Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

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Fabula-LhT n° 11
1966, <i>annus mirabilis</i>
François Châtelet

« Sartre en question »

Le Nouvel Observateur, 2 novembre 1966, p. 32-33, avec l’aimable autorisation des ayants-droits de l’auteur et de la revue..

1Il y a un premier fait qu’on ne peut éluder : l’œuvre de Jean-Paul Sartre est l’événement idéologique le plus important qu’ait connu la France dans le deuxième tiers du xxe siècle. Breton, Malraux, Mauriac, Aragon… Bien sûr ! L’écriture de Sartre ne les diminue pas : il les met à leur place, et quelques autres plus récents : des écrivains, fabricants héroïques ou exemplaires de livres, beaux ou intéressants, producteurs de ces objets qu’on appelle œuvre d’art, qui réjouissent ou donnent à penser, mais ne pensent pas. De part en part, dans sa parole et dans son écrit, la pensée – bonne ou mauvaise, adéquate ou dérisoire, de Sartre-le-libre est présente, circulant dans la magie, pas toujours plaisante, des mots et des phrases.

L’exigence théorique

2Il y a un autre fait : ne cherchez pas à vous y reconnaître en assimilant Sartre avait un quelconque des grands modèles déposés dans l’histoire de la culture. Il faut s’y résoudre : il n’est ni Gorgias, ni Diderot, ni Bruno Bauer, ni Zola. Il est inséparable des événements spécifiques, monstrueusement contingents, qui ont scandé son destin : le nazisme, la veulerie française des années 40, Staline, la guerre froide, le Viêt-nam (première manière), le P.C.F., le tiers monde, la guerre d’Algérie, le gaullisme, le Viêt-nam (seconde manière). Il y a un troisième fait : de toute évidence, on ne se tire pas d’affaires, lorsqu’il s’agit de Sartre, en le saluant, comme un grand aîné qui a fait du bon travail, mais qui n’est plus « dans le coup », qui suit, en cahotant, la nouveauté et qui ne comprend pas bien, étant donné la tradition qu’il a voulue sienne, ce qui se passe…

3Aussi, est-ce là ce qui rend particulièrement attachant l’ensemble des textes réuni dans ce trentième numéro de « l’Arc », précédé par une préface, remarquable de rigueur et de réserve, de Bernard Pingaud. Certes, il y a là, çà et là, du coups de chapeau mal contrôlés, des hargnes à peine (ou difficilement) rentrées ; il y a aussi une volonté abusive de parler de tout Sartre, qui irrite, tant on sent que les secteurs ont été distribués : à celui-là la philosophie, à celle-là la littérature… Mais l’entreprise, qui était étrange à première vue : faire parler des « jeunes » – de vingt-cinq à trente-cinq ans (on pardonne volontiers à Raymond Jean et à Gilles Sandier leur grand âge !) – de l’œuvre sartrienne, est bien réussie. Sinon dans la totalité du contenu, mais dans le ton. Ne dressons pas de palmarès. Soulignons plutôt ce qui est indiqué et qui témoigne exemplairement de la situation nouvelle dans laquelle la pensée, en France, se trouve placée.

4On ne pouvait, d’ailleurs, rendre à Sartre meilleur hommage que de le prendre comme le bel et bon fondateur d’une rigueur renouvelée, que de le tenir pour le fervent, jusqu’à l’outrance rhétorique, de la parole contrôlée et prise en charge, même si l’on constate que souvent, pour les uns, souvent, pour les autres, sa pensée déçoit, ne tient pas son projet, s’efface et se dissout en facilités circonstancielles. Bref, « l’Arc » pose « la question Sartre » en termes théoriques. Ce que ces analystes, ces amoureux plus ou moins satisfaits ont retenu de celui qu’ils ont raison de considérer comme leur introducteur dans la culture, c’est l’exigence théorique, l’obligation de maintenir, au sein du désordre empirique, la fermeté inaltérable du concept.

