Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Articles
Fabula-LhT n° 12
La Langue française n'est pas la langue française
Francesca Tumia

La métamorphose de la langue française dans la représentation d’un monde autre chez Vénus Khoury-Ghata

« J’ai inséré une langue dans l’autre : l’arabe et le français. Pourtant à l’antipode l’une de l’autre. J’ai marié ces deux langues étrangères. J’ai offert les tournures, les nuances, les saveurs, l’exaltation de la langue arabe à la langue française […] Mon rêve c’est d’écrire le français de droite à gauche, avec l’accent arabe et inversement1 ».
Vénus Khoury-Ghata

1Face à l’actuelle dynamique mondialisante où les échanges que chaque civilisation a inévitablement avec les autres ouvrent de nouveaux horizons, le rapport entre langues2, cultures et territoires nécessite une redéfinition. Les conséquences de ce phénomène se reflètent au niveau littéraire, où elles opèrent un changement significatif dans la représentation du réel et de l’imaginaire, dont la langue et le langage sont les principaux véhicules. Loin de s’opposer terme à terme ou de se faire face, langues et cultures font du texte un lieu de tissage et de rencontre.

2Au sein de la littérature francophone, ce passionnant mélange des cultures relève, entre autres, de la présence d’une langue « autre » que le français, une langue qui le travaille dans l’espace symbolique du texte. De ce fait, la notion de culture proposée par Joseph Mélançon dans Les Métaphores de la culture en tant que médiatrice « dans notre appréhension du réel et […] toute contenue dans des schèmes de perception et de cognition qui fondent notre principe de réalité3 », se révèle tout à fait pertinente pour l’étude de la langue comme expression d’une culture. Le rapport qui s’établit entre la langue d’écriture et la langue d’origine de l’écrivain francophone devient ainsi primordial dans la représentation de ce monde autre et provoque une métamorphose du français dont j’essayerai de montrer la portée en explorant certains extraits tirés des œuvres de Vénus Khoury-Ghata.

3Écrivaine francophone contemporaine d’origine libanaise, Vénus Khoury-Ghata s’est installée définitivement à Paris en 1972, où elle a collaboré en tant que journaliste pour la revue Europe qu’elle a traduite en arabe. Son écriture se caractérisant par une rencontre « au milieu de la page » de ses deux langues ― l’arabe, sa langue de naissance, de droite à gauche, et le français, sa langue d’élection, de gauche à droite ―, elle représente l’influence exercée par la présence de l’altérité linguistique, et de l’imaginaire relié à celle-ci, dans la création de ses œuvres littéraires et à travers leur interaction en français. Sa production littéraire lui a valu plusieurs prix, dont le prix Apollinaire en 1980 pour Les Ombres et leurs cris, le prix Mallarmé en 1987 pour Monologue du mort, le Grand Prix de l’Académie française en 2009 pour l’ensemble de son œuvre poétique et le prix Goncourt de la poésie en 2011 pour le recueil Où vont les arbres ?4.

4Nombreux sont les exemples d’interaction entre la langue autre et la langue française qui jaillissent de ses textes, mais une attention particulière sur les représentations des traditions locales, des astres et des langues s’impose. En effet, ces éléments sont, entre autres, « producteurs » d’images puisant dans une culture arabe porteuse d’une symbolique et d’un imaginaire qui ne correspondent pas toujours aux attentes d’un lecteur appartenant à une autre culture. C’est précisément du fait de ce décalage que ces éléments tissent une dynamique relationnelle qui résulte en un dialogisme actif entre les langues et leurs cultures présentes au sein du texte. En effet, lorsque l’image émanant de la culture autre enracinée dans le texte n’a pas d’équivalent en français, son apparition provoque un sentiment d’étrangeté dans le texte, loin de l’image « sécurisante » à laquelle le lecteur s’attendait. Une volonté de partage émerge peu à peu, reposant sur une certaine récurrence et un caractère incisif de ces sujets et de ces stratégies stylistiques. Je ne prétends pas généraliser la clé de lecture de ces composantes à tout discours postcolonial, mais elles peuvent en effet dévoiler certaines lignes de force intéressantes sur l’expression en français d’un monde autre et ses implications sur le plan culturel.

L’insertion des langues étrangères et l’intégration des traditions locales dans le texte en français

5Des éléments comme les traditions, la nourriture et le culte des morts représentent des « facteurs d’identification et d’authentification5 » quotidiens que Vénus Khoury-Ghata ne retrouve pas en France et qui imprègnent ses œuvres romanesques. L’insertion de ces moments quotidiens est symptomatique d’une persistance de la condition interculturelle où l’on reconnaît distinctement les deux socles culturels.

