Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Traduction
Fabula-LhT n° zéro
Théorie et histoire littéraire
Stephen Greenblatt

Mémoire raciale et histoire littéraire

« Racial Memory and Literary History », PMLA (Publications of the Modern Language Association of America), vol. 116, n° 1, January 2001, p. 48-63.

[ I ]

1Il y a plusieurs années de cela à Harvard, un ami m’invita à dîner et me demanda si je pouvais prendre en chemin deux autres invités, Nadine Gordimer et Carlos Fuentes. Aux anges, j’acceptai avec empressement. Le soir dit, tiré à quatre épingles et frissonnant déjà de plaisir, je passai d’abord prendre Nadine Gordimer, qui d’emblée me fit descendre de mon nuage en montant à l’arrière de la voiture. Je tentai timidement de briser la glace, mais en vain. Quand je pris Carlos Fuentes quelques minutes plus tard, il s’avéra qu’il connaissait Gordimer – ils se couvrirent de bises sonores sur les deux joues – si bien que lui aussi monta tout naturellement à l’arrière. Alors que je roulais vers Newton, mi-égayé mi-agacé, la conversation entre mes deux distingués passagers se porta sur la mondialisation de la littérature. Se succédèrent, crescendo, les noms d’écrivains de réputation internationale que chacun des deux avait récemment vus ou dont il était impatient d’avoir des nouvelles : tout d’abord des écrivains sud-africains et mexicains mais rapidement aussi d’autres pays et d’autres continents. J’eus la merveilleuse impression que tout le gratin littéraire jouissait de la même intimité sociale que les invités d’une partie de campagne décrite par Harold Nicholson dans son journal et qu’un pourcentage élevé des auteurs les plus connus dans le monde devaient, comme les bombardiers de l’ancienne « Strategic Air Command », garder toujours leur réservoir plein et rester en altitude.

2Je pensai déceler, dans les paroles qui provenaient du siège arrière de ma voiture, une certaine forme de compétition mais aussi de tendresse, les services et les balles de volée de noms célèbres culminant en un désaccord amical sur la question du raffinement culturel du président des États-Unis en personne. « J’assistais, il y a peu, à Washington à une fête en l’honneur de Nelson », déclara Gordimer, « et j’ai été très déçue par Bill Clinton. Il m’a paru extrêmement superficiel et inculte. » « C’est étrange », répondit Fuentes, « j’ai déjeuné au Vineyard avec Bill et Hillary il y a quelques semaines seulement, et je l’ai trouvé remarquablement cultivé. Il m’a dit que Le Bruit et la fureur avait beaucoup compté à ses yeux, et il avait l’air de se souvenir du roman de manière extrêmement détaillée. » « Eh bien », répliqua Gordimer, « il l’a probablement lu lorsqu’il était boursier de la fondation Rhodes à Oxford. » À ce moment, je me risquai à prendre la parole depuis ma place au volant : « Je doute que Faulkner ait été au programme à Oxford. Clinton l’a certainement lu quand il était en Arkansas ou peut-être à Georgetown. » À l’arrière de la voiture, il y eut un silence pesant, le genre de silence par lequel les clients d’un restaurant huppé répondent à un serveur impudent qui tente de s’immiscer dans leur conversation.

3Durant le reste du trajet, tandis que le trajet s’achevait dans un comique embarras, je songeai aux raisons qui m’avaient poussé à intervenir. D’un côté bien sûr, je cherchais simplement à marquer un point ; je voulais obtenir ce qu’on appelle, dans un contexte différent, une promotion sociale. D’un autre côté, je tentais de corriger un point d’histoire culturelle. Mais, étant donné que je ne savais pas où Clinton avait lu Le Bruit et la fureur pour la première fois, et, à dire vrai, que je m’en moquais, ma suggestion (bien que celle-ci me paraisse toujours être parfaitement plausible) était vraisemblablement motivée moins par la passion de l’exactitude en matière d’érudition que par l’idée confuse que Faulkner nous appartenait à nous, et non aux Anglais. Ce que j’exprimais, autrement dit, c’était la force d’attraction du vieux modèle national de l’histoire littéraire, qui jouit toujours d’un grand pouvoir, malgré l’affaiblissement significatif qu’il a connu ces dernières décennies. Il avait suffi de me trouver en situation d’infériorité socialepour que je me mette à brandir le drapeau.

4Le nationalisme est une force puissante, même chez ceux qui s’en disent éloignés, mais ce n’est peut-être pas le thème qui doit nous occuper ici en priorité. Bien que rarement vantés pour leur acuité politique, les critiques littéraires se sont, en réalité, révélés extraordinairement attentifs au déclin des nationalismes des grandes puissances du milieu du xxe siècle, et tout aussi attentifs au déclin, d’abord lent puis précipité, de l’idéologie marxiste qui offrait une alternative globale séduisante à l’affrontement culturel des États nations. Les critiques mirent à la place l’accent sur ce que les anthropologues nomment : « savoir local ». Dans l’exemple qui nous intéresse, c’est Oxford, Mississippi, et non Oxford, Angleterre, qui importerait, puisqu’il mettrait en évidence la proximité régionale et ethnique qui existe entre Faulkner et un blanc du Sud comme Clinton.

5Plus généralement, l’intérêt pour les savoirs locaux a utilement attiré l’attention sur les codes linguistiques partagés, les histoires communes et les obsessions collectives, souvent transmises à travers les frontières générationnelles et géographiques. De plus, ce nouveau type d’études a très largement permis de redécouvrir les chefs-d’œuvre de groupes que les spécialistes de littérature avaient marginalisés, ignorés ou simplement noyés dans un ensemble plus large, faussement indifférenciée : les Américains d’origine philippine, par exemple, ou encore les Chicanos ou les Juifs ashkénazes. Mais l’étude des savoirs locaux soulève des dangers et des paradoxes dont je vais traiter à présent.

[ II ]

6J’aimerais évoquer une célèbre scène de lecture tirée de Mansfield Park, de Jane Austen. Il ne s’agit pas d’une lecture privée et silencieuse mais, au contraire, d’une lecture publique, ou tout du moins ayant lieu dans la sphère familiale et semi-publique que représente le salon d’un manoir anglais. L’héroïne, la timide, sensible et moralement irréprochable Fanny Price, vient de faire la lecture à Lady Bertram, mais a posé son livre en entendant des pas s’approcher. Edmond Bertram entre en compagnie d’Henry Crawford, le gentleman aux mœurs dissolues dont Fanny vient de refuser la demande en mariage. Fanny éprouve de l’aversion pour Henry, dont la corruption morale a éclaté, selon elle, lorsqu’il a incité ses amis, de manière tout à fait déplacée, àjouer une pièce de théâtre en l’absence du maître de Mansfield Park. Mais, bien qu’il ait été repoussé, Henry n’a pas renoncé à sa demande en mariage, et poursuit son objectif, dans la scène en question, en se saisissant du livre et en continuant là où Fanny avait arrêté.

7Le livre est une édition de Shakespeare. « Elle était au milieu d’une très telle tirade que déclamait cet homme… Comment s’appelle-t-il, Fanny ? », demande Lady Bertram, connue pour sa paresse d’esprit. Au vu de ce commentaire, nous pourrions supposer que Fanny était en train de lire une scène d’amour, tirée de Comme il vous plaira ou de Roméo et Juliette, par exemple, et que les mots qu’Henrys’apprête à déclamer seront pour lui une manière de continuer à faire sa cour, ou, au contraire, que le passage est tiré des Deux gentilshommes de Vérone ou de Cymbeline, de sorte que sa vanité de séducteur n’en sera que plus évidente. Mais lorsque Crawford ouvre le livre et, « en se laissant guider par la courbure qu’avaient prise les pages », trouve le passage en question, il constate que la vertueuse Fanny était en train de lire un discours du cardinal Wolsey dans Henry VIII.

