Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 10
L'Aventure poétique
Jacques-David Ebguy

La mésentente : le philosophe (Jacques Rancière) et le poéticien (Gérard Genette)

Par mésentente on entendra un type déterminé de situation de parole ; celle où l’un des interlocuteurs à la fois entend et n’entend pas ce que dit l’autre.

(La Mésentente,p. 12)

1« Littérature et philosophie mêlées » : en ce titre du numéro 21 (février 1975) de Poétique, évidemment emprunté à Hugo, se dit peut-être le rêve ou la visée, au cœur des années 1970, de la poétique en marche : celui d’une modernité critique et théorique1 avançant main dans la main avec la modernité philosophique, alors incarnée par Jacques Derrida, Jean-François Lyotard ou Philippe Lacoue-Labarthe. À qui voudrait cependant dresser plus rigoureusement la cartographie des rapports entre philosophies ou philosophes et poéticiens, apparaîtrait une situation sensiblement plus complexe. Les textes de Derrida sur le structuralisme dans L’Écriture et la différence2, ceux de Michel Foucault sur l’auteur et sur l’écriture, les considérations de Paul Ricœur sur la narratologie3, les remarques, plus éparses, de Gilles Deleuze ou Alain Badiou sur telle ou telle approche critique, seraient quelques-unes des stations obligées d’un parcours sinueux mais sans doute passionnant, visant à « démêler » précisément les positions et les conceptions. Notre ambition en ces pages sera à la fois plus circonscrite et plus systématique, puisqu’il s’agira de confronter l’approche et la définition de la littérature d’un philosophe, Jacques Rancière, et d’un poéticien, Gérard Genette. Les attaques contre la poétique et, plus largement, contre le formalisme, n’ont certes pas manqué, mais ont le plus souvent pris la forme de paresseux anathèmes lancés contre la froideur, l’abstraction, le caractère totalisateur et systématique d’approches insensibles au particulier. Mais quand l’« attaque », ou du moins la distance exprimée, vient du côté de la philosophie, et, plus précisément, du plus « poéticien » des philosophes4, la balayer d’un revers de la main s’avère moins aisé. Aussi voudrait-on ici disposer les termes de cette « disputatio ». Qu’on n’attende cependant ni exposé doctrinal en bonne et due forme, ni examen en diachronie de deux approches de la littérature : on pourrait certes schématiquement distinguer trois temps dans la trajectoire intellectuelle de Genette5 – un Genette critique ou poéticien « en acte6 », un Genette théoricien et proprement poéticien7 et un Genette esthéticien8 – comme dans celle de Rancière9 – un Rancière « poéticien du savoir », un Rancière penseur de la littérature et un Rancière penseur de l’art et de l’esthétique – mais ce sont essentiellement « Genette 2 » et « Rancière 2 », pourrait-on dire, qui nous intéresseront et que nous confronterons.

2Cette confrontation aura pour fin, en accord avec le projet de ce numéro de LHT, de caractériser l’aventure poétique. Mais notre démarche, en cela « décalée », peut-être, par rapport à la perspective générale de la revue, invitera à une forme de décentrement. Que nous fait voir de la poétique, ou du moins de sa figure emblématique, Gérard Genette, l’adoption de la perspective de Rancière ? Quel visage du poéticien se dessine, aux yeux de celui qui suit, pour commencer, la voie du philosophe ? L’exposition des traits les plus saillants d’une pensée exigeante et globale de la littérature pourrait, par comparaison, faire apparaître la poétique autrement ou en redéfinir les lignes de force : tels seront du moins notre hypothèse et notre pari. On tentera, plus précisément, d’expliciter les enjeux de la disputatio quant à la position et à la visée de l’analyste, la caractérisation du texte littéraire, de la Littérature et de son histoire.

3Disputatio du reste plus virtuelle que « réelle », les allusions explicites de Rancière à la poétique de Genette étant extrêmement rares : moins ce que Rancière a écrit de Genette que ce qu’il pourrait ou aurait pu en dire. Avant que nous interrogions la consistance de la caractérisation ainsi produite, l’opération menée sera donc double : étendre le point d’application des analyses de Rancière et faire de Genette, de sa théorie, la référence de son discours ; mettre de la sorte en présence deux positions, deux pensées de la littérature, pour en manifester les dissemblances éclairantes mais aussi, parfois, les proximités cachées. Au lecteur de juger de la légitimité de ce déplacement et de cette disposition d’un dialogue virtuel.

1. Portrait « philosophique » du poéticien

1.1 Philosophie vs bricolage ?

Il y a des questions que l’on n’ose plus poser. Un éminent théoricien de la littérature nous l’indiquait récemment : il faut ne pas craindre le ridicule pour intituler aujourd’hui un livre : « Qu’est-ce que la littérature ? » Et Sartre qui le faisait, en un temps qui nous paraît déjà si loin du nôtre, avait eu au moins la sagesse de ne pas répondre. Car, nous dit Gérard Genette, « à sotte question, point de réponse ; du coup, la vraie sagesse serait peut-être de ne pas la poser »10.

4C’est par ces lignes, évoquant indirectement puis directement Genette, que s’ouvre La Parole muette, ouvrage majeur de Rancière consacré à la littérature. Renaud Pasquier l’a bien montré : Rancière écrit contre, en réponse à ; ses analyses visent un analyste, des analyses antérieurs,« leur ambition est toujours polémique, et rectificatrice11 ». « Éminent théoricien de la littérature » : par cette périphrase à l’emphase ironique, Genette, figure de la théorie littéraire, se voit d’emblée désigné comme l’ « ennemi » préférentiel de Rancière. À s’en tenir à ce premier extrait, l’opposition semble claire entre la philosophie soucieuse de définir des essences, et la poétique, plus pragmatique, plus modeste peut-être, qui renonce à poser de vaines questions vouées à demeurer sans réponse, et s’en tient aux analyses concrètes et particulières. La ligne de partage, pourtant, ne passe pas simplement entre la philosophie, spéculative, et le relativisme empirique de la poétique ou de la théorie de la littérature. Lisons les lignes que Rancière consacre à la « sagesse d’aujourd’hui » dont il fait de Genette un représentant :

La sagesse d’aujourd’hui allie volontiers à la pratique démystificatrice du savant le tour d’esprit pascalien qui dénonce en même temps la duperie et la prétention de n’être point dupe. Elle invalide théoriquement les notions vagues mais elle les restaure pour l’usage pratique. Elle tourne en dérision les questions mais elle leur propose quand même des réponses. Elle nous montre, en définitive, que les choses ne peuvent être plus que ce qu’elles sont, mais aussi que nous ne pouvons moins faire que d’y ajouter toujours nos chimères12.

5Si le philosophe s’interroge sur le concept de littérature et sur le sens qu’on peut lui donner, le poéticien refuse tout dogmatisme, toute quête des essences, tout en recourant, pragmatiquement, à des notions provisoires13 qui lui permettent de construire ses objets. Cette approche « pascalienne » (ni la prétention au vrai, ni l’exposition de l’immédiat), on pourrait la nommer également « bricolage ». Analysant la démarche de Claude Lévi-Strauss, Derrida soulignait en un sens la dualité même que dénonce Rancière : usant par exemple du couple notionnel nature-culture, dont il met en évidence les limites heuristiques, l’anthropologue conserverait « comme instrument ce dont il critique la valeur de vérité14 ». Manière de disjoindre la méthode de la vérité, ou, pour mieux dire, « les instruments de la méthode et les significations objectives par elles visées15 », là où, pour le penseur de la déconstruction, ce geste de séparation s’avérait hautement problématique – un concept peut-il être réduit à sa valeur d’outil ? N’implique-t-il pas forcément un schème de pensée plus général ? – et rendait trop rapidement quitte d’un questionnement nécessaire. Tel est le « bricoleur théorique » : utilisant les instruments qu’il trouve à sa disposition autour de lui, essayant de bâtir un discours cohérent et opérant avec eux, mais s’appuyant en définitive sur des évidences non interrogées, sur des catégories et des dualismes (littérarité / non-littérarité, réalité objective / investissement subjectif…) non travaillés ou déconstruits. Peut-être est-ce avec une forme de confort spéculatif, d’enfermement dans une visée descriptive qui tourne volontairement court, que la philosophie, étendant en amont et en aval les termes de son questionnement, visant une forme de vérité, veut prendre ses distances.

1.2 Poétique, rhétorique et vérité

6La place accordée à la question de la vérité, dans la construction ranciérienne et dans la théorie de Genette, renvoie en grande partie à leur façon de définir leur objet – la Littérature – et le discours qui porte sur elle. Si pour Rancière la Littérature, en ce qu’elle s’oppose aux Belles-Lettres, naît à la fin du xviiie siècle, cette transformation s’éprouve aussi dans la manière d’interroger les textes : à la rhétorique se substitue la poétique. La fin des normes, des règles (propres à des genres), de la convenance, cruciale, entre langage et sujets représentés16, fait advenir un nouveau type de discours, discours « poétique », ou qui relève d’une « poétique17 ». Sans doute est-ce au moment de l’écriture des Noms de l’histoire, précisément sous-titré Essai de poétique du savoir18, que le philosophe a formulé le plus clairement la distinction :

Poétique enfin s’oppose à rhétorique. Celle-ci est l’art du discours qui doit produire tel effet spécifique sur tel type d’être parlant en telle circonstance déterminée. J’appelle poétique, à l’inverse, un discours sans position de légitimité et sans destinataire spécifique, qui suppose qu’il n’y a pas seulement un effet à produire mais qui implique un rapport à une vérité et à une vérité qui n’ait pas de langue propre19.

7Ainsi, si la rhétorique envisage le discours comme l’application de règles visant des effets spécifiques sur le public ou le lectorat, selon un idéal d’efficacité, la poétique se pense, au moins implicitement, en fonction d’une vérité. Elle est, sur son versant pratique, pourrait-on dire, non « simple jeu de règles à effets » mais « exercice d’une puissance commune de la langue sous la supposition d’une vérité20 », et s’interroge, sur son versant théorique, sur la nature et le fonctionnement de cet exercice.

8S’arrêtant plus particulièrement sur la question de la « fiction », Rancière fait ultérieurement le départ entre la fiction de type aristotélicien (à la fois imitation et invention), qui se présente comme « un agencement d’actions » sans lien à la vérité, et la fiction non mimétique, (« agencement de signes et d’images21 ») qui est placée « sous la législation de la vérité22 ». Le romantisme serait ainsi, dans cette perspective, le temps de la multiplication des procédures « par lesquelles un discours peut narrativiser son propre rapport à la vérité23 », vérité dorénavant sans critère, sans fondement systématique extérieur.

9En définissant la « poétique », alors de l’ordre du métalangage, dans une perspective plus strictement disciplinaire, Genette ne paraît pas se situer dans le même espace de réflexion que Rancière. Premier exemple d’un usage divergent d’un terme – « poétique » – qui témoigne moins d’un désaccord ou d’une méconnaissance que d’une « mésentente », soit, selon Rancière, « un type déterminé de situation de parole ; celle où l’un des interlocuteurs à la fois entend et n’entend pas ce que dit l’autre24 ». Le même mot désigne dans deux discours, à la fois la même chose et tout autre chose. En faisant de la poétique une théorie des formes littéraires, qui appuie cette théorisation sur des catégories empruntées à la linguistique et à la sémiologie, sans doute Genette manque-t-il doublement, aux yeux de Rancière, la spécificité de la poétique.

10D’un côté, le théoricien de la littérature la soustrait à la question de la vérité25 : si la poétique du savoir ranciérienne est étude de « procédures littéraires », si elle examine un travail sur la langue commune26, elle ne se limite pas à cela et cherche, nous l’avons vu, à définir le « mode de vérité » auquel se voue tel ou tel discours. De l’autre, Genette suture l’opposition rhétorique-poétique, en inscrivant explicitement celle-ci dans la continuité de celle-là. Le poéticien, à l’époque de Figures III au moins, affirme renouer avec une tradition allant d’Aristote à La Harpe, et fait donc du romantisme, privilégiant l’individu créateur, une sorte de parenthèse historique, dont il faudrait à présent clore la fortune. Sans entrer dans les détails de la question du rapport entre rhétorique et poétique chez Genette, on ne peut qu’être frappé par la récurrence des textes de l’auteur des Figures qui mettent en rapport les deux, ou qui pensent la deuxième en référence à la première. Ne voit-il pas dans la « rhétorique » « l’ancêtre de la sémantique et stylistique modernes27 » dont se nourrit précisément la réflexion « poétique » ? En se reconnaissant comme précurseur, très tôt, Edgar Poe et sa théorisation des lois de l’effet littéraire, Genette n’a-t-il pas fait du formalisme structuraliste, décrivant des fonctionnements et des rapports, une actualisation ou une extension du cadrage et de la vision rhétoriques ? « La Poétique ne sera, en un sens, qu’une nouvelle Rhétorique28 » écrit-il alors. Et, au temps de Figures III, c’est une « nouvelle rhétorique29 » qu’il appelle de ses vœux. C’est jusqu’aux beaucoup plus récents Fiction et diction et Métalepse qui pourraient, si l’on suit Marc Escola30, être lus dans cette perspective : le partage entre régimes de littérarité, dans le premier, l’idée de la figure comme fiction minimale ou de la fiction comme figure développée, dans le second, proviendraient de la tradition rhétorique. « Où l’on voit, conclut Marc Escola, que la poétique de Gérard Genette est à sa façon une continuation de la tradition rhétorique par d’autres moyens31. »

11La définition, plus ancienne, que donne le poéticien de la perspective de la rhétorique et de son rapport à la littérature – « L’ancienne rhétorique considère la littérature comme un ordre fondé sur l’ambiguïté des signes, sur l’espace exigu mais vertigineux qui s’ouvre entre deux mots de même sens, deux sens du même mot : deux langages du même langage32 » – ne pourrait-elle d’ailleurs qualifier son propre regard sur le texte littéraire, attentif à cet « espacement », qui évacue la question de la visée du langage, et, au-delà, de sa vérité ?

12Pour en revenir à Rancière, on aurait tort de rapporter à un simple tropisme philosophique la manière dont, en rupture donc avec toute la tradition rhétorique, il brandit la question de la vérité : il en irait ici d’une forme de fidélité aux écrivains, dont la poétique s’est précisément affranchie.

1.3 Théorie et pratique : l’écrivain et son œuvre

13La deuxième occurrence marquante du nom de Genette dans l’œuvre de Rancière se rencontre dans un passage de La Parole muette consacré à Flaubert, portant sur le lien entre sa pratique romanesque et sa conscience d’écrivain. Telle est la conclusion à laquelle aboutit le philosophe, après avoir confronté les propositions théoriques de la correspondance de Flaubert et son mode d’appréhension du réel dans Madame Bovary :

L’écart couramment invoqué entre sa pratique de romancier et sa conscience d’artiste n’existe donc pas. Commentant naguère les moments de rêverie où semble se figer le récit flaubertien, Genette parlait de ce « renvoi du discours à son envers silencieux, qui est pour nous aujourd’hui a littérature même ». […] Flaubert faisait, en somme, notre « littérature » sans le savoir33.

14Analysant plus précisément le fameux épisode de la rencontre de Charles et Emma, Rancière écrit : « Le romancier est ici pleinement conscient de ce qu’il fait, en plongeant dans un même régime d’indétermination les énoncés et les perceptions34 », avant de répéter, un peu plus loin : « Le romancier sait ce qu’il fait, philosophiquement parlant : substituer un ordre à un autre. Et il sait les moyens qu’il emploie à cette fin, ces détournements de la syntaxe que Proust et quelques autres ont dénombrés […]35 ». L’opposition à la manière dont Genette caractérisait pour sa part, dans l’article de Figures I auquel Rancière fait référence, la perception qu’avait Flaubert de son propre travail, est nette :

Ce retournement, ce renvoi du discours à son envers silencieux, qui est, pour nous, aujourd’hui, la littérature même, Flaubert a été, bien évidemment, le premier à l’entreprendre – mais cette entreprise fut, de sa part, presque toujours inconsciente ou honteuse. Sa conscience littéraire n’était pas, et ne pouvait pas être au niveau de son œuvre et de son expérience36.

