Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier critique
Fabula-LhT n° 1
Les Philosophes lecteurs
Guillaume Artous-Bouvet

L’Autre Texte : Derrida lecteur du littéraire

1À simplifier l’enjeu, nous n’aurions à formuler qu’une seule question : « Qu’est-ce qu’une lecture philosophique ? » – question qui se divise, cependant, selon deux ententes distinctes :
1. Qu’est-ce qu’une lecture philosophique, c’est-à-dire : qu’est-ce qu’une lecture dont le geste et l’éthique répondent à l’impératif d’un être-philosophique ? Circonvenons : comment savoir encore au moment où on lit, et comment, depuis l’intensité opaque des choses lues, s’élever aux clartés des choses sues ? Comment rendre sa lecture philosophique ?
2. Qu’est-ce qu’une lecture philosophique, c’est-à-dire : comment se peut-il que ma lecture de philosophe ou de penseur soit encore lecture, comment se peut-il que je demeure, quoique savant, quoique herméneute, le pur lecteur d’un sens toujours imprescriptible ? Circonvenons : comment, lisant, ignorer ce qu’on sait, et s’oublier savant à la rencontre de l’absolue novation d’un sens ? Comment rendre sa philosophie lisante ?

2Cependant, cette dualité d’ententes, ainsi que la série d’exigences contradictoires qu’elle fait apparaître, ne concerne pas au même titre ce que nous nommerons d’une part les formes problématiques, d’autre part les formes non problématiques de la lecture philosophique. Il est deux formes non problématiques du lire philosophique. La première correspond à ce que l’on pourrait nommer la sphère de l’explicitation : la philosophie s’y trouve en situation de lire – en le traduisant, pour ainsi dire – un texte d’actualité, de mémoire ou d’histoire, c’est-à-dire un document. La seconde ressortit à l’explication, c’est-à-dire à l’auto-commentaire philosophique. Ledit commentaire poursuit alors la tradition de la philosophie s’apprenant et se délivrant (à) elle-même. Ladite lecture n’est alors qu’un moment du discours philosophique, ce discours « qui s’est appelé philosophie », comme l’écrit Jacques Derrida, « le seul sans doute qui n’ait jamais entendu recevoir son nom que de lui-même et n’ait cessé de s’en murmurer de tout près l’initiale1 ».

3La forme proprement problématique de la lecture philosophique surgit lorsque le lisant philosophe s’adresse à la littérature, cet « autre discours » qui se donne précisément comme l’autre de la philosophie. À cet égard, c’est à Derrida qu’il revient d’avoir désiré la rencontre, dans l’expérience herméneutique elle-même, de l’altérité littéraire comme telle, c’est-à-dire en tant qu’autre discours. Nous verrons, à ce sujet, que cette « différence » des discours ne renvoie pas simplement à l’opposition rhétorico-logique des formes et des lois de la discursivité : la différence des discours est une différence polémique, c’est-à-dire un différend, au sens lyotardien de « conflit qui ne peut pas être tranché équitablement faute d’une règle de jugement applicable aux phrases en présence2 ». Dans les lectures littéraires derridiennes, le discours philosophique se trouve rigoureusement affecté, altéré dans son essence par les pouvoirs de la littérature. C’est de ce point de vue que les discours sont à penser comme des puissances.

4Nous commencerons ici, en nous tenant dans l’élément de la philosophie, par répéter la question d’essence via la position d’un Qu’est-ce que ?, question concernant d’abord la littérature.Et c’est précisément dans l’abdication derridienne d’un théorétisme littéraire que s’enracinera la nécessité d’une pratique de « lecture » c’est-à-dire du basculement de la question d’essence en direction d’une interrogation d’ordre méthodologique : Comment lire ?

5Ce comment ne sera pas apaisé. C’est pourquoi cette seconde interrogation ne pourra pas seulement consister, quant à elle, en une description de méthode, ni en l’esquisse d’une typologie des gestes de lecture ; nous voulons plutôt entendre, sous le « comment », les rigueurs de la crise emportant la philosophie hors d’elle-même dès l’instance de la question « comment lire la littérature ? », et avant même que se décide quelque méthodologie herméneutique qui soit. La position d’un tel comment intéresse d’abord, éminemment, l’instant de l’éveil pur du risque de lecture – car risque il y a, si lire revient en effet à confronter des puissances.