8Ce drame historique tardif n’est pas la pièce de Shakespeare la plus souvent jouée ou la plus célèbre, pour ne pas dire plus, mais elle a, à l’époque de Jane Austen, la réputation de permettre aux grands acteurs de briller sur scène. Henry Crawford se saisit de l’occasion et fait une brillante lecture : « Le roi, la reine, Buckingham, Wolsey, Cromwell, tous apparurent, car il les joua tous, à leur tour ; et il avait l’heureux talent, l’heureuse faculté, de sauter les pages, de deviner, et de toujours tomber pour chacun d’entre eux, à volonté, sur leurs meilleures scènes ou leurs meilleures tirades ; et peu importait qu’il eût à exprimer la dignité ou l’orgueil, la tendresse ou les remords, ou d’autres sentiments, car il les restituait tous avec un égal bonheur. ». La lecture de ce passage produit sur Fanny un effet qui, toutes proportion gardées, rappelle l’effet bien connu que produisirent les combats de gladiateurs sur l’ami de saint Augustin, Alypius, qui tint d’abord ses yeux fermés et ses oreilles bouchées et petit à petit subit la fascination que le spectacle exerçait sur lui jusqu’à ne plus pouvoir s’en détacher. L’indifférence étudiée de Fanny, son aversion pour le cabotinage, sa résolution ferme de ne pas prêter attention cèdent, au fur et à mesure que le jeu d’Henry pénètre son esprit et ses sens : « Fanny ne lui avait pas accordé un seul regard, ni n’avait fait un seul geste pour l’aider ; elle n’avait pas non plus prononcé la moindre syllabe en sa faveur ou contre lui. Toute son attention était consacrée à son ouvrage. Elle semblait résolue à ne point témoigner de l’intérêt pour autre chose. Mais le goût qu’elle avait pour les belles choses fut trop fort. Elle ne put, plus de cinq minutes, abstraire son esprit, et fut contrainte d’écouter ; il lisait merveilleusement bien, et le plaisir qu’elle prenait à l’entendre lire était des plus vifs. »

9Une fois la lecture achevée, Edmond remercie Crawford, espérant bien se faire aussi l’interprète des « sentiments intimes » de Fanny : « "Cette pièce doit être l’une de vos pièces favorites", dit-il, "À vous entendre la lire, on dirait que vous la connaissez bien." » Crawford répond qu’il n’a pas ouvert un volume de Shakespeare depuis l’âge de quinze ans et qu’il ne se rappelle pas avoir déjà vu jouer Henry VIII. « Mais », poursuit-il, « c’est sans s’en rendre compte que l’on connaît Shakespeare. Il entre dans la constitution même de tout Anglais. Ses pensées et ses beautés sont si répandues qu’on les rencontre partout, et on pénètre comme par instinct dans un monde qui nous est tout de suite familier. » Edmond approuve, mais seulement afin de louer à nouveau le don de Crawford :

À l’évidence on connaît Shakespeare […] depuis sa plus tendre enfance, jusqu’à un certain point. Tout le monde cite les passages illustres qu’on trouve dans la moitié des livres que nous ouvrons ; nous parlons tous la langue de Shakespeare, employons ses images et utilisons pour décrire ses descriptions ; mais cela n’a rien à voir avec la façon dont vous avez, à la lecture, fait apparaître le sens profond de ces passages. Connaître des bribes et des fragments de Shakespeare, n’a rien que de très ordinaire ; mais savoir, comme vous l’avez fait, bien le lire à haute voix, est un talent hors du commun. (p. 360-362).

10Je reviendrai par la suite sur la manière de jouer Shakespeare, mais j’aimerais rester un moment dans ce salon, cadre particulièrement emblématique non seulement des intrigues et des rapports sociaux chez Jane Austen mais aussi de l’ethos culturel anglais, façonné par l’hégémonie qu’exerçait l’élite des propriétaires terriens. J’aimerais m’attarder sur le « nous » dans « nous parlons tous la langue de Shakespeare » et, plus encore, sur l’idée, défendue par Crawford, que connaître Shakespeare « entre dans la constitution même de tout Anglais ». Dans ce cas, le mot « constitution » est polysémique : les œuvres de Shakespeare remplacent, en effet, la constitution écrite dont l’Angleterre, contrairement aux États-Unis et à la France, est notoirement dépourvue ; mais elles participent aussi de l’être profond de tout Anglais. Si bien qu’une longue familiarité avec l’œuvre de Shakespeare est le fondement d’une identité commune, consensuelle, de la pleine participation du sujet à la vie de la nation.

11J’emploie ici le terme « sujet », plutôt que celui de « citoyen », afin de souligner la différence entre le sentiment d’appartenance évoquée par Jane Austen au cours de cette apologie de Shakespeare, ayant pour cadre un salon, et l’ensemble des droits et des devoirs conférés par un texte politique fondateur. Conformément à une idée fort répandue au xviiie et xixe siècles, les Anglais se passent très bien d’une constitution écrite, officielle ; les œuvres de leur plus grand dramaturge en tiennent lieu. C’est-à-dire qu’ils peuvent se passer de cette articulation de normes, de valeurs et de procédures grâce à laquelle la liberté et l’ordre sont établis, maintenus et protégés, non seulement parce que leur société s’est progressivement constituée au cours des siècles depuis la « Magna Carta », mais aussi parce que les Anglais possèdent Shakespeare comme lien commun, expression la plus efficace de ce qu’ils partagent, par-delà les différences potentiellement destructrices de classe, de caste, et d’intérêt, le symbole de ce que la nation en son entier a de plus précieux. Si les sujets, en Angleterre, n’ont pas besoin d’être transformés en citoyens par une révolution, c’est en grande partie en raison du rôle crucial que joue Shakespeare dans ce que Maurice Halbwachs a nommé la « mémoire collective ».

12Shakespeare entre dans la constitution des Anglais aussi en un autre sens. « On pénètre comme par instinct dans un monde qui nous est tout de suite familier », dit Henry. La transmission et l’enracinement, pour ainsi dire, de Shakespeare n’ont pas résulté d’un programme réfléchi ; comme la métaphore de Crawford le suggère, ils se sont déroulés naturellement et imperceptiblement, comme un inévitable processus biologique. Bien sûr, la familiarité avec son œuvre est un phénomène social et non biologique, mais dans l’univers de Jane Austen, social de part en part, cette familiarité a la puissance d’une caractéristique raciale. Edmond en nuance toutefois l’origine instinctuelle en notant l’omniprésence du discours shakespearien à travers les innombrables citations, éditions, images ou descriptions que chacun rencontre dès son plus jeune âge. Ce perpétuel recyclage de bribes et de fragments ne se confond pas, comme le remarque Edmond, avec la capacité à bien le lire à haute voix – il s’agit là d’un talent qui est propre à Henry – mais le roman montre que cette dimension performative, quoique admirable, est légèrement teintée de corruption morale, de cette inauthenticité et de cette hypocrisie qui sont quasiment synonymes du métier d’acteur.

13Austen écrit de Fanny qu’elle « était depuis longtemps accoutumée à entendre bien lire ; son oncle lisait bien, tous ses cousins et cousines aussi ; Edmond, quant à lui, lisait très bien ; mais il y avait dans la manière de lire de monsieur Crawford une perfection et une diversité qui dépassaient de loin tout ce qu’elle avait jamais pu rencontrer. […] C’était en vérité du vrai théâtre. » (p. 360). Il est ici question d’admiration, mais aussi d’un sentiment de malaise d’autant plus éloquent qu’il reste tacite. « C’était en vérité du vrai théâtre. » est un compliment ambivalent, où il subsiste de manière insensible une version moralisante de ce que Diderot appelle « le paradoxe du comédien ». Faire « du vrai théâtre », se montrer capable de faire ce que quelqu’un nomme dans Mansfield Park « du bon vieux théâtre, du théâtre authentique » (p. 135), c’est être très éloigné de la vérité. Le talent de cabotin avec lequel Henry Crawford mime les personnages des autres est lié à son propre défaut de personnalité. Fanny ne choisit pas le séduisant Crawford mais le flegmatique, solide et sincère Edmond.