15Revenant sur ce point dans son « Après-propos » au long essai « Discours du récit » de Figures III, le poéticien formule le même diagnostic au sujet de Proust, moderne « malgré lui37 » comme Flaubert l’était « sans le savoir », inconscient du caractère révolutionnaire de son œuvre romanesque, incapable d’élaborer une théorie à sa hauteur. D’où la généralisation de Genette : « la conscience esthétique d’un artiste, quand il est grand, n’est pour ainsi dire jamais au niveau de sa pratique38 ».

16Or les analyses de Rancière invitent précisément à interroger cette idée en son temps novatrice mais devenue doxa critique. La poétique, notamment sur son versant narratologique, assume toutes les conséquences de cette dissociation entre l’esthétique affichée d’un auteur et ses textes : mise à distance et minoration de l’importance de cette esthétique, refus de prendre appui sur les théorisations « indigènes ». Se perdrait de la sorte, aux yeux de Rancière, la nouveauté de l’âge esthétique de l’art. Notre temps serait en effet celui d’une cohérence globale entre pratiques, idées et théories qui déterminent la manière dont elles sont vues et identifiées : « Les simples pratiques des arts ne se laissent pas séparer des discours qui définissent les conditions de leur perception comme pratiques d’art39. » La littérature, dans cette optique, n’est pas un ensemble de textes qu’unifie une série de critères objectifs, ou l’ensemble de productions définies comme telle par un public, mais un « mode historique de visibilité des œuvres de l’art d’écrire ». Or la singularité première de ce mode de visibilité est qu’il affirme le lien entre manières de faire et manières de dire40, qu’il établit un continuum entre perception, pensée et expression, entre une pratique et une théorie de la littérature41 : à séparer les uns des autres, à prétendre s’affranchir de la dimension spéculative des textes, une certaine lecture des œuvres les ampute en partie de leur force vive, et méconnaît leur nature, en rétablissant des frontières qu’elles visent précisément à abolir.

1.4 Comment parler de la littérature ?

17Le rapport de Rancière aux auteurs et à leur travail implique plus globalement une double position par rapport aux œuvres et une remise en cause d’un certain type d’activité critique. Si les œuvres doivent être appréhendées avec les affirmations théoriques qui les accompagnent, alors le lecteur ne peut occuper une position de surplomb par rapport aux auteurs et aux textes. Est en fait questionné tout discours qui prétendrait ne pas relever de la littérature et pouvoir en venir dire du dehors la signification.

18Le penseur, alors assertif, a très tôt posé :

Il n’y a rien derrière la page écrite, pas de double fond qui nécessite le travail d’une intelligence autre, celle de l’explicateur ; pas de langue du maître, de langue de la langue dont les mots et les phrases aient pouvoir de dire la raison des mots et des phrases d’un texte42.

19Encore est-ce là s’en prendre essentiellement à la dimension herméneutique de l’activité critique dont ne relève pas, à proprement parler, l’aventure poétique. Mais Rancière, dans sa mise en garde, n’en reste pas là. L’opération critique devient, quand elle n’est pas simplement explicative, une opération de catégorisation : il s’agit de mettre chaque discours à sa place43, d’établir des frontières entre genres de discours et réduire de la sorte la portée esthétique et spéculative des textes. Rancière lance donc ses attaques dans deux directions : contre les postures de maîtrise, contre les gestes de fixation. Rappelons la manière dont, à différents moments de son œuvre, Rancière définit sa propre activité : « la philosophie n’est pas un discours sur, mais un discours entre, un discours qui remet en question les partages entre les territoires et les disciplines44 ». La philosophie ainsi définie cherche à « nier le partage des compétences45 », partage sur lequel repose des disciplines comme la poétique ou la narratologie, dotées d’outils dont il faut apprendre à se servir, prétendant apporter un certain savoir sur les textes, quand la philosophie, aux yeux de Rancière, est une activité de déligitimation des savoirs.

20La conséquence la plus radicale, et sans doute la plus contestable, de cette dénonciation de la vanité, à tous les sens du terme, d’un métalangage prenant la littérature pour objet, est la manière dont le philosophe, au moins dans des interventions orales, dénie tout sens, voire toute existence, à la critique et à la théorie littéraires. Si Rancière revendique de ne pas connaître la « littérature secondaire46 », c’est qu’il ne « reconnait pas », confie-t-il à la théoricienne de la littérature qui l’interroge, « un domaine propre au critique littéraire et à ses "méthodes". La littérature et l’investigation sur la littérature appartiennent à tout le monde47. » La dévaluation de tout métadiscours spécialisé est strictement ajustée à l’idée de la littérature que défend Rancière :

[J]e m’intéresse à la littérature non comme discipline mais au contraire comme principe de déclassification des discours. Donc je ne crois pas qu’il y ait de méthode littéraire ou de compétence littéraire spécifique. Pour moi, la littérature n’est pas un art ou un domaine, bien clos sur lui-même, demandant des spécialistes pour dégager ses lois et faire apprécier ses œuvres. Elle est un régime historique de l’art d’écrire qui précisément se caractérise par l’abolition des règles des arts poétiques, par le fait qu’il n’y a plus de clôture du système, qu’il n’y a même plus d’opposition entre une raison des fictions et une raison des faits. La littérature désigne pour moi une ouverture des frontières entre les discours et il n’y a pas d’experts de cette ouverture. L’important c’est de dégager des capacités d’élargissement de l’expérience qu’elle porte en elle. Cela n’est l’objet d’aucune méthode spécifique48.

21Les raisons de son refus de croire à « l’exigence d’une théorie de la littérature49 » sont donc doubles : d’une part, la tâche qui consiste à dégager les éléments du langage littéraire participe encore d’une volonté d’un « partage » des territoires et des activités ; d’autre part, l’activité propre du lecteur, sa subjectivité, constituent l’œuvre non en objet d’art mais en « monde » : « sur un monde on ne fait pas de théorie, on fait son propre poème50 ».

22Devant le « tribunal » de la critique ranciérienne, la poétique genettienne devrait, à n’en pas douter, plaider coupable. Cette poétique, tout d’abord, travaille, comme tout discours des sciences humaines, à localiser les œuvres, à déterminer leur « lieu » : Genette rappelle, dans son texte autobiographique, Codicille, qu’il prend en compte, notamment pour évaluer une œuvre, de sa position « dans son champ […], générique ou autre51 ». En même temps, pratiquant la plupart du temps une lecture des œuvres ou une théorisation des formes en synchronie, le poéticien défend la nécessité « de définir les objets avant d’en étudier l’évolution52 ». On ne saurait certes parler, sans autre forme de procès, d’une position de surplomb de Genette. Reste que sa volonté de ne pas adopter les partis-pris philosophiques ou l’esthétique d’un écrivain, de découpler l’œuvre de l’idée que s’en fait son auteur, le conduit fréquemment à aborder les œuvres à distance et de haut. Comment ne pas être frappé d’ailleurs par l’allure qu’ont prise de plus en plus fréquemment ses ouvrages théoriques, parcours libres et sinueux d’un espace littéraire en expansion constante, manifestations de la souveraine aisance d’une « conscience de survol53 » ?

23Mais sans doute est-ce dans la manière dont Genette, dans son mode d’investigation du texte littéraire, procède par découpage et distinction d’ordre, qu’il heurte le plus frontalement l’incessante volonté ranciérienne de fragiliser les frontières disciplinaires et de brouiller les contours des objets de pensée. À ceux qui lui reprochent de n’avoir envisagé dans Figures III que la forme des œuvres, à l’exclusion de toute autre dimension du fait littéraire, le poéticien réplique :

Je conçois assez bien une telle critique : pourquoi me parlez-vous des formes, alors que seul le contenu m’intéresse ? Mais si la question est légitime, la réponse est trop évidente : chacun s’occupe de ce qui le point, et si les formalistes n’étaient pas là pour étudier les formes, qui voudrait s’en charger à leur place ? Il y aura toujours assez de psychologues pour psychologiser, d’idéologues pour idéologiser, et de moralistes pour nous faire la morale : qu’on laisse donc les esthètes à leur esthétique, et qu’on n’attende pas d’eux des fruits qu’ils ne peuvent donner54.

24À la distinction de niveaux internes à l’œuvre répond la division des tâches à accomplir, selon une adéquation (visée d’un travail – résultat produit) que révoque justement Rancière, sensible au surgissement de ce qui n’est pas attendu. L’élaboration de cette poétique en apparence circonscrite, restreinte, résulterait à la fois d’une volonté pascalienne55 de clarification intellectuelle (il importe de ne pas confondre les différentes opérations menées, visées poursuivies, facultés mobilisées), d’une forme de modestie ontologique (il n’est pas de discours unifiant universellement valable) et d’un goût affirmé pour les entreprises de systématisation taxinomique. Le poéticien ne confesse-t-il pas, dans un de ses derniers écrits, sa « libido classificandi et/ou nominandi56 » ?

25De la différence entre les buts et activités du poéticien-penseur Gérard Genette et ceux du philosophe-penseur Jacques Rancière témoigne particulièrement le rapport au langage et à leur propre langage des deux auteurs.

26D’une formule, Genette a résumé les choses : un des moteurs de son œuvre a été son « souhait d’y voir clair et [son] refus de se payer de mots57 ». Éloge de la clarté et de la rationalité qui justifie les inventions terminologiques dont on a si souvent fait grief au praticien de la narratologie : le jargon technique a en effet « cet avantage qu’en général chacun de ses utilisateurs sait et indique quel sens il donne à chacun de ses termes58 ». Chasse au flou terminologique, tentative de « nettoyage de la situation verbale » (la formule est empruntée à Paul Valéry), volonté de trancher lorsque des opinions s’opposent59 : les images utilisées placent manifestement Genette dans le camp de ceux qui tracent des frontières, fixent des usages et font du langage critique et théorique un moyen de maîtrise d’un ensemble de phénomènes dûment répertoriés, au rebours de toute tentation poétique (des mots aux significations flottantes) ou métaphysique (des mots sans répondant immédiat, évident dans le réel). Rêve de ce discours théorique : ajuster strictement, un mot, la réalité qu’il vise et ce qu’il évoque pour celui qui en use ; la théorie genettienne de la parodie vise ainsi à « fournir au moins à ses usagers un instrument de contrôle et de mise au point qui leur permette, en cas de besoin, de déterminer assez vite à quoi ils pensent (éventuellement) lorsqu’ils prononcent (à tout hasard) le mot parodie60 ». Il s’agit, en termes ranciériens, d’éviter toute mésentente, d’annuler tout écart. Et sans doute ce souci de dissiper les équivoques, si légitime à première vue, relèverait-il pour le philosophe d’une pratique « policière » (celle qui remet les « choses » à leur place) ou du moins d’un courant de pensée plus général, critiqué à plusieurs reprises. Conjurer la double menace « poétique » et métaphysique, n’est-ce pas ce qui caractérise cette « rationalité désenchantée » « qui nous invite à revenir des grands mots et des idées nuageuses aux mots exactement définis et aux classifications précises d’objets de pensée61 » ? La surprenante définition que donne Rancière de la philosophie − « un travail sur l’homonymie62 » − s’explique de la sorte : la pensée se déploie dans l’espace intercalaire créé par la pluralité des sens, la confusion des mots, elle combat63 pour rendre aux mots la pluralité de leurs significations, l’indétermination féconde de leur sens.Parmi ces mots, évidemment, la littérature, au cœur de la mésentente voire du différend entre la poétique genettienne et la pensée ranciérienne.

1.5 Du mode d’existence du texte littéraire

27Le texte littéraire, tel que l’analyse l’auteur de La Parole muette, relève de la pensée et, dans le même temps, d’un ordre de « réalité » singulier, qu’on pourrait dire intermédiaire ou intervallaire.

28À lire les analyses qu’il consacre à la littérature, on constate immédiatement que l’œuvre est moins appréhendée comme structure, forme ordonnée, que comme opération, « événement de pensée64 », produisant-exposant un ordre du monde, proposant une saisie, en pensée, d’un temps, d’un monde. En se concentrant sur la « fonction artistique » ou « esthétique » de l’œuvre littéraire et de l’art, le poéticien s’interdit volontairement l’examen de cette dimension métaphysique du texte ou, à suivre Rancière, de la métaphysique de la littérature. Métaphysique, soulignons-le, ne relevant pas d’un contenu idéel, mais d’une idée de la forme et d’une visée de l’œuvre littéraire. Il n’entre pas dans notre propos d’évoquer ici, même à grands traits, la manière dont Rancière caractérise par exemple la métaphysique sur laquelle repose et qu’expose le roman flaubertien65. Soulignons seulement combien, à s’en tenir aux évocations des formules théoriques les plus connues de Flaubert ou de Proust commentant Flaubert, se séparent Genette et Rancière. Analysant, dans Palimpsestes, le style de Flaubert à travers le commentaire qu’en donne Proust, le premier se situe sur le plan syntaxique et grammatical, mais refuse de parler en termes de « vision » : « La “vision flaubertienne”, somme toute, nous importe peu, si ce n’est à titre de métaphore pour désigner son style, et le terme même de “vision” est peut-être ici la plus lourde présupposition proustienne66. » Le second, à l’inverse, s’attarde longuement sur la fameuse formule du romancier, définissant le style comme « une manière absolue de voir les choses », en les séparant de toutes les représentations qui s’y attachent67. Si le premier qualifie Flaubert d’écrivain expressionniste ou « cubiste68 », parce que sa syntaxe déforme les choses, le second insiste au contraire sur la volonté d’impersonnalité de l’artiste Flaubert, arrachant les choses à leur mode ordinaire d’apparition et de liaison : « Une “manière absolue de voir les choses”, ce n’est pas la possibilité de placer, selon n’importe quel angle, un verre qui grossisse ou rapetisse, déforme ou colore à volonté les choses. C’est, au contraire, une manière de les voir telles qu’elles sont, dans leur “absoluité”69. » Quand Genette confiant, dans un texte autobiographique, la gêne que suscite en lui l’usage trop radical de l’adjectif « absolu » ramène le style à la manifestation d’un point de vue, circonscrit dans l’espace et le temps – « il n’est de vision (même collective) que subjective, et le style est donc forcément (procède forcément d’) une manière toute relative de voir les choses70 […] ; le style est à lui tout seul une manière relative de faire voir les choses71 », Rancière entend « absolue » dans son sens étymologique et explicite de la sorte l’opération flaubertienne : « “Absolu” veut dire délié […] « des formes de présentation des phénomènes et de liaison entre les phénomènes qui définissent le monde de la représentation […] en bref, [de] tout son régime de signification72. » Dans cette perspective, le travail flaubertien sur la langue aboutit à remplacer une idée de la nature par une autre et à manifester de nouvelles formes d’individuation. C’est donc sur un plan ontologique et spéculatif que l’existence de l’œuvre flaubertienne doit d’abord être envisagée.

