Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 10
L'Aventure poétique
Cécile de Bary

Usages de la notion de représentation dans les premiers numéros de Poétique

1Dans plusieurs articles parus au cours de la première année de la revue Poétique, la notion de « représentation » est centrale, au point de figurer dans le titre d’un texte de Michael Riffaterre1. C’est aussi le sujet de « Nouveau Roman, Tel Quel », de Jean Ricardou2. Le terme « représentation » est polysémique. Mis à part le sens théâtral, il peut être utilisé pour la désignation littéraire, mais son sens essentiel renvoie à la figuration iconique. Riffaterre emploie « représentation » en concurrence avec mimésis. Les auteurs de 1970 retrouvent donc un débat ancien, en même temps caractéristique de leur époque, qui de manière dominante remet en question ce que Ricardou nomme dans son article un « dogme » :

Nous savons que le dogme qui prétend réduire, selon la formule de Sartre, « le moment verbal » à « une structure secondaire » se divise en deux doctrines complémentaires : expression, représentation. Pour l’une, c’est une substance intérieure que l’on exprime ; pour l’autre, c’est une entité extérieure que l’on représente. À l’expression du Moi correspond la représentation du Monde. L’essentiel demeure : le texte n’est que le reflet d’un donné préalable3.

2Jean Ricardou se situe dans la mouvance du Nouveau Roman et de Tel Quel, et s’en fait le théoricien. Son opposition au « dogme » représentatif et expressif est une opposition à des écoles littéraires antérieures : le romantisme – vu comme « expression du Moi » – et le réalisme-naturalisme. Les deux sont cités à travers deux formules célèbres qui utilisent toutes deux la métaphore du miroir. L’une est attribuée par Stendhal à Saint-Réal, et figure en exergue du chapitre XIII de la première partie du Rouge et le Noir : « Un roman, c’est un miroir qu’on promène le long d’un chemin. » L’autre est de Hugo, à propos des Contemplations : « Si jamais il y aura eu un miroir d’âme, ce sera ce livre-là4. »

3Visant le « credo expression-représentation5 », Ricardou s’attaque cependant davantage au réalisme au sein de son article, ce qui est logique puisque ce dernier est consacré essentiellement au roman. Il évoque notamment la manière dont les romans de son corpus s’écartent « du quotidien », ce qui « joue un rôle anti-naturaliste décisif6. » Au début de l’article, il s’attache au traitement du personnage et à la remise en question des « attributs traditionnels du massif personnage balzacien : le patronyme, le rôle social, la nationalité, la parenté et parfois jusqu’à l’âge et l’apparence7. » Il rattache cette remise en question à la figure de Flaubert. Ces attaques du personnage balzacien, cette filiation assumée, de même, se situent dans la continuité des analyses d’Alain Robbe-Grillet dans Pour un nouveau roman8.

4Ricardou critique donc le « dogme représentatif9 », incarné par le roman réaliste-naturaliste, et l’oppose à une autre pratique de la littérature. En conclusion de son article, il évoque à nouveau le « traitement du personnage10 » opéré par le Nouveau Roman, pour le distinguer de celui des romans Tel Quel. Il observe que le premier « subvertit la catégorie du personnage » alors que le second « l’abolit », représentant dès lors un progrès – une « radicalisation » – par rapport à son prédécesseur : « L’abolition du personnage fait paraître la seule subversion comme l’avatar d’une survivance11. » L'histoire, perturbée par le Nouveau Roman, n’existe plus avec les romans de la mouvance de Tel Quel, signés par Philippe Sollers, Jean-Louis Baudry ou encore Marcelin Pleynet. Ricardou oppose ainsi l’« auto-représentation » du Nouveau Roman « détournant contre lui même le procès de représentation12 » à l’« anti-représentation » de Tel Quel, qui « annule » ce procès. Il ajoute :

[N]ous noterons qu’en leur commun conflit avec le dogme représentatif, l’activité du Nouveau Roman est redoublée par celle de Tel Quel. L’une subvertit la catégorie du personnage et l’autre l’abolit. L’une tend à formaliser sa fiction et l’autre, plus violemment, sa narration13

5Chez Riffaterre, l’interrogation est plus générale, tout en portant plus spécifiquement sur la poésie :

Que faut-il entendre par représentation, dans quel sens peut-on parler de description, de peinture dans un texte littéraire ? Quels sont les rapports de la mimésis et de la littérarité ? Depuis Auerbach, c’est surtout par l’étude du réalisme, et du réalisme dans le roman qu’on cherche à répondre à ces questions. Ce qui est naturel puisque l’authenticité est l’un des critères de l’esthétique romanesque, l’aptitude à créer l’illusion du vrai (et, dans le cas du réalisme, d’un vrai à la portée de tous, vérifiable dans l’expérience quotidienne). La poésie a été négligée, sans doute parce que son esthétique demande une transmutation – sublimation ou simple décalage de l’expression. D’ailleurs, l’altération de la fonction référentielle qui caractérise toute expression littéraire, y est plus aisément démontrable qu’en prose14.

6Pour Riffaterre, on le voit, « l’altération de la fonction référentielle » est propre à la littérature. Du début à la fin de son article, il réitère cette dernière conviction :

[L]a comparaison du poème avec la réalité est une approche critique d’efficacité douteuse : elle aboutit à des conclusions sans pertinence, car elle reste en deçà ou en dehors du texte. […]

[L]’efficacité de la mimésis poétique n’a rien à voir avec une adéquation des signes aux choses. À la comparaison du texte avec la réalité, au critère de vérité ou de ressemblance, l’analyse doit donc substituer le critère de surdétermination : pour chaque mot ou groupe de mots, il y a surdétermination lorsque les séquences verbales possibles sont restreintes par les règles combinées de trois structures – celle du code linguistique, la structure thématique, la structure du système descriptif15.

