Cours de M. Antoine Compagnon

Troisième leçon : Politique des genres : Platon


1. Norme, essence, structure

Avant d'aborder les premières classifications historiques des genres, avec Platon et Aristote, il reste encore à dire un mot d'un dernier lieu commun dans toute discussion des genres : c'est le problème de la nature de ces intermédiaires entre les oeuvres et la littérature. À un extrême, on trouve le pur nominalisme de Benedetto Croce : la littérature est la somme, la collection des oeuvres individuelles, un point c'est tout ; le genre n'est rien qu'un nom, un principe de classement des oeuvres. À l'autre extrême, on trouve Ferdinand Brunetière, déjà nommé : les genres existent, ils naissent, grandissent, connaissent une maturité, puis dépérissent et meurent, comme les espèces (l'homonymie n'est pas indifférente dans cette analogie) ; les genres expliquent les oeuvres, en sont des causes.

Suivant les doctrines on insiste plutôt sur le caractère prescriptif, ou explicatif, ou descriptif  des genres. Mais chez la plupart des auteurs, comme chez Aristote pour commencer, le genre a suivant les moments de la réflexion ces trois caractères ; il est successivement prescriptif, explicatif et descriptif.

- Les genres sont des prescriptions impératives. Ce sont des normes suivant Aristote (la Poétique traite initialement de « la façon dont il faut composer les histoires », 47 a 8) ; pour lui, la tragédie est la valeur supérieure, et sa typologie des genres sert d'introduction à un traité de la tragédie. Le genre est donc prescriptif dans la Poétique : la forme et la contenu de la tragédie (chap. vi, 49 b 28 ) sont en rapport avec sa finalité (la catharsis). Les classifications génériques ont presque toujours une valeur normative. Horace, dans L'Art poétique, donne des conseils pour la confection d'oeuvres ré ussies ; il existe des critères d'excellence, comme la convenance réciproque du sujet et de la forme, qui vient régulièrement en tête. À l'âge classique, L'Art poétique de Boileau est encore évidemment prescriptif. On touche là au rapport étroit entre les classifications géné riques et la critique comme jugement de valeur : le genre fournit à la critique des critères pour juger les oeuvres individuelles, comme l'illustre la querelle du Cid ou les autres querelles classiques sur les règles de la tragédie.

- Le genre est une essence ; non seulement il décrit mais il explique les oeuvres ; c'est une catégorie causale ou dé terministe, suivant un modèle biologique. Genres : le mot est là, il appartient à la méthode de classification des naturalistes. Au début de la Poétique, Aristote parle des « esp èces » et de la « finalité (dunamis) propre à chacune d'entre elles » (47 a 9). Les genres sont traités comme des substances, des identités substantielles qui ont leur « nature propre » (49 a 15). Le genre n'est donc pas seulement une étiquette ou un nom de classe, mais un nom de substance dotée de finalité interne et donnant une unité organique à l'oeuvre individuelle comme tout. Dunamis : c'est l'être en puissance, la potentialité destinée à se réaliser en acte, la nature interne déterminée par sa finalité, le principe d'un mouvement téléologique. Si les genres sont des substances, on peut déterminer leur évolution naturelle (à la différence des objets artificiels). Aristote traite donc le genre comme un être naturel (non comme un nom collectif). L'oeuvre engendre l'oeuvre, pour ainsi dire comme l'homme engendre l'homme, suivant un modèle d'engendrement que l'évolutionnisme de Brunetière appliquera au genre au XIX e siècle.

- Le genre est une structure : il est descriptif, non prescriptif ou explicatif. On trouve aussi cette conception du genre chez Aristote. Au début de la Poétique (chap. i , ii , iii ), il procède par oppositions et différences pour classer les genres. Les noms de genres sont alors les équivalents d'étiquettes, de classes d'objets abrégées, sans relent substantiel (voir les deux prochaines leçons sur Platon et Aristote). À partir du romantisme, et à l'exception notable de Brunetière et de quelques autres évolutionnistes, cette conception descriptive et historique des genres dominera.

D'autres questions se posent encore sur la nature des genres, même aujourd'hui :

- Sont-ce seulement des classes historiques ou aussi des catégories abstraites (comme l'opposition narration vs représentation, ou les modalités d'énonciation) ; ou bien des types (é pique, dramatique, lyrique) ; ou bien encore des formes simples (légende, mythe, fable, suivant André Jolles) ?

- Ces catégories abstraites, types ou formes simples ne sont-ils pas de nature anthropologiques, tels des universaux ?

- Tout groupe d'oeuvres qui ont des traits en commun est-il un genre ?