6Dans la plupart des cas, ils sont facilement reconnaissables dans le texte car l’écrivaine utilise un caractère typographique différent pour les distinguer du français. Vénus Khoury-Ghata privilégie en particulier l’italique pour indiquer les noms des plats typiques qui ne se limitent pas à la nourriture des pays arabes, mais s’étalent jusqu’en Italie dans Le Facteur des Abruzzes et au Mexique avec La Maestra comme le « chile, frijoles et avocados6 ». Vénus Khoury-Ghata adopte également des gloses en bas de page7, des traductions qui suivent le mot « étranger » dans le corps du texte, ou encore, des périphrases explicatives quand il n’existe pas de correspondant en français comme pour les chawaheds, pierres utilisées pour les rites funéraires :

Les chawaheds, c’est les deux pierres dirigées vers La Mecque, la première marque l’emplacement de la tête du défunt, la seconde celui de ses pieds. Les femmes lapidées n’y ont pas droit alors qu’elles ont un avantage sur ceux qui meurent de leur propre mort. Coupées sans préavis de ce monde, elles reviennent comme elles étaient parties sur le lieu de leur souffrance, entrent dans tout ce qu’elles ont laissé derrière elles, enfant en bas âge, pot de basilic, tapis de prière8.

7Dans d’autres cas, comme par exemple, les costumes traditionnels tels les sarouals9, le mot en arabe est transcrit en alphabet latin en intégrant parfaitement le texte, si bien qu’il passe presque inaperçu aux yeux du lecteur. Cette technique est utilisée également pour parler des autorités religieuses comme le cheikh, le kadi, le muezzin, sauf quand il y a une volonté de connoter fortement un personnage par sa langue d’origine. Dans ce cas, l’écrivaine reprend l’usage de l’italique, ou bien elle attribue une épithète en langue étrangère pour désigner le personnage ; comme par exemple la Vieja, la « vieille » en espagnol, une vieille femme qui cherche à boycotter l’héroïne et ses cours en faisant travailler les jeunes élèves pendant les horaires scolaires dans La Maestra.

8L’insertion de la langue autre dans le texte a également une influence active sur les héroïnes qui sont emportées par les traditions culturelles autochtones. Cela prend des tournures négatives quand l’héroïne de Sept pierres pour la femme adultère, nommée l’« étrangère » par les villageois de Khouf au Liban où se déroule l’intrigue, est exclue a priori de la société dans laquelle elle essaye de s’intégrer. Le seul nom occidental présent dans le roman est celui de l’irlandaise Kirstin qui change son prénom en Aïcha10. En revanche, dans le cas d’Emma Chattlehorse de La Maestra, son prénom substitué par sa fonction d’institutrice en espagnol, la libère de sa vie passée en la situant sur un plan de supériorité et en marquant son évolution vers l’autodétermination.

9La présence explicite de la langue autre dans le texte marque ainsi, d’un côté, une distance entre ce qui est désigné dans cette dernière et l’héroïne qui habituellement est une femme d’origine française se déplaçant dans un autre pays11, et de l’autre côté, cela montre, que les différences ne se passent finalement qu’au niveau linguistique : « Tu penses en français mais parles espagnol. Seul le chien change de nom en passant d’une langue à l’autre. Pourtant ils ne sont pas différents des autres chiens, les perros mexicains. Du même jaune que les routes et les banlieues12 ».

10Bien que ces stratégies stylistiques permettent de représenter clairement le monde autre en français malgré les effectives différences culturelles, des éléments qui ne sont pas tous aussi intelligibles au premier abord persistent au niveau des traditions locales en provoquant un sentiment d’étrangeté. C’est le cas des représentations de la lune et du soleilqui, en arabe, appartiennent respectivement au genre masculin et au féminin et dont les genres grammaticaux en français ne reflètent pas le sens culturel d’origine, ce qui comporte une interférence dans la lecture par rapport à la réalité de chacune des deux cultures.

11Le dialogue entre Maître Amirzaman, l’astrologue des rois et des empereurs en Algérie, et le moine Lucas dans Le Moine, l’Ottoman et la Femme du grand argentier constitue un exemple ponctuel de ce décalage. Quand le moine Lucas affirme que le soleil était plus important que la lune et soutient qu’il n’y aurait pas de vie sur terre sans le soleil, Maître Amirzaman réplique que cette pensée n’est due qu’aux Livres « déformés par l’Occident13» :

Sais-tu que la lune pour l’Orient est du masculin et le soleil du féminin ? On devrait dire : le lune et la soleil. Grossir les marées, allonger les plantes est un travail d’homme. Le soleil, cette femelle, se contente de tournoyer sur elle-même pour se faire admirer14.