14Mansfield Park traite en profondeur de distinctions morales, de l’importance qu’il y a à détecter les dangers d’objets en apparence séduisants, de la nécessité d’un renoncement douloureux au plaisir afin de préserver ce qui est convenable. En rejetant un soupirant éblouissant, séduisant et cabotin, Fanny agit en conformité avec la retenue puritaine de son personnage, mais ce choix est alors d’autant plus frappant qu’elle n’oppose aucune réserve morale à Shakespeare, dont le mérite intrinsèque est reconnu de la même manière par la prudente et par le dévergondé, par la jeune femme modérée et par l’homme aux mœurs débridés. En 1814, l’année où Mansfield Park fut publié, Shakespeare apparaissait déjà comme l’incarnation même du génie national anglais, et, par la suite, toute histoire littéraire qui tenta de définir « l’anglicité » de la littérature anglaise se bâtit sur ce fondement indiscutable et indiscuté.

15Le projet d’une histoire littéraire au xviiie et au xixe siècles et la place qu’y occupait Shakespeare en particulier étaient indissociables du nationalisme non seulement en Angleterre mais aussi en France, où le rejet de Shakespeare contribua à définir le goût national, et en Allemagne, où plusieurs des plus grandes carrières littéraires s’édifièrent par émulation avec Shakespeare. Le modèle culturel qui émergea des histoires littéraires nationales, où étaient particulièrement valorisées la continuité, le consensus, la tradition et l’autorité, exerça une influence profonde sur les départements de littérature qui furent fondés dans les universités modernes en Europe et aux États-unis et domina la majeure partie des recherches et des enseignements menés dans le cadre de ces départements jusque dans les années soixante. De fait, le modèle national reste partout encore structurellement prégnant.

16Mais durant ces dix dernières années environ, son hégémonie a été fortement remise en cause sous l’effet d’attaques répétées dirigées contre les présupposés politiques sous-jacents aux histoires littéraires traditionnelles et contre l’idéologie esthétique que ces histoires semblent véhiculer. Cette idéologie, avance-t-on, substitue de manière caractéristique le goût aux droits, les sujets aux citoyens, la nostalgie au progrès, et l’essentialisme à la contingence historique. Mais surtout, comme l’ont soutenu toute une série de groupes d’intérêt, comprenant les féministes, les minorités ethniques et raciales, ainsi que les théoriciens du « queer », les anciennes histoires littéraires ont gommé sans scrupule de multiples différences, assurant le triomphe du centre sur les marges, substituant une vision fausse de l’unité à une réalité qui était et qui reste multiraciale, multiethnique et multiculturelle. La littérature anglaise fut toujours un amalgame instable d’écossais, d’irlandais, de gallois, de cornique, et d’autres langues de vaincus, côte à côte avec les langues des régions anglaises dominantes, et la langue anglaise elle-même, en apparence imperturbablement située au centre du terrain, se révèle être, après un examen poussé, un médium hétérogène, impur et continuellement mouvant.

17En soi, une telle impureté n’est pas une découverte récente. En 1689, dans sa préface au Gazophylacium Anglicanum, le premier dictionnaire étymologique en anglais, l’auteur prend acte de l’étrangeté de sa langue : « J’ai pensé », écrit-il,

que ne je n’occuperais pas mon temps de manière plus louable, ou plus utile, qu’en recherchant la forme originelle de ma langue maternelle, qui s’est corrompue de manière si étrange à travers le temps, que lorsque je regarde cent ou cent cinquante ans en arrière, j’ai peine à imaginer que cela ait pu être la langue de mes ancêtres, ou même du pays où je suis né, tant elle a changé sous l’effet du commerce, de la correspondance, des voyages et autres événements de même espèce ; on imagine qu’en mille ou deux mille ans, elle fut d’autant plus affectée par les conquêtes, les invasions, les émigrations de gouvernement, etc., qui se sont produits fréquemment, et sur cette île plus qu’ailleurs : de sorte que bien que mon pays natal ait pu avoir, à sa naissance, un langage qui lui était propre, comme je l’ai dit auparavant […], ce langage est devenu tel que nous le connaissons aujourd’hui, un véritable mélange de la plupart, si ce n’est de l’ensemble des langues européennes ; particulièrement du belgique ou du bas-hollandais, du saxon, du teutonique ou du haut allemand, du gallois, du français, de l’espagnol, de l’italien, et du latin ; et de temps en temps, du danois ancien et moderne et de l’ancien haut allemand ; mais aussi du grec, de l’hébreu, de l’arabe, du chaldéen, du syriaque et du turc. (Skinner A3v-A4r)

18L’étymologiste est mécontent de cet état de fait et veut mettre de l’ordre dans les racines du « vieil anglais ». Mais si nous renonçons à ce rêve d’une langue originelle, nous avons alors un aperçu du remarquable médium dont la littérature anglaise se compose. Et ce médium vit à présent des bouleversements encore plus profonds et plus radicaux, en raison d’une part de la nature fondamentalement hétérogène de la culture américaine et d’autre part de l’émergence frappante de l’anglais comme principal véhicule d’échanges linguistiques dans le monde.

19Durant les guerres culturelles des années quatre-vingt, les journalistes de droite se saisissaient systématiquement de tout changement mineur en apparence dans les programmes d’un département d’anglais ici ou là – Shakespeare en matière obligatoire durant un semestre au lieu de deux ou un cours sur Milton devenu optionnel – pour tempêter : ces changements étaient le signe de l’effondrement imminent de la civilisation occidentale. Piquée par ces accusations, la « Modern Language Association » conduisit une minutieuse enquête et constata qu’en réalité le tronc commun avait connu extrêmement peu de changements depuis une cinquantaine d’années et qu’en particulier, la place réservée à Shakespeare s’était, d’une manière générale, renforcée.

20Ce qui s’est produit, semble-t-il, c’est que la conception nationale de l’histoire littéraire, au regard de laquelle l’expression « littérature anglaise » désigne la littérature de l’Angleterre et tout au plus de la Grande Bretagne, a commencé à perdre une grande partie de son influence et que les figures faisant traditionnellement partie du canon se retrouvent à présent enseignées parallèlement à toute une série de nouvelles figures : Salman Rushdie, par exemple, mais aussi Wole Soyinka, Toni Morrison ou Derek Walcott. Autrement dit, la grande nouveauté, ce n’est pas que Shakespeare soit négligé mais plutôt qu’une partie des romans, des pièces et des poèmes anglais les plus marquants soient écrits à Delhi et à Lagos, à Atlanta et à Antigua. Le médium linguistique n’est désormais plus l’anglais du roi et n’a jamais et ne pourra jamais être, en dépit du pouvoir des médias américains, l’anglais du président. L’histoire littéraire anglaise, comme tant d’autres grandes entreprises collectives de ce siècle, a cessé de concerner principalement le destin d’une nation ; elle est à présent un phénomène mondial.

21Cette évolution du champ résulte à l’évidence de la combinaison de deux facteurs : la critique des idéologies et le capitalisme mondial. On pourrait donc conclure que le mariage mystique de la gauche et de la droite annonce la fin de ce que j’ai appelé le modèle national de l’histoire littéraire. En fait, ce modèle n’est absolument pas tombé en désuétude ; il s’est plutôt déplacé du centre à ce qui était autrefois la périphérie, où il prospère à présent. Qu’on prenne, par exemple, la Cambridge History of Latin American Literature (1996). Dans la préface générale de cet ambitieux ouvrage en plusieurs volumes, les éditeurs, Roberto González Echevarría et Enrique Pupo-Walker, notent une multiplication des études coloniales, qu’ils relient au fait que

les écrivains latino-américains contemporains ont découvert dans les œuvres du baroque colonial ou dans les chroniques de la découverte et de la conquête, le point de départ de la tradition littéraire à laquelle ils appartiennent. […] Ce retour sur le passé colonial qui souligne son importance à l’époque actuelle, enrichit la tradition littéraire latino-américaine et la dote pour la première fois d’une densité de cinq siècles1.

