, dans un premier temps, être tenté de distinguer les entreprises ludiques des mystifications pures et simples, à l’instar de l’article Wikipedia sur le Necronomicon32. Un tel partage serait éminemment rassurant, non seulement en ce qu’il offrirait des balises pragmatiques claires mais parce qu’il permettrait aux littéraires de faire le départ entre des candidats à l’appréciation esthétique et des publications misant, à des fins qu’on peut soupçonner d’être commerciales, sur la naïveté d’une portion du public. On aurait ainsi, d’une part, des productions qui ne dissimulent pas leur nature fictionnelle, exemplifiées — très différemment j’en conviens — par Venus in the Half-Shell et Une vie de Pierre Ménard33, et, d’autre part, les Necronomicon de Hay et de « Simon » : les premiers ne viseraient en aucune façon à leurrer qui que ce soit ; les seconds s’exposeraient, plus ou moins délibérément, à des réceptions mystifiées34. S’affichant explicitement comme un roman, le texte de Michel Lafon n’est pas tant une biographie de l’écrivain imaginé par Borges dans « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » qu’un recueil d’écrits de (et sur) Ménard qu’aurait rassemblés à la fin des années 1950 un certain Maurice Legrand, ami de l’écrivain. Loin d’offrir aux lecteurs la satisfaction facile d’une découverte de l’œuvre fantôme, cette série de médiations (Ménard présenté et commenté par Legrand qui l’est à son tour par un « éditeur » anonyme) la tient résolument à distance : le fantôme demeure en grande partie un fantôme. Qui plus est, Lafon aborde frontalement, non seulement la « croyance » commune en la fictivité de Ménard, mais aussi le bref effet de trompe-l’œil qui l’a précédée, occasion d’une vive protestation de Legrand :

Jorge Luis Borges a tué Pierre Ménard en même temps qu’il lui a donné le jour : voilà, peu ou prou, ce que chante la légende. [...]

La nécrologie sincère et émue, l’hommage vibrant à l’ami disparu naguère, tout cela, on le sait, n’a pas fait longtemps illusion. Quelques-uns de ses premiers lecteurs ont sans doute cru à la réalité de ce Pierre Menard, ou Ménard. Mais très vite, après cette brève période de flottement, de relative crédulité, le texte a été lu comme un jeu plutôt raffiné du génie de Buenos Aires, feignant de croire à l’existence d’une créature de sa fantaisie [...].

Faut-il alors que je l’écrive ici : cette fiction n’est pas — pour l’essentiel — une fiction, cette nécrologie est bien — à sa manière — une nécrologie, Pierre Ménard n’est pas une simple construction d’encre et de papier, il a existé, oui, je l’affirme, je le crie aux incrédules (ou aux trop crédules) : Pierre Ménard a existé, et j’ai eu le privilège d´être de ses proches35 !

15Cette insistance un peu trop véhémente et ce rappel d’une phase où l’hypothèse de l’existence de Ménard s’est effondrée visent manifestement moins à persuader le lecteur qu’à lui proposer un jeu ironique et sophistiqué. Le Necronomicon paraît on ne peut plus éloigné de ces considérations métalittéraires même si, cela mérite d’être signalé, il met en place un abondant appareil paratextuel digne de Jean Paul Richter36. La reconstitution de l’ouvrage maudit d’Abdul Alhazred n’y occupe par conséquent qu’une portion fort restreinte du livre (34 des 220 pages de l’édition que je consulte), lequel fait une large place à des essais dont l’objectif avoué est de convaincre le lecteur — à travers des argumentations parfois fort confuses, largement basées sur l’analogie et des coïncidences qui se veulent significatives — de l’appartenance de Lovecraft à une tradition ésotérique impliquant pêle-mêle, et entre autres, la franc-maçonnerie « égyptienne » de Cagliostro, l’Ordo Templi Orientis d’Alastair Crowley et la théosophie d’Helena Blavatsky.