29Ce mode d’existence de la littérature, il est une manière simple de le caractériser. En s’autorisant de l’absence de propriétés formelles intrinsèques de la parole littéraire, et de son mode de réception, on pourra définir l’énoncé littéraire, ou, plus précisément, l’énoncé fictionnel comme une « assertion feinte » : il prend la forme de l’assertion mais ne correspond pas à ses conditions réelles (correspondance avec la réalité, engagement, authenticité…). On aura reconnu la position du philosophe John Searle, et, plus largement, des analystes qui considèrent les énoncés littéraires comme actes de langage et les décrivent en termes pragmatiques. À ces analystes, Rancière reproche, dans un texte datant des années 1990 et intitulé « L’inadmissible », cette manière de considérer la littérature et la fiction à partir d’une alternative excluante :« ou bien il y a des propriétés, ou bien il n’y en a pas », « ou bien il y a une détermination interne, et c’est une propriété ; ou bien il y a une détermination externe et il s’agit d’un jugement, d’une convention, d’une suspension convenue de la convention, etc.73 ». Manière de méconnaître, selon le philosophe, la nature singulière de la parole littéraire, manière d’exclure qu’il puisse y avoir ce qu’il appelle « une impropriété propre : une détermination qui ne serait ni dedans ni dehors, ni une propriété de la chose, ni un caractère de jugement sur la chose. Il y a un type d’existence qui est refusé : celui qui circulerait entre le dedans et le dehors, entre la corporéité et l’absence de corps74. » Ce type d’existence est proprement celui de la lettre, au corps flottant. La lettre introduit du trouble entre les corps, à l’intérieur des corps, sépare le je – celui de l’écrivain, celui du lecteur – de lui-même, et fait de la littérature une expérience de désappropriation, ou, selon une métaphore bien connue, de « l’inhabiter ». Plus généralement, et l’on toucherait là à une des dimensions « politiques » du texte littéraire, la littérature apparaît comme une expérience du dissensus, qui vient déranger le bel ordonnancement – il n’y a que des entités réelles, concrètes et chacune d’entre elles a sa place – que promeut ou propose le consensus social. D’où la belle définition que produit Rancière du fait littéraire comme « « mode suspensif de la parole » en appelant « suspensive, en général, une existence qui n’a pas de place dans une répartition des propriétés et des corps75 ». La littérature relèverait donc d’une forme de spectralité que dénient tous les partages du sensible positivistes. À la logique rigoureuse de la philosophie analytique, à son principe de discernement, ne pourrait correspondre la littérature, ce « mode de discours qui défait les situations de partage entre la réalité et la fiction, le poétique et le prosaïque, le propre et l’impropre76. » Héros paradoxal de cet aspect du fait littéraire : le Don Quichotte de Cervantès. Loin d’être la victime de ses illusions, l’illustration des dangers de la confusion entre réalité et fiction, le chevalier à la triste figure refuserait que la littérature soit assignée à une sphère de jeu, où, par convention, sont suspendues les lois du monde77. Don Quichotte donnerait son corps pour attester publiquement la vie et la véritédes livres dont se tisse le fil de nos existences. Analyse surprenante à bien des égards, certes, mais qui, indiscutablement, fait le départ entre deux manières de concevoir la nature de la littérature.

30Or si l’on se tourne vers les textes du poéticien, on constate aisément que la référence tout aussi fréquente à Don Quichotte n’y a pas le même sens. L’épisode de Maître Pierre également mobilisé (autre exemple de « mésentente » en un sens) est lu comme la représentation d’un acte de fiction qui échoue « car son destinataire n’a pas perçu sa fictionnalité78. » Et si Genette examine avec beaucoup plus de précision que Rancière les théories de Searle et formule de nombreuses objections à sa conceptualisation, il en admet du moins la perspective pragmatique et demeure dans le même paradigme de pensée. Acceptant l’identification des énoncés fictionnels à des « assertions feintes », l’auteur des Figures va jusqu’à reprendre à son compte, en note, l’objection formulée par Joseph Margolis à l’usage par Searle du mot « créer » à propos des personnages de fiction : « on ne peut pas dire à la fois que les êtres de fiction n’existent pas et que l’auteur les crée, car on ne peut créer que de l’existant79 ». Manière de redoubler en quelque sorte la rigueur ou le rigorisme searlien qui nous entraîne bien loin de toute idée de corps suspendu, d’existence hétéronome et divisée. La question du personnage permet d’ailleurs de mettre pleinement en lumière la nature des oppositions, qui renvoient d’abord à des positions de lecture différentes. Au philosophe sensible aux créatures fictionnelles, « existences inexistantes80 », aux expériences sensibles qu’elles expriment, aux échos qu’elles éveillent chez le lecteur, au jeu qui s’instaure entre écrivains et trajectoires des personnages, répond la ferme mise au point du poéticien pour qui le personnage n’est qu’un « objet, ou un pseudo-objet », « entièrement constitué, comme tous les objets de fiction, par le discours qui prétend le décrire et rapporter ses actions, ses pensées et ses paroles. Raison de plus, sans doute, pour s’intéresser davantage au discours constituant qu’à l’objet constitué, ce “vivant sans entrailles” qui n’est ici […] qu’un effet de texte81 ».

31En ce point, de nouveau, s’affirme le différend : s’intéresser au discours constituant, tout au long de l’aventure poétique, a d’abord consisté à s’intéresser aux propriétés du discours littéraire. À l’inverse, affirmer l’existence suspensive de l’être littéraire revient à invalider par avance tout effort pour dégager un « propre » de la littérature. Au-delà des œuvres particulières, c’est pourtant bien le propre de la littérature ou du moins les lois du discours littéraire qu’a voulu saisir la poétique comme discipline82. Rappelons la fameuse formule lancée par Roman Jakobson dès 1919 pour définir l’objet de la « science littéraire » : moins la littérature que « la littérarité » (« litterarurnost ») « c’est-à-dire la propriété abstraite, ou ensemble de propriétés qui ferait de la littérature un domaine autonome et distinct, qui signifierait la littérature. Si les positions de Gérard Genette témoignent sur ce point d’une absence de dogmatisme, d’une souplesse de lecture83 et d’un refus de tout « totalitarisme » théorique84 qui le distinguent de certains poéticiens, la recherche de la littérarité a bien été au cœur de sa recherche. Fiction et diction se présente ainsi comme un effort pour dégager des critères de la littérarité, alors définie comme « aspect esthétique de la pratique littéraire85 ». Nous n’exposerons pas ici le patient et rigoureux travail définitoire de Genette, distinguant critères « thématiques » et « rhématiques », littérarité « constitutive » et « conditionnelle ». Retenons qu’il s’agit, pour le poéticien, de déterminer ce qui fait d’un message verbal, un objet esthétique, distinct d’autres messages : par où la poétique, la précision est d’importance, n’est pas seulement une discipline mais aussi une « doctrine » ou en tout cas une « hypothèse86 ». Non pas simplement décrire ce qui est, mais avancer une (hypo)thèse d’existence, qui implique une approche singulière du texte littéraire. On conçoit sans peine qu’à cette hypothèse et à la recherche de critères et de traits distinctifs qui en découle, le philosophe, refusant toute assignation d’identité et pensant l’écriture comme une force hétéronomique de brouillage, oppose une fin de non-recevoir :

L’âge structuraliste a voulu fonder la littérature sur une propriété spécifique, un usage propre de la l’écriture qu’il a nommé « littérarité ». Mais l’écriture est tout autre chose qu’un langage rendu à la pureté de sa matérialité signifiante. L’écriture signifie l’inverse de tout propre du langage, elle signifie le règne de l’impropriété87.

32Voyant dans la littérature un exercice singulier de la puissance de la langue commune, Rancière qualifie de « vide », une notion qui prétendrait isoler une propriété du langage spécifique conférant à des textes le statut de textes « littéraires88 ». Si la littérature, loin d’être une entité anhistorique, est née de l’effondrement du système hiérarchique des Belles-Lettres, si son mouvement constant a été de conquérir un domaine de plus en plus large de l’expérience, d’effacer ou de déplacer les frontières entre les mots et les choses, le langage et la vie, alors toute recherche d’un propre (formel, linguistique ou socio-historique) est une tâche vouée à l’échec.

33Curieusement, Rancière oppose à cette notion « introuvable », une autre conception de la « littérarité ». Une « mésentente », de nouveau, se présente. Chez Rancière comme chez Genette l’usage du concept de « littérarité » permet de dépasser, d’excéder une approche « immanente » du fait littéraire (décrire les formes d’un discours). Mais chez l’auteur de La Parole muette, le dépassement renvoie à une définition plus large et plus « principielle » pourrait-on dire, de la littérarité. À partir d’une relecture, qui en inverse l’axiologie, de la réflexion platonicienne sur l’écriture, le philosophe place la littérarité sous le signe de l’excès. Excès des mots par rapport aux choses, par rapport à celui qui les émet, par rapport à celui qui les reçoit.

Si l’on veut donc nommer « littérarité » le statut du langage qui rend la littérature possible, il faut l’entendre à l’opposé de la vision structuraliste : [non comme] propriété spécifique au langage littéraire [mais comme] la radicale démocratie de la lettre dont chacun peut s’emparer89.

34La lettre, orpheline, an-archiste au sens étymologique du terme, puisque sans origine définissable qui en soutienne le sens, court, deçà delà, sans propriétés déterminées, sans destinataires préalablement fixés. Cette disponibilité, cette manière de s’offrir à tous, de dire sans dire, explique son pouvoir de détourner les hommes de leur destination, de les arracher à leur place. Dans cette optique, c’est l’examen de ce qui fait qu’il y a de la littérature, et de ce que fait la littérature – amont et aval de l’œuvre90 – qui permet d’atteindre la nature de la « littérarité »91. En rester à la considération de la réalité matérielle de l’œuvre92 serait s’exposer à ne pas penser ce dérèglement du rapport socialement produit entre l’ordre des mots et l’ordre des corps93, reviendrait à ne pas saisir que la littérature vit de cette production excessive de mots et de significations non voulues, non attendues. En d’autres termes, l’insuffisance de la théorisation poétique tiendrait à son refus de situer l’écriture et son mode d’existence dans un partage du sensible plus vaste94.

35À partir de là, on mesure aisément la distance avec laquelle seront envisagées les tentatives de Genette pour fonder une essence du littéraire ou du moins pour définir la nature intrinsèque de la littérarité. En dépit de la diversité des sujets, textes et questions abordés dans Fiction et diction, le poéticien y articule bien, en effet, une conception unifiée de la littérarité autour de la notion centrale d’intransitivité. Si l’énoncé de fiction, ou, au-delà, le texte de fiction, relève de l’assertion feinte, il ne se rapporte à aucun objet du monde95, n’a pas de référent : il y a alors intransitivité par « vacance thématique » ; si le texte de diction est celui dont la « signification [est] inséparable de sa forme verbale96 », alors la saisie du sens par le lecteur, qui s’enferme dans la scrutation de la forme, est problématique : il y a alors intransitivité par « opacité rhématique97 ». Dans les deux cas, l’autonomie du texte, ce par quoi tout à la fois il se présente, fait univers et se dérobe à l’appréhension, le constitue en objet esthétique pour le lecteur.

Le trait commun […] tient à un trouble de la transparence du discours : dans un cas (fiction), parce que son objet est plus ou moins explicitement posé comme inexistant ; dans l’autre (diction), pour peu que cet objet soit tenu pour moins important que les propriétés intrinsèques de ce discours lui-même98.

36Une fois encore, le philosophe oppose une fin de non-recevoir à la volonté d’assimiler littérature et usage intransitif de la langue. Mallarmé, figure emblématique de la modernité littéraire, érigé en héros de la littérature intransitive, est ainsi relu autrement, selon une approche qui rend sensible, d’abord, aux rencontres qui s’opèrent avec d’autres formes artistiques (dessin, théâtre, mime, danse…) : « Quand le poète ne raconte plus une histoire ou ses propres sentiments, ce qu’il explore ce n’est pas l’intransitivité du langage, mais l’espace plastique de l’écriture99. » L’idée d’intransitivité, plus précisément, est congédiée pour une triple raison. Raison empirique d’abord et presque immédiate : « Les notions de transitif et d’intransitif ne désignent aucune différence réelle100 ». Aucune marque stylistique, formelle, syntaxique claire et univoque ne permet de distinguer un texte intransitif d’un texte transitif, d’isoler une littérature « pure ». Le concept d’intransitivité n’est au fond pas opératoire. « D’une certaine façon, la littérature dit toujours quelque chose. Simplement elle le dit sur des modes qui sont décalés par rapport à une certaine idée standard du message101 ». D’un point de vue plus théorique cette fois, il appert, selon Rancière, que la notion d’intransitivité n’est pas celle qui permet proprement de penser la « modernité » littéraire. Elle reposerait en effet sur une fausse idée de la représentation et de sa contestation. La littérature « moderne » n’est pas celle du refus du rapport au réel, du refus de la ressemblance, mais bien plutôt celle qui révoque le système de la représentation, l’idée qu’existe un lien nécessaire entre des sujets, des figures et un type d’expression. L’idée d’intransitivité n’est aux yeux du philosophe qu’une conséquence de l’indifférence au sujet caractéristique de la littérature « moderne ». C’est parce que tout peut être en droit raconté ou représenté, que tous les sujets ont la même dignité (l’idée se retrouve évidemment chez Flaubert), qu’une certaine littérature peut donner l’impression de n’avoir pas de sujet et d’être un pur jeu de langage102. La modification de l’espace et des formes de la représentation fait en définitive du langage littéraire, non une pure combinaison de signifiants, mais la possibilité tout à la fois d’une suspension du sens et d’une multiplication anarchique des significations. D’où l’affirmation a priori surprenante de Rancière, commentant Mallarmé, selon laquelle l’intransitivité est en fait propre aux textes anciens voire antiques :

[L]e propre de l’entreprise de Mallarmé, de ce qu’elle accomplit ou manque sous le nom de littérature, ce n’est pas le choix de l’intransitivité : le texte refermé sur soi, enfermant son sens ou son absence de sens dans la clôture de ses mots, par opposition au langage instrumental de la communication. L’ « intransitivité » n’est pas le statut moderne de l’œuvre. C’est au contraire son paradis perdu. C’est la statue grecque qui enfermait sans reste dans sa forme l’idée de son dieu. La « littérature » commence quand cette unité de la matière et de ce qu’elle dit est perdue, quand il faut la recréer et en faire la preuve. […] Le propre de la littérature est de devoir en dire plus qu’elle ne dit, plus qu’en peut dire aucun discours « émané de quelque bouche »103.

37Ce faisant, la littérature établit avec ce qu’on pourrait appeler son dehors un rapport qu’une approche strictement linguistique ne suffit pas à épuiser. Évoquer, comme Genette, à propos du texte de fiction une « pseudo-référence », une « dénotation sans dénoté104 », n’est-ce pas rester prisonnier du paradigme du signe ? N’est-ce pas accorder une place centrale à la question de la visée référentielle, du rapport au référent ? Pourtant

quand on a dit que le son ne ressemblait pas au sens ni la phrase à aucun objet du monde, on n’a encore fermé que les plus visibles des portes par lesquelles les mots peuvent sortir vers ce qui n’est pas eux. Les moins essentielles aussi. Car ce n’est pas en décrivant que les mots accomplissent leur puissance : c’est en nommant, en appelant, en commandant, en intriguant, en séduisant qu’ils tranchent dans la naturalité des existences, mettent des humains en route, les séparent et les unissent en communautés105.