22Les éditeurs reconnaissent volontiers que cette impression de continuité est une fiction. « Peu importe », écrivent-ils, « qu’à l’examen, celle-ci se révèle n’être rien d’autre qu’un prétexte utile ou une fable sur les origines. La littérature crée ses fictions historiques, sa propre histoire étant l’une d’entre elles. Notre Histoire, bien qu’elle soit aussi concrète et aussi factuelle que possible, reflète la richesse et l’influence de cette fiction. » (p. xv). Pour des écrivains comme Carlos Fuentes ou Gabriel García Márquez, cette « fable sur les origines » représente une importante source d’inspiration ; pour les professeurs qui éditent la Cambridge History of Latin American Literature, elle est, ainsi qu’ils l’avouent sans détour, liée au « processus de légitimation académique de la littérature latino-américaine en tant que discipline », aux « colloques internationaux », aux « sessions organisées à l’occasion de rencontres régulières, tels que les congrès annuels de la "Modern Language Association" » (p. xiv).

23On pourrait imaginer que le fait d’avoir clairement reconnu que cette histoire littéraire était une fable en changerait la prétention à dire la vérité historique, mais les fables ont une manière bien à elles de se consolider instantanément en des réalités alléguées. Après avoir concédé qu’envisager le passé colonial comme origine relève de la fiction, les éditeurs, de façon saisissante, font aussitôt après de ce passé le signe distinctif principal de leur champ d’étude par rapport à la littérature du « Tiers-Monde » : « si par Tiers-Monde, on entend les pays qui ont émergé après la débâcle du colonialisme du xixe siècle, alors l’Amérique latine, puisqu’elle est issue d’un colonialisme différent et bien plus ancien, devait avoir une tradition littéraire tout à fait différente. Les littératures du Tiers-Monde sont apparues, pour la plupart, au cours de ce siècle, alors que celles de l’Amérique latine remontent en réalité jusqu’au xvie siècle au moins » (p. xv-xvi).

24Les éditeurs ont-ils simplement oublié à la page xvi ce qu’ils avaient écrit à la page xv ? Pas tout à fait. Ce à quoi nous assistons, c’est à l’appropriation pragmatique, stratégique du modèle national de l’histoire littéraire – avec son récit d’évolution téléologiquement organisé – dans le but de conférer une forme d’autorité à un groupe émergent. Cette appropriation permet aux leaders du groupe d’avancer des revendications politiques et institutionnelles, tout autant que culturelles – revendications que signalent non seulement la référence explicite aux colloques internationaux et aux congrès professionnelsmais aussi la tendance spontanée à surveiller les frontières, ici celles qui séparent la littérature latino-américaine de la « littérature du Tiers-Monde » (selon toute vraisemblance, la référence concerne principalement l’Afrique). La « littérature du Tiers-Monde », soutiennent les éditeurs, n’a pratiquement aucune racine, alors que la littérature latino-américaine est un fruit mûr, le résultat d’un long et complexe processus, « d’une densité de cinq siècles ». Le modèle national a pour tendance de remonter toujours plus haut à la recherche des origines et de ce qui fait la singularité de l’esprit d’un peuple. De là la fascination pour le Moyen Âge chez les romantiques allemands imprégnés de nationalisme et leurs alter ego en Angleterre et en France. Et de là l’obstination des éditeurs de la Cambridge History qui, non contents déjà de réifier les origines (le xvie siècle) qu’ils avaient d’abord reconnues fictives, font remonter leur passé colonial encore plus avant dans ce que Shakespeare nommait les époques primitiveset l’abîme du temps : « La culture coloniale latino-américaine », écrivent-ils, « médiévale à plusieurs égards, est si éloignée de la culture de l’Amérique du Nord, ou des pays du Tiers-Monde, qu’on s’exposerait, en les comparant, à des déformations grossières et à des erreurs d’interprétation » (p. xvi). De cette manière produit-on un ineffable sentiment d’appartenance et de singularité.

 [ III ]

25Au cours du discours qu’elle prononça lors du congrès de l’« International Shakespeare Association » à Los Angeles, en 1996, l’actrice sud-africaine Janet Suzman décrivit avec éloquence l’extraordinaire mise en scène d’Othello qu’elle imagina et dirigea au « Market Theatre » à Johannesburg au milieu des années soixante-dix. Le mariage interracial contrevenait à la « loi sur l’immoralité » sud-africaine (« Immorality Act »), qui se trouvait au cœur de l’appareil juridique raciste du pays. La représentation d’un mariage de ce type ou même d’un simple baiser sur scène entre un homme noir et une femme blanche, bien qu’elle ne fût pas illégale, était une provocation politique risquée. Mais le régime, soucieux de son image à l’étranger et conscient du statut dont Shakespeare jouissait parmi sa population anglophone, répugnait à interdire les représentations, même si les répétitions se déroulaient en plein milieu d’émeutes sanglantes à Soweto. Suzman attribua le rôle d’Othello à John Kani, un jeune acteur noir qui était né à Soweto et y vivait encore. Chaque jour, pour se rendre aux répétitions au théâtre, il lui fallait traverser un monde effroyable, où régnaient l’oppression et le carnage et se soumettre à des questions et à des fouilles humiliantes. Lorsqu’il arrivait au théâtre, Kani était évidemment bouillant de colère. Aux yeux du metteur en scène, cette colère nuisait non seulement aux répétitions d’une manière générale, mais empêchait de plus l’acteur de prononcer correctement les grands « O » ouverts qui résonnent de manière obsessionnelle tout au long de la pièce. Suzman se rappelait s’être battue pendant des heures avec Kani sur la prononciation, parce qu’il ne lui semblait guère possible qu’on pût jouer correctement ce rôle sans que cette voyelle éclatât de la façon la plus expressive : « La tâche d’Othello est finie » (« Othello’s occupation’s gone », 3. 3. 362). Ou bien : « Mais pourtant quelle misère, Iago ! Oh ! Iago, quelle misère, Iago ! » (« But yet the pity of it, Iago. O, Iago, the pity of it, Iago ! », 4. 1. 186-187). Ou encore, lorsqu’Othello réalise enfin qu’il a été dupé et que la femme charmante qu’il a tuée était innocente, cette simple réplique, poignante : « O, O, O ! » (5. 2. 204). Il ne servait à rien de répéter sans cesse à John Kani de prononcer des « O » plus ouverts ; au contraire, cela semblait le rendre encore plus furieux. Enfin Janet Suzman comprit et fut capable de lui faire comprendre à son tour ce qu’il fallait faire. Elle expliqua à la « Shakespeare association » qu’elle parvint à lui faire desserrer les dents, à se libérer de cette articulation typiquement afrikaans et à atteindre ce large et puissant « O » qui traduit le désir et la douleur d’Othello, en réveillant chez l’acteur noir, élevé au milieu de la violence urbaine, les souvenirs que sa race a conservés des nuits passées dans lekraal sous le ciel étoilé d’Afrique.

26Quelques heures après cette conférence, je croisai par hasard Suzman près des stands de livres. Je me présentai et lui dis combien j’avais été ému par son intervention et par l’usage courageux qu’elle avait fait de la tragédie de Shakespeare afin de lutter contre l’apartheid. Mais en même temps, lui dis-je, j’avais été profondément troublé qu’elle fît référence à une mémoire de la race. Qu’est-ce qu’une telle expression, qui charriait autrefois comme maintenant les associations historiques les plus inquiétantes, pouvait signifier ? Pensait-elle, lui demandai-je avec une pointe d’agacement, que je pourrais retrouver quelque part au fond de moi les souvenirs que ma race conserve des soirées lituaniennes enfumées dans le shtetl près de Vilna, le lieu que mes grands-parents avaient eu la bonne idée ou la chance de fuir dans les années 1890 ? Si vous étiez un acteur, me répondit-elle d’un air rusé, vous pourriez le faire ; vous devriez le faire.