12En effet, pendant la jâhiliyya, période préislamique qui signifie littéralement « ignorance », le soleil et la lune étaient au centre de la mythologie arabe. Shams, le soleil, aurait été représenté par différentes divinités féminines, notamment Lât, Ouzza, Manât, mais aussi Vénus-Zouhara et Ishtar. Un autre nom était d’ailleurs attribué par certains au Soleil, notamment al-Ilāha qui signifie « la déesse ». Cela indique le rapport de Shams avec le genre féminin15 en langue arabe, alors que la lune, Qamar16, désignant la divinité masculine suprême qui apparaissait aussi sous les noms de Houbal, Yahvè, Assour voire Allah17, marque son appartenance au genre masculin.

13D’ailleurs, là où la civilisation arabe privilégie un calendrier lunaire, la civilisation occidentale met le soleil au centre de l’univers comme le montrent non seulement le système ptolémaïque, mais aussi ses connotations masculines dans l’art et dans la littérature dès sa personnification dans la mythologie grecque et romaine. Comme l’explique Grimal, on représentait Hélios « comme un jeune homme dans la force de l’âge, d’une très grande beauté. Sa tête est environnée de rayons, qui lui forment comme une chevelure d’or [qui] parcourt le ciel sur un char de feu trainé par des chevaux doués d’une très grande rapidité18 ».

14Pour un lecteur occidental les difficultés tiennent dans l’association d’une image féminine à ce qui est enraciné en tant que symbole de virilité dans sa culture, et inversement ; elles sont dues à une perception différentielle très flagrante de ces deux astres. Le fait que dans le texte français le genre masculin soit attribué au soleil, et le genre féminin à la lune, donne lieu à un mélange linguistico-culturel qui se traduira, pour l’Occidental, en un décalage d’un point de vue culturel, alors que le lecteur oriental y verra une défectuosité d’un point de vue grammatical, et inversement.

La représentation visuelle et sonore de la langue autre en français

15Comme nous l’avons vu pour La Maestra, Vénus Khoury-Ghata ne s’arrête pas à l’insertion de sa langue de naissance, mais son discours touche également d’autres langues. Par exemple, dans Le Facteur des Abruzzes, les villageois « […] parlent une langue qu’ils sont les seuls à comprendre, mélange d’italien et d’albanais19 » en faisant allusion à l’immigration albanaise en Italie, et en particulier aux Abruzzes, phénomène qui a augmenté dans les années ‘90 après la dissolution de la Yougoslavie.

16Il est intéressant d’observer que dans certaines de ses œuvres, l’écrivaine explore la langue en lui donnant un corps qui ne se limite pas aux caractères imprimés sur la page, mais qu’elle exalte en l’élevant au statut d’image : « Une langue c’est pareil à la soupe du pauvre, on y balance tout ce qui tombe sous la main. Une langue doit mourir pour ressusciter, doit être partagée pour se multiplier et grandir20 ». Cette conception de la « langue » qui porte une forte ressemblance avec l’image du phénix renaissant de ses propres cendres, suit effectivement les préoccupations les plus actuelles des études littéraires francophones. Une perspective extratextuelle émerge de la sorte en montrant un procédé de métamorphose que toute langue est susceptible d’entreprendre suite aux contacts avec d’autres langues et aux changements socioculturels dans le temps. Il faut se déplacer, s’éloigner pour recréer ; cela est à la base même du style de Vénus Khoury-Ghata dont les nombreuses variations des poèmes d’un recueil à l’autre sont signes d’une activité de constante relecture et réélaboration de son langage, ce qui montre une évolution créative continue qui fait partie de son originalité.

17Il faut se plonger maintenant au cœur de ce que Vénus Khoury-Ghata définit comme le « mariage » entre l’arabe et le français dans son recueil poétique Alphabet de Sable paru en 2000 en collaboration avec l’artiste Roberto Matta qui a illustré cette œuvre où l’écrivaine entreprend l’aventure passionnante de raconter en français les lettres de l’alphabet arabe. En effet, cette expérience créative permet non seulement de lire la langue française travaillée par l’arabe, mais montre également un retour de la capacité du français à restituer un imaginaire et un monde autre.