38Le dualisme limitatif de Genette – d’un côté une représentation, un signe, de l’autre le réel, le monde que l’élément langagier désigne (usage référentiel du langage) ou réduit à néant – ferait l’impasse sur les multiples modes par lesquels une œuvre entre en relation avec ou prend en charge un réel. Serait manqué le processus au terme duquel un texte constitue un ordre du monde, qui modifie notre perception et notre compréhension du sensible. Si Genette reconnaît bien au texte fictionnel un effet perlocutoire, c’est uniquement celui de « produire une œuvre de fiction106 ». L’auteur de La Chair des mots, à l’inverse, insiste sur ce pouvoir de la fiction de reconfigurer107 le sensible, de modifier les rapports qui existent « entre des expériences sensibles et des significations108 ». Il y a un « faire » propre à la littérature. Un texte propose un autre agencement du sensible, déplace les frontières de ce qui peut se voir, se dire et s’entendre, et, par là, modifie l’ordonnancement du réel. C’est cet « agir » littéraire ou esthétique qui peut donner un sens politique aux constructions littéraires ou fictionnelles109.

39L’opposition entre la perspective de Genette et celle de Rancière semble donc claire : d’un côté une théorie, formaliste, du langage, de l’autre une pensée, politique, du partage du sensible ; d’un côté l’idée d’une écriture séparée aux propriétés descriptibles, de l’autre celle d’une écriture-acte qui reconfigure le sensible commun. Or cette différence dans l’appréhension du fait littéraire tient aussi à une manière différente de se rapporter à l’historicité de la littérature.

1.6 Entre essentialisme et modernisme

40Même si la réflexion de Jacques Rancière, nous l’avons signalé, n’a guère croisé ou porté sur l’aventure poétique, sans doute la double critique qu’il adresse aux théorisations de la littérature, et plus particulièrement à leur rapport à l’Histoire, pourrait-elle aussi la concerner. Sont tantôt épinglés le déni de l’Histoire, tantôt la conception de l’Histoire, le régime d’historicité sur lesquels s’appuie l’étude de la littérature. Or ces deux lacunes semblent se retrouver en la théorie littéraire, lorsqu’elle est (rarement) évoquée par le philosophe :

[S]i la théorie littéraire a eu le mérite de tirer l’objet « littérature » de sa pseudo-évidence, elle l’a lancé dans le balancement indéfini entre un essentialisme qui éternise la littérature à partir de propriétés linguistiques introuvables (l’intransitivité) et un historicisme qui opère une connexion également introuvable entre l’artistique et le politique à partir de notions tautologiques comme la « modernité » […]110.

41Le combat doit donc être mené sur un double front. Contre un certain historicisme d’abord, prisonnier d’une vision téléologique et univoque de l’Histoire et de l’Histoire littéraire. Vision à présent bien établie d’une littérature se dirigeant progressivement vers son essence, abandonnant peu à peu tout souci représentatif ou narratif pour devenir pur langage. « J’ai cherché à défaire le nœud du purisme de la séparation à une conception unilinéaire et destinale du temps111 », écrit Rancière, sensible à ce qui, de la littérature, contrevient à ce modèle simpliste de la rupture radicale et sans retour. Non seulement aucune nécessité historique ne conduit la littérature vers sa propre vérité, mais de surcroît la réalité de son évolution et de sa production complique cette image et le jeu d’oppositions (intransitivité vs transitivité ; présentation vs représentation ; indicible vs figuration…112) sur lequel elle repose. D’où, aux yeux du philosophe, l’absence de consistance du concept de « modernité113 », occultant l’historicité propre à l’art et à la littérature. À adopter le parti-pris moderniste, on court également le risque de passer à côté de ce qui s’est proprement accompli au xixe siècle, de ce qu’a signifié la ruine de la représentation sur laquelle tout le monde semble s’accorder :

Le saut hors de la mimesis n’est en rien le refus de la figuration. Et son mouvement inaugural s’est souvent appelé réalisme, lequel ne signifie aucunement la valorisation de la ressemblance mais la destruction des cadres dans lesquels elle fonctionnait. Ainsi le réalisme romanesque est d’abord le renversement des hiérarchies de la représentation (le primat du narratif sur le descriptif ou la hiérarchie des sujets) et l’adoption d’un mode de focalisation fragmenté ou rapproché qui impose la présence brute au détriment des enchaînements rationnels de l’histoire114.

42On mesure combien Rancière, en plaçant Balzac et Stendhal, auxquels il est ici fait allusion, du côté de la modernité en marche, prend à rebrousse-poil une vision de l’Histoire du roman dont poéticiens, théoriciens et critiques semblent vouloir en chaque occasion vérifier la validité (Balzac du côté du roman traditionnel, Flaubert du côté du roman moderne parce que tout entier au style et à la forme attaché). Plus encore, l’adoption du paradigme moderniste – l’art s’autonomisant de la représentation et n’existant que de l’exploitation des ressources de « son medium spécifique115 » − induit, sur le plan critique, une lecture biaisée des œuvres. L’exemple de Flaubert, capital chez Rancière comme chez Genette, cristallise les oppositions et révèle les inflexions des analyses. À Genette qui, dans son article fameux de Figures I, intitulé : « Silences de Flaubert », attire l’attention sur les moments de silence dans les romans de Flaubert, sur l’envahissement du récit par la description, sur la destruction de la représentation et le triomphe d’une absence éminemment moderne, Rancière oppose une lecture sensible à la dualité de l’opération flaubertienne. Certes, l’écriture de Flaubert est une écriture de la déliaison ; certes, un roman comme Madame Bovary présente des « images », des scènes visuelles (l’exemple privilégié par Rancière est celui de la scène de rencontre entre Charles et Emma) qui semblent interrompre la narration ; certes l’accent est alors mis sur des affects, des sensations microscopiques, éparses, qui défont les sentiments, les identités, les individualités que le roman a par ailleurs constitués. Mais, l’établissement d’un nouvel ordre du monde (produit par le recours au discours indirect libre, l’usage de l’imparfait, la suppression des marques de la subordination….) en passe précisément par un travail d’articulation, de combinaison des régimes d’écriture qui en manifestent au final l’interdépendance voire l’indiscernabilité. Retenons des différentes versions116 proposées de cette description de la coexistence de logiques dans le roman flaubertien, que l’œuvre moderne construit une intrigue à partir de moments de suspension de sens, d’exposition d’un pur sensible : elle est « l’inclusion d’une vérité esthétique, d’une vérité du sensible pur, du sensible hétérogène dans une poétique aristotélicienne117 ». Pour « tenir », pour consister, l’œuvre (Madame Bovary118 exemplairement) doit relier par le mouvement continu de la phrase musicale, les épiphanies sensibles, les atomes de sensation « exposés » dans les pauses descriptives. Les moments de silence constituent la « texture » même des sentiments et des événements qui arrivent aux personnages, produisant de la sorte une impression d’unité et d’homogénéité : d’où l’impossibilité de faire simplement de Flaubert le héraut de la modernité, de distinguer un avant et un après Flaubert.

43Sans doute Genette n’est-il pas le plus dogmatique des défenseurs de l’idéologie moderniste dont il donne un parfait résumé dans Figures V, à propos de son théoricien le plus célèbre, Clement Greenberg, parlant d’un « processus d’auto-purification119 » de l’art :

Avec Kandinsky et Mondrian, la peinture cessait d’être « au service » d’une mimèsis et passait d’une fonction « représentative » à une fonction seulement « présentative », mais elle ne faisait de la sorte que s’émanciper, et donc s’accomplir glorieusement en se recentrant, comme le proclamera à peu près Clement Greenberg, sur son « essence » − ce qui suppose que l’essence d’un art consiste dans ses moyens plutôt que dans sa fin. Cette supposition n’a rien d’absurde, si l’on considère que les moyens d’un art […] lui sont plus spécifiques que sa fin120.

44Et Genette de noter justement, avec Rancière, que ce tracé d’un partage radical entre une pratique traditionnelle, encore représentative, et une pratique moderne, anti-représentative, se retrouve dans un discours récurrent sur la littérature :

[L]’on sait comment cette aspiration se manifeste, ou du moins se proclame en littérature dans l’opposition (chez Mallarmé, Valéry, Sartre, Jakobson, et autres) entre discours ordinaire et « langage poétique » ou, de façon peut-être moins utopique, dans l’idée qu’un texte poétique est essentiellement « intraduisible », dans une autre langue ou par un autre texte : à la confusion posée par Souriau entre « œuvre et objet » répond ici l’indissolubilité du son et du sens », qui fait selon Valéry la « valeur d’un poème »121.

45Conscient des excès simplificateurs de ces proclamations et de ces séparations, le poéticien marque ensuite, à plusieurs reprises, sa distance par rapport à un tel schéma. La distinction, sans être imaginaire, est fragile ; l’existence éventuelle d’une « fonction esthétique » ne réduit pas à néant les autres fonctions de l’œuvre ; la généralisation en de telles matières est si malaisée que le plus sage est de s’en tenir à une position plus relativiste. Reste que Genette, notamment dans ses premiers écrits, semble encore prisonnier de cette doxa. Il n’est qu’à se référer à l’histoire du récit, au parti pris éminemment moderniste, qu’il dessine à la fin de son texte « Frontière du récit » :

Tout se passe comme si la littérature avait épuisé ou débordé les ressources de son mode représentatif, et voulait se replier sur le murmure indéfini de son propre discours. Peut-être le roman, après la poésie, va-t-il sortir définitivement de l’âge de la représentation. Peut-être le récit, dans la singularité négative que l’on vient de lui reconnaître, est-il déjà pour nous, comme l’art pour Hegel, une chose du passé, qu’il faut nous hâter de considérer dans son retrait, avant qu’elle n’ait complètement déserté notre horizon122.

46Près de quinze ans plus tard, Genette, plus nuancé, affirme cependant toujours se sentir proche de la conception « moderniste » de l’Histoire et valoriser le « scriptible123 ». Mais une fois encore c’est le « cas Flaubert » qui cristallise les oppositions et situe Genette dans le moment théorique dont Rancière veut marquer les limites. Dans son introduction au volume « Travail de Flaubert », se retrouvent en effet toutes les composantes de la doxa moderniste. La littérature y est décrite, avec Blanchot, comme allant vers son essence « qui est la disparition ». Le mouvement de l’œuvre serait celui d’un effacement progressif de ce qui relève d’une forme d’extériorité (la dramatisation, la « tyrannie du narratif124 » à laquelle se soumet le roman traditionnel, les personnages…) pour atteindre la pureté de l’intériorité vide, la parole silencieuse, qui ne dit rien que le rien125. Le style, détruisant la syntaxe et le sens, s’exhibe comme « articulation sans objet126 ». Et l’analyse de la fin de Bouvard et Pécuchet, souvent commentée par Rancière, reprend sous une forme condensée tous les principes d’une vision et d’un mode d’historicisation de la littérature datés et, au fond, peu éclairants :

Ici, donc, la littérature, après s’être émancipée de tout ce qui la nourrissait jusque-là, découvre son essence ultime, qui est de ne plus rien raconter, de ne plus rien « représenter », mais de se livrer indéfiniment à ce mouvement circulaire qui figure à la fois son impossibilité, et l’impossibilité d’y renoncer127.

47Au vrai, cette glorification du moderne, du non-figuratif, cette évocation d’une littérature n’écrivant que le silence, sont loin d’être le tout du discours de Gérard Genette sur la littérature. Sans être un hapax, le texte consacré à Flaubert, en sa forme extrême, pose un des deux pôles entre lesquels le poéticien balance. Une historicisation téléologiquement orientée d’un côté (dominante dans les années 1960), une approche presque déshistoricisée ou anhistorique de systèmes de formes (davantage mise en œuvre à partir des années 1970), de l’autre. En évoquant Britannicus comme œuvre littéraire dans Fiction et diction, l’auteur des Figures paraît ainsi défendre une conception intemporelle de la littérature, toujours-déjà définie, toujours-déjà là. Dans ses analyses de la transtextualité, du récit, le poéticien s’installe dans la tranquille éternité d’une pratique – la littérature : « j’admets en effet l’existence, au moins relative, de constantes “anhistoriques“, ou plutôt transhistoriques, non seulement du côté des modes d’énonciation, mais aussi de quelques catégories thématiques […]128 ». Genette ne définit-il pas la poétique, par opposition à l’ « histoire littéraire », comme l’« analyse des traits (plus ou moins) permanents du fait littéraire129 » ? Manière de nier l’émergence du régime esthétique de l’art qui s’est produite selon Jacques Rancière au tournant des xviiie et xixe siècles et a conduit à la naissance de la littérature. Ce déni de la révolution esthétique expose du coup Genette à un double « reproche ». Le déficit est théorique d’abord, puisqu’en ne tenant pas compte du travail de théorisation des auteurs, notamment romantiques, du xixe siècle, la poétique ne pense pas la naissance et les fondements de l’idée de littérature. Le risque est critique ensuite, puisqu’à continuer à raisonner selon les principes du régime représentatif à propos d’une littérature qui relève d’une autre logique, à penser en termes de genres là où il n’est plus possible de le faire, à pratiquer la poétique, en mobilisant les catégories aristotéliciennes130, comme on la pratiquait avant la révolution esthétique, Genette propose une lecture forcément partielle et lacunaire des grandes œuvres de la littérature, entendue comme « émergence historique d’un mode de textualité et de rationalité131 ». Dans la perspective à la fois conceptuelle et normative du philosophe, la poétique de Genette participerait sans doute de ces tentatives, théoriques ou « littéraires », mais relevant toujours d’une forme d’aveuglement volontaire, de « mise en continuité de la poétique représentative et de la poétique expressive » de « constitution d’une histoire neutralisée de la littérature »132. L’enjambement d’une rupture dont témoigne pourtant l’abandon du système des Belles-Lettres et de la représentation, peut permettre également de nouer ensemble133 le refus de l’historicité et la perspective téléologique134 : la littérature, ou l’art, existant de toute éternité, ne deviennent ce qu’ils sont qu’au terme d’une histoire orientée. Du point de vue du philosophe, cette conception apparaît avant tout comme le symptôme d’une idée de la littérature amputée ou d’une absence d’idée de la littérature.

1.7 La contradiction annulée

48Voilà que nous touchons à l’essentiel : l’idée de littérature sur laquelle repose la réflexion de Rancière. C’est elle qui donne sens à son intervention dans le champ des études littéraires et justifie notre projet même : caractériser la poétique genettienne en adoptant la logique ranciérienne. C’est depuis cette idée, pourrait-on dire, que peut être véritablement situé le rapport de Genette au texte littéraire. L’investigation du philosophe ne consiste pas, rappelons-le, à fixer la nature de la littérature en une essence. Le concept de « littérature » est « celui d’une perpétuelle impropriété » dont la « clôture est inconsistante »135. C’est plutôt que l’idée de littérature, comme « nom d’une poétique contradictoire136 », définit en quelque sorte la condition d’existence des œuvres, ce qui à la fois détermine leur aspect et leur ouvre un espace de jeu137. Rancière a donné plusieurs versions de cette contradiction constitutive de la littérature. Sans doute La Parole muette l’énonce-t-elle sous la forme la plus claire et la plus extensive. Deux principes définissent l’émergence de la littérature : le principe d’indifférence – aucun rapport de nécessité ou d’ajustement ne peut être établi entre le texte, son style, son registre et le sujet, les personnages, l’univers évoqués ; le principe de poéticité : la littérature est un mode du langage reposant sur un dédoublement « par quoi toute chose peut devenir langage138 ». Il y a donc à la fois indifférence au sujet et attention à la poéticité des choses. Autre manière de dire cette contradiction, également constitutive de l’écriture et de son rapport aux états des choses : l’écriture « littéraire » est à la fois une parole muette, sans origine ni destination déterminées, une « parole orpheline de tout corps qui la conduise et qui l’atteste139 », et un chiffre, un hiéroglyphe dont le corps porte la signification. Entre incarnation et désincorporation, entre indifférence et différenciation, vit la littérature. Bien qu’analytique, la perspective de Rancière ne laisse pas de se faire évaluative, voire normative : sont valorisés les textes qui font œuvre de la contradiction (exemplairement les romans de Proust), sont mises à distance les démarches qui privilégient l’un des termes de la contradiction (la poésie surréaliste par exemple) ou font l’impasse sur elle.