16Comment interpréter ce texte qui multiplie les hypothèses échevelées, souvent peu compatibles entre elles, et qui passe fréquemment, sans la moindre démonstration, de la supposition à la certitude37 ? L’on sera sans doute tenté, d’abord, d’y voir une supercherie assez grossière, susceptible de ne convaincre que les plus naïfs (ou les plus distraits). L’un des collaborateurs de l’ouvrage, Colin Wilson, a reconnu quelques années plus tard que l’ensemble relevait de la mystification, dans un texte où il s’étonnait qu’on ait pu prendre au sérieux ce canular manifeste (« such an obvious spoof38»). Cette révélation péritextuelle faite dans un fanzine pèse cependant peu en regard des efforts de l’ouvrage, aussi maladroits soient-ils, pour convaincre le lecteur de l’authenticité des recherches ayant abouti à la découverte du (de ce...) Necronomicon. Mais cette maladresse même ne vise-t-elle pas justement à attirer l’attention des lecteurs un tant soit peu critiques ? On pouvait déjà, je l’ai suggéré plus tôt, voir un clin d’œil dans la surenchère paratextuelle de ce recueil qui n’hésite pas, par ailleurs, à contrarier un peu trop visiblement ses propres efforts mystificateurs. L’« avertissement » de Hay saura peut-être éveiller les soupçons par son ambiguïté calculée39. La « Préface au “Necronomicon” » de Paul-R. Michaud, elle, multiplie les topoi des mystifications littéraires en justifiant l’absence de publication antérieure de cet ouvrage pourtant célèbre40 et en entremêlant références sérieuses et fictionnelles d’une manière qui saura difficilement échapper aux amateurs de l’œuvre de Lovecraft. Michaud traite Charles Dexter Ward comme l’une des victimes réelles du grimoire41 : cette manière de faire monter les enchères tend bien entendu à saper la mystification — si c’en est bien une. Quelques lignes plus loin, ce sont Jorge Luis Borges et S. T. Joshi qui sont conscrits, le premier à titre de lecteur malheureux de l’ouvrage42, le second en tant que détracteur de la thèse de l’existence du Necronomicon. On a ici un dispositif à géométrie variable, aux effets tributaires des horizons de lecture. Le nom de Borges ne sera pas forcément familier aux amateurs de Lovecraft ; ceux pour qui il évoque un vague savoir culturel y verront peut-être une garantie d’authenticité alors que les lecteurs de l’écrivain argentin ont toutes les chances de relever le clin d’œil à leur adresse43. La situation de S. T. Joshi est à peu près inverse puisque celui-ci est essentiellement connu dans les cercles lovecraftiens, comme l’un des principaux spécialistes de l’écrivain de Providence. Ce chercheur ne croit nullement à l’existence du Necronomicon (ni à la thèse d’une initiation de Lovecraft aux sciences occultes). C’est certes ainsi que le présente la préface de Michaud ; mais elle le fait en rattachant Joshi à la Miskatonic University — un établissement imaginaire fréquemment mentionné dans les contes de Lovecraft —, de sorte que la dénonciation de l’existence du grimoire se voit attribuée à un chercheur... fictionnalisé, que des lecteurs non prévenus (cela a déjà été mon cas) pourront croire non moins imaginaire que Charles Dexter Ward. Leurre donc, mais leurre inverse de celui qui voudrait faire croire à l’existence du Necronomicon : inverse dans son orientation (faire prendre une réalité pour une fiction) mais surtout dans sa visée, trop manifestement narquoise pour participer d’une tromperie.

17Ouvrage composite, le recueil rassemblé par Hay maintient donc une posture curieusement (et, pour certains, désagréablement) ambivalente, qui oscille selon les textes (et parfois à l’intérieur d’un même texte) entre le piège destiné aux naïfs et le canular (presque) avoué. On ne se surprendra donc pas qu’il ait été jugé diversement. Tout en reconnaissant qu’on peut y voir une « semi-scholarly joke », Daniel Harms le range à peu près dans la même catégorie que la supercherie avérée qu’est le Necronomicon de « Simon »44, alors que Robert M. Price le considère plutôt comme une blague innocente45. C’est, aussi inconfortable que cette position paraisse, sans doute l’un et l’autre.