7La dernière phrase de l’article est encore : « La description littéraire de la réalité ne renvoie donc aux choses, aux signifiés, qu’en apparence ; en fait, la représentation poétique est fondée sur une référence aux signifiants16. »

8Quand Riffaterre est conduit à expliquer une métaphore par une ressemblance référentielle, il tente d’en diminuer la portée. Ainsi du bouclier :

Comme métaphore de l’horloge, il est évidemment engendré par la convergence de sa rondeur et de celle du cadran, cette ressemblance de forme n’étant d’ailleurs pas une référence aux choses, mais à des signifiants stéréotypés. Les Épithètes françaises (1759) du P. Daire, par exemple, n’admettent pour bouclier et cadran que l’épithète de nature rond. Quoi qu’il en soit, cette similitude ne suffirait sans doute pas à imposer la métaphore, quand il y a des équivalences plus tentantes, comme celle de l’aiguille et d’une lance17.

9Il y a certes des boucliers longs et des cadrans octogones, comme le remarque la note 53, mais les signifiants stéréotypés ne rejoignent-ils pas ici l’évidence d’une ressemblance référentielle dominante ? Et lorsque Riffaterre doit expliquer pourquoi ce bouclier (métaphorique) est chez Hugo une arme offensive, la « structure thématique » qu’il évoque n’est-elle pas, encore une fois, référentielle ?

[L]a description [viole] la vraisemblance, en faisant d’une arme défensive une arme offensive. Or cette déviation par rapport aux probabilités associatives correspond à la structure thématique. Absolue supériorité du Temps, infériorité absolue de ses victimes – il ne saurait y avoir de duel à armes égales18.

10Refusant la référentialité, Riffaterre, conformément au programme annoncé au début de son article, s’intéresse toutefois à « l’effet » de représentation, et tente de rendre compte de cette modalité « de la relation entre texte et lecteur19 ». De fait, il constate l’existence d’un tel sentiment. Dans son fameux article, « L’illusion référentielle », publié plus tard, il écrira : « cette illusion fait partie du phénomène littéraire, comme illusion du lecteur. L’illusion est ainsi un processus qui a sa place dans l’expérience que nous faisons de la littérature20 ». Riffaterre est donc conduit à placer le lecteur au centre de son analyse. Dans l’article de Poétique, il remarque ainsi que pour « dégager [le] caractère unique » d’un poème :

[L]’analyse doit se fonder sur le fait que le texte est un point de départ. Inversant sa démarche traditionnelle, qui va de la chose représentée à la représentation, elle montrera comment la représentation crée la chose représentée, comment elle la rend vraisemblable, c’est-à-dire reconnaissable et satisfaisante à la lecture21.

11C’est le stéréotype qui rend la « chose représentée » vraisemblable, convaincante. Il poursuit : « la description n’est pas vraie par rapport à la géographie et à la sociologie du nord de la France ; elle est vraie parce qu’elle se conforme à une mythologie que le lecteur porte en lui, faite de clichés et de lieux communs22 ». La mise au jour des stéréotypes qui fondent le poème est précisément ce qui permet à Riffaterre d’affirmer que le recours à la réalité n’est pas pertinent pour analyser le poème. En voici un exemple :

Nul besoin pour percevoir l’effet de carillon d’avoir entendu des cloches carillonner, et encore moins de connaître le cas particulier des mélodies carillonnées, dans certaines régions, avant la sonnerie de l’heure : il suffit de connaître le code, c’est-à-dire les sèmes de carillon et les valorisations qui s’y attachent. On objectera peut-être que cette indépendance du mot par rapport aux choses est quasi inimaginable dans ce cas, puisque le son des cloches est un fait d’expérience quotidienne. Mais cette expérience varie avec les lecteurs, et sa perception avec leur humeur et leurs habitudes, tandis que les stéréotypes verbaux où entrent les signifiants groupés autour de cloche sont communs à tous et varient fort peu. Il suffit de réfléchir à des expériences plus limitées pour constater combien la connaissance de la réalité est une condition illusoire de notre compréhension des mots. Qui n’a jamais  veillé au chevet d’un mourant n’en est pas moins sensible à la force évocatrice du mot râle23.

12Cette remarque est assez curieuse, même si la note 16 spécifie que le carillon horaire, qu’évoque le poème, est peu connu des Français. L’expérience doit-elle être niée parce qu’elle est individuelle ? Est-elle pour autant incommunicable et les stéréotypes ne sont-ils pas justement l’un des moyens permettant de produire une connaissance commune, même imparfaite ? Dans Stéréotypes et Clichés, Ruth Amossy et Anne Herschberg-Pierrot font ainsi observer que des travaux de cognition sociale attribuent aux stéréotypes des fonctions indispensables. Le processus de généralisation et de schématisation de la stéréotypisation est inévitable (c’est l’usage qui en est fait qui peut le rendre nuisible, notamment sur le plan cognitif)24. Par ailleurs, n’y a-t-il de connaissance que directe ? Est-il besoin d’avoir veillé un mourant pour associer le râle à la mort ?

13Riffaterre observe quoi qu’il en soit le caractère convaincant du stéréotype, générateur de ce qu’il appellera « l’illusion référentielle », avec la logique, ou la « surdétermination », textuelle. Les deux relèvent de ce qu’il appelle le « code linguistique25 ». Pour lui, les mots renvoient aux mots. Riffaterre peut ainsi réduire l’effet de représentation à une illusion.