Le dernier barrage

5On est bien surpris, dès lors, à la page 87, alors que l’admiration qu’on avait pour l’œuvre de Sartre ne cessait de se renforcer, d’avoir à lire un entretien dans lequel l’auteur de « Critique de la Raison dialectique » joue, plus qu’il n’est opportun, à celui qui ne comprend pas bien de quoi il est question. Ce n’est pas que l’interrogatoire de Bernard Pingaud soit rusé : il va, au contraire, de face. Son thème ? Que pensez-vous, vous Jean-Paul Sartre, qui est considéré comme « l’horizon » de la culture en France, de travaux de ceux que l’on tient pour les artisans d’un renouvellement radical de cette culture, renouvellement qui, même s’il ne va pas directement contre vous, peut paraître vous déposséder ? Or, précisément, Sartre-le-libre, Sartre-le-théoricien, rétorque : il répond comme un dépossédé. Ce n’est pas théoriquement qu’il se déprend de la problématique nouvelle que définissent les recherches nouvelles de Lévi-Strauss, de Lacan, d’Althusser, de Foucault (si tant est qu’il s’agisse d’une problématique unique), c’est rhétoriquement, avec le bio un peu facile des maîtres ès cultures…

6De Sartre, on aurait attendu, même dans un texte bref, qu’il fît l’analyse de la situation et que, lui qui nous a appris à ne pas céder à la mode, il ne s’y conforme pas avec tant de désinvolture. Or le voici qui reproche à Foucault d’avoir du succès, au structuralisme d’être « le dernier barrage que la bourgeoisie puisse dresser contre Marx », à Lacan d’être né après Marx, au marxiste Althusser de privilégier les structures contre l’Histoire ! En présentant les choses ainsi, il tombe dans un piège et nous y entraîne. Il cède à la manie, hérité probablement du jdanovisme, de voir partout des complicités et des complots : aujourd’hui, c’est le complot structuraliste, « bastion de la bourgeoisie », comme ce fut, naguère, le complot existentialiste ou, jadis, le complot en empiriocriticiste…

7Pierre Trotignon nous le rappelle opportunément : il fut un temps où le marxisme officiel enseigné que le sinistre trio Sartre-Merleau-Ponty-Camus fourbissait ses armes à l’ombre de Saint-Germain-des-Prés pour abattre le prolétariat, le progrès et la science. Vingt ans après, Sartre accepte la même méthode critique ! Et, l’acceptant, la réponse qu’il présente, comme il va de soi, est inconsistante et superficielle. Elle bégaie sur l’homme, agent de la praxis et donateur de sens, sur la nécessité de tenir compte de l’Histoire réelle. Elle donne des auteurs auxquels elle s’adresse la vision la plus extérieure. Et, du coup, elle ne répond à rien…

Des analogies faciles

8Il y a des problèmes extrêmement difficiles dont on ne se débarrasse pas par une déclaration idéologique et moralisante. Et, pour les poser clairement, il faudrait d’abord ne pas tout mélanger, ne pas donner dans cette mode qui fait de Foucault un structuraliste et qui confond Lévi-Strauss et Lacan. La première tâche du marxisme – c’est cela quoi Althusser a commencé à s’employer – est non pas de rappeler qu’il y a une histoire réelle et des hommes empiriques, non pas se contenter d’analogies sociologiques faciles entre le structuralisme scientifique dont usent Lévi-Strauss et Lacan (comment ne feraient-ils pas, eux qui sont confrontés avec ces matériaux que sont la langue du mythe et la langue du rêve ?) et la technocratie, mais bien de déterminer patiemment si l’ethnologie, la psychanalyse, l’histoire scientifique n’apportent pas des concepts, tels quels ou intégrés dans un « différentiel » différent, permettent de déchiffrer avec plus de précision et de rigueur, entre autres par la médiation d’une relecture de Marx, la société contemporaine et le passé des hommes.

9Car il s’agit de science et non de conscience. C’est par là que passe, aussi, la lutte contre la faim dans le monde. Plus sûrement par là, en tout cas, que par une idéologie hérité de la philosophie de l’histoire humaniste. Comme elle passe aussi, d’ailleurs, par le texte serré, émouvant, toujours somptueux, toujours diapré comme les couleurs du peintre dont il parle, que Sartre consacre au Tintoret et dont « l’Arc » nous livre encore quelques pages. Sartre, ici, est à son affaire. Et nous y sommes avec lui.

10F. C.