18Cela montre en tout cas que l’évaluation du statut pragmatique des matérialisations d’ouvrages imaginaires peut difficilement se fonder sur les seules intentions présumées de leurs auteurs, et se dispenser de tenir compte de la réception, qui vient fréquemment brouiller des cartes qu’on aurait pu préférer voir bien réparties. À vrai dire, c’est ce que montrait déjà l’étonnement de Lovecraft devant l’afflux de lettres de lecteurs désireux de se procurer un exemplaire du Necronomicon : ce qui constituait à ses yeux une fiction offerte comme telle avait basculé malgré lui dans le domaine du trompe-l’œil, si ce n’est de la tromperie involontaire.

19Les choses se compliquent encore un peu davantage si l’on s’avise que les témoignages et documents sur la réception posent eux-mêmes des problèmes d’interprétation à l’occasion. Dans un essai sur le Necronomicon, Dan Clore commente avec embarras un article de l’Encyclopedia of Claims, Frauds, and Hoaxes of the Occult and Supernatural de James Randi qui semble tenir le Necronomicon pour un véritable grimoire médiéval : faut-il y voir, se demande Clore, un indice de l’habileté de la fiction lovecraftienne, qui aurait berné jusqu’à un sceptique comme Randi, ou au contraire une facétie de ce dernier (qui, note Clure, en commet quelques-unes dans son ouvrage)46 ? Cela en ferait un leurre au second degré, Randi feignant d’être pris au jeu tout en acceptant du même coup le risque d’entraîner certains de ses lecteurs dans l’illusion — celle que le Necronomicon existe ou celle, plus anodine, que l’encyclopédiste aurait été berné — : belle illustration du caractère volontiers proliférant — et récursif — du trompe-l’œil.

20La question n’est pas plus simple si on aborde ces ouvrages imaginaires devenus réels du point de vue de l’ontologie. On ne saurait les déclarer authentiques : aucun des Necronomicon disponibles sur le marché n’a été écrit au viiie siècle par un Arabe nommé Abdul Alhazred, pas plus que Venus on the Half-Shell n’a été écrit par un écrivain de troisième ordre appelé Kilgore Trout. Ce ne sont pas davantage des contrefaçons, ce qui présupposerait l’existence des ouvrages authentiques qu’ils usurperaient. Ni vrais ni faux, ces textes seraient donc des fictions47. On peut malgré tout hésiter à les considérer tels, non pas, encore une fois, parce qu’il s’agirait des véritables productions de leurs auteurs supposés, mais parce que ces ouvrages dérogent au principe qui veut qu’un texte de fiction renvoie, depuis notre monde, à un monde imaginaire. Œuvres d’auteurs fictifs, ces ouvrages ne réfèrent pas tant aux mondes mis en place par Lovecraft et Vonnegut qu’ils y appartiennent, de la même façon que la table ronde à dessus de marbre de la pension Vauquer fait partie intégrante du monde du Père Goriot. Issus, apparemment, de ces contextes fictifs, ces textes constituent dès lors des artefacts fictionnels : non des représentations, mais bien des fragments d’imaginaire curieusement passés dans le monde (réel) où ils peuvent être lus. Les matérialisations d’ouvrages imaginaires partagent ce trait avec plusieurs œuvres, souvent de science-fiction, qui se donnent comme des documents issus d’un monde futur ou parallèle : des artefacts science-fictionnels48. À la différence, toutefois, des créations originales que sont généralement ces derniers, les textes qui m’intéressent ici prennent appui sur d’antérieures allusions à leur existence (chez Lovecraft ou Vonnegut par exemple), auxquelles ils donnent un prolongement qui, en même temps, tend à en nier la fictionnalité49. N’oublions pas cependant qu’il n’est nullement besoin de croire en la réalité des histoires de Lovecraft pour croire, ou vouloir croire, en celle du Necronomicon, en vertu de la stratégie interprétative ségrégationniste qu’on a vue plus tôt. Colin Wilson s’appuie précisément sur cette stratégie interprétative, à laquelle il donne toutefois une portée pour le moins étonnante en reconnaissant sans ambages le caractère fictionnel des contes de Lovecraft tout en affirmant avoir « tendance à croire que, une fois que Lovecraft se fut penché sur le mythe de Cthulhu, ses “créations” commencèrent à mener une vie indépendante, tirant leur vitalité de l’inconscient collectif », de sorte que ces créations « avaient plus de réalité que ne le supposait le “reclus de Providence” lui-même50. »