27La réponse de Suzman était rusée parce qu’elle permettait de supposer – seule possibilité que je trouvais vaguement acceptable – que cette notion de mémoire raciale ne fût qu’une performance théâtrale, une construction fictive, une création poétique déployée à des fins stratégiques. Elle était aussi rusée – et même prophétique – parce qu’elle laissait entendre qu’un homme qui, comme moi, n’était pas acteur pouvait manquer de cette force dramatique propre à faire surgir la mémoire d’une race. Il se trouve que je me rendis à Vilnia – ou Vilnius, comme on dit aujourd’hui – quelques mois après ma conversation avec Suzman, et, je peux le certifier, j’échouai lamentablement à faire naître en moi ne serait-ce que l’illusion de ces souvenirs que se créent les acteurs. Bien sûr, je trouvai la capitale lituanienne saisissante, mais ses merveilleuses églises médiévales et baroques n’éveillaient aucun écho dans mon imaginaire, parce qu’elles n’avaient jamais fait partie des récits d’autrefois que me racontaient mes grands-parents ou leurs amis. Avaient-ils seulement vu ces églises ? Je me le demande. C’est-à-dire les avaient-ils gravées dans leur mémoire autrement que comme des symboles indifférenciés de l’oppression qu’ils subissaient ? Comme pour la partie juive de Vilnia – car la population de Vilnia, longtemps l’un des grands centres d’enseignement talmudique et de la culture yiddish, était juive à près de quarante pour cent au début du xxe siècle –, tout cela a pratiquement disparu, les immeubles, les bibliothèques, la culture, la langue détruits en même temps que la population, qui fut massacrée par les fascistes puis dont le souvenir lui-même fut effacé par les soviétiques. Il y avait 129 synagogues à Vilnia en 1939 ; il n’en reste qu’une à présent. Je me rendis à cette synagogue un vendredi soir et constatai, bien que je ne parle ni le yiddish ni le lituanien, que je pouvais communiquer avec la poignée de vieillards qui ne parlaient, au cours de leurs assemblées, qu’en allemand,la langue des assassins.

28Je tentai de réveiller au moins l’écho d’une mémoire historique, liée aux vieux récits sur le célèbre génie rabbinique de Vilnia, le Gaon de Vilnia, mais je ne trouvai pas même une trace – ni un mémorial ni même une simple plaque – de la célèbre synagogue du xviie siècle qui se trouvait autrefois près du centre ville. La synagogue, l’un des exemples les plus importants d’architecture religieuse juive en Europe, fut détruite en grande partie par les Allemands durant la guerre mais ne fut démontée et rasée que dans les années cinquante. À la place se trouvent une école primaireet, à proximité, l’un des monuments récents élevés par dizaines à Vilnius à la gloire de l’identité nationale lituanienne.

29Cette glorification est à présent le principal projet culturel en Lituanie, comme c’est le cas dans bon nombre d’anciens États du bloc soviétique : statues de généraux, de poètes, d’hommes d’État, de héros populaires et d’intellectuels lituaniens surgissent de tous côtés, emblèmes concrets de ce que Linda Hutcheon nomme, dans un important article intitulé : « L’histoire littéraire interventionniste : nostalgique, pragmatique ou utopique ? », le « récit téléologique de l’évolution continue et organique », grâce auquel les histoires littéraires et culturelles « suscitent une impression de continuité entre le passé et le présent, généralement en vue d’établir un consensus idéologique » (p. 404, 403)2.

30Hutcheon, qui fut présidente de la « Modern Language Association » et l’un des principaux artisans d’un vaste mouvement international pour repenser l’histoire littéraire comparée, ne parle bien sûr pas de statues mais des initiatives récentes, issues des politiques identitaires contemporaines – « classe, race, appartenance ethnique, genre, sexualité et une foule d’autres catégories grâce auxquelles les gens ont l’habitude de s’identifier » – destinées à permettre aux individus de se forger un passé ad hoc. Ces tentatives, ainsi que le reconnaît Hutcheon, sont étroitement liées aux grandes histoires littéraires nationales fabriquées au xixe siècle et au nationalisme romantique que ces histoires alimentaient. « Curieusement », note-t-elle, « les histoires littéraires plus récentes adoptent souvent le même modèle narratif d’évolution téléologiquement ordonnée que celui auquel recouraient autrefois les nations » (p. 403). D’où le lien avec les statues qui me frappaient tellement à Vilnius, comme le mémorial élevé il y a peu à la mémoire de Zemaité, une aristocrate désargentée qui à la fin du xixe siècle se détourna de la culture polonaise dominante, apprit le Lituanien en jouant avec les enfants de paysans qui habitaient à côté de chez elle et écrivit des œuvres dans l’esprit du nationalisme lituanien naissant.

31Dans la république baltique, comme dans l’une de ces histoires littéraires qu’Hutcheon loue avec circonspection, une telle évolution ne s’explique pas par la nostalgie, puisqu’il n’existe aucune véritable patrie, aucun nostos, que l’on puisse évoquer. Le véritable passé de Vilnia est polonais, juif et russe blanc, autant, si ce n’est plus, que lituanien. Les monuments – et les histoires littéraires que l’on écrit dans le même esprit que ces monuments – ont une fonction stratégique ; ils visent à occuper une place, à revendiquer une forme d’autorité et à retrouver ou à inventer les racines qui justifient une telle revendication. Il est, de ce fait, Hutcheon le note en passant, aussi bien question d’oublier que de se souvenir.

32C’est à ce modèle qu’Hutcheon nous demande de donner notre aval, sinon avec tambours et trompettes, du moins avec quelques vivats. J’ai mentionné le cas de la Cambridge History of Latin American Literature et de l’Othello de Suzman parce que je veux bien admettre l’efficacité tactique éventuelle de telles prothèses mémorielles et de ces histoires construites de toutes pièces. Bien plus, je veux bien reconnaître que ce type de stratégie n’est pas nécessairement réactionnaire et peut être au service d’objectifs progressistes. Il m’est difficile de faire cet aveu parce que lorsque j’entends des mots comme « mémoire raciale » ou « volk », mon sang ne fait qu’un tour. Ces mots, et l’ensemble du processus que décrit Hutcheon, me semblent dangereusement proches de ces nouvelles histoires ethniques que l’on adopte, si l’on en croit un reportage paru dans le New York Times, dans les écoles en Bosnie (Hedges). Alors qu’à Sarajevo, les élèves avaient autrefois à leur disposition un seul manuel, sans aucun doute rempli de mensonges titistes, on leur demande à présent de déclarer s’ils sont serbes, musulmans ou croates ; ils sont ensuite répartis dans les classes en fonction de leur appartenance ethnique et se voient enseigner des versions de l’histoire radicalement différentes, tirées de manuels distincts. Selon l’envoyé du Times, rien n’est prévu pour les enfants issus de mariages mixtes et il n’existe aucune tentative pour transmettre une image de la culture locale plus complexe, plus composite.

33Je lis à de tels reportages avec écœurement et même une certaine horreur, mais je peux me souvenir, grâce à l’Othello de Suzman, que dans certaines conditions, l’élaboration, fondée sur une tradition, une identité nationale ou une identité ethnique, de récits culturels particuliers, d’histoires de luttes collectives pour prendre en main son destin, pour se faire entendre, pour honorer ses ancêtres, transmettre leur héritage et même avoir accès à leur mémoire raciale, peut aboutir à une réussite esthétique et apparaître à certains comme un acte éthique. Toutefois, ce constat ne me conduit pas, in fine, à consentir avec Hutcheon, et ce malgré sa prudence, à cette appropriation de modèles anciens. Une telle appropriation, quel que soit son intérêt stratégique, représente à mes yeux une grave erreur pour trois raisons, liées entres elles. Les voici :

1. Le risque d’opportunisme cynique

34Les critiques adressées, à présent depuis au moins une génération, par la déconstruction, le nouvel historicisme et le féminisme, entre autres, aux vieilles histoires littéraires nationales n’étaient pas simplement tactiques. Ces critiques ont représenté un défi intellectuel sérieux et soutenu contre un ensemble de présupposés liés les uns aux autres, et qui n’ont jamais été défendus avec succès ou réhabilitées même par ceux qui, comme David Perkins, déplorent avec éloquence leur disparition. Aucune des notions qu’Hutcheon évoque pour décrire le modèle traditionnel de narration historique – téléologique, évolutionniste et continu ou organique – n’est défendable.