14Il estime donc que le stéréotype est purement verbal, ce qui est une vision contestable26. Ces « formes verbales » seraient des « mots déjà arrangés en textes » : le stéréotype conduit à l’intertextualité27. Il est en tout cas analysé comme une phrase, dont la signification est mise de côté : « tout se passe comme si le signifié n’existait dans l’esprit que sous forme de groupes de signifiants, de séquences toutes faites28 ». La désignation littéraire ne renverrait pas aux signifiés, mais aux signifiants, comme l’énonce la dernière phrase de l’article, que j’ai déjà citée. À propos d’une métaphore, Riffaterre écrit encore :

Ce que l’image a de convaincant, ce qui en elle entraîne l’adhésion du lecteur tient simplement au caractère irrésistible de sa « logique » verbale : elle n’est pas autre chose qu’une phrase qui déroule le long du texte les potentiels sémantiques d’un mot initial29.

15Postulant au départ le caractère non-référentiel du poème, l’analyse s’attache d’abord aux signifiants et cherche à déterminer leur « logique » et leur enchaînement. Au début de son article, Riffaterre annonce ainsi :

Je voudrais donc proposer une lecture qui ne tienne compte que des mots et de leur collocabilité, qui fasse voir comment ils se déclenchent, pour ainsi dire, les uns les autres, pour aboutir à une mimésis convaincante parce que chacune de ses composantes lexicales est fortement « motivée » par la combinaison des séquences verbales qui la précèdent30.

16C’est précisément cette « logique », cet enchaînement des signifiants, qui permet à Riffaterre de conclure à l’absence de pertinence des signifiés31. Les postulats de la méthode reviennent à ses résultats.

17Les a priori de Riffaterre sont largement représentatifs de son époque. La « Présentation » de la nouvelle revue Poétique précise qu’« elle se veut essentiellement un lieu d’étude de la littérature en tant que telle (et non plus dans ses circonstances extérieures ou dans sa fonction documentaire)32 » Ricardou, quant à lui, promeut une pratique littéraire anti-représentative, nous l’avons vu. Cette pratique pourrait avoir été annoncée par Roussel, étudié par Christiane Veschambre dans le n° 1 de Poétique :elle fait référence à Ricardou, et en particulier à ses concepts d’auto-représentation et d’anti-représentation33. Au sein de l’ensemble de la revue, l’étude de nombreux autres auteurs aboutit à la conclusion qu’ils mettent à mal la fonction référentielle, qu’il s’agisse des trouvères des xiie-xiiie siècles34 ou de Sterne et de son Tristram Shandy35. Serge Doubrovsky affirme encore que La Bruyère « fait la découverte du tragique moderne de l’écriture » :

Il y a construction d'une structure formelle extrêmement forte (en poussant l'analyse, on pourrait montrer que La Bruyère donne ici à la prose les formes contraignantes du vers et de la strophe), qui a pour effet essentiel de libérer le langage littéraire au maximum de sa fonction dénotative (référence au « monde » réel, « imitation » des actions), au profit de sa fonction connotative (relations internes des signes du langage)36.

18La connotation n’est pas une modalité de la référence, elle l’empêche.

19À la fin de son fameux article de 1968 « L’effet de réel », Barthes remarque quant à lui : « il s’agit […], aujourd’hui, de vider le signe et de reculer infiniment son objet jusqu’à mettre en cause, d’une façon radicale, l’esthétique séculaire de la “représentation”37 ».

20Globalement, la théorie littéraire de la fin des années 1960 et des années 1970 est donc caractérisée par une contestation de la mimésis littéraire. Caractéristique d’une modernité littéraire annoncée par Mallarmé et Blanchot notamment, cette contestation présente plusieurs aspects. Elle peut se faire programme d’écriture, énonçant ce que doit être le « texte ». C’est un peu l’attitude de Ricardou, écrivain et théoricien d’une littérature en train de s’écrire. Cette contestation peut aussi se faire programme de lecture, à la manière de Riffaterre.

21Une des objections majeures opposée aux tenants de la non-référentialité est qu’il est difficile de comprendre comment des auteurs qui mettent en doute le pouvoir référentiel du langage l’utilisent pour cette mise en doute38.Antoine Compagnon fait observer que Riffaterre échappe à cette critique dans son article « L’illusion référentielle », puisqu’il distingue le langage ordinaire du langage littéraire. Pour autant, cet auteur laisse entendre que l’usage banal du langage n’est lui-même qu’illusoire, puisqu’il modalise son propos à l’aide de sembler : « Dans le langage quotidien, les mots semblent reliés verticalement, chacun à la réalité qu’il prétend représenter, chacun collé sur son contenu comme une étiquette sur un bocal, formant chacun une unité sémantique distincte39 ». La possibilité d’une référence, même dans le langage quotidien, est ainsi remise en question :

L’existence d’une réalité non verbale en dehors de l’univers des mots est indéniable. Toutefois la croyance naïve en un contact ou une relation directe entre mots et référents est une illusion, et cela pour deux raisons : l’une, générale, valable pour tous les faits de langue ; l’autre, propre à la littérature.
La raison linguistique fait intervenir la structure sémantique. Les mots, en tant que formes physiques, n’ont aucune relation naturelle avec les référents : ce sont les conventions d’un groupe, arbitrairement liées à des ensembles de concepts sur les référents, une mythologie du réel. Cette mythologie, le signifié, s’interpose entre les mots et les référents. Néanmoins, les usagers de la langue s’accrochent à leur illusion que les mots signifient dans une relation directe à la réalité, pour des raisons pratiques, et cela d’autant plus qu’ils ont des choses une idée en partie façonnée par les concepts mêmes du signifié, comme si les mots engendraient la réalité40.