Spectres intertextuels

21Convenons que la plupart des lecteurs de Lovecraft qui souscrivent à l’existence du Necronomicon ne vont pas jusque-là, et croiront plutôt que l’écrivain les évoquait comme d’autres mentionnent les Centuries de Nostradamus. Il reste qu’en matérialisant ces textes (jusque-là introuvables, mais cela n’est pas toujours facile à établir51), les artefacts fictionnels confèrent une dimension passablement ambiguë à ce qui n’était jusque-là qu’un postulat de lecture. Il ne s’agit plus simplement, lisant un texte de fiction, de conférer (à tort ou à raison) une valeur référentielle à certains de ses éléments ; le lecteur, même sceptique, est désormais confronté à l’existence concrète d’ouvrages dont le statut pouvait lui sembler incertain. L’effet de trompe-l’œil est alors saisissant : la matérialité même du texte (jusque-là) fantôme paraît confirmer, à l’échelle intertextuelle, la véracité des mentions antérieures. Certes, l’intertextualité était déjà mise à contribution dans les récits de Lovecraft et des autres collaborateurs de la revue Weird Tales, qui s’empruntaient les uns aux autres des composantes du « mythe de Cthulhu », créatures abominables ou écrits (le Necronomicon, les Manuscrits pnakotiques, le Culte des goules du comte d’Erlette52, etc.) censés permettre aux imprudents de les invoquer53. Dan Clore a bien analysé le mécanisme de ce dispositif intertextuel (ou, plus exactement, transfictionnel). D’une part, la reprise d’éléments pseudo-encyclopédiques d’un récit (et d’un auteur) à l’autre procure une crédibilité factice à ces éléments dont la provenance devient assez diffuse pour sembler extratextuelle54. D’autre part, les disparités entre certaines de ces allusions, loin de ruiner l’édifice intertextuel, suggèrent selon Clore que celles-ci s’inscriraient dans une filiation aussi enchevêtrée que celle des véritables mythes55.

22Le réseau intertextuel tramé autour du Necronomicon a pris un autre tournant au début des années 1930 lorsque Donald A. Wollheim (un fan de Lovecraft davantage connu, par la suite, comme un important éditeur de science-fiction) a publié dans un petit magazine la recension critique d’une prétendue traduction du Necronomicon qu’aurait éditée un certain W. T. Faraday — traduction aussi imaginaire, faut-il le souligner, que l’original lui-même56. Quelques décennies avant les tentatives de réaliser l’ouvrage de l’Arabe dément, cette recension malicieuse constitue la première tentative connue de donner aux allusions de Lovecraft un prolongement hors fiction — ou donné comme tel —, sans altérer son caractère insaisissable : comme tout métatexte, la recension de Wollheim présuppose l’existence de son objet, tout en maintenant ce dernier à distance ; le lecteur, du coup, se trouve pris dans une situation paradoxale, déchirée entre une « preuve » apparemment incontestable (d’autant plus que Wollheim s’abstient de toute ironie dans son compte rendu) et l’incapacité d’accéder à l’objet de ce métatexte à la fois alléchant et frustrant57.

23Ce jeu du chat et de la souris s’est poursuivi sous des formes amusantes comme la publication sporadique de petites annonces proposant la vente ou l’acquisition d’exemplaires du Necronomicon58 et l’insertion, dans les catalogues de certaines bibliothèques, de fiches bibliographiques au nom d’A. Alhazred, notamment dans la Widener Library de l’université Harvard, dont il est dit dans l’« Histoire du Necronomicon » de Lovecraft qu’elle possède un exemplaire du volume59.