18Ainsi, la version originale de ce recueil associe l’illustration de chaque lettre arabe avec le texte du poème qui lui est consacré. Tantôt elle paraît sur la page d’à côté, tantôt elle est mise sur la même page du texte qui en suit la forme. D’où l’importance de la dimension visuelle dans la réalisation de cette œuvre. En effet, ce livre illustré est composé d’un dépliant et de feuilles doubles encartées et emboitées, ce qui représente concrètement l’idée de l’insertion d’une langue dans l’autre. Les trois extraits suivants tirés d’Alphabet de sable21sont représentatifs de l’interaction qui s’enclenche dans ce « mariage » entre le français et l’arabe :

 « Aleph et Baاب   
C’est dans les chambres basses
Que se lave le sang menstruel
De la lune
Dans le cuivre pérenne
Dans la bassine du Ba’ qui
Emboîte le pas à un aleph
Chevillé aux vents arabes
Qui soufflent de droite à gauche
Pour ne pas déstabiliser les dunes
et distraire les chameliers qui
comptent les étoiles
la tête dans le sable
trois fois de suite
ainsi »

19Dans ce passage consacré à l’Aleph et à Ba’, le choix du mot « bassine » associé à Ba’ vise à créer un pont entre l’image de la bassine et le caractère calligraphique qui en rappelle la forme. Ba’ et Aleph sont liées par le verbe « emboîter » et le poème entier concourt à personnifier ces lettres qui ne sont plus limitées à leur statut de signes de l’alphabet, mais qui deviennent les images introduisant le lecteur aux merveilles (quelque peu stéréotypées) des paysages orientaux avec les « vents arabes », les « dunes », les « chameliers » et le « sable ». D’ailleurs, il est intéressant de remarquer que l’on garde un lien avec l’alphabet arabe avec la direction des vents qui, comme l’écriture arabe, « soufflent de droite à gauche ».

20Le poème consacré à la lettre Tah prend une autre tournure :

« Tah ت    
Tah arpente une terre pauvre
En herbe et en compassion
Les racines inversées donnent
Un simulacre de fruit apprécié des bouches
Qui récitent un alphabet de fumée
Où seules comptent les
Gesticulations de la cendre
Qui écrit efface écrit efface
Lettres et passants
Il y a des alphabets de ville et des
alphabets de champs
dit “Tah” après avoir donné un baiser à l’églantier »

21Dans cet extrait, on observe une immédiate personnification de cette lettre opérée au moyen du verbe « arpenter ». Contrairement au passage précédent où le lien avec les paysages orientaux était plus évident, l’expression « racines inversées » associée à Tah ne se limite pas à reprendre la forme du caractère calligraphique, mais la référence à la « terre pauvre » lui permet de raconter les conditions des champs ainsi que celles de ses habitants en posant la question de la différence entre les alphabets des villes et ceux des champs, où l’oralité, « alphabet de fumée », l’emporte sur l’écriture.

22Contrairement à Tah, où le poème n’est pas explicitement marqué culturellement, Kaf nous plonge dans la profonde douleur provoquée par les conflits qui ont frappé le Liban :

« Kaf    ك
Lettre belliqueuse
Qui sème zizanie
Entre les tribus
Son pied bot charrie des
colères venues d’un lointain alphabet
de quel arbre pauvre est-elle l’ombre
pour quel vent travaille-t-elle
elle moud du gravier dans sa gorge
son aile unique fait peur aux norias
poussives
et brasse le fond obscur du Koueyk*

23*Koueyk : fleuve qui irrigue la ville de Homs »

24En effet, Kaf personnifie la cause qui a déclenché les hostilités et a « semé la zizanie » entre les phalanges libanaises et les Palestiniens. Cette lettre belliqueuse métaphorise de la sorte la guerre civile au Liban entre 1975 et 1990. Une connexion entre la forme du caractère calligraphique qui a le « pied bot » et l’entrée au Liban des réfugiés palestiniens se crée en transportant les colères d’autres peuples, en particulier les Syriens22. Le chagrin et la souffrance remontent, les merveilles des paysages orientaux et ses champs se dessinent sur la page ; la langue française se prête ainsi  à la représentation que Vénus Khoury-Ghata donne de son pays d’origine et elle se fond avec la langue arabe même, imprégnée de sa culture et de son histoire.

25Dans les œuvres khouryghatiennes, des comparaisons entre la langue française, définie comme une « langue bavarde23 », et la langue arabe, considérée comme « rugueuse24 », concourent à la « visualisation » de la langue aussi, en nous plongeant dans les représentations de sa sonorité. En effet, l’écriture de Vénus Khoury-Ghata, est non seulement imagée, mais sonore aussi, au sens où elle est capable de restituer à l’écrit ces langues différemment accentuées par rapport au français, qu’il s’agisse de pays arabophones ou non-arabophones.