22C’est l’arbitraire du signe qui constitue un obstacle. L’interprétation qu’en fait Riffaterre est sans doute excessive. La nature conventionnelle du langage ne l’empêche pas de désigner monde et concepts. Et si la relation entre les mots et les référents est arbitraire (chez Saussure il s’agit seulement d’un arbitraire de la relation entre signifiants et signifiés, comme l’a fait remarquer Antoine Compagnon41), cela n’entraîne pas que les signifiés soient une « mythologie du réel » qui « s’interpose entre les mots et les référents ». Riffaterre donne une forte consistance au système des signifiés, parce que le monde est toujours déjà interprété par eux. L’existence d’une « mythologie », qu’il postule, rend plus problématique encore la possibilité d’une référence42. Dans la première note de son article du n° 4 de Poétique, Riffaterre se réfère à Jakobson et à sa « fonction poétique ». Le contexte de l’appel de notes montre que Riffaterre opère une lecture de Jakobson conforme à celle de son époque, une lecture que Compagnon appelle « restrictive », et qui implique que la « fonction poétique » du langage s’exerce « au détriment de sa fonction référentielle43 ». L’une et l’autre fonctions peuvent logiquement s’exercer en même temps, alors que Riffaterre mentionne cette première fonction (dont il dit « qu’il vaudrait mieux l’appeler fonction formelle ») parce que dans son texte il a affirmé que « l’altération de la fonction référentielle […] caractérise toute expression littéraire 44 ».

23La linguistique – ou ce qu’il en retient – conduit Riffaterre à s’opposer à l’idée d’une relation directe des mots avec la réalité, affirmant également dans « L’illusion référentielle » que les « usagers de la langue s’accrochent à [cette] illusion ». Parce que les signifiés façonneraient leur vision du monde notamment, ils en déduiraient une telle relation directe. Les usagers de la langue souffrent-ils d’une telle illusion ? À propos d’un autre passage de ce texte, à propos de Barthes aussi, Antoine Compagnon fait observer : « l’un et l’autre se donnent pour adversaire une théorie simpliste, ad hoc, inadéquate ou caricaturale de la référence, ce qui fait qu’il leur est plus aisé de s’en démarquer et d’avancer que la littérature n’a pas de référence dans la réalité45. » C’est à cette théorie « simpliste » de la référence que je voudrais maintenant m’intéresser, pour me demander quels adversaires se donne notamment Riffaterre.

24Dans son article du n° 4 de Poétique, il évoque, toujours à propos de ce qu’il appellera « l’illusion référentielle », l’idée d’une ressemblance. Il place l’adjectif « ressemblante » entre guillemets, indiquant ainsi la distance qu’il prend avec une telle idée, et peut-être sa circulation dans les discours :

Le poème est poétique non pas à cause d’une espèce d’exotisme des nuits flamandes, mais à cause de son symbolisme, symbolisme qui résulte de l’actualisation d’une structure thématique, elle-même combinée à des structures lexicales. La représentation est efficace, non parce qu’elle est « ressemblante », mais parce que, chaque mot étant surdéterminé par la combinaison des structures et perçu en fonction de leurs modèles préétablis, tout se passe comme si l’arbitraire du signe était annulé46.

25L’arbitraire du signe est de nouveau évoqué. C’est l’objet du poème de l’ « annuler », ou de sembler l’annuler, et donc d’atteindre, ou de sembler atteindre, un langage motivé, de rémunérer « le défaut des langues47 ». On retrouve le débat cratylien, et plus précisément les conceptions mallarméennes et valéryennes, dont Gérard Genette a rappelé, dans Mimologiques, la filiation48. Chez Valéry, c’est le poète qui donne à son lecteur la sensation d’une indissolubilité du son et du sens49, malgré sa conscience de la conventionalité du langage. C’est pourquoi Genette a évoqué un « cratylisme secondaire », empruntant le terme de « cratylisme » à Roland Barthes – le cratylisme étant « ce grand mythe séculaire qui veut que le langage imite les idées et que, contrairement aux précisions de la science linguistique, les signes soient motivés50 ». La sensation d’indissolubilité du son et du sens est largement illusoire :

Le lecteur émerveillé, le lecteur en état poétique, c’est donc le lecteur à qui le « vers », c’est-à-dire le fragment de langage qui est devant lui, apparaît comme nécessaire, définitif, à jamais achevé et immodifiable, scellé par l’harmonie indissoluble du son et du sens. Et que cet émerveillement soit en un sens une bienheureuse illusion, nul n’en est plus intimement persuadé que Valéry […]51.

26Michael Riffaterre évoque lui aussi une illusion, puisque pour le lecteur« tout se passe comme si l’arbitraire du signe était annulé. » (Je souligne.) C’est l’impression de nécessité due à la « logique » verbale qui opère dans le texte. Les « contextes stéréotypés » conduisent même le lecteur, d’après Riffaterre à voir dans les sons d’un mot comme « râle » l’image de son référent. D’après lui, la « force évocatrice » de ce mot :

tient à ses contextes stéréotypés : adjectifs comme sinistre, effrayant, ou même funèbre, énoncés dramatiques comme  soudain un(e) (cri, gémissement, plainte, râle) s’éleva (se fit entendre), etc., qui, entre autres conséquences, portent le lecteur à interpréter la voyelle longue comme une image de respiration lente et mourante (des contextes différents épargnent cette interprétation au râle d’eau)52.