24Nous voilà à nouveau confrontés à des écrits qui se situent résolument à la frontière entre les discours — une zone qu’à vrai dire nous n’avons guère quittée dans cet article. Il est tentant de voir dans la recension de Wollheim et dans les fiches bibliographiques factices de purs canulars ourdis dans l’espoir de piéger les crédules. Cette interprétation irrésistible ne dispense pas de voir dans ces pratiques des fictions hors-cadre, se déployant sans la garantie d’indications paratextuelles, puisque c’est alors le paratexte même, lieu où est censé s’instaurer l’horizon de lecture fictionnel, qui se voit envahi par la fiction. Cette description rejoint l’analyse de Schaeffer qui, repérant une semblable fictionnalisation du paratexte de Marbot, souligne avec raison que l’élément décisif du leurre mis en place par Hildesheimer tient à ce qu’il « [étend] la logique mimétique jusqu’au cadre pragmatique qui institue l’espace de jeu fictionnel60 ». Là où Schaeffer, toutefois, adopte une posture tacitement normative61, je préfère tenir les trompe-l’œil fictionnels, non comme des exceptions plus ou moins regrettables, mais bien comme une exploitation parmi d’autres des paradoxes constitutifs de la fiction. Pratique essentiellement ludique, la fiction conduit — telle est du moins l’une de ses lignes de fuite, l’une des possibilités structurelles qu’elle explore sporadiquement au long de son histoire — à l’idée d´étendre son emprise jusqu’aux dispositifs qui la suscitent : les matérialisations d’ouvrages imaginaires sont la réalisation flamboyante de ce vœu.

25Citant Francis King, John Wisdom Gonce évoque la propension des ouvrages imaginaires à accéder à l’existence et ainsi à rejoindre un public animé du désir de les lire62. On se gardera cependant d’expliquer ce processus par une capacité intrinsèque que l’on attribuerait aux textes fantômes, qui ne se matérialisent qu’à travers des pratiques, de lecture d’abord, d’écriture ensuite. Nul doute que le virtuel fascine au point de s’accompagner de divers fantasmes, dont celui de son actualisation. Mais cette fascination a quelque chose de paradoxal ; c’est bien la virtualité comme telle qui captive. Car, comme tous les fantasmes, celui de lire les textes fantômes survit difficilement à sa réalisation. Passablement convenues, les incantations du Necronomicon de Hay n’ont pas le caractère inconcevable que leur prêtait le lecteur de Lovecraft et n’effraient guère63. J’ai déjà signalé le peu de crédibilité du King in Yellow de Ryng ; celui de James Blish (voir note 30) est nettement plus convaincant même s’il ne prétend pas produire les effets attribués à cette pièce dans le recueil de Robert Chambers. Dans le cas de Venus on the Half-Shell, la difficulté est en quelque sorte inhérente au projet même de rédiger un roman de Kilgore Trout, puisque Vonnegut a toujours employé la figure de cet écrivain pour illustrer sa conception de la science-fiction comme une littérature d’idées plus intéressantes que leur réalisation narrative64. La solution de Farmer a consisté à tourner cette difficulté en avantage, en proposant un récit fortement digressif qui dévie sous le moindre prétexte vers la description de théories, de créatures et de sociétés exotiques : une planète peuplée de chiens où les rapports sociaux sont fondés sur l’odorat, un système de propulsion intersidéral qui exploite — et fait souffrir — les astres dotés de conscience d’un univers à cinq dimensions, etc. Loin de nuire à la crédibilité de l’exercice, la maladresse assumée de ces inserts (et plus généralement de l’écriture de Venus on the Half-Shell) confirme plutôt l’image que l’on pouvait se faire de Trout à la lecture des romans de Vonnegut65.