Qu’est-ce que ?

6On le sait, Derrida ne propose aucune « théorie » de la littérature déterminée ; c’est pourquoi son travail semble intéresser par excellence une pensée du comment – plutôt que du qu’est-ce que : « la question qu’est ce que la littérature », écrit-il, doit « désormais être reçue comme une citation déjà, où se laisserait solliciter la place du qu’est-ce que, tout autant que l’autorité présumée par laquelle on soumet quoi que ce soit, singulièrement la littérature, à la forme de son inquisition3 ». Cet amuïssement théorétique du concept de littérature chez Derrida pourrait faire croire à la pure et simple dissipation de l’unité-de-nom – c’est-à-dire du signifiant – littérature :

pourquoi « littérature » nommerait encore ce qui déjà se soustrait à la littérature – à ce qu’on a toujours conçu et signifié sous ce nom – ou, ne s’y dérobant pas seulement, la détruit implacablement ? (Posée en ces termes, la question serait déjà engagée dans l’assurance d’un pré-savoir : « ce qu’on a toujours conçu et signifié sous ce nom », est-ce fondamentalement homogène, univoque, non conflictuel ?)4.

7Reste cependant l’unité d’une « fonction » du texte littéraire dans l’ensemble des opérations de la déconstruction – et la déconstruction, notons-le, n’« est » jamais rien d’autre que la totalité articulée des opérations qu’elle produit : il faut dès lors parler, pour caractériser en toute rigueur la philosophie derridienne, d’opérativité. Quelle fonction ? Nous dirons que la « littérature » relève chez Derrida, et dans l’économie des forces qui constitue la cohérence – peut-être toujours précaire – de l’opérativité évoquée ici, d’un maximum déconstructeur. C’est ainsi que la déconstruction laisse apparaître quelque chose comme une théorie des puissances discursives. Et s’il y a un maximum de la fonction « discours-littéraire », c’est parce qu’un tel discours semble « moins compromis par les modèles, les règles, les genres et autres instances affectées aux fonctions de clôture », écrit Derrida dans Positions. Celui-ci ajoute, dans le même recueil, que « certains textes classés comme “littéraires” [lui] ont paru opérer des frayages ou des effractions au point de la plus grande avancée5 ». L’unité théorique du signifiant – ou unité-de-nom – « littérature » est contenue tout entière dans l’usage derridien de ce signifiant ; cet usage préserve cependant une cohérence opératoire. Une telle cohérence repose exclusivement sur l’assignation, à chaque texte, d’une force déterminée non pas absolument, mais relativement à des coordonnées stratégiques. C’est, à chaque fois, la singularité du geste de lecture qui promeut la littérarité au rang d’une force.

Comment ?

8La littérature est donc une puissance. Mais si l’œuvre littéraire réserve une puissance-de-déconstruction, par quelle opération de lecture la déceler et la rendre efficiente ? Pour le dire autrement : y a-t-il une méthode de lecture littéraire dans le corpus opératoire de la déconstruction ? Nous assumerons provisoirement cette question méthodologique, avant de l’excéder en direction de ce qui nous paraît le plus original dans l’exégétique derridienne. Au plan de la méthode, certaines opérations déconstructrices menées sur le littéraire et le philosophique (ou le théorique en général) sont, formellement au moins, similaires :

… il a fallu analyser, faire travailler, dans le texte de l’histoire de la philosophie aussi bien que dans le texte dit « littéraire » (par exemple celui de Mallarmé), certaines marques […] que j’ai appelées par analogie […] des indécidables, c’est-à-dire des unités de simulacres, de « fausses » propriétés verbales, nominales ou sémantiques, qui ne se laissent plus comprendre dans l’opposition philosophique6

9Ainsi, des unités sémiques « indécidables » peuvent être relevées aussi bien dans le Phèdre de Platon (le « pharmakon ») que dans le corpus poétique mallarméen (l’« hymen », à partir de la lecture du texte de prose intitulé Mimique). L’indécidable « pharmakon » du texte platonicien est re-produit comme tel par le geste déconstructeur7 lorsque, depuis l’élément sylleptique d’une langue, un terme se met à indiquer obstinément un enchaînement linguistique qui l’excède : « le mot pharmakon […] est pris dans une chaîne de significations. Le jeu de cette chaîne semble systématique. […] Des communications réglées s’établissent, grâce au jeu de la langue, entre diverses fonctions du mots et, en lui, entre divers sédiments ou diverses régions de la culture8 ». Ou encore : « “pharmakon” communique déjà, mais non seulement, avec tous les mots de la même famille, avec toutes les significations construites à partir de la même racine9 ».