27Ce passage, s’il reste isolé, montre combien Riffaterre prête au lecteur des pensées cratyliennes, ou « cratylistes ». Le théoricien, à la fois, devrait dès lors constater la force de cette illusion, et rappeler son caractère illusoire. Barthes note ainsi, à la fin de l’ « Introduction à l’analyse structurale des récits » :

Ainsi, dans tout récit, l’imitation reste contingente ; la fonction du récit n’est pas de « représenter », elle est de constituer un spectacle qui nous reste encore très énigmatique, mais qui ne saurait être d’ordre mimétique […]. Le récit ne fait pas voir, il n’imite pas ; la passion qui peut nous enflammer à la lecture d’un roman n’est pas celle d’une « vision » (en fait, nous ne « voyons » rien), c’est celle du sens, c’est-à-dire d’un ordre supérieur de la relation qui possède, lui aussi, ses émotions, ses espoirs, ses menaces, ses triomphes : « ce qui se passe » dans le récit n’est, du point de vue référentiel (réel), à la lettre : rien, « ce qui arrive », c’est le langage tout seul, l’aventure du langage, dont la venue ne cesse jamais d’être fêtée53.

28La mise en question de la mimésis littéraire s’appuie négativement sur une conception mimologique de la langue, déduisant de l’absence de toute motivation linguistique l’absence de toute « représentation », cette déduction étant d’ailleurs contestable. La langue ne fait pas voir, mais le récit littéraire ne peut-il désigner des actions ? Elle n’imite pas, mais ne peut-il raconter quelque chose (plutôt que rien) ? Ne peut-il y avoir d’autre événement narratif que « l’aventure du langage » ? Le contre-argument du cratylisme pourrait être un artifice rhétorique, la conception intenable de la langue qui la sous-tend conduisant à nier toute référentialité. Ou bien pourrait-il s’agir (en même temps ?) de la résurgence, négative, d’une fascination ? Gérard Genette remarque ainsi :

[I]l me paraît évident que l’interprétation mimétique du langage répond à un désir presque universel (ce qui ne signifie pas nécessairement « naturel »), désir dont j’ignore la cause mais dont chacun, je pense, peut comme moi éprouver en lui la force et la pulsion. Vrai ou faux, le cratylisme est un mythe en ceci tout simplement qu’il est d’abord une pensée séduisante54.

29En tout cas, cet appel négatif à une conception cratylienne du langage montre combien l’arbitraire du signe rend pour la théorie littéraire la référence problématique55. Antoine Compagnon note :

[O]n est passé, avec la théorie littéraire – ou plutôt : la théorie littéraire est ce passage même –, d’une totale absence de problématisation de la langue littéraire, d’une confiance innocente, instrumentale –, dissimulant, si l’on veut, à coup sûr des intérêts objectifs, comme on disait à une époque – dans la représentation du réel et l’intuition du sens, à une suspicion absolue de la langue et du discours, au point d’exclure toute représentation. Au fondement de ce passage, on trouve Saussure encore, c’est-à-dire la domination du binarisme, d’une pensée dichotomique et manichéenne, tout ou rien, ou bien la langue est transparente ou bien la langue est despotique, ou bien elle est toute bonne ou bien elle est toute mauvaise56.

30Les métaphores visuelles, ou leur reprise, servent – ou expliquent – le passage de la représentation à l’auto-représentation (pour parler comme Ricardou). Ainsi de Doubrovsky, qui reprend une citation de Sainte-Beuve et la prolonge. La seule chose que la littérature donne effectivement à voir – si l’on prend le verbe « voir » au sens premier –, c’est le « code » :

Chez lui, disait naïvement Sainte-Beuve, « l’art est grand, très grand ; il n’est pas suprême, car il se voit et il se sent ». Donner l’art lui-même à « voir » et à « sentir » : là où Sainte-Beuve dénonce une faute de goût, s'annonce en fait, chez La Bruyère, l’invention de la littérature, au sens moderne. […]
La rupture décisive que La Bruyère inaugure ici, c’est la visibilité soudaine du code, car ce qu’on « voit » d’abord, en lisant ce texte, ce n’est ni un « riche », ni un « pauvre », mais un écrivain. Le langage se sait et se proclame artifice57.

31D’après Doubrovsky, La Bruyère annonce la fin d’une croyance, la croyance en un art « imitatif » :

à la fin de ce siècle, on croyait encore que l’art est une « imitation » du réel, La Bruyère fait la découverte du tragique moderne de l’écriture. Jeu vrai, avec des dés truqués. Le portrait cesse d’être alors l’illustration d'une maxime, pour en devenir la contestation permanente58.

32Doubrovsky situe le passage d’une conception de l’art comme imitation au refus de toute référence dès la fin du xviie siècle. La Bruyère serait situé à une période charnière, moment de bascule vers notre conception actuelle de la littérature. La conception classique est symbolisée par un vers d’Horace, ut pictura poesis, d’ailleurs détourné de son sens en contexte59. Ce vers symbolise la doctrine « mimétique » de l’art, qui veut que tous les arts « imitent et tous s'imitent dans leurs fonctions60 ». Ce parallèle a pu être invoqué pour faire peser une contrainte sur les peintres, dont les sujets, notamment, devaient être littéraires. Concernant la littérature elle-même, cette théorie conduit à la penser en termes d’imitation, l’imitation portant d’ailleurs davantage sur des modèles anciens que sur le réel.