26Selon Robert M. Price, la déception suscitée par les réalisations d’œuvres imaginaires résulte moins du manque de talent de leurs auteurs que d’un facteur structurel et pragmatique, à savoir l’inévitable contraste entre ce que le lecteur s’était figuré et ce qu’il lit66. Mais on aurait tort de concevoir cette distinction comme opposant deux textes, celui qu’aurait imaginé le lecteur et celui qu’un autre a fomenté à sa place. Ce qui s’oppose, en fait, ce sont d’incontestables textes — les divers Necronomicon, Venus on the Half-Shell, les reconstitutions de The King in Yellow... — et, non pas un texte ni même un contenu un tant soit peu précis, mais quelque chose de beaucoup plus labile, et dont la séduction tient à la mobilité même. Le virtuel n’est pas un actuel qui serait simplement en puissance, doté de tous les attributs de ce dernier, fors la concrétude ; ce n’est pas tant un objet, fut-il imaginé, qu’un processus indéfini : une rêverie volontiers sinueuse ; la recherche un peu tâtonnante d’un livre qui échappe aux investigations. C’est ce qu’ont bien compris Wollheim et les plaisantins qui, plutôt que d’écrire le Necronomicon, donnaient aux curieux l’impression d’entrevoir le volume convoité, tout en le dérobant par le geste même qui prétendait les en rapprocher.

Les lectures de chevet d’un hétéronyme

27C’est ce qu’a bien compris, aussi, José Saramago dans L’Année de la mort de Ricardo Reis, roman dont le protagoniste — le poète Ricardo Reis — tente sans grand succès de s’intéresser à un roman policier qu’il a dérobé à la bibliothèque du paquebot qui l’a ramené du Brésil au Portugal : The God of Labyrinth [sic], d’Herbert Quain67. C’est une frustration calculée que Saramago réserve à qui voudrait en apprendre davantage sur ce roman que Borges — ou son narrateur — qualifiait de « livre singulier » et dont il décrivait le mécanisme en quelques lignes saisissantes :

Il y a un indéchiffrable assassinat dans les pages initiales, une lente discussion dans celles du milieu, une solution dans les dernières. Une fois l’énigme éclaircie, il y a un long paragraphe rétrospectif qui contient cette phrase : Tout le monde crut que la rencontre des deux joueurs d’échecs avait été fortuite. Cette phrase laisse entendre que la solution est erronée. Le lecteur, inquiet, revoit les chapitres pertinents et découvre une autre solution, la véritable. Le lecteur de ce livre singulier est plus perspicace que le détective68.

28Reis, en fait, ne parvient pas à amener sa lecture (fort sporadique) au-delà des premières pages du roman de Quain, qu’il reprend pour l’abandonner aussitôt : loin d’être ce lecteur perspicace qu’imagine Borges, il n’arrive pas à, ou refuse de se laisser prendre au jeu de ce roman policier, ici réduit à sa scène initiale (« Le corps découvert par le premier joueur d’échecs occupait, les bras en croix, les cases du pion du roi et de la reine et les deux suivantes, dans le camp adverse69 ») et à un passage sur la multiplicité des mobiles et les incertitudes de la culpabilité70. L’ironie tacite de ce dispositif déceptif vise-t-elle le genre policier ? le manque de persévérance de Reis, dont l’indécision amoureuse et politique est soulignée au long du récit ? le lecteur qui espérait satisfaire par son intermédiaire sa curiosité, et que frustre son indifférence envers The God of the Labyrinth ? Cette dernière hypothèse suggère que Saramago prend ainsi ses distances par rapport au schéma adopté dans bon nombre de récits consacrés à la lecture des ouvrages imaginaires, mais l’on voit que son roman, sur ce point comme sur bien d’autres, est loin d’être univoque71. Car la réticence à reconstituer l’intrigue de The God of the Labyrinth est peut-être, après tout, la manière qu’a choisie Saramago d’ourdir une énigme — non pas en livrant celle qu’aurait disposée le roman de Quain, mais en modifiant la donne telle que pouvait l’imaginer le lecteur de Borges. Agrandi aux dimensions d’une scène de crime quelque peu fantastique, l’échiquier place d’emblée — il est dit de l’épisode de la découverte du cadavre sur ses cases qu’il ouvre le roman — les deux joueurs, et peut-être leur affrontement, au cœur du récit ; du coup, l’idée de rencontre fortuite entre eux paraît exclue, et avec elle le ressort narratif que sa révélation est censée provoquer. S’il y a ici énigme, c’est celle qui surgit du rapport instable entre deux témoignages fragmentaires à propos d’un livre qui demeure hors d’atteinte.