35Ceux qu’Hutcheon nomme les « historiens interventionnistes de la littérature » s’approprient, dit-elle, la portée théorique des critiques faites contre le modèle traditionnel ; toutefois, « bien que tout à fait conscients de ses limites idéologiques (et même de ses dangers bien réels), ils veulent encore raconter pour mémoire l’histoire du progrès, jadis si convaincante » (p. 406). Comment peut-on éviter que cette justification ne serve à l’apologie du cynisme le plus corrosif, un cynisme voué au bout du compte à sa propre destruction ? Exalter de grands chefs-d’œuvre de la littérature et comprendre la manière dont la création contemporaine peut se construire sur les œuvres du passé est une chose ; avaliser une théorie évolutionniste ou prônant un développement régulier, organique, qu’on sait voué à l’échec, en est une autre.

36L’histoire littéraire, comme tout autre forme d’histoire, doit rendre compte de sa conception de la vérité, aussi provisoire, nuancée, et épistémologiquement modeste soit-elle. Si les hypothèses d’une culture originelle ou primordiale ou d’une identité linguistique stable se déployant progressivement à travers le temps ou encore d’une essence ethnique, raciale ou sexuelle paraissent douteuses, alors il ne faut pas les adopter, même avec un clin d’œil rusé et en assurant tout bas que ces choix sont en fait à double entente et ne sont opérés qu’à des fins pratiques.

2. Le risque de performativité renforcée

37La référence de Janet Suzman à une mémoire raciale fictive peut fonctionner sur scène, mais les personnages de fiction joués en dehors des théâtres ont une tendance dangereuse à devenir des contraintes. Le problème concerne moins les « interventionnistes » eux-mêmes, qui, à des fins stratégiques qu’ils se sont fixées en toute conscience, doivent s’approprier des histoires téléologiques et évolutionnistes suspectes, que ceux qui se trouvent dans leur sillage. De ces derniers, on peut exiger, de manière plus ou moins imperceptible, qu’ils jouent un tel rôle. Je pense à cette tendance grandissante, et à mes yeux dérangeante, dans les départements de littérature à attendre d’un étudiant de troisième cycle dont le nom de famille est hispanique qu’il travaille sur des sujets touchant la culture hispanique, des étudiants gays et lesbiens qu’ils se consacrent tout naturellement à la théorie queer, et des Américains d’origine asiatique qu’ils écrivent forcément des thèses sur la littérature américaine d’expression asiatique. J’ai été surpris récemment de voir une jeune historienne de culture allemande, qui n’était pas juive mais (si l’on peut dire) « juive par identification », me demander avec la meilleure intention du monde au cours d’un entretien pourquoi j’avais choisi de travailler sur une période de la littérature anglaise, le xvie siècle, qui était, selon son expression, « Judenrein ». Même sans tenir compte des connotations effroyables que véhicule ce mot terrible, l’idée que j’aie fait un tel choix ou que quelque chose ait besoin d’être justifié me sembla profondément erronée.

38Durant les années soixante, personne ne s’attendait à ce que je travaille sur des thèmes « juifs » en littérature anglaise et encore moins que je me spécialise sur la littérature anglaise écrites par des Juifs. Il est certain que mon expérience reflète l’affaiblissement d’une identité ethnique et religieuse sous l’effet de l’assimilation, et je n’oublie pas qu’à l’intérieur du corps professoral, les Juifs n’occupaient encore à l’époque qu’une position fragile. Mais à partir du moment où ce processus discriminatoire a été enrayé, nous avons trouvé avantageuse, je pense, l’absence d’identités collectives réifiées. En effet, s’il existe, ainsi que l’avance Hutcheon, une tendance utopiste dans les études littéraires actuelles, cela est dû, il me semble, non pas à la résurgence d’une idéologie volkisch mais à la croyance persistante en des catégories très larges, gonflées, comme « anglais » ou « italien ». Ces catégories cachent un rêve : celui de contenir les différences – les multiples voix qui se croisent à travers les vastes étendues du temps et de l’espace – dans une seule et large étreinte ou même, à l’instar des cités identiques imaginées par Thomas More dans son Utopie, de fondre toutes ces différences ensemble. Il y a quelque chose de libérateur dans ce rêve utopique d’unification, une manière d’échapper aux particularités ethniques jalousement gardées et aux rivalités de clocher pour un univers où chacun peut en principe endosser n’importe quel rôle ; mais il y a aussi un coût élevé – une terrible marginalisation ou même un effacement de tout ce qui ne sert pas à la plus haute gloire de l’ensemble supposé – qui explique que les grandes histoires littéraires nationales aient perdu tout crédit. L’Utopie de More, souvenons-nous-en, a pour fondement à demi-caché l’humiliation, la coercition et l’asservissement.

3. Le risque de réitération

39Hutcheon note que des groupes autrefois privés du droit de vote peuvent juger qu’on reconnaîtra la portée politique de leurs revendications uniquement s’ils se recommandent du modèle de ces histoires nationales, et que pour obtenir une reconnaissance officielle complète, il leur faudra passer par cette étape intermédiaire de stabilisation idéologique qu’ont déjà atteinte les groupes établis et dominants. Pour les groupes confortablement installés dans une position de pouvoir, il est plaisant de pousser l’échelle qui leur a servi à monter, mais c’est un luxe que ceux qui ne sont pas aussi assurés de leur position ne peuvent pas se permettre.

40Toutefois cet argument laisse supposer que, comme dans la vieille anthropologie marxiste, il n’existe qu’un seul et immuable récit d’ascension, une série invariable d’étapes que chaque groupe devrait inévitablement parcourir. Qu’importe si ce que Rob Nixon nomme « l’idiome de l’antique, de la tradition, de l’authenticité culturelle, de la singularité linguistique », etc. est en grande partie mythique ; si à un moment donné, cela a servi les intérêts des défenseurs des politiques identitaires nationalistes en Angleterre ou en France, cela servira aussi aujourd’hui ceux des Canadiens (p. 85).

41Mais pourquoi le puissant discours idéologique inventé à Oxford ou à Paris à la fin du xixe siècle devrait-il être reproduit à présent à Toronto ou à Montréal ? Pourquoi devrions-nous accepter l’hypothèse d’une fable identitaire unique et continuellement répétée ? Et pourquoi devrions-nous espérer, même d’un point de vue strictement tactique, que les stratégies qui ont fonctionné pour les couches dominantes de la société dans la première moitié du xxe siècle continueront à agir au siècle suivant pour des groupes jusqu’alors marginalisés, sauf comme un mode d’intégration et de canalisation ? De tels groupes peuvent bien croire qu’ils s’approprient des formes traditionnelles, il se pourrait bien en fait que ce soit ces formes qui les possèdent. Il doit y avoir quelque chose de rassurant dans l’organisation actuelle des choses puisque des groupes émergents souhaitent répéter les mythes des origines les plus reculées, mais pourquoi devrions-nous donner notre aval à un tel besoin de réconfort ? Pourquoi devrions-nous nous réjouir de nous voir imposer à nouveau, certes à présent relevée d’une pointe d’ironie et de cynisme, une idéologie que nous venions tout juste de commencer à démanteler ?

42Les critiques littéraires semblent imaginer qu’il y a quelque chose de naturellement progressiste dans les identités de groupe qu’ils étudient ou qu’ils exaltent, quelque chose qui rend ces formations culturelles éthiquement supérieures à celles des États-nations. Les récits propres à ces histoires littéraires nationales ont subi les attaques cinglantes du féminisme, de la déconstruction et du nouvel historicisme. Ces critiques sont toutefois mises entre parenthèses lorsque ces mêmes récits sont mis au service de politiques identitaires qu’on suppose dignes d’être admirées et défendues. Mais aucun argument cohérent n’explique ce présupposé, ne justifie la suspension de tout jugement critique ni n’explique pour quelle raison les revendications en faveur d’une mémoire raciale ou d’une solidarité ethnique qui sont tout sauf progressistes dans les politiques quotidiennes de pays comme, disons, la Serbie, le Rwanda ou le Sri Lanka, pour ne rien dire d’Israël, du Soudan, de l’Irlande ou de l’Afrique du sud, devraient d’une certaine manière se métamorphoser au regard de l’histoire littéraire lorsqu’elles sont mises en vers ou transformées en canon. Sans mise en perspective critique, l’apologie dans l’Université des savoirs locaux risque de favoriser la répétition compulsive et la naïveté politique ou sinon l’opportunisme cynique et les querelles de clocher rendues plus virulentes encore.