33Cette théorie se trouve évoquée dans un article de Paul De Man consacré à Derrida, figurant encore dans le numéro 4 de Poétique61. L’ut pictura poesis n’est pas le sujet principal de l’article, mais la place de Rousseau dans l’histoire d’une tradition :

[U]ne tradition qui définit la pensée occidentale tout entière : la conception de toute négativité (non-être) comme absence d’où découle la possibilité d’une appropriation ou d’une réappropriation de l’être (sous la forme de la vérité, de l’authenticité, de la nature, etc.) comme présence. Cette position ontologique est à la fois constituante et constituée par une certaine conception du langage qui favorise le langage oral ou la voix contre le langage écrit (écriture) en termes de présence et de distance : la présence immédiate du moi à sa propre voix, opposée à la distance réfléchissante qui sépare ce moi du mot écrit62.

34Paul de Man, à la suite de Derrida, est toutefois amené à s’intéresser à la conception de la représentation de Rousseau63 et, de là, aux théories classiques de la représentation, au xviiie siècle. Il s’appuie sur l’abbé Du Bos64. De fait, cette théorie de l’imitation est soumise « à une métaphysique de la présence » :

Au xviiie siècle, les théories classiques de la représentation s’efforcent avec obstination de réduire la musique et la poésie au statut de la peinture : « la musique peint les passions » et ut pictura poesis sont les grands lieux communs d’un credo esthétique qui engage ses tenants dans un intéressant dédale de problèmes sans toutefois les amener à réviser leurs principes. On s’accorde à dire que la possibilité de rendre visible l’invisible, de présentifier ce qui peut seulement être imaginé est la principale fonction de l’art. D’où l’accent mis sur le contenu comme fondement du jugement esthétique65.

35Si Paul De Man discute les analyses de Derrida et montre que Rousseau est attentif « à la nature du signe comme signifiant », il nous rappelle que la doctrine de l’imitation domine les conceptions esthétiques au xviiie siècle encore :

Lessing, publiant en Allemagne, en 1766, Le Laocoon, représente une étape, dans la mesure où il rompt le parallèle entre les arts, quoiqu’il reste dans une logique mimétique. Il étudie la spécificité sémiotique de chacun des arts, pour en déduire un certain nombre de prescriptions. Il différencie ainsi arts « de l’espace » et « du temps ». La poésie, langagière, se déroule dans le temps : les sons succèdent aux sons. Elle est donc particulièrement apte à rendre les successions, à raconter les actions. La peinture devrait quant à elle rester destinée au rendu de l’espace. La représentation doit donc être conforme à ce qu’elle représente. Lessing suit jusqu’au bout la logique mimétique, tout en étant attentif aux spécificités sémiotiques de chaque « art ». Ces analyses n’ont en tout cas quasiment pas reçu d’écho en France66.

36Lessing précède surtout le romantisme allemand, qui critique directement les présupposés de la doctrine mimétique, et en prend le contrepied, allant jusqu’à avancer l’idée d’une intransitivité de l’art67. Schlegel annonce même le « cratylisme secondaire » de Mallarmé68. De fait, si le romantisme français n’a pas suivi les idées allemandes, qui n’ont dès lors pas eu d’influence directe, une lignée d’auteurs allant de Novalis à Mallarmé explique le retour de ces idées chez les théoriciens français des années soixante et soixante-dix. Jakobson lui-même subira leur influence, comme l’a montré Todorov, insistant sur les lectures de jeunesse du linguiste. Quant à la revue Poétique, son titre se réfère notamment à Valéry, grand lecteur de Mallarmé :

Mallarmé vit après Baudelaire qui admire Poe, lequel absorbe Coleridge – dont les écrits théoriques sont un abrégé de la doctrine des romantiques allemands, donc de Novalis… Mallarmé présente à des lecteurs français (ou russes) une synthèse des idées romantiques sur la poésie – idées qui n’avaient pas trouvé d’écho dans ce qu’on appelle le romantisme en France69.

37Au xixe siècle, en France, la doctrine du parallèle entre les arts reste dominante. À ce propos, Philippe Hamon évoque « l’increvable doctrine de l’ut pictura poesis70 ». Ces conceptions laissent en tout cas des traces dans le langage, puisque parler de « peindre un paysage » à propos d’une description – comme de « peinture d’une âme » à propos d’un portrait littéraire – est un stéréotype, à tel point qu’il s’agit de métaphores lexicalisées. Il n’est pas évident que les hommes de lettres, l’employant, s’en trouvent dupes. Toutefois, leur emploi ne facilite pas la réflexion sur la spécificité langagière de la littérature. L’idée d’image, que ces métaphores véhiculent, se retrouve dans la métaphore du miroir dont j’ai rappelé qu’elle est utilisée également au xixe siècle encore (et il s’agit également d’une métaphore extrêmement banale). Sans doute Hugo et Stendhal ne sont-ils pas entièrement naïfs à l’égard du langage mais, au contraire des théoriciens des années 1960 et 1970, le langage ne représente pas pour eux un problème.

38Il se pourrait encore que ces métaphores soient également le signe d’un « rêve de peinture » persistant chez les écrivains, du moins chez les écrivains réalistes, rêve dénoncé par Roland Barthes, qui annonce la fin d’un modèle :

[O]ù, quand cette prééminence du code pictural dans la mimesis littéraire a-t-elle commencé ? Pourquoi a-t-elle disparu ? Pourquoi le rêve de peinture des écrivains est-il mort ? Par quoi a-t-il été remplacé ? Les codes de représentation éclatent aujourd’hui au profit d’un espace multiple dont le modèle ne peut plus être la peinture (le « tableau ») mais serait plutôt le théâtre (la scène), comme l’avait annoncé, ou du moins désiré, Mallarmé. Et puis : si littérature et peinture cessent d’être prises dans une réflexion hiérarchique, l’une étant le rétroviseur de l’autre, à quoi bon les tenir plus longtemps pour des objets à la fois solidaires et séparés, en un mot : classés ? Pourquoi ne pas annuler leur différence (purement substantielle) ? Pourquoi ne pas renoncer à la pluralité des « arts », pour mieux affirmer celle des « textes71 » ?