10L’indécidable est donc, dans le texte philosophique, re-produit par : 1. l’excès irréductible d’une langue sur le contexte où elle s’actualise, c’est-à-dire par l’enchaînement différentiel et contradictoire des effets de sens ; 2. la structure de « supplémentarité » au sens large, cette fois articulée sur un mode « conceptuel » par l’argumentaire logocentrique « Platon-Rousseau-Saussure », selon la détermination paradoxale de l’écriture comme dehors et comme dedans, poison et remède10 : « La paléonymie ne fonctionne que sous deux présuppositions : une indissociabilité du nom et de son concept [c’est-à-dire, d’une part, le maintien de l’unité-de-nom logocentrique], et, simultanément, [d’autre part] une technique de prélèvement des traits différentiels et de dissociation provisoire du nom et du concept. Les deux opérations sont croisées, stratifiées, et mettent la textualité dans le signe même11 ». Pharmakon est ainsi produit comme indécidable depuis l’élément de la langue grecque (syllepse de langue), au moment même où une analytique du concept le saisit dans des positions structurelles contradictoires au sein du « système » platonicien.

11Qu’en est-il alors de l’indécidable littéraire ? Nous le saisirons ici sous la figure d’hymen. Hymen est l’index d’une série d’« opérations » textuelles : 1. une hypertextualité : « Se donnant à lire pour elle-même et se passant de tout prétexte extérieur, Mimique est aussi hantée par le fantôme ou entée sur l’arborescence d’un autre texte12 » ; 2. une « syntaxe » ou une grammaire, qui ménage « un effet de flottaison indéfinie entre deux possibles13 » – nous l’appellerons micro-syntaxe ; 3. une macro-syntaxe, qui est celle de la « logique » générale d’hymen : « La syntaxe de son pli interdit qu’on en arrête le jeu ou l’indécision sur l’un des termes […]. Tel arrêt soumettrait “Mimique” à l’interprétation philosophique ou critique (platonico-hegelienne) de la mimesis. Il ne rendrait pas compte de cet excès de la syntaxe sur le sens […] soit de la textualité re-marquée14 » ; 4. la possibilité de cette macro-syntaxe est assurée par une toute première syllepse lexicographique, qui fait d’hymen à la fois une synthèse et une séparation, une membrane, de même qu’elle se trouve pour ainsi dire actualisée dans la micro-syntaxe formelle ; 5. toutes ces opérations conduisent à une possibilité anagrammatique constante, la langue ne déterminant plus aucune unité minimale. D’où l’inséparation des cinq niveaux : lexicographique, grammatical, logique, hypertextuel, anagrammatique.

12On le voit, si l’on s’en tient à une description de la « méthode » et de ses effets, les opérations déconstructrices n’accordent aucune spécificité théorico-formelle au texte littéraire. Mais c’est peut-être précisément qu’une description méthodo-logique de l’opérativité des lectures littéraires derridiennes est partiellement inadéquate. Revenons aux déclarations de l’auteur : en ce qui concerne la « méthode » de sa lecture, Derrida la déclare « rigoureusement prescrit[e] par la nécessité d’un jeu, signe auquel il faut accorder le système de tous ces pouvoirs15 ». L’usage par Derrida, préférentiellement à celui de méthode, du concept de jeu ne doit pas faire croire à un quelconque ludisme de la lecture et de l’écriture : la dimension du jeu fait signe vers l’hétéronomie radicale – c’est-à-dire en fait, en un sens synthétiquement inédit, « radicale-structurale » – des articulations du sens et des textes. Cette hétéronomie qui, singulièrement, donne sa « règle » à l’opération de lecture derridienne ne doit pas être confondue avec une a-nomie, avec une absence de loi ; l’hétéronomie décidant du geste de lecture est toujours le fait de l’altérité imprescriptible, hasardeuse absolument, du texte lu. La lecture, en ce sens, ressortit d’une loi d’altération, que l’on pourrait tout aussi bien dire d’affection ou d’hétéro-affection. C’est comme hétéro-affection du texte lisant, commentant, que la lecture se produit : l’effet d’altération sera, on le comprend, d’autant plus patent que l’autre texte (hétérotexte ou texte lu) n’est pas un texte philosophique, là où le texte derridien continue de relever du genre philosophique lato sensu. En ce sens, le geste de lecture derridien n’est compréhensible qu’à partir d’une polémique des discours : la puissance propre du discours littéraire y affecte violemment l’ordre du discours logico-philosophique.