[ IV ]

43Dans quelle direction l’histoire littéraire devrait-elle maintenant s’orienter et quels sont les paramètres de la performativité culturelle ? À quelques exceptions près, en matière de culture, le local a toujours été irradié par le global. La question n’est pas simplement que Bill Clinton, pour autant que je puisse en juger, ait bien découvert en réalité Le Bruit et la fureur à l’Université d’Oxford mais aussi que Faulkner, bien que lui-même aime parfois à se présenter comme un péquenaud aux horizons limités, se soit enrôlé durant la Première Guerre mondiale dans la British Royal Air Force et qu’il ait, ce qui est plus important encore, une connaissance très vaste, bien que peu méthodique, de la littérature mondiale. L’allusion à Shakespeare dans le titre du roman dont il est question n’est qu’une trace minuscule de ces lectures, et si un certain air de familiarité propre à la culture littéraire « anglo-américaine » nous incite à traiter du lien entre le Mississippi du xxe siècle et l’Angleterre du début du xvie siècle comme d’un sujet local, un moment de réflexion devrait suffire dissiper cette illusion identitaire ?

44Tout ce qui s’écrit est virtuellement l’agent inévitable de la globalisation. Shakespeare peut n’avoir jamais quitté l’Angleterre, sa production est déjà mondiale en tant qu’œuvre théâtrale. « Sûrement tout cela n’est qu’artifice magique», dit Antipholus de Syracuse dans La Comédie des erreurs, décontenancé par ses rencontres à Éphèse, « et les sorciers de Laponie habitent ici » (4.3.10-11). Ce personnage emprunté à Plaute, venu d’une ville de Sicile et se retrouvant sur le marché d’une ville d’Asie mineure, fait référence au shamanisme arctique – et tout cela devait être compréhensible pour le public hétérogène d’un théâtre populaire de Londres. Les critiques littéraires, tout occupés à revendiquer l’authenticité culturelle, ont été bien trop enclins à ignorer cette évidence écrasante qu’est le métissage culturel, la mondialisation des échanges, l’influence réciproque et l’hybridation qui découle de la substance même des objets que nous étudions.

45J’ai rencontré, il y a quelques années de cela, dans la ville de Cochin en Inde du Sud, un poète Malayali, Balachandran Chullikkad, qui m’apparut être l’incarnation même de ce rêve qu’ont parfois les poètes de se trouver au centre de la vie collective : les conducteurs de pousse-pousse et de bateau le reconnaissaient et voulaient lui serrer la main, des séminaristes s’approchaient timidement de lui et se faisaient prendre en photo par leurs amis, des vendeurs sur les marchés aux épices l’appelaient et lui proposaient de lui offrir à boire. « Quel écrivain exerce sur vous la plus grande influence ? », lui demandai-je. « Walt Whitman », répondit-il aussitôt, m’expliquant qu’il sentait une affinité profonde et presque mystique entre sa voix et celle de l’Américain. « Whitman », me dit-il, « est un poète Malayali. » Seamus Heaney, qui a passé ces dernières années à traduire Beowulf, a dit qu’il sentait un lien entre les ressources les plus intimes de son propre art poétique et les rythmes, la langue et la vision intérieure de cette épopée en vieil anglais. Un grand poète irlandais, écrivant en anglais, entreprend la traduction d’un poème germanique dont le héros est scandinave et qui, pour des raisons philologiques, est entré dans le canon littéraire, où il représente l’un des premiers et des plus grands textes de la littérature anglaise : sa brillante traduction, publiée dans la septième édition de la Norton Anthology of English Literature, prend place dans un corpus de textes qui a cessé depuis longtemps d’être confiné à l’Angleterre, ou aux îles qui composent la Grande-Bretagne, ou même aux anciens territoires d’outre-mer du défunt Empire. Dans son introduction à la traduction de Beowulf, Heaney fait écho à Osip Mandelstam lorsqu’il parle avec une certaine mélancolie désabusée de « la nostalgie d’une culture mondiale » (p. xxvi). Cette culture est en réalité notre patrie, notre nostos, ce lieu dont nous nous sommes éloignés depuis longtemps et vers lequel il est temps que nous revenions.

46La mondialisation des études littéraires n’est pas un phénomène dû principalement à Internet ou aux tarifs promotionnels ou encore à la diffusion de l’anglais sur les ailes du capitalisme international. Il y a là, bien sûr, autant de puissants facteurs qui nous ramènent à une culture mondiale, car la numérisation des corpus littéraires, la facilité avec laquelle nous pouvons accéder aux journaux et aux revues de tous les continents, le développement de groupes de discussion internationaux dans de multiples langues, tous ces éléments nous arrachent à l’exclusivisme national et ethnique. Il est assez facile de confondre la mondialisation avec le triomphalisme américain et la montée d’un certain chauvinisme linguistique dans les pays de langue anglaise. Mais la culture mondiale ne dépend pas des événements récents ou de la force actuelle de la langue anglaise. Il existe depuis longtemps un discours culturel international qui joue un rôle vital ; seules la stagnation et la bureaucratisation progressive des institutions universitaires au cours du xixeet du début du xxesiècles, liées à l’intensification néfaste de l’ethnocentrisme, du racisme et du nationalisme, ont produit cette illusion passagère de sédentarité, les cultures littéraires locales ne faisant désormais plus que de sporadiques et timides expéditions du côté des marges. La réalité, au cours du passé aussi bien qu’à notre époque, doit plus aux nomades qu’aux indigènes. Ainsi que Walter Burket l’a noté dans sa très remarquable étude sur l’influence du Proche-Orient sur la culture grecque au début de l’époque archaïque, l’adoption de l’alphabet phénicien par les Grecs qui l’on parfaitement adapté à leur phonétique, au milieu environ du huitième siècle avant Jésus-Christ, favorisaune mobilité intellectuelle, religieuse et littéraire sans précédent (p. 26-40). Cette mobilité culturelle entretenue par les commerçants, les artisans et les troupes de mercenaires, était évidemment inégale et extrêmement restreinte à certaines époques ou en certains lieux. Mais une fois lancé, ce mouvement fut ininterrompu et donna sa forme à la recherche comme à la poésie.

47Les études sur la mobilité (Mobility studies) – ainsi pourrait-on désigner l’entreprise de reconstitution de ces mouvements incessants et souvent imprévisibles – n’en sont encore qu’à leurs débuts. Dans son exceptionnel ouvrage, In an Antique Land, Amitav Ghosh nous donne un aperçu de ce que les études sur la mobilité peuvent apporter à l’érudition littéraire, lorsqu’il suit son propre trajet dans le but de reconstituer celui de son objet d’étude, Abraham Ben Yiju, un marchant juif du Moyen Âge, à la fois érudit et poète, qui passa de Tunisie en Égypte puis en Inde. Mais Ghosh écrit en tant que spécialiste d’anthropologie sociale ; de manière caractéristique, notre propre entreprise ne trouve aujourd’hui ses modèles les plus pertinents qu’à l’extérieur de la profession. Nous disposons plutôt de fragments illustres que d’un ensemble cohérent d’histoires : la grammaire latine apparut lorsqu’un diplomate grec, Crates de Mallos, se cassa un jambe dans une bouche d’égout à Rome et tua le temps de sa convalescence en donnant des leçons sur le langage ; Judah Abravanel fuit l’Espagne et se rendit en Italie à la suite de l’expulsion des Juifs en 1492, découvrit le néo-platonisme florentin (lui-même importé de Grèce depuis peu), et, inspiré par cette découverte, écrivit ses grands dialogues sur l’amour ; Montaigne s’entretint, par l’intermédiaire d’un interprète particulièrement stupide, avec l’un des trois Indiens du Brésil qui avaient été conduits à Rouen ; Giordano Bruno enseigna à Oxford, où, selon toute probabilité, il rencontra et influença Philip Sidney, avant de retourner en Italie et d’y périr sur un bûcher au Campo dei Fiori.