39On retrouve une idée semblable de « circularité des codes » dans « L’effet de réel », à propos de la description de Rouen dans Madame Bovary : « toute la description est construite en vue d’apparenter Rouen à une peinture : c’est une scène peinte que le langage prend en charge […] ; l’écrivain accomplit ici la définition que Platon donne de l’artiste, qui est un faiseur au troisième degré, puisqu’il imite ce qui est déjà simulation d’une essence72 ». Cette construction du référent de la description en fonction de prototypes picturaux permet de donner à la description un sens : « il dépend de la conformité, non au modèle, mais aux règles culturelles de la représentation73 ». La représentation littéraire ne peut plus se concevoir à la manière d’un tableau au xxe siècle. La description peut s’affranchir de l’écran pictural, qui s’interpose entre le texte et le référent. En même temps, la conscience des spécificités du langage est beaucoup plus centrale.

40Étant donnée son attention aux spécificités sémiotiques littéraires et picturales, Lessing peut alors devenir une référence pour les théoriciens, en particulier pour Jean Ricardou. Ce dernier se situe ainsi dans la continuité du Laocoon quand il compare roman et cinéma dansProblèmes du nouveau roman74. Bien plus tard, il s’appuie encore sur Lessing dans Une maladie chronique, ouvrage dans lequel il revient sur la différence sémiotique entre texte et image75. Dans Problèmes du nouveau roman, contrairement à Lessing, toutefois, il ne refuse pas en particulier la description littéraire, et donc à la prise en charge de l’espace par le texte. Il s’oppose à Valéry, qui déclare dans Notre destin des lettres que : « Toute la partie descriptive des œuvres pourra être remplacée par une représentation visuelle ». Il lui reproche cette « vieille erreur » : « Des deux systèmes de signes, c’est celui qui est censé se rapprocher le plus, en sa représentation, du contenu préalable [le référent], qui est de préférence choisi76. » Ricardou pense donc que le texte peut se saisir de l’espace, ou plutôt il pense que la description peut contribuer à « purger » le roman de « toute fonction représentative77 ». Dans Pour une théorie du nouveau roman, Ricardou valorisera ainsi la description parce qu’elle est « en son exercice rigoureux, […] le plus sérieux adversaire du naturalisme78 ». Elle démontre alors justement que la littérature « loin d’en offrir [du monde] un substitut, une image, une représentation, […] est capable, en sa textualité, de lui opposer la différence d’un tout autre système d’éléments et de rapports79 ».

41S’opposant à toute résurgence de la théorie mimétique, il arrive que Ricardou assimile le réalisme à celle-ci. Ainsi, il le définit de manière curieuse dans Problèmes du nouveau roman, comme s’il s’agissait d’une pratique qui concernait exclusivement les signifiants. Il semble prendre les métaphores réalistes au pied de la lettre : « Le réalisme contraint la forme à ressembler au contenu, et signaler de cette manière qu’elle en émane. L’allitération expressive est une occurrence exemplaire du procédé80. »

42Quelques lignes plus loin, il définit le réalisme de manière plus classique. Entre-temps, Ricardou a opposé réalisme et scripturalisme, le scripturalisme pour lequel « c’est le contenu, au contraire, qui est sommé de ressembler à la forme81 ». La définition « limite » du réalisme lui permet d’en suggérer l’impossibilité, en référence au « défaut des langues » dont parle Mallarmé, et qu’il cite quelques lignes auparavant. Il poursuit : « Toute fiction [c’est-à-dire toute diégèse], peut-être, au moins par intuition, tend à produire une image des principes narratifs qui l’établissent82. » L’idée d’un réalisme allitératif semble donc nettement polémique. Quant au terme « image », il pourrait être un pivot qui permet d’opposer représentation (qui serait « image » de la réalité) et auto-représentation (« image des principes narratifs »). C’est ce que confirme la lecture de l’article de Ricardou dans Poétique, dans lequel il associe le terme de « représentation » à un ensemble de termes relevant de l’image.

43C’est essentiellement la métaphore réaliste du miroir qu’il reprend et détourne : « Le roman, ce n’est plus un miroir que l’on promène le long d’une route ; c’est l’effet de miroirs partout agissant en lui-même. Il n’est plus représentation ; il est auto-représentation83. » Ricardou retrouve ainsi le « caractère interchangeable » de la notion de mise en abyme et de la métaphore du miroir qui caractérise le discours critique de son époque84. De fait, il évoque également la « mise en abîme » ainsi que la possibilité pour la mise en abyme de refléter « le fonctionnement du texte » et donc « le dédoublement même » pour former « un miroitement au second degré85 ». Les termes « image » et « reflet » entrent donc en cohérence avec la métaphore filée du miroir. Quand il s’agit d’ « anti-représentation », encore, le terme d’ « image » est convoqué pour évoquer l’illusion que Riffaterre dirait réaliste : Ricardou évoque « l’effort représentatif » (on pourrait dire le réalisme) qui « dissimule au maximum la narration pour que la fiction [c’est-à-dire la diégèse], en son illusionniste ressemblance, puisse se confondre avec ce dont elle se prétend l’image86 ». La métaphore de l’image, et plus spécifiquement le miroir, a donc chez Ricardou une fonction argumentative. Elle sert à dénoncer toute prétention référentielle, en l’assimilant à une « illusionniste ressemblance », avec le secours d’écrivains du xixe siècle qui ont utilisé le miroir comme métaphore de leur pratique87. Cet usage de la notion de reflet n’est bien sûr pas absolument original. On le retrouve par exemple – avec la métaphore de l’illustration (ce sont les idées qui sont illustrées) – dans un article écrit par Tzvetan Todorov, qui introduit le numéro 11 de Poétique, intitulé Puissances du langage. Cet auteur y effectue un bilan de la poétique et de son histoire :