29Il est sans doute temps de signaler que rien n’annonçait la mention du roman de Quain dans l’intrigue de Ricardo Reis. L’emploi délibérément déceptif qu’en fait Saramago ne constitue donc pas un écart par rapport à l’horizon d’attente de son roman, qui se déploie plutôt autour de la figure surprenante de Reis. Ce dernier, en effet, n’est pas un personnage tout à fait comme les autres puisqu’il est, aux côtés d’Alberto Caiero, Bernardo Soares et plusieurs autres, l’un des hétéronymes de Fernando Pessoa qui a prêté à chacun une œuvre, une personnalité et des éléments de biographie. Un livre imaginaire, objet d’une recension fictionnelle, aboutit donc entre les mains d’un écrivain lui aussi imaginaire, auteur supposé de textes dont certains sont bien réels (mais écrits par un autre), ici converti en personnage de roman. Mais rien de tout cela ne frappe Reis qui n’est conscient ni de son appartenance à un roman ni de son statut d’hétéronyme, comme le veut l’illusion romanesque, pas plus qu’il ne manifeste le moindre étonnement à l’idée de pouvoir lire The God of the Labyrinth. Il est vrai que ce dernier n’est, à la différence du Necronomicon ou de The King in Yellow, frappé d’aucun interdit, mais seulement protégé par la convention silencieuse qui maintient les unes à l’écart des autres les œuvres d’écrivains différents. Les passerelles que, négligeant cette convention, Saramago lance entre des pans de la bibliothèque insinuent que seule une fiction peut donner corps à une fiction — si elle daigne le faire. Car l’ironie qui est au principe de ce roman se manifeste là encore : il apparaît progressivement que Ricardo Reis, dont le peu d’intérêt envers The God of the Labyrinth maintient ce roman dans la virtualité, ne jouit lui-même que d’un simulacre d’existence. Roman fantôme qui ne parvient pas tout à fait à se matérialiser, The God of the Labyrinth figure en effet au milieu (ou plutôt en périphérie) d’une histoire de spectres. Reis revient au Portugal lorsqu’il apprend la mort de Pessoa, dont le fantôme lui apparaît quelque temps plus tard et qui tient avec lui des conversations désabusées qui s’étaleront pendant les quelques mois où, dit-il, il peut encore « circuler à sa guise » (p. 76). Le décès de Ricardo Reis, à la fin du roman, suggère que sa propre survie, après la mort de Pessoa, n’était semblablement que le sursis accordé au fantôme qu’il était peut-être lui-même, seul état que peut raisonnablement espérer un hétéronyme après la mort de son auteur. Il n’est guère étonnant, dans ces conditions, que le récit ne livre que des bribes de The God of the Labyrinth. Mélancoliquement intertextuel, À la mort de Ricardo Reis n’emprunterait-il à Pessoa et à Borges que pour affirmer l’incapacité des continuateurs à agiter autre chose que des ombres, et donc au bout du compte l’emprise des auteurs sur leurs créations ?

30Mais cette emprise ne perdure qu’aussi longtemps que les lecteurs, et les autres écrivains, veulent bien la reconnaître. Rien, on l’a vu, n’empêche un écrivain résolu de développer des fictions antérieures, y compris des fictions d’œuvres. Il est bien plus aisé, après tout, de faire accéder à l’existence des œuvres imaginaires que, par exemple, leurs auteurs supposés dont on ne peut procurer que des représentations, des signes donc72. Signes eux-mêmes, les ouvrages imaginaires peuvent être offerts aux lecteurs, apparemment sans médiation, si ce n’est sans frictions. Après le Necronomicon et The King in Yellow, peut-être lirons-nous un jour l’Approche d’Almotasim, la Piqûre mystérieuse et le mémoire Du cidre, de sa fabrication et de ses effets du pharmacien Homais. Espérons, si cela advient, que l’habitude que nous en aurons prise n’émoussera pas complètement le trouble que nous procure pour le moment la lecture de ces textes qui n’existent pas.