26Prenons comme exemple Le Facteur des Abruzzes, roman qui se déroule dans le petit village au nom d’invention de Malaterra aux Abruzzes en Italie, où l’écrivaine réussit à rendre la sonorité du « mélange d’italien et d’albanais25 » des habitants en insérant des mots italiens, albanais, mais aussi de l’espagnol telle une vraie tour de Babel. Contrairement aux exemples cités dans la section sur les traditions locales, ces mots sont tous en italiques et ne sont pas suivis de traduction. Une bonne partie d’entre eux ne respecte pas la graphie mais plutôt la prononciation ; ce choix permet de caractériser les villageois de Malaterra en mettant à l’avant une prédominance de l’oralité26.

27En ce qui concerne la sonorité de la langue arabe, elle est souvent comparée à la langue française qui en enrobe l’imaginaire. Vénus Khoury-Ghata soutient qu’en français la mer a moins d’eau que bahr en arabe et que l’arbre possède moins de feuilles que chajarat en arabe27. Dans ce cas l’action de la langue autre semblerait ne pas être assez influente, car la langue française « rétrécirait » les images qu’exprime la langue arabe avec sa sonorité en les atténuant28.

Conclusion

28La représentation d’un monde autre à travers la langue française implique une influence active de la culture et de la langue autre en lui dévoilant des « tournures, nuances et saveurs » nouvelles qui métamorphosent le français. Ce rapport entre la langue d’écriture et la langue de naissance se fait selon différentes modalités qui varient en fonction du sujet culturel concerné ; en particulier, trois lignes de force apparaissent évidentes dans les œuvres analysées : l’unification, l’écartèlement et l’ambiguïté culturelle.

29En effet, les rapports qui se créent à travers des stratégies narratives et stylistiques bien déterminées se placent à trois niveaux car il y a des différences culturelles qui ne permettent pas un partage total entre ces deux langues bien que cette volonté soit fortement présente. Cela concerne notamment la sonorité des mots de la langue autre ainsi que l’impossibilité de traduire certains faits qui sont profondément enracinés dans la culture autre. Comme pour la lune et le soleil, la permanence de la perception culturelle d’origine « traduite » littéralement en français dans les œuvres de Vénus Khoury-Ghata provoque un bouleversement des jugements des valeurs des deux socles culturels, ce qui donne lieu à des ambiguïtés linguistico-culturelles.

30C’est pourquoi la transposition et l’intégration en français d’un mot ou d’une tradition enracinés dans une culture autre nécessite un passage culturel qu’une traduction littérale ne peut pas rendre. En ces termes, la langue en tant que porteuse d’une culture et productrice de sens à la fois, joue un rôle central dans la représentation de notre rapport au monde. Ce rapport variant selon la culture, la langue d’écriture mise en relation avec une autre langue devient productrice d’un sens nouveau qui peut être interprété différemment selon la culture de réception et qui, par conséquent, exige une approche nouvelle car la relation entre l’imagination de l’écrivain qui crée ses signes du texte et la réalité empirique dans laquelle vit le lecteur présente un écart, et ce, surtout dans le cas de cultures différentes.

31Le côté de la réception littéraire29 lié au procès d’écriture devient ainsi un point de vue qui n’est pas anodin. Il faut considérer la perception différentielle d’un même mot ou fait selon la culture d’origine de l’écrivain et du lecteur car la présence de la langue autre donne lieu à une polysémie qui élargit les espaces des possibles de toute langue, résultat d’un croisement et d’un mélange des perceptions qui sont bien entendu différentes, mais qui se complètent et s’enrichissent réciproquement. Bien que ces « possibles » appartiennent à la réalité virtuelle du texte, qui ne doit pas être confondue avec la réalité empirique, ils donnent une potentielle perspective d’observation de cette dernière grâce à leur nouvelle représentation du monde.

32Pour conclure, cette ambiguïté culturelle trouve une solution dans le nouvel imaginaire, fruit du dépassement de la notion de « socle culturel » et de l’unification des deux cultures, comme dans la synergie qui se crée entre le français et l’arabe dans Alphabet de sable. En effet, Vénus Khoury-Ghata entreprend dans ses œuvres une dynamique transculturelle30 qui se transforme de la sorte en une ouverture des horizons qui admet la coexistence et la cohabitation d’échelles de valeurs différentes dans une optique de partage entre cultures tout en reconnaissant les singularités de chacune. Ainsi « la langue française n’est plus la langue française » ; en accueillant la culture et la langue autre, elle s’enrichit d’images nouvelles qui représentent au mieux la volonté d’échange et de mélange entre cultures et inversement.