[L]a poétique apparaît comme une réaction aux tendances antérieures des études littéraires, auxquelles elle reproche de négliger la connaissance des faits littéraires eux-mêmes. […] celles-ci considèrent l’œuvre littéraire comme un moyen pour accéder à la connaissance d’un ordre de faits différent, et n’accordent, en conséquence, que peu d’attention à la littérature elle-même : qu’elle soit l’illustration de certaines idées, l’expression d’un auteur ou le reflet d’une société, la littérature est toujours rapidement traversée puisque l’objectif de la recherche n’est pas sa connaissance propre mais celle des idées, des hommes ou des sociétés. Le geste constitutif de la poétique est de refuser la transitivité de la littérature et d’instituer cette dernière en tant qu’objet de connaissance autonome88.

44On reconnaît, en sus des métaphores du reflet et de l’illustration, la notion d’expression et celle de transitivité, cette dernière ayant connu une grande fortune critique, notamment dans l’article de Barthes « Écrivains et écrivants », Barthes qui lui oppose l’intransitivité : « pour l’écrivain, écrire est un verbe intransitif89 ». On retrouve la transitivité dans l’article de Zumthor « De la circularité du chant », paru dans le numéro 2 de Poétique90.

45La théorie littéraire reprend encore de manière polémique une autre métaphore employée par les écrivains réalistes-naturalistes, celle de la transparence91. On l’observe dès la « Présentation » de la revue Poétique, qui délimite le champ de la poétique en y intégrant « toute espèce de jeu sur le langage et l’écriture, toute rhétorique en acte,toute oblitération de la transparence verbale92 ». Christiane Veschambre oppose quant à elle transparence (mot qu’elle emploie entre guillemets) et opacité, précisant que l’opacité est ce qui rend le langage « inapte à fixer le sens93 ».

46Riffaterre, effectue enfin un parallèle entre « représentation », « description », « peinture » et « mimésis », et ce tout au début de son article, dans un passage que j’ai déjà cité. Dans le paragraphe suivant, il évoque la lecture et la critique traditionnelle en des termes relevant encore du pictural : « Tantôt on admire la justesse du trait, tantôt on n’y veut voir qu’une copie servile94 ». La reprise de cette métaphore éculée entre en cohérence avec tout un ensemble de notations concernant la ressemblance (« On parle de vérité, comme dans le cas de la mimésis romanesque, de ressemblance, de justesse frappante95 »). Au troisième paragraphe, Riffaterre emploie entre guillemets le terme « figuratif » pour parler d’un texte, « s’il se présente expressément comme une description96 ».

47Cet emploi est donc bien une reprise. Riffaterre demande, de même : « dans quel sens peut-on parler de description, de peinture, dans un texte littéraire ? » L’article consiste à prendre des distances à l’égard de la lecture usuelle, dont ce vocabulaire serait le symptôme, le « recours à la réalité97 ». À la fin de l’article, la pertinence de la notion de ressemblance est déplacée, le texte n’est pas comparé à un référent mais à des « formes verbales98 ».

48L’usage du terme « représentation », ambigu, permet donc de faire référence à un système de métaphores usuelles, déjà désuètes, qui rappellent l’ancien parallèle entre les arts, et servent négativement l’argumentation. L’allusion à la théorie mimétique, intenable dès lors que l’arbitraire du signe s’est définitivement imposé dans les esprits, permet de refuser d’autant plus facilement toute référence.

49Dans le même temps, les textes dont il a été question pourraient être symptomatiques d’une préoccupation à l’égard du visuel, attribuée par exemple à des lecteurs99. N’est-il pas significatif que Riffaterre ait choisi un poème d’Hugo qui décrive une sorte d’hallucination ?

Le style poétique de Hugo tend à l’explication : tout notre poème est discursif et n’ose représenter la vision que par référence à une non-vision : l’œil croit voir, le trou […]. Mieux encore, […] la transposition de l’auditif au visuel n’est […] pas représentée comme synesthésie, mais comme hallucination. L’hallucination est efficace poétiquement, mais du point de vue de la mimésis littéraire, c’est encore une excuse, un aveu de la nécessité d’une référence à un contexte rationnel100.

50Cette fascination pour le visuel était-elle le fait des écrivains du xixe siècle, en particulier réalistes, comme le suggèrent les analyses de Barthes évoquant une « circularité des codes » dans S/Z ? Ou s’agit-il d’une fascination persistante, congruente à la fascination pour la théorie mimétique du langage, qui expliquerait par exemple l’ambivalence d’un Perec à l’égard du trompe-l’œil, au début des années 1980 encore101 ?

51Reste la reprise d’un vocabulaire désuet, à des fins polémiques. L’ut pictura poesis n’a plus cours théoriquement mais il a laissé des traces dans le langage. La théorie littéraire rejoue les débats du romantisme allemand, en s’opposant à un nouvel adversaire, le réalisme-naturalisme. Ce dernier ne se préoccupait pas des signes en tant que tel, et n’utilisait des métaphores comme la peinture, ou le miroir que par manière de parler. Avec la prise de conscience du « défaut des langues », ces métaphores ne sont plus tenables. Et si la théorie littéraire est passionnante, c’est notamment par son attention aux signes, aux codes, à tous les écrans qui s’interposent devant le réel, qui ne sauraient plus être transparents.