49La différence, a priori générique, entre le roman et le conte ou la nouvelle, pourrait par exemple être entendue en ces termes. Qu’est-ce que le conte ou la nouvelle, pour un philosophe comme Deleuze140 ou un écrivain comme Borges ? Ou plutôt, pourquoi, chez ces auteurs, cette attention et cette valorisation de certains types de narration ? Formes brèves, concentrées sur l’essentiel, exhibant la maîtrise artistique de l’écrivain fabulateur (James, Conrad, Bioy Casarès notamment), « fabricant » de fictions, le conte ou la nouvelle  témoignent de la puissance de l’esprit, du principe de poéticité, de dédoublement salvateur du langage. Mais du coup, c’est le principe d’indifférence qui est tenu à distance, puisque l’art de l’écrivain consiste alors à prendre pour sujet, sur un mode allégorique, le principe même de conception de son œuvre : la nécessité de chaque élément, le secret qui constitue toute réalité, la marche vers une résolution qui laisse les personnages dans l’obscurité141. La substitution des formules et des figures du conte aux lourdeurs de l’appareillage romanesque dirait le rêve de se débarrasser des tensions propres à la littérature. Celle-ci deviendrait « homogène à la loi de la fabulation, c’est-à-dire à la loi de l’esprit142 ». Même si la « poétique artificialiste143 » de Poe ne relève pas tout à fait du même paradigme que celui de la littérature exaltée par Deleuze, on y retrouve l’idée d’une fiction comme séparée des embarras du réel, jouissant de son ordonnancement impeccable, du jeu de l’écriture avec elle-même et des effets de surprise suscités chez le lecteur144. Rancière dresse ainsi une forme de généalogie, ou dessine une lignée – Sterne, Fielding, le romantisme allemand, Poe, Joyce, Borges145… – d’écrivains vérifiant cette poétique ou cette théologie de la souveraineté de la littérature et de l’auteur. Par opposition et loin de l’enchantement du monde de la fabulation ou du conte, le « faux genre » le « genre non générique146 » du roman, fait voir que l’écriture est à la fois quête vaine d’un corps, parole errante, impossible plénitude et effort permanent de s’arracher à la matérialité plate de la prose du monde. Tel est du moins, aux yeux de Rancière, le « nœud du problème147 » que ne veulent pas voir les célébrations d’une écriture ou d’une littérature « heureuses ».

50Nul hasard à ce qu’un auteur comme Borges s’en prenne au roman réaliste, coupable de rester fidèle au principe d’indifférence, à cette possibilité pour la prose romanesque de prendre en charge la prose du monde et ce qu’elle recèle d’insignifiance. Un article essentiel, « Borges et le mal français » du dernier grand livre de Rancière sur la littérature, Politique de la littérature, explicite les raisons de cette critique : trop soucieux des choses, des détails, d’un côté, des mots, du style, de l’autre, le réalisme sacrifierait « ce qui doit être le cœur de la littérature : l’invention de la fable et la disposition harmonieuse de son nœud et de son dénouement148 ». La présentation que donne Rancière du conte selon Borges systématise ses analyses antérieures et mérite d’être citée :

[Il] est le pouvoir de combinaison, le pouvoir de la pure création, débarrassée des pesanteurs du réel et de la psychologie. Le conte est le résultat d’une volonté calculatrice. Celle-ci sélectionne le sujet qui permet une optimalisation des effets, à l’encontre de la prolixité des détails vécus et des motivations psychologiques incertaines qui caractérise la forme romanesque. Le conte est ainsi le triomphe de l’artifice sur l’improbable réalisme du roman. Ce triomphe de l’artifice correspond à un aristotélisme radicalisé149.

51Au centre des récits valorisés par Borges, un argument narratif qui consiste toujours, en dernière analyse, à démontrer les pouvoirs et la liberté d’une fiction qui se prend elle-même pour sujet.

52La pensée de Genette ne saurait certes être assimilée complètement à cette « idée de la littérature150 ». Les griefs de Borges contre un type de roman, sa conception de la forme et de la narration, plus largement, ne sont cependant pas sans faire penser au mode d’attention du poéticien au texte narratif et à son appréciation, plus ou moins explicitée, du roman. Cette parenté n’a d’ailleurs rien de surprenant, quand on se souvient de tout ce que la pensée de Genette doit au romancier sud-américain. Se livrant, en 1999, à un exercice d’autobiographie intellectuelle, l’auteur de Métalepse y prend soin de souligner l’importance de l’œuvre de Borges dans sa formation intellectuelle et décrit sa « première rencontre » avec ses textes comme un choc, dont il n’est, en un certain sens, jamais revenu :

[O]n ne peut dénier, au moins, à Valéry le rôle de refondateur moderne de la poétique, ni à Borges une vision panoptique de la Bibliothèque universelle, vision à quoi je dois peut-être encore l’essentiel de ma conception de la littérature, et un peu au-delà. J’ai toujours le souvenir de cette matinée du printemps 1959 où, « découverte » somme toute tardive, j’achetai dans une librairie du Quartier latin Fictions et Enquêtes, et commençai aussitôt de les lire pour ainsi dire ensemble, en oubliant de déjeuner avec transport151.

53On ne sera pas étonné, en conséquence, que Genette, pourtant connu pour ses analyses de Proust et Flaubert, avoue, dans ses écrits autobiographiques, n’avoir aucune appétence pour la forme romanesque, et se range, en référence explicite à Borges, du côté des partisans des formes narratives courtes. D’un côté,

mon hésitation devant le roman tient entre autres à l’encombrante machinerie narrative qui s’y exerce […], et au poids de l’argumentation causaliste (psychologique, sociologique et autres) dont il se nourrit (« le problème central de l’art du roman, dit encore Borges, est la causalité »), par voie de vraisemblance implicite, de motivation explicite, ou de cette psychologie toute aléatoire que Thibaudet appelait le « romanesque psychologique »152.

54De l’autre :

Le récit bref, nouvelle ou conte, par sa forme même et au moins potentiellement, est un genre plus poétique, entre autres parce que moins embarrassé de ces engrenages de causes et d’effets que je baptiserais, si j’osais, la narraturgie romanesque153.

55Par où se retrouve, sous une forme un peu différente, l’opposition dessinée par Rancière. Sont valorisées l’« économie », l’efficacité, la densité du récit court, sa légèreté référentielle, par opposition à la lourdeur, la volonté explicative du roman, se débattant avec les choses, les idées et les mots. Si l’on se rappelle qu’aux yeux du narratologue qu’il fut la valeur d’une unité narrative tient dans l’opération « fonction moins motivation », on comprend aisément les raisons de cette appréciation154.

56Mais peut-être faut-il aller plus loin et distinguer cet éloge du récit virtuose, ce formalisme circonscrit (celui de Poe ou de Paul Valéry, première référence de Genette), d’un formalisme généralisé, totalisant, célébrant l’empire de la fiction (celui, en profondeur, de Borges). Souvenons-nous en effet, dans le sillage de Rancière commentant le romancier argentin, que ce dernier marque au final sa distance avec Poe, « philosophe de la composition ». En rester à l’éloge d’une certaine maîtrise de l’art du récit, c’est risquer de fixer l’attention sur la figure de l’Auteur. Forme de concession ou de régression à la conception romantique de l’individu tout-puissant et glorifié, quand, pour Borges, la grandeur du conteur tient aussi et surtout à son impersonnalité, à son lien au passé, à la possibilité qu’il offre « d’accéder à la puissance immémoriale de l’imaginaire collectif155 ». Il importe donc d’abandonner la prétention auteuriste à la maîtrise, la poétique purement artificialiste de l’individu fabricant de fictions, pour atteindre l’espace réversible du conte ou de l’épopée, produits d’une expérience passée qui précède le dire du récitant qui l’atteste. De la sorte s’établit une continuité magique entre le passé et le présent, le narrateur et son personnage, l’énonciation et son énoncé, le rêve et le réel. Car tel est bien la finalité ultime ou la grandeur propre au récit : effacer les séparations, combler les vides. D’où l’importance chez Borges des mises en abyme qui font du narrateur le produit du personnage :

La transformation continuelle du personnage en narrateur, du lecteur en auteur, du manipulateur en manipulé, ou du traître en héros, a une fonction bien précise : la réversibilité des expériences, c’est justement l’attestation, dans la fiction même, de la continuité des expériences156.

57Au cœur de la littérature donc, pour Borges, un « mouvement infini d’échange157 » qui en fait la vie et le charme vertigineux.

58On ne saurait évidemment attribuer cette conception de la littérature et de son rapport au réel (un réel « absorbé », réversible, devenu pure fiction) à tous les protagonistes de l’aventure poétique. Mais Genette, tout au long de son œuvre, a marqué sa sympathie pour cette imaginaire qui est aussi une pratique de l’inventio et de la dispositio. Dès la première rencontre, ce fut comme une révélation :

Et ces deux-là [Fictions et Enquêtes], il convenait vraiment de les lire ensemble, un œil sur chaque, car l’enquête et la fiction s’y échangent et s’y transfusent d’une manière encore jamais imaginée, dans l’idée que tous les livres ne sont qu’un livre, et que ce livre infini est le monde158.

59Aux deux bornes de son œuvre et de sa réflexion, se retrouvent d’ailleurs une méditation et une pratique de cette idée d’un livre-monde en lequel se résumeraient tous les livres. Dans le chapitre : « L’utopie littéraire » de son premier ouvrage, aujourd’hui connu sous le titre de Figures I, le poéticien évoque, en des termes compréhensifs, la vision borgésienne de la littérature comme « espace homogène et réversible159 », comme mouvement de conquête perpétuelle, qui « littérarise » tout ce qui n’est pas elle et attire « fictivement dans sa sphère l’intégralité des choses existantes (et inexistantes), comme si [elle] ne pouvait se maintenir et se justifier à ses propres yeux que dans cette utopie totalitaire160 ». Mais puisque la substitution possible de l’espace littéraire à l’espace réel en passe par l’établissement de liens, la constitution de réseaux entre et à l’intérieur des textes, l’utopie borgésienne trouve à s’accomplir, ou trouve sa forme dans une intertextualité généralisée. Intertextualité généralisée que Genette explore et expose dans Palimpsestes, moment clé de sa trajectoire borgésienne :

« La littérature est inépuisable pour la raison suffisante qu’un seul livre l’est » (Enquêtes, Borges). Ce livre, il ne faut pas seulement le relire, mais le récrire, fût-ce, comme Ménard, littéralement. Ainsi s’accomplit l’utopie borgésienne d’une Littérature en transfusion perpétuelle – perfusion transtextuelle –, constamment présente à elle-même dans sa totalité et comme Totalité, dont tous les auteurs ne sont qu’un, et dont tous les livres sont un vaste Livre, un seul Livre infini. L’hypertextualité n’est qu’un des noms de cette incessante circulation des textes sans quoi la littérature ne vaudrait pas une heure de peine. Et quand je dis une heure161...

60S’arrêtant pareillement sur le paradoxe du Pierre Ménard réécrivant mot à mot le Quichotte de Cervantès (en produisant une version à la fois semblable et différente), Rancière évoque pour sa part la fable « du livre circulaire, renvoyant indéfiniment à lui-même » et « une certaine théologie de la divinité littéraire qui passe par le concept romantique de la “fantaisie” toute-puissante pour aboutir à la circularité borgésienne où tout corps fictionnel se trouve plongé dans le renvoi infini du livre à lui-même162 ». Sans doute faudrait-il dire, plus précisément, que dans cette conception, le livre, loin d’être clos, est ouvert sur l’infinité des autres textes, avec lesquels il communique, qu’il reprend, à l’intérieur desquels il circule163. Une circulation libre qui efface toutes les frontières, dépasse toutes les différences, fait voir le même au cœur de l’autre, et l’autre au cœur du même : ne pourrait-on d’ailleurs résumer de la sorte le dernier essai de Gérard Genette, Métalepse ? Cette œuvre théorique (tout à la fois fiction et enquête), retrouvant partout164 des métalepses, des franchissements de cadres, faisant communiquer les œuvres les plus diverses, avançant librement dans le temps et l’espace, n’est-elle pas comme une manière de mise en œuvre de l’utopie borgésienne ? Il n’y a plus de tension, d’écart. Il n’y a plus que la figure, plus que la fiction.

61Envisagées depuis la pensée de Rancière de la littérature, cette circulation entre forme et réel, entre rêve et réalité, cette réversibilité infinie des niveaux, des positions, sont une manière de gommer la contradiction constitutive de la littérature. Au lieu de la tension entre le livre et le monde, une dissolution du livre dans un imaginaire-monde ; au lieu de l’excès des mots, une parole muette, « efficace » qui « n’est que la vie de l’imaginaire partagé165 » ; au lieu de l’excès des choses, un monde non de choses, mais d’états ou plutôt de rêves, d’imaginations qui assurent une continuité parfaire entre littérature et vie166. Mais cette annulation de la coupure, cette continuité magiquement établie, relèvent pour Rancière du mythe et d’un rêve illusoire. Qu’est-ce que la littérature en effet ? « La perte de cette forme de continuité entre la parole et la vie167 ». Il n’est plus possible d’écrire en notre temps une épopée, parole émanant de la vie d’un peuple, constatent par exemple Proust et Flaubert, ceux-là même qui séparent la vie simplement vécue de la vie écrite. Entre la lettre et le corps de son effectivité, entre les personnages et le narrateur, entre les images et les signes, entre l’arbitraire et la nécessité existent une distance et le rêve de leur annulation. Pour avoir voulu congédier cet écart, des auteurs comme Borges ou Genette tombent sous le coup de la critique du philosophe, occupé à rappeler la condition de la littérature168, obligée de faire son deuil de toute unité.

62Cette opposition entre une pensée de la contradiction et de la distance et une théorie de l’empire de la fiction, pourrait peut-être se dire en termes de différences d’ethos ou de sensibilités. D’un côté, chez Genette, un rapport ludique à la littérature169, de l’autre, chez Rancière, une sensibilité à son pathétique propre170. Mais si la littérature se retrouve parfois, chez Rancière, au bord du gouffre, c’est parce qu’elle vise la totalité, ou du moins un autre ordre du monde, au-delà des mots. Et si le philosophe pose que la littérature, en excès, « consiste à produire des mots qui soient reçus comme plus que des mots171 », le poéticien oscille sans doute entre la modestie pragmatique du « ce ne sont que des mots » et l’utopie formaliste du « il n’y a que des mots »…

63« Pragmatiste », « formaliste » : deux visages de Genette parmi d’autres, que la perspective critique de Rancière nous permet de nommer. Confronter le poéticien aux thèses du philosophe nous aura aussi fait voir un Genette moderniste, « rhétoricien », fabulateur, « imaginaire »… Plus fondamentalement, cet examen de certaines pratiques et positions de Genette à partir de la théorie de Rancière nous a paru permettre de le situer, et d’interroger les présupposés de sa pratique de l’analyse, de son rapport à l’Histoire ou de son idée de la littérature. Des traits prennent sens de leur mise en rapport possible : la valorisation du fragment, du texte court – contre le laborieux « continuisme » du roman – peut trouver appui sur une volonté « moderniste » de prendre congé de la lourde machinerie, narrative et figurative, du roman ; l’élan vers la totalité – contre toute séparation, toute ligne de fracture – suppose une pensée de l’espace littéraire atemporelle et utopique.