48De tels fragments peuvent nous conduire à conclure que les études sur la mobilité traitent pour l’essentiel de ce que les théologiens du Moyen Âge nommaient « contingentia », ce sentiment que le monde tel que nous le connaissons est accidentel : la question n’est pas seulement que le monde est voué au néant mais aussi qu’il aurait pu être entièrement différent. Cet ancien sentiment de contingence et le sentiment encore plus ancien de mobilité nous conduisent à deux conclusions provisoires, qui nous concernent au premier chef.

1. La négociation d’identités multiples

49Nous devons développer une histoire littéraire qui ne trahisse pas systématiquement l’aléatoire, l’accidentel, le contingent, tout ce qui dans la création littéraire relève du hasard. La tâche est difficile, mais elle n’est pas impossible. L’ouvrage de Denis Hollier, De la littérature française, avec sa succession discontinue de dates liées à des événements généralement sans rapport les uns avec les autres, offre un premier exemple de cet esprit de déséquilibre et de rupture qui met en doute toute représentation organique de la nation ou même d’une unité plus petite, située dans le cadre de la nation. Un grand nombre des courts essais qui composent le volume sont écrits par des chercheurs qui, comme moi, ne sont absolument pas français de souche. Dans cette histoire littéraire d’un type radicalement nouveau, Hollier écrit qu’on « est passé de l’établissement de frontières en littérature et de la représentation de la littérature ainsi enclose au questionnement qui résulte de la prolifération des frontières ». La prolifération des frontières peut paraître au premier abord étrange et fâcheuse – un programme de recherche postmoderne ne devrait-il pas viser au contraire à leur élimination ? –, mais il s’agit en réalité d’un moyen puissant de focaliser l’attention critique sur l’incessante et complexe renégociation des frontières entre le littéraire et ce qui lui est extérieur. L’histoire littéraire, dans l’optique qui est celle d’Hollier, « constitue et défait tout à la fois la littérature ».

50Le modèle qu’offre De la littérature française est passionnant, mais je pense que l’extraterritorialité et la fragmentation délibérée qui lui permettent de rompre avec les histoires littéraires traditionnelles en limitent en même temps la capacité à saisir sur le long terme les stratégies de transformation, de fuite, de négociation et d’échange. De telles stratégies sont précisément celles que les groupes marginalisés par la culture dominante des élites maîtrisaient avec brio, car la capacité d’être à la fois dedans et dehors était la condition même de leur existence culturelle. Et ceci me conduit à une conception alternative de l’histoire littéraire, une conception plus allusive que parfaitement établie. Dans un essai écrit en réponse à des historiens de la littérature nationalistes qui l’accusaient de ne pas être un écrivain assez « gauchesque », Jorge Luis Borges fait remarquer avec ironie que le culte des « traits distinctifs argentins et [de la] couleur locale argentine » est « un culte européen récent que les nationalistes devraient rejeter comme étranger » (« L’écrivain argentin et la tradition », p. 291-272). À la place, Borges compare les écrivains argentins, comme lui-même, aux Juifs, qui ont atteint, selon la théorie de Thorstein Veblen que Borges fait sienne, une place éminente dans la culture occidentale parce qu’ils « oeuvrent à l’intérieur de cette culture en même temps qu’ils ne se sentent liés à elle par aucune dévotion particulière » (p. 275)3. Borges continue en évoquant la place exceptionnelle qu’occupent des écrivains irlandais dans la culture anglaise – il cite Shaw, Berkeley et Swift – dont le pouvoir d’innovation ne peut évidemment pas provenir d’une quelconque origine celtique (car cesécrivains étaient tous d’ascendance anglaise) mais peut être reliée à une même position historique faite d’engagement et de détachement.

51De telles analyses me mettent mal à l’aise, car elles charrient avec elle un reste de cette nostalgie de l’origine à laquelle elles prétendent renoncer. Mais Borges dit clairement que ce dont il traite n’a rien à voir avec la mémoire raciale. Il est plutôt question d’un sentiment de différence – « el hecho de sentirse […] distintos » – qui donne à ces groupes un accès innovant, libérateur non pas à une culture particulière, organique, autochtone mais à un champ plus vaste : « nuestro patrimonio es el universo » (« El escritor », p. 222-223). Un tel accès ne représente pas un simple retour au fantasme d’une universalité indifférenciée, un effacement de la différence, mais est une conséquence de cette différence et le vecteur de la création vivante et continuelle d’une identité littéraire particulière ou spécifique. « Tout ce que nous réussirons, nous écrivains argentins », conclut Borges, « appartiendra à la tradition argentine, de la même façon que le traitement des thèmes italiens appartient à la tradition anglaise, par le fait de Chaucer et de Shakespeare. » (« L’écrivain argentin », p. 276).

52Dans cette perspective, l’adhésion, même si elle semble habile et tactiquement profitable, au modèle traditionnel de l’histoire littéraire, attaché à purifier le dialecte de la tribu, prive les groupes jusqu’alors marginalisés de leur potentiel révolutionnaire : un potentiel qui tient à l’impureté des langues et des ethnies, aux voies d’accès et aux barrages enchevêtrés, à l’intensité charnelle de l’expérience de la perte, de l’assimilation et de l’invention et aux métissages audacieux des identités multiples. Les nouvelles histoires littéraires que ces groupes sont sur le point d’écrire devraient faire plus que leur donner une place sur la carte : elles devraient transformer l’acte même de cartographier.

2. Le besoin de rupture

53L’histoire de la fin du xxe siècle, théâtre de l’effondrement soudain de régimes qui avaient officiellement fait leur le puissant métarécit de l’inéluctabilité historique, devrait suffire à nous rappeler que les transformations radicales, les renégociations profondes, et les ruptures brutales sont au moins aussi fondamentales pour l’histoire culturelle que le sont la continuité et le progrès. Les mythes solaires et les chroniques danoises, les nouvelles françaises et les tragédies de la vengeance à l’époque élisabéthaine racontent tous une même histoire d’adultère et de meurtre, mais qui aurait pu prévoir, avant 1601, Hamlet de Shakespeare, et quelle histoire littéraire fondée sur la croyance en un développement continu et organique pourrait éviter de masquer ou de trahir l’étonnante originalité de cette pièce ? Le savant Horatio, contemplant les cadavres gisant sur la scène, tente d’expliquer « comment ces choses sont survenues ». L’explication d’Horatio a souvent été contestée ; et à juste titre, en raison de son incapacité à saisir l’identité profonde d’Hamlet, mais elle esquisse un modèle d’histoire littéraire qui pourrait au moins commencer à rendre compte de l’irruption d’une telle tragédie sur la scène élisabéthaine :

Vous entendrez alors parler
D’actes charnels, sanglants, et contre nature,
De châtiments accidentels, de meurtres de hasard,
De morts provoquées par ruse et machination,
Et, pour finir, de complots, par méprise,
Retombés sur la tête de leurs auteurs. (5, 2, 354-359).

54Pour écrire l’histoire littéraire, nous avons moins besoin d’une théorie de l’organique que d’une conscience aiguë des jugements accidentels ; moins d’un récit d’apparition progressive que d’une chronique des objectifs qu’on a mal interprétés ; moins d’une histoire qui partirait d’origines attestées et prendrait la forme d’un inévitable progrès que de la reconstitution d’actes charnels, sanglants et anormaux. Nous avons besoin de comprendre la colonisation, l’exil, l’émigration, l’errance, la contamination et les effets inattendus, en même temps que les mouvements violents d’avidité, d’envie et d’agitation, car ce sont ces forces perturbatrices, et non le sentiment enraciné de légitimité culturelle, qui contribuent en priorité à construire l’histoire et à propager les langues. Le langage est la plus hasardeuse des créations humaines ; comme ses locuteurs, il ne respecte pas les frontières et, comme l’imagination, il ne peut être en dernier recours ni anticipé ni contrôlé.
Texte traduit par Jean-Louis Jeannelle (Université Paris IV-Sorbonne)