Hétérologies

13Répétons-nous : c’est comme hétéro-affection du texte lisant, commentant, que la lecture se produit. Il nous faut à présent insister sur la seconde partie de cette proposition, et tâcher de penser l’opération de lecture comme une productivité d’écriture. En ce sens, le rapport entre lecture et écriture fait commuter les valeur de passivité et d’activité selon la logique du « supplément » : « la lecture doit toujours viser un certain rapport, inaperçu de l’écrivain, entre ce qu’il commande et ce qu’il ne commande pas des schémas de la langue dont il fait usage. Ce rapport n’est pas une certaine répartition d’ombre et de lumière, de faiblesse ou de force, mais une structure signifiante que la lecture du critique doit produire16 ». Lire, pour la déconstruction, ne revient pas à recevoir le contenu constitué d’un sens, mais bien à reproduire activement – et différentiellement, pourrait-on dire – ce contenu : « Ce déplacement fonctionnel qui intéresse moins des identités conceptuelles signifiées que des différences (et nous le verrons, des « simulacres »), il faut le faire. Il s’écrit. Il faut donc d’abord le lire17. »

14Ainsi, lire se produit – en produisant toujours un texte singulier qui constitue un commentaire – selon la loi hétérologique de l’affect ; lire « est » la répétition aventureuse et toujours a-gnostique de ce qui se donne comme le sens du texte lu. Mais si production il y a, cette « production » ne renvoie pas à une spontanéité créatrice, maîtrisée ou inspirée : la production du texte est ce qui arrive, au sens fort, au discours déconstructeur. Le « commentaire » survient donc comme un événement dans l’univers réglé du discours philosophique ; la lecture littéraire est, de ce point de vue, l’accident de la philosophie, ou plus exactement sa passion. Telle passion n’est pas une simple passivité, mais ressortit strictement à la commutation constante de la passivité et de l’activité dans l’épreuve du lire. L’hétéronomie du discours derridien relève d’une capacité d’affection à l’égard de la différence du texte littéraire, et, ultimement, de la différance elle-même comme in-essence du langage.

15C’est dans cette perspective d’hétérologie que nous voudrions aborder pour finir la dimension de plasticité figurale qui caractérise les « lectures » littéraires derridiennes : cette plasticité fonde le jeu de ses formes dans l’hétérotexte littéraire. Notons-le cependant, interroger ainsi ce qui appert comme la surface même du discours déconstructeur ne revient pas à privilégier l’évidence du « style » ou de la « forme » de ses textes : une telle é-vidence – au sens de visibilité – est identique au sens profond du change qui les éprend, lié à la polémique des forces discursives. Les déformations de surface qui affectent le texte déconstructeur dès lors qu’il se produit comme la lecture d’un texte littéraire sont précisément la manière dont les commentaires littéraires derridiens assument pleinement la contradiction active de la formule « lecture philosophique », c’est-à-dire, en dernière instance, l’hétérologie radicale, polémique éminemment, du rapport entre philosophie et littérature. Cette hétérologie ne trouve pas seulement à se déterminer selon l’« opposition » copulative entre philosophie et littérature ; cette hétérologie est la loi plastique de la formation de la forme du texte derridien. La plasticité qu’elle enjoint soulève, pour reprendre les termes de Catherine Malabou, « la question […] de la structure différenciée de toute forme et, en retour, de l’unité formelle ou figurale de toute différence et de toute articulation18 », question que nous dirions aggravée par la menée du jeu sourd et déréglé des forces.