64Aurons-nous cependant fait autre chose que de figer en une image parfois infidèle certains des traits du poéticien ? Faut-il faire de la mésentente un différend ? En rester à une opposition tranchée entre le philosophe et le poéticien, les assigner à une place au sein d’un même espace, ne serait fidèle ni à la perspective de Rancière (soucieux de ne pas tracer des lignes de partage et d’opposition strictes) ni à celle de Genette (penseur pascalien distinguant les domaines, les ordres). Le portrait était à charge ; il y aurait assurément quelque ridicule à prétendre rendre justice à un auteur qui n’en a nul besoin : il s’agira simplement, en un retour plus analytique sur ce qui a parfois été envisagé de manière trop synthétique, trop « massive », d’apporter quelques retouches au portait dessiné.

2. Retouches

2. 1. Le refus de l’essentialisme

65Il en va de la poétique, notamment en sa version genettienne, comme de nombreuses autres sciences humaines : sa pratique se révèle beaucoup plus souple que la systématicité de son appareil théorique n’engage à le croire. Tenant d’un « structuralisme ouvert172 », d’une poétique « ouverte173 », Genette a pris à plusieurs reprises ses distances avec toute démarche trop strictement aristotélicienne174. Si la littérarité est pensée, c’est par l’examen de formes localisées et historicisées. Les « statuts textuels » qu’il analyse et définit ne sont « pas des essences absolues » mais des « effets de structure175 ». Élaborant une théorie des genres apparemment anhistorique, Genette note : « il n’y a pas d’archigenres qui échapperaient totalement à l’historicité tout en conservant une définition générique176 ». De plus en plus, ses textes témoignent d’une attention à la porosité des frontières : le poéticien, au fond, ne se donne aucune définition « essentialisante » de la littérature. Nul hasard à ce que dans Fiction et diction, il se sépare de la poétique « ségrégationniste » des romantiques allemands, de Mallarmé ou de Valéry. Son geste théorique est d’ailleurs plus centrifuge que centripète : geste de diversification, d’élargissement plutôt que de dépouillement et de concentration. Ainsi le formalisme strict de ses débuts n’eut-il qu’un temps : Genette refuse de s’enfermer dans le « déchiffrement des structures internes177 » d’un texte clos. Son œuvre manifeste de plus en plus – la formule est frappante – une « rage de sortir178 » qui fait de la « transcendance » du texte le cœur de ses théories et de ses analyses : ce qui le met en relation avec d’autres textes179, avec des textes non encore existants, avec les lecteurs180, avec ce qui n’est pas littérature… L’avenir de la poétique serait là : dans le refus de n’être qu’une explication de et avec le texte.

2. 2. Le modernisme mis à distance

66De pareilles nuances s’imposent si l’on veut caractériser la position de Genette par rapport au « modernisme » dont Rancière critique les présupposés et les simplifications. Dans Introduction à l’architexte, le poéticien, survolant l’histoire littéraire tout entière, évoque la « vulgate symboliste et  "moderne"181 ». Plus clairement encore, ses interventions en première personne égrènent ses abandons successifs de divers fondements de cette vulgate moderniste : la valorisation du moderne en tant que tel182, la séparation entre la littérature et ce qui n’est pas elle, entre les « écrivains » et les « écrivants »183, « l’utopie, formellement récusée par Barthes lui-même, de l’écriture “intransitive”184 », l’idée d’un livre sur rien, « chimère sans exécution possible185 »… Les dogmes tombent, un à un : Genette est ailleurs…

2. 3. Modestie de la poétique

67À ce refus de tout dogme correspond plus globalement une absence de dogmatisme dans la caractérisation de sa propre activité théorique. On trouverait sans mal de nombreux passages dans les textes de Genette qui, non sans humour, minorent les ambitions et les réalisations de la « toute-puissante » poétique. Manière, d’abord, de relativiser l’identification disciplinaire et de refuser la position de surplomb qui caractérise, selon Rancière, tout discours de savoir. Souvenons-nous du dialogue fictif de la fin d’Introduction à l’architexte :

Je n’aime pas trop cette notion [« discipline »].
Nous voilà donc un point commun. Mais une « discipline » (mettons-y des guillemets contestataires) n’est pas, ou du moins ne doit pas être, une institution, mais seulement un instrument, un moyen transitoire, vite aboli dans sa fin, laquelle peut fort bien n’être qu’un autre moyen […]186.

68Et Genette de conclure : « Le tout est d’avancer187 ». Un peu plus avant, le poéticien, par palinodies successives, avait pareillement fragilisé le statut et le « poids » de la poétique, loin de tout fantasme de scientificité absolue : « La poétique est une très vieille et très jeune “science” : le peu qu’elle “sait”, peut-être aurait-elle parfois intérêt à l’oublier. En un sens, c’est tout ce que je voulais dire – et cela aussi, bien sûr, est encore trop188. » La même modestie se retrouve dans l’évaluation des méthodes et des résultats de la poétique. Amateur de taxinomies, de classifications et de tableaux, Genette, notamment dans Palimpsestes, surprend par sa manière constante d’aller contre cela même qu’il avance. Travaillant à un tableau, il précise, soudain attentif à la singularité des pratiques : « les œuvres singulières sont toujours, et fort heureusement, de statut plus complexe que l’espèce à laquelle on les rattache189. » Allant plus loin encore, le poéticien place à l’orée d’une entreprise théorique au long cours un « avertissement » qui semble en invalider par avance la portée : « Tout ce qui suit ne sera, d’une certaine manière, qu’un long commentaire de ce tableau, qui aura pour principal effet, j’espère, non de le justifier, mais de le brouiller, de le dissoudre et finalement de l’effacer190. » La prise de distance avec le rigorisme froid d’une certaine vision « scientiste » est manifeste. Le lecteur espère-t-il, à la fin de Nouveau Discours du récit, bilan de l’entreprise narratologique, une grille récapitulative synthétique ? Son attente se trouve déjouée au prétexte que ce geste théorique est « plus stérilisant que stimulant : une grille doit toujours rester ouverte191 ». Encore et toujours s’affiche la conscience du caractère interminable et voué à l’inachèvement de ce travail de description des formes. Et la même conscience de ses manques se rencontre lorsqu’il s’agit de s’interroger sur les effets du discours de la poétique. « Que vaudrait la théorie, si elle ne servait aussi à inventer la pratique ? » se demandait la conclusion de Nouveau Discours du récit ; « pas grand-chose à ce que je vois : on propose, on propose, et pendant ce temps les œuvres ratées, et même les autres, font leur petit bonhomme de chemin192 » répond dans un constat ironique et désabusé Codicille. Ni normative, ni systématique, ni prescriptive : qu’est-ce donc que la poétique ?

2. 4. La poétique comme reconfiguration

69Peut-être gagnerait-on à caractériser autrement la poétique. Peut-être la violence du geste de Rancière, semblant exclure la théorie littéraire du champ de la pensée, doit-elle être interrogée à l’aune de ses propres conceptions. « La pensée est d’abord fait de gestes. Un concept, c’est un geste qui dessine un paysage en même temps qu’un chemin nouveau tracé entre des points éloignés193 » ; la pensée cherche dans un paysage donné « les seuils ou les points de passage qui permettent de le découper autrement, d’y inscrire un trajet, une traversée194 » : la poétique ne pourrait-elle être considérée comme une manière possible de mener cette recherche ? Ne devrait-elle pas être pensée comme une activité de reconfiguration, pour reprendre une notion chère à Rancière ? Que nous fait la poétique ? Avec ses inventions terminologiques, ses taxinomies, ses catégories, elle interpose entre le texte et nous des structures descriptives dynamiques et nous le fait voir autrement. Aborder les œuvres d’un point de vue poétique n’est pas revenir à l’empirie d’un corps-à-corps mais forger un modèle théorique, adopter une autre échelle d’analyse, qui, d’une part, rendra le lecteur sensible à des éléments jusqu’ici négligés ou mal perçus, et d’autre part, lui donnera à partager la jouissance propre, déjà évoquée, de la classification et de la nomination. D’autres dispositifs se dessinent, d’autres objets − récit, description, paratexte, style, métalepse… − sont construits, un nouveau découpage du sensible littéraire est proposé. Sans doute faudrait-il spécifier les objets propres de l’interrogation poétique : le statut des énoncés et leur fonction, ce qu’ils font.

Si (tant est que) les autres disciplines littéraires se posent des questions de fait (« Qui est l’auteur du Père Goriot ? »), la poétique, à coup sûr, se pose des questions de méthode – par exemple : quelle est la meilleure, ou la moins mauvaise façon de dire ce que fait l’auteur du Père Goriot 195?

70D’un côté, la poétique genettienne, partant des pratiques et des projets esthétiques, dégage les conditions de possibilités concrètes de la fabrique de l’œuvre ; de l’autre le lecteur de la poétique se meut dans un univers de catégories transcendantes qui sont les conditions d’une nouvelle perception de l’œuvre littéraire. Ni science, ni plate description, la poétique, construction langagière, propose un cadrage possible d’une activité.

2. 5. La différence spécifique

71L’adoption hâtive d’une perspective philosophique et générale peut donc conduire à méconnaître la nature propre de la poétique. Reste que les différences, tout de même, persistent : le poéticien n’occupe pas – toujours – la même position par rapport aux œuvres que le philosophe. Le montrer en détails reviendrait à revenir en partie sur nos pas : retenons plutôt deux traits discriminants.

72La poétique genettienne, nous l’avons dit, s’est de plus en plus intéressée aux données transcendantes à l’œuvre, à ce qui déborde l’immanence. Plus clairement encore, nous dit Genette : « L’objet de la poétique n’est pas le texte, considéré dans sa singularité (ceci est plutôt l’affaire de la critique), mais l’architexte, ou si l’on préfère l’architextualité du texte […], c’est-à-dire l’ensemble des catégories générales, ou transcendantes – types de discours, modes d’énonciation, genres littéraires, etc. – dont relève chaque texte singulier196. » Mais dès lors, la poétique suppose un arrachement à la fascination pour le texte singulier, à ce qu’il éveille en nous ; elle implique de faire le deuil de l’émotion ressentie, du trouble provoqué. À cette poétique qui met à distance et « arrête le mouvement » (celui du flux textuel) pourrait alors s’opposer le geste de lecture197 de Rancière. Son objet ? Non pas « des classes d’objets » mais « le présent d’un processus d’écriture, de la construction d’une forme spécifique198 », la singularité d’une figure, d’une scène, d’une œuvre. Son discours ? Non pas la nomination aiguisée d’un fonctionnement, mais une forme de prolongement infidèle, de résonnance donnée à une opération discursive et idéelle. En ce sens, le travail du critique-philosophe peut changer de nature : il « élargit les propositions de mondes alternatifs que construisent les œuvres. C’est donc toujours aussi un travail d’artiste199 ». Mieux encore, les paroles, le « tissu discursif », autour des œuvres leur permettent de « faire monde200 ». C’est aussi en ce point que divergent les voies : quand le philosophe fait de l’œuvre un monde, le poéticien doit s’extraire du monde de l’œuvre, prendre ses distances et construire un rapport médiatisé.

73Au-delà, se distinguent deux manières de comprendre ce que font les œuvres : du côté de la poétique de Genette, rendre compte du fonctionnement des textes et surtout de la fonction de leurs éléments ; du côté de la philosophie de Rancière, penser ce que produisent les textes, le monde qu’ils font émerger. La première en passe par la question « de quoi le texte est-il fait ? » pour parvenir à répondre à l'interrogation « que fait le texte ? » ; la deuxième mesure ce que fait le texte à l’aune de ses effets, de ce qui fait de lui plus qu’un texte. Peut-être la poétique genettienne consiste-t-elle en un parcours et un examen des conditions d’existence du monde dépeint et nommé philosophiquement par Rancière ?

74Insistera-t-on sur la différence des champs d’activité et de leur orientation et l’on fera de la mésentente un différend. Soulignera-t-on la complémentarité et la proximité objective des deux auteurs (attentifs à ce que fait la littérature) et l’on commencera à entrevoir une configuration conceptuelle commune, sur le fond de laquelle s’élèvent les différences. Manière foucaldienne, ou ranciérienne, de « retrouver la branche qui porte fourche201 ».

3. Le philosophe et le poéticien en miroir

75C’est cette hypothèse qu’explorera le dernier temps de notre analyse : si la lecture de Rancière se construit dans le renversement de celle de Genette, le premier est aussi, en un sens, l’héritier indirect, involontaire et déviant de l’aventure poétique. Des points de rencontre et de contact existent, comme si l’aventure poétique avait contribué à rendre possible la réflexion du philosophe.

3. 1. Un espace de problématisation commun

76Flaubert, Balzac, Proust, Mallarmé… littérarité, signifiant, « propre de la littérature », déliaison… Même s’il dénonce, à l’ouverture de La Parole muette, la position et la perspective de Genette (manière, aussi, de lui rendre une forme d’hommage), Rancière commence en fait par s’inscrire dans son prolongement. Le corpus littéraire202 est le même ou presque, les notions reprises203 et déplacées. Une forme paradoxale de continuité se crée, d’autant plus que dans leur souci de théoriser, le philosophe comme le poéticien aiment à se situer par rapport aux systématisations inaugurales : celles de Platon et d’Aristote204. Plus encore, les sujets traités, les problèmes soulevés paraissent bien souvent se recouper : le rapport entre le narrateur et ses personnages, entre la fiction et le réel, la narrativité, l’intrigue, l’articulation description-narration… Dès son livre sur le discours de l’histoire, le philosophe place au cœur de sa réflexion des questions proprement narratologiques, qu’il éclaire d’un autre jour : la lexis205, le couple mimésisdiégésis, si important chez Genette. Tout se passe comme si Rancière avançait des thèses dans l’espace de questionnement ouvert par l’aventure poétique, comme s’il empruntait un chemin (une interrogation théorique sur la littérature prenant en considération les poétiques et les pratiques formelles des écrivains), que Genette, plus que tout autre, a contribué à baliser.

77Le rapport même à l’historicité de nos deux auteurs porte trace, sinon d’une influence, du moins d’une appartenance à un même âge de la pensée, à une même épistémè. Si l’une des caractéristiques du régime esthétique est en effet le nouveau rapport aux œuvres du passé qu’il instaure, le nouveau mode d’identification des œuvres du passé qu’il propose206, force est de constater la convergence des deux perspectives sur ce point. Au philosophe qui constate : « nous allons lire aujourd’hui Montaigne ou Racine selon les modes d’attention que l’âge romantique a forgés207 », répond l’analyse du poéticien :

Une différence essentielle entre la « révolution » apportée par l’art visuel « contemporain » et les innovations artistiques du passé, même récent, tient peut-être à ceci : ces innovations ré(tro)agissaient constamment sur la perception des œuvres antérieures, en sorte que Cézanne comme on l’a dit cent fois, modifiait notre vision de Chardin, Braque notre vision de Cézanne, de Staël notre vision de Braque, etc., et ces modifications successives semblaient à chaque étape procéder d’un aspect jusque-là méconnu des formes passées208.

78Dans le régime esthétique des arts, les auteurs sont lus à partir des théories, des œuvres qu’ils ont rendu possibles. D’où la possibilité, voire la nécessité, de mener des lectures anachroniques, qui peuvent aller jusqu’à la mise entre parenthèses, dans une certaine poétique, de l’identité de l’auteur, au profit de la liberté souveraine de l’opération de lecture.

79C’est d’ailleurs dans le domaine de la lecture effective des textes littéraires que la distance entre l’approche de Rancière et celle de Genette, s’atténue parfois sensiblement. Une proximité, inattendue, s’observe, dans le refus de l’herméneutique209 et la mise en valeur des écarts et des dysfonctionnements qui constituent les textes.