16Il y a, dans le corpusderridien, deux exemples marquants et à peu près contemporains (1972) de l’efficience plastique de l’hétérologie : le premier (Marges – de la philosophie) nomme marge le lieu de cette altérité littéraire que la philosophie a toujours cherché à s’approprier, en l’intégrant à l’élément de son discours. C’est qu’il fallait, affirme Derrida dans le préambule du texte, intitulé « Tympan », que la « propre limite » de la philosophie « ne lui restât pas étrangère19 » ; nécessité, en effet, du comprendre intégratif, pour une philosophie qui « a toujours tenu à cela : penser son autre20 ». Or cet « autre », Derrida le fait apparaître, typographiquement, dans la marge droite de son discours préambulaire, sous la forme d’un texte de Michel Leiris rapporté entre guillemets. Ce texte cité apparaît certes comme la différence, la « marge » du discours philosophique traditionnel, mais, plus gravement peut-être, comme celles du discours déconstructeur lui-même. Par le bais de ce dispositif d’émargement, Derrida ne se contente pas d’affecter « la » philosophie, mais questionne la forme même de la discursivité ; il assume l’impuissance de son propre discours à s’effectuer : 1. Comme déconstruction philosophique de la philosophie : c’est qu’en effet « jamais on ne prouvera philosophiquement qu’il faut transformer21 » la philosophie logocentrique : la modification déconstructrice du discours philosophique doit en passer par une hétéro-affection littéraire. 2. Comme unitédiscursive de la déconstruction. Ainsi émargé, le discours derridien se produit tout à la fois comme la crise du discours philosophique et comme la crise de la discursivité en général. C’est cette crise de la discursivité qui rend impossible la tenue d’un discours homologique, au sens d’identique à soi. Il n’y a donc pas de discours de la déconstruction, sinon par le jeu différentiel de discursivités hétérogènes s’affectant violemment les unes les autres. De ce point de vue, la puissance du discours littéraire telle que Marges la manifeste consiste dans cette altération défigurante par quoi l’unité du texte derridien produit sa propre dislocation. La déconstruction, comme discours, réalise le différend, c’est-à-dire l’impossibilité de l’unité homologique de quelque discours qui soit.

17Le second exemple de cette plasticité hétérologique est Glas, l’immense texte agonal où la « métaphysique » hégélienne se trouve rigoureusement affectée par la violence métaphorique du texte de Genet. La « lecture » produite par Derrida suit alors le trajet d’une division (dis-)continuée : 1. affection du texte derridien par le texte hégélien (et réciproquement) ; 2. affection du texte derridien par le texte genettien (et réciproquement) ; 3. affection réciproque des textes de Hegel et de Genet, selon la ligne d’un partage impossible, d’un blanc pur séparant Glas en deux colonnes. La « lecture » ainsi produite par le geste déconstructeur avive l’instance d’une division sans décision, qui emporte, par le jeu de la parenthèse et de la greffe, l’évidence ipséique de chaque « texte » : il n’y a plus rien que de l’hétérotexte – ce qui ne signifie nulle confusion, mais au contraire le jeu réglé, plastique, de la déformation active de la forme (la lecture), dé-formation ou dis-formation qui n’est autre que l’origine absolue de la forme :

L’opération consisterait donc, pour le moment, à seulement déporter la greffe de l’organe parenthétique, sans savoir si ça saigne ou non, puis, après le prélèvement et un certain traitement qui ne consiste surtout pas à guérir, de remettre en place, de recoudre, le tout ne s’apaisant peut-être pas dans sa constitution restaurée mais s’y déchiquetant au contraire plus que jamais22.

18L’opération de lecture, chez Derrida, n’est jamais simplement non-théorique ; l’hétérologie herméneutique qu’elle assume ne doit pas faire croire aux errements d’un empirisme : elle se donne au contraire comme l’ex-position figurale – au sens de mise hors de soi – de ses propres enjeux théorico-philosophiques. La lecture littéraire derridienne se donne donc comme l’assomption toujours formalisée de la violence des forces discursives, violence joueuse qui naît elle-même de la différence des discours.