3. 2. Des pensées de l’écart

80Au commencement était l’écart. Écart entre les mots et les choses, entre la lettre et son corps, entre le texte et son émetteur, le texte et son destinataire… Rancière comme Genette, dans leur investigation de la littérature, partent du diagnostic d’une coupure, d’une séparation et s’intéressent, en tenant compte de « la part des mots », aux efforts du poète, du romancier, de l’artiste, pour combler la distance, pour masquer l’intervalle, pour rémunérer, par exemple, le défaut des langues. Règne du langage indirect210 ou loi du détour, aspiration à une expression « immédiate » : entre ces deux pôles oscille la réalité de l’opération littéraire. Mimologiques est ainsi un examen des différents visages de la fantaisie cratylienne, affirmation ou utopie d’un langage parfaitement motivé, d’une adéquation parfaite entre le signifiant et le signifié, entre le langage et le monde. Mais ce qui est montré et analysé au final est le triomphe de la motivation indirecte – du « mimologisme secondaire », écrit Genette à propos de Mallarmé – des signes. Tout aussi frappante est la façon dont l’illusion réaliste (celle d’une absence d’écart entre fiction et réalité) repose sur le recours à une forme de motivation (une logique causale) qui dissimule l’arbitraire du récit. La différence d’accent avec la pensée de Rancière demeure : mais chez le philosophe211 comme chez le poéticien se retrouve une attention à la spatialité, qui est une aussi une temporalité, propre au langage littéraire. Pourquoi cette centralité de la question de la figure, tout au long de l’œuvre de Genette ? Précisément parce qu’elle exhibe exemplairement cet espace (en l’occurrence « sémantique », « entre le signifié apparent et le signifié réel ») qui se creuse : « la figure, c’est à la fois la forme que prend l’espace et celle que se donne le langage, et c’est le symbole même de la spatialité du langage littéraire dans son rapport au sens212 ». Peut-être l’analyse du texte littéraire n’est-elle rien d’autre que l’exploration de l’espacement ouvert par les hiatus – différence et « diffèrement » – sans lesquels il n’est point de langage figuré, sans lesquels il n’est point de littérature ?

3. 3. Éloge du dysfonctionnement

81Dans la manière de qualifier la matérialité du texte, de caractériser les modes discursifs propres à un auteur, Genette et Rancière, si différents dans leur théorisation, nous semblent étonnamment se rejoindre. « Comme tout poéticien qui se respecte, Stanzel est d’abord un critique213 », écrit Genette dans Nouveau Discours du récit. La formule, à n’en pas douter, vaudrait pour lui. Si les travaux du poéticien et du philosophe nous importent, c’est aussi parce qu’ils sont, certes pas des exégètes, mais d’éclairants lecteurs.

82Que décèlent, presque systématiquement, nos deux lecteurs dans les textes qui les occupent (Flaubert, Proust notamment) ? Des contradictions, des rencontres entre logiques différentes, des altérations, en un mot des « dysfonctionnements », si un dysfonctionnement, pour reprendre la définition de Michel Charles, « naît du passage d’une structure locale à une autre, ou d’une structure locale à la structure d’ensemble. Il est donc indissolublement lié à la perception d’une structure double, au brouillage d’une structure par une autre, brouillage dont l’effet est l’assouplissement de l’une et de l’autre214 ».

83Rancière a donné plusieurs versions de cette vision des opérations textuelles : il est parfois question de « croisements entre logiques215 », de « fable contrariée216 », mais aussi bien de la « capacité d’objection217 » d’un élément. Un texte raconte une histoire et un détail descriptif, une image, viennent interrompre le flux du récit et créer une impression de béance (chez Flaubert notamment218). Un tableau descriptif se déploie, mais sa disposition fait émerger une discordance, une énigme, qu’un récit va articuler et s’appliquer à résoudre (chez Balzac par exemple). Une métaphore éclaire le sens d’un ordre de réalité, manifeste ce qu’il a de commun avec un autre élément, mais la prolifération et l’enchaînement des images créent un effet d’entremêlement des domaines, des règnes (animal et humain, végétal et minéral…), d’échange des propriétés, selon un principe de « substituabilité illimitée219 » caractéristique, selon Rancière, des œuvres du régime esthétique (chez Proust, exemplairement). À chaque fois des régimes d’expression se croisent, se heurtent parfois, se mêlent.

84On retrouve chez le Genette critique la même attention à la fécondité de la contradiction, au jeu dialectique qui s’instaure et à la manière dont certaines œuvres font deux choses à la fois. On retient souvent du « Discours du récit » de Figures III, son imposant appareil théorique et terminologique, la rigueur un brin asséchante de la grille taxinomique proposée, ou l’ampleur de son empan chronologique. L’ouvrage est aussi et surtout un exercice de lecture, manifestant en chaque lieu l’originalité de la pratique proustienne de la narration : à chaque dichotomie, à chaque distinction notionnelle, le roman de Proust oppose une « conciliation » possible, un croisement-entrelacement des opposés. Les pauses descriptives contrastent avec le mouvement de la narration ? Et Genette de décrire en ces termes la « méthode » de l’auteur de Contre Sainte-Beuve :

jamais le récit proustien ne s’arrête sur un objet ou un spectacle sans que cette station corresponde à un arrêt contemplatif du héros lui-même [...] et donc jamais le morceau descriptif ne s’évade de la temporalité de l’histoire220.

85Trois niveaux de focalisations ont été soigneusement distingués ? Le roman proustien, polymodal, les mêle, associe focalisation sur le héros et sur le personnage. Entre le « showing » et le « telling », entre le narrateur « absent » et le narrateur « présent », il faut choisir ? Le récit proustien lu par Genette repose sur la « double promotion paradoxale de l’immédiateté (omniprésence de la scène) et de la médiation (omniprésence du narrateur)221 ». Un article contemporain du « Discours du récit », repris dans Figures III, retrouve le même singulier dépassement des oppositions à propos de l’articulation métaphore-métonymie chez Proust. Sur quoi repose en effet le roman proustien ? Sur un phénomène de « contagion » ou d’irradiation métonymique qui vient prolonger et étendre les « évocations métaphoriques222 » originelles : l’analogie frappante qui arrête le narrateur se retrouve projetée dans une série d’éléments contigus. Par où l’œuvre proustienne, discours « mixte223 », participe à la fois de la poésie et de la prose. En se centrant sur les si proustiennes réminiscences, le poéticien relève le même double effet, qui fait naître le récit comme enchaînement des moments épiphaniques : « à la fois d’immobilisation et d’impulsion, arrêt brusque, béance traumatique (quoique “délicieuse”) du temps vécu (c’est l’extase métaphorique) et épanchement aussitôt irrépressible et continu du temps “retrouvé”, c’est-à-dire revécu (c’est la contagion métonymique)224 ».

86Cela pourrait se dire autrement : la métonymie vient se loger au cœur de la métaphore, l’autre au cœur du même. « L’autre dans le même » : voilà d’ailleurs l’emblématique titre d’un article de Figures IV consacré à la question de la répétition. Nulle coïncidence de soi avec soi, nul arrêt durable du mouvement, nulle opération simple et univoque dans la littérature qui importe : toujours un élément extérieur vient introduire du jeu, altérer un processus, un rapport, une identité. De nouveau, frappe la surprenante rencontre des descriptions : chez Rancière comme chez Genette, l’opération textuelle est aussi et surtout une opération d’altération. L’écriture proustienne n’est pas pour le philosophe « conquête de soi, mais […] conquête de la position du je qui écrit, l’introduction d’un il dans le rapport de je à je225 ». Parallèlement, pour le poéticien occupé de la métalepse, tout énoncé sur soi est métaleptique (témoigne d’une différence de « niveau » donc) et ce dédoublement est « au cœur de tout ce que nous croyons pouvoir dire ou penser de nous-mêmes, s’il est vrai – puisqu’il est vrai – que je est toujours aussi un autre226 ». Au « je » « opérateur de métalepse227 » genettien répond symétriquement, chez Rancière, le trait d’hétéronomie au cœur de l’énonciation littéraire « qui sépare tout soi de lui-même228 ». Telle est la littérature vue par le philosophe et le poéticien, alors critiques : domaine des conjonctions impossibles ou paradoxales et des altérations disjonctives.

3. 4. Le brouillage des frontières 

87Au-delà de ces analyses de poétiques singulières, et malgré des approches et des modes de conceptualisation radicalement différents, le travail théorique des deux auteurs qui nous occupent relève au final d’une forme de brouillage. Il ne s’agit pas seulement, selon une vision un peu éculée de la modernité critique et artistique, de valoriser les transgressions formelles, la remise en cause des règles, mais de mettre en lumière la capacité de certaines textes littéraires à déplacer les frontières, à remettre en question les séparations faussement évidentes sur lesquelles reposent bon nombre d’analyses. Si Proust et son art de l’« intensité médiatisée » est valorisé par Genette, c’est aussi parce qu’il refuse « l’opposition millénaire entre diégésis et mimésis229 ». Confrontant dans un chapitre de Fiction et diction, le récit fictionnel et le récit factuel, le poéticien fait voir, en narratologue, qu’il n’existe pas de marques textuelles indéniables d’une différence : les procédés et les fonctionnements sont les mêmes230, les critères réversibles. Par où Genette rejoint le Rancière du Partage du sensible posant la même impossibilité de distinguer formellement, en notre temps, les deux types de récit231. Cette remise en cause « des partages admis des discours232 » conduit nos deux auteurs à une valorisation, qui ne doit rien à un post-modernisme facile, de l’hybridation (entre formes, entre arts) et de l’impureté : dès le Nouveau Discours du récit, Genette renonce à l’idée d’une « pure fiction » ou d’une « pure non-fiction233 ». La poétique, en sa forme achevée, assume ou affirme la fragilité des déterminations, des frontières234 dans le domaine artistique et la manière dont les formes et les pratiques s’enchevêtrent :

La notion post-romantique d’une spécificité de chaque art – d’une « essence » vers laquelle il est cessé tendre pour finalement s’y réduire, comme pensait-on jadis, à la « poésie pure » ou naguère, selon Clement Greenberg, à la peinture abstraite –, cette notion est largement illusoire235.

88À en rester au domaine littéraire, on ne s’étonnera pas de la centralité accordée à la figure de la métalepse dans l’approche des textes. En mode mineur chez Rancière, de manière plus assumée et théorisée chez Genette, il s’agit d’inventer et de déceler des métalepses, entendues comme franchissement d’un seuil, externe ou interne : entre la narration et le récit produit, entre le narrateur et son personnage, entre existence intra et extra-diégétique, entre un récit et des récits seconds enchâssés… Lue par Rancière, la fin des personnages de Bouvard et Pécuchet figure par exemple le « le destin de l’écriture236 » : le romancier fait ce que font ses personnages : copier le discours vide de la bêtise. À distance des œuvres, Genette inventorie dans Métalepse les différentes formes de « court-circuit237 » dans l’organisation des discours et des énonciations, les différents brouillages et franchissement de cadres. Au fond, la littérature, et plus généralement l’art, ne fait que cela : se livrer au jeu de la « transgression ontologique », effacer les divers paliers de la représentation pour briser « aussi bien la clôture du réel que la clôture de la fiction238 ». Certes, il y a loin de la « transgression » signifiante qui est le fait du lecteur Rancière, aux transgressions ludiques et jouissives relevées par Genette, qui mettent la représentation à distance d’elle-même. Reste que chez l’un comme chez l’autre la lecture peut apparaître comme l’expérience d’une perte de repères, d’un trouble prolongé, lié à une recomposition des frontières et des partages.

3. 5. Ouverture des possibles

89Une même volonté d’ouverture et de brouillage se retrouve, plus globalement, dans le mode de saisie du phénomène et de la production littéraires. Il ne s’agit pas simplement de se vouer à ce qui est, mais de penser les possibles ; pas simplement de décrire, mais d’ouvrir la voie à des productions à venir. C’est une des tâches que Rancière assigne à la pensée, à sa pensée : à la fois, selon une expression récurrente, dresser une « topographie des possibles239 » et faire voir la « démultiplication des possibles240 ». De la même façon, l’histoire de la poétique, en sa pointe avancée, a constitué en grande partie à dépasser un structuraliste fixiste, rivé à l’étude des mécanismes internes des œuvres existantes, pour explorer, avec une autre échelle d’analyse, le domaine du virtuel. Dès Figures III, dans l’article « Critique et poétique », Genette définit ainsi la poétique comme l’« exploration des divers possibles du discours241 » comme parcours de la « totalité du virtuel littéraire242 ». On ne s’étonnera d’ailleurs pas que ses ouvrages, comme ceux de Rancière, prennent de plus en plus la forme d’un voyage, d’une traversée de la diversité des possibles243. Les œuvres réelles n’apparaissent dans cette optique que comme des concrétisations localisées sur le fond du domaine plus vaste des possibles qui se profile à l’horizon. Inversement, la théorie peut proposer des voies à explorer, notamment en matière narrative (un certain mode de temporalisation, une autre articulation entre mode et voix…). La conclusion de Nouveau Discours du récit, déjà brièvement évoquée, formule très clairement le changement d’objet et de position du discours « poétique » :

Je n’opposerais plus le « scriptible » au « lisible » comme le moderne au classique ou le déviant au canonique, mais plutôt comme le virtuel au réel, comme un possible non encore produit, et dont la démarche théorique a le pouvoir d’indiquer la place (la fameuse case vide) et le caractère. Le « scriptible », ce n’est pas seulement du déjà écrit à la récriture duquel la lecture participe et contribue par sa lecture. C’est aussi un inédit, un inécrit dont la poétique, entre autres, par la généralité de son enquête, découvre et désigne la virtualité, et qu’elle nous invite à réaliser. […] ce qui est sûr, c’est que la poétique en général, et la narratologie en particulier, ne doit pas se confiner à rendre compte des formes et des thèmes existants244.

90Le discours théoriquefranchit d’autres seuils, désigne un espace vierge et se fait invitation à créer. Par où la pensée de la littérature aurait force d’émancipation (échapper aux assignations disciplinaires, du côté du discours analytique, se libérer des formes déjà existantes, du côté du lecteur-créateur) ?

91À l’instant de conclure, le lecteur de Rancière et de Genette cependant hésite. Désigner l’espace des possibles, n’est-ce pas en délimiter par avance l’extension ? N’est-ce pas situer, toujours, le nouveau par rapport à un « déjà écrit » ou un « déjà pensé » qui en limitent la portée ? C’est jusque dans certaines questions et difficultés que soulèvent les œuvres de ces deux « poéticiens » que se perçoit la participation à un même espace de pensée.

3. 6. Clôture des possibles ?

92En quoi consiste le geste théorique de construction et de délimitation des possibles ?« La littérature est le système des possibles que détermine l’impossible accord de la nécessité de langage et de l’indifférence de ce qu’il dit245 », écrit Rancière. Le philosophe rapporte donc toute création à venir au propre contradictoire de la littérature ; autrement dit, le propre contradictoire de la littérature limite le nombre des possibilités à explorer et à concrétiser. Au fond, tout texte pourra être ramené à la fourche initiale, au cadrage conceptuel fondateur que pose la pensée généalogiste de Rancière246. On reconnaît ici la critique formulée par Laurent Jenny, accusant l’auteur de La Parole muette d’« une immobilisation dans un impossible qui rend compte de tous les événements littéraires247 ». « Les formes littéraires et la logique apparente de leur développement ne font qu’illustrer un aspect ou l’autre du système expressif (chaque aspect renvoyant en fait à son contradictoire, c’est-à-dire à la totalité du système)248. » La possibilité d’une réelle nouveauté, d’une proposition esthétique inédite peut alors sembler par avance invalidée249.

93Or peut-être y a-t-il là, remarque Laurent Jenny, « une sorte de renversement du point de vue formaliste ou structuraliste qui comprenait la littérature comme développement anhistorique d’un système de possibilités formelles : à présent ce sont ses impossibilités idéologiques qui règlent le déploiement littéraire250 ». Non la libre et surprenante prolifération des possibilités mais un « système des possibles » : en un sens, c’est aussi ce qu’établit la théorisation de Genette. Pensons à la présentation qui est faite de l’histoire de la littérature dans Introduction à l’architexte : « un certain nombre de déterminations thématiques, modales et formelles relativement constantes et transhistoriques […] dessinent en quelque sorte le paysage où s’inscrit l’évolution du champ littéraire, et, dans une large mesure, déterminent quelque chose comme la réserve de virtualités génériques dans laquelle cette évolution fait son choix251 ». Depuis Figures I jusqu’aux interventions les plus récentes de Genette, s’énoncent cette impossibilité d’une nouveauté véritable et cette « supériorité » du discours du poéticien, construisant par avance la place du livre à venir. « Une création neuve n’est ordinairement que la rencontre fortuite d’une case vide (s’il en reste) dans le tableau des formes252. » Devenant réalité, le possible, déjà prévu, change de mode d’existence et non de nature. Telle est la loi optimiste de l’être littéraire : le possible deviendra réalité, le livre hypothétique sera écrit253, en vertu de l’inépuisable principe de Buffon : « Tout ce qui peut être, est » − ou sera un jour, n’en doutons pas : l’Histoire a ses défauts, mais elle sait attendre254. » Mais si tout ce qui peut être est, alors tout ce qui est, pouvait être, alors ne sera que ce qui peut être. De la sorte, la poétique (comme la pensée de la littérature de Rancière ?), s’affranchirait de l’Histoire. Ne se dirait plus que le geste totalisant et réducteur d’un théoricien souverain, trônant, loin des embarras du réel, dans le ciel ordonné des Formes :

La poétique trace en quelque sorte la carte des choix offerts à l’Histoire par la structure du champ littéraire. Ce champ une fois dessiné dans sa totalité (je ne prétends pas qu’il le soit encore), j’y rêve parfois comme à une sorte de vaste table de contrôle pour aiguilleurs du ciel, ou d’ailleurs. Toujours en rêve, je m’y installe, le « mur des siècles » m’apparaît, et j’y vois passer l’Histoire (et la géographie)255.

3. 7. Persistance du dualisme

94Il est une autre manière de dire ce travail de réduction mené par voie de conceptualisation, chez Rancière, ou de taxinomie structurale, chez Genette.L’opération théorique consiste pour partie à rapporter le divers à un binarisme qui ouvre une alternative.Que ce dualisme, cette loi de la symétrisation, vienne dans le cas de Genette de la linguistique structurale, et en particulier de Jakobson256, ou, chez Rancière, de la lecture de Hegel ou de celle, en ses années militantes, de Mao-Tse-Toung (« Un devient deux »), la scène originelle est celle d’une dichotomie. De quoi s’occupe le philosophe ? De « l’articulation […] de l’ordre de la parole à l’ordre des corps257 », des « jeux du propre et du figuré258 », « du rapport entre narratif et descriptif, […] entre fiction et signification259 », de « la séparation des mots et des choses260 » dont vit le langage. Comment sont évoqués les processus esthétiques ? En « termes d’opérations de raccord – entre les mots et les choses, le visible et la narration, la détermination et l’indétermination, l’art et le non-art, etc.261 ». Le mode d’existence de la littérature même, nous l’avons vu, est défini à partir de couples notionnels antagonistes : l’écriture est du côté de la lettre morte et non « de la parole vivante, de l’esprit incarné ». « La littérature, c’est aussi cela : l’écriture seule, c’est Don Quichotte expérimentant que le livre ne devient plus vérité dans un corps262 ». Et pareillement, chez Genette : les six cents pages de Palimpsestes ne sont au fond que le déploiement de l’opposition inaugurale entre « transformation » et « imitation » : « au terme (pour moi) de cette enquête, […] rien ne me suggère l’existence d’un ou plusieurs autres types qui échapperaient à cette opposition simple263 ». L’effort du poéticien est explicitement un effort de réduction. Fiction et diction : le titre, d’emblée, annonce la dichotomie inaugurale qui va permettre de donner une définition totalisante de la littérarité. Le théoricien y substitue, précise-t-il, faisant retour sur son œuvre, une « théorie dualiste (deux régimes de “littérarité”) à un duel de théories264 ». La narratologie même, la distinction établie entre récit et histoire, repose tout entière sur la fiction assumée d’une séparation entre un récit et une histoire « réelle » antérieure à laquelle il faut le comparer : on feint « d’accepter l’existence (la fiction) “avant” le récit, d’une histoire à raconter265 ». Il serait inutile de revenir sur les multiples avatars de ce dualisme méthodologique et descriptif : « récit-discours », « métaphore-métonymie », « mimésis-diégésis »… Chez Genette tout va par deux. « Chaque fois une dualité-totalité : un plus un égale tout. Autant de forçages du multiple, autant de verrouillages de l’inconnu, sous les espèces de l’évidence266. » Au nombre des (six) paradigmes qui constituent, pour Henri Meschonnic, la réductrice pensée du signe : le « paradigme linguistique », opposant « signifiant et signifié, son et sens, ou forme et sens267 », le « paradigme philosophique » opposant « les mots et les choses », « la nature et la convention268 », le « paradigme anthropologique », opposant « le vivant et le mort » « et homologiquement la voix à l’écrit […], l’esprit à la lettre, la vie au langage, la vie à la littérature […] [l]a rime contre la vie269 ». Autant de paradigmes mobilisés par le poéticien et le philosophe qui ont pour effet de conjurer le multiple ou d’ignorer la signifiance du rythme et de la prosodie270, la « puissance infinie d’écartement » du style, « qui assure à l’être la liberté de son renouvellement »271.

3. 8. « Entre le désir et l’accomplissement 272 » ?

95Consciences et lecteurs modernes, explorateurs de la spatialité interne au langage, analystes des écarts et des dysfonctionnements, inventeurs dualistes de possibles… : marquer certaines proximités inattendues, dégager des niveaux d’analyse où s’éprouvent des homologies, permet, aussi, de caractériser la façon dont Genette a incarné et infléchi l’aventure poétique.

96Dans la manière de tenir à distance tout dogmatisme, dans la pratique récurrente et incisive des micro-lectures, dans le refus des totalisations figées273, dans l’examen serré et critique des doctrines théoriques constituées, se fait entendre chez nos deux auteurs la volonté de se maintenir dans un entre-deux séduisant et intrigant. Maîtrise paradoxale qui en passe par une forme de déconstruction des discours de la maîtrise274 et qu’on pourrait appeler ironie.

Reste qu’il n’y a pas d’autre voie et que le pari n’est intéressant que parce qu’il est impossible : pari d’un savoir qui ne peut être ni la science disant enfin la vérité […] ; ni la voix en personne des exclus et des sans-voix ; à tout le moins le maintien d’une ironie, d’une distance du savoir à lui-même275.

97Ainsi Rancière qualifiait-il, dans un tout autre contexte (au croisement de l’histoire et de la politique), sa position dans le champ intellectuel.

98À cette possible « ironie276 » dans l’espace du savoir, répond le tranchant de leur(s) position(s) au sujet de l’écriture. L’ultime frontière à franchir est en effet celle qui sépare la littérature – langage premier – du commentaire, du discours sur – langage second. L’ambitieuse conclusion de Nouveau Discours du récit déjà le proclamait :

Les critiques n’ont fait jusqu’ici qu’interpréter la littérature, il s’agit maintenant de la transformer. Ce n’est certes pas l’affaire des seuls poéticiens, leur part sans doute y est infime, mais que vaudrait la théorie, si elle ne servait aussi à inventer la pratique277?

99Venant avant et non après les textes, « générant » plutôt que commentant, le discours poétique se conçoit comme acte d’écriture. « Voilà brouillé le partage des tâches entre l’auteur inventeur et le théoricien lecteur278 », écrivent justement Marc Escola et Sophie Rabau. Mais le vers était dans le fruit : en son fond, à sa source, la distinction entre l’écriture relevant de la sphère esthétique, et l’écriture « utilitaire » ou « fonctionnelle » ne tient pas. Remettant en question, nous l’avons évoqué, la fameuse distinction barthésienne entre « écrivains » et « écrivants », Genette souligne « que quiconque écrit quoi que ce soit fait potentiellement œuvre littéraire, et que le passage de la puissance à l’acte dépend ici d’une simple décision esthétique du lecteur279 ».

100Ce n’est certes pas pour les mêmes raisons que Rancière refuse toute séparation principielle entre le discours philosophique et le discours littéraire. Mais l’auteur de La Parole muette se dit tout aussi clairement écrivain. Il y insiste à plusieurs reprises : « un discours théorique est toujours en même temps une forme esthétique, une reconfiguration sensible des données sur lesquelles il argumente280 ». Il n’entre pas notre propos d’analyser la méthode et l’écriture de Rancière281, mais certains de ses textes, à n’en pas douter (usage du discours indirect libre, jeu sur l’ambiguïté énonciative, pratique de l’intertextualité, manière de citer sans citer, création de métalepses, articulation récit et description…), pourraient être abordés avec les instruments de la poétique genettienne.

101Reste qu’en un sens, Rancière comme Genette ne franchissent pas à tout à fait le pas. Le territoire de la fiction leur demeure étranger ou presque, comme le montrent les définitions contournées282 que donne le poéticien de ses propres « essais » littéraires en forme de dictionnaires autobiographiques. On mesure ce qu’il peut y avoir d’insatisfaisant à appliquer à des auteurs des catégories, des distinctions, que tout leur effort théorique précisément récuse. Penseurs « an-archistes », rétifs à toute idée de commencement absolu, nos deux auteurs considèreraient sans doute que tout discours, toute écriture sont seconds et que la fiction ne suppose pas figuration : il n’empêche, l’interrogation persiste, comme si l’illusion du commencement était la condition de l’entrée en fiction. Ces penseurs et théoriciens du seuil demeurent, pour leur part, et selon des modalités différentes, à l’orée de la terre promise de la fiction. Leur lieu ? Un entre-deux, un seuil, « zone de transition283 », « zone indécise284 » entre le dedans et le dehors, entre la littérature et ce qui n’est pas (encore) tout à fait elle. « Il n’est de seuil qu’à franchir285 » ?

Conclusion

102Qu’on ne s’y trompe pas : les retouches apportées à certains aspects du portrait du poéticien, les correspondances ponctuelles relevées entre des manières de faire et de se situer, ne doivent pas nous faire oublier, au moment de conclure, la divergence des orientations et l’ampleur de l’écart entre la poétique de Genette et celle de Rancière. Et s’il y aurait assurément quelque ridicule, au terme de cette confrontation, à décerner les bons et les mauvais points et à désigner l’analyste de la littérature le plus convaincant, soulignons qu’il n’est, en ces matières, nul syncrétisme possible. Les roboratives remarques d’un autre participant à l’aventure poétique, Michel Charles, ont la vertu de nous le rappeler : « il est faux, bien sûr, que nous n’ayons pas subrepticement, chacun pour soi, toujours déjà fait le choix ». Seule l’institution « supporte la coexistence et la juxtaposition des discours critiques286 ». L’attitude première n’est ni « de tolérance ni d’intolérance, mais de critique et de quête287 ».

103Au-delà de l’opposition entre la pratique singulière d’une discipline – la poétique – et une démarche « transversale aux frontières des disciplines288 », peut-être une récurrente et antique opposition est-elle ici rejouée. Que retient le philosophe Rancière de l’œuvre littéraire, de sa lecture ? Sa valeur de vérité, sa puissance de dissensus et de reconfiguration, en un mot sa « force ». Comme d’autres penseurs tels que Jacques Derrida289 ou Alain Badiou, Rancière semble voir en la littérature le lieu d’une intensité dont il faut à la fois nourrir son écriture et différencier sa pensée. Ainsi s’expliquent en partie cette volonté de préserver un rapport direct et immédiat au texte, ce refus de toute médiation, de tout recours à une littérature secondaire, qui l’éloignerait (la formule, étonnante, est presque suspecte d’anti-intellectualisme) des « choses elles-mêmes290 ». Et si Rancière se tient à distance de tout métadiscours critique ou théorique, c’est parce que « la critique littéraire ou cinématographique n’est pas une manière d’expliquer ou de classer les choses, c’est une manière de les prolonger, de les faire résonner autrement291 ». Aussi se permettra-t-on de lui faire adopter le diagnostic négatif formulé par Derrida, dans un texte consacré à Jean Rousset et à la critique formaliste : « La forme fascine quand on n’a plus la force de comprendre la force en son dedans. C’est-à-dire de créer. C’est pourquoi la critique littéraire est structuraliste à tout âge, par essence et destinée292. » Au philosophe la sensibilité à la force et son expression conceptualisée, au poéticien l’attention aux formes et à leurs évolutions ? Il nous revient de surmonter cette opposition, de prendre la mesure de la force des formes, de dégager les formes de la force, et de rendre compte du travail de pensée des formes intenses. C’est à cette condition que l’aventure poétique peut aujourd’hui trouver à se prolonger et se renouveler.

104À s’en tenir pour l’heure à Rancière et à Genette, une ultime mise en regard pourrait faire apparaître ce qui limite, encore, les poétiques mises en œuvre. Au philosophe, scrutant un corpus et un temps étroitement circonscrits, « manqueraient » la perspective extensive du poéticien, passant de lieu en lieu et d’époque en d’époque, et sa concentration sur l’œuvre, son rigoureux travail de description des formes, la précision (grâce à la multiplication des niveaux d’analyse et des notions) de son mode d’appréhension du texte littéraire. Au poéticien « manqueraient » l’idée de l’œuvre comme opération de pensée et lieu d’une intensité, et une véritable attention à l’effet du texte, à ce qu’il fait, à son rapport au hors-texte. Nos deux auteurs font et ne font pas la même chose.

105Un dernier exemple illustrera ce singulier rapport. Le détail est amusant : au nombre des références communes au philosophe et au poéticien, ne figurent pas seulement Mallarmé, Flaubert ou Proust, mais aussi un film, ou plutôt une scène extraite du film Une nuit à Casablanca des Marx Brothers. Lorsque Rancière, dans Le Destin des images, entend expliquer ce qu’est la phrase-image, en laquelle se concentrent les fécondes contradictions de la littérature et de l’art, il évoque le gag du mur qu’indique tenir Harpo au policier qui l’interpelle et qui s’effondre sitôt le frère de Groucho parti293. Lorsque Genette, dans Métalepse, entend montrer le pouvoir générateur de la figure, le même exemple vient sous sa plume. Mais dans un cas, la séquence est une allégorie de la phrase-image et figure la puissance de l’art à tenir tout ensemble, au-dessus du vide. Dans l’autre, la scène est un exemple de figure transformée en fiction294 (elle fait ce que fait la métalepse) par littéralisation, puisqu’en prenant à la lettre ce qui est « dit » la figure se convertit en « événement fictionnel295 ». Phrase-image ou figure devenue fiction. Convergence sur fond de divergence. Dissemblance sur fond de ressemblance. Mésentente.

106Peut-être aurait-il fallu écrire un dialogue, faire s’adresser Genette et Rancière l’un à l’autre pour marquer les points de croisement et de non-entente. Les mots n’y auraient jamais eu tout à fait le même sens, les pratiques le même aspect.Mais je n’ai pas franchi le pas. Tout juste risquerai-je une réplique, adressée à l’autre et, en droit, à tout lecteur-théoricien, manière de résumer abruptement le fond de la querelle :« Encore un effort si vous voulez être poéticien ! ».