- Sont-ce des institutions seulement ? Existent-ils seulement comme institutions à la différence des animaux ?

Quelques questions résiduelles encore :

- Toute oeuvre appartient-elle à un genre ? Faut-il, comme pour les animaux, lui en trouver un ? Toute oeuvre est-elle en relation avec d'autres qui l'éclairent ?

- Les genres restent-ils stables ?

- Les formes fixes (sonnet) sont-elles des genres ?

Les catégories génériques ne se réfèrent pas toutes à des phénomènes de même type. Il faut au moins distinguer : le sonnet (prescriptions formelles, formes fixes) ; l'autobiographie (propriétés é nonciatives et traits thématiques) ; le récit (modalité d'énonciation vs discours).

Mais la question la plus grave concerne le statut éventuel de constantes anthropologiques des genres : la causalité historique n'explique pas tout. Dé pendent-ils de dispositions mentales universelles (Jolles), d'archétypes psychologiques (Frye), d'une logique universelle de l'action. Les genres ne sont pas purement littéraires.

2. Politique des genres : Platon

Il faut toujours repartir de là, de Platon et d'Aristote, et de l'opposition, fondamentale chez eux, entre la poésie dramatique et la poésie narrative. Même si cette opposition était chez eux prescriptive et normative, elle fut à l'origine de tout système des genres depuis 3000 ans.

La question de la forme poétique est abordée par Platon au livre III de La République, à propos de l'éducation des gardiens de la Cité idéale. Platon a d'abord parlé des contenus des oeuvres poétiques. Il s'agit d'exercer un contrôle sur les poètes, notamment dans les passages sur la mort et sur les dieux :

Ces passages, avec tous ceux qui sont de même sorte, nous prierons Homère ainsi que les autres poètes de ne point se fâcher si nous les rayons ; non qu'ils soient dé pourvus de poésie et que la foule n'ait pas de plaisir à les entendre, mais au contraire, plus il y a en eux de poésie, moins ils doivent être entendus par des hommes auxquels il faut que la liberté appartienne »(387 b).

Platon propose tout simplement de les biffer, ainsi que les lamentations et les plaintes prêtées aux héros, ou encore les rires des dieux et des héros. On le voit, il s'agit de rien moins que de censurer Homère, d'interdire et de prescrire les discours des poètes.

Après le fond, vient alors la forme ou l'expression (392 c-394 c), après ce qui doit être dit (logos), la manière de le dire (lexis).

Platon entreprend donc de classer les formes poétiques : « Est-ce que tout ce que nous disons mythologues et poètes n'est pas, pré cisément, un exposé de faits, soit passés, soit actuels, soit futurs ? » C'est ici le terme diègèsis qui est traduit par « exposé ». À partir de ce terme, Socrate avance à sa manière habituelle, par la dichotomie. Les poètes, dit-il, procèdent :

- soit par une exposition pure et simple (haplè diègèsis) ;

- soit par une imitation (mimèsis) ;

- soit en recourant aux deux méthodes à la fois : c'est le mode dit « mixte ».

Pour illustrer sa division, Socrate prend alors l'exemple du début de l'Iliade, où le poète dit la prière de Chrysès à Agamamnon : le poète parle d'abord en son nom propre et ne tourne pas d'un autre côté notre pensée comme si c'était un autre que lui qui parlait, puis, après quelques vers, il se met à parler comme s'il était Chrysès, le prêtre, un vieillard, et non plus Homère. Or il en est à peu près partout dans l'Iliade : « il y a « exposition », et quand [Homère] dit les paroles exposées en chaque occasion, et quand il dit ce qui s'est passé entre les occasions où elles ont été prononcées ». Or, quand le poète dit des paroles prononcées comme s'il était un autre, quand il imite donc l'autre et ré alise son exposé au moyen de l'imitation, il y a, suivant Socrate dissimulation. Socrate fait alors subir une transformation au texte de l'Iliade et paraphrase Chrysès dans un exposé pur et simple ; il raconte et passe donc du dialogue au discours indirect : « Voilà à peu près quel serait le développement. »

Après avoir produit cet exposé pur et simple, fictif et non attesté, en transformant les morceaux dialogués de l'Iliade en discours indirect, Socrate fait comprendre à Adimante, son interlocuteur, que l'exposé opposé à celui-là aurait la « forme de la tragédie ». Le cheminement est une peu compliqué : on part de l'Iliade, on en transforme les discours directs en discours indirects, on obtient ainsi un récit pur et simple hypothétique et non attesté, on le transforme alors intégralement par la pensée en un discours direct, et on obtient finalement la forme dramatique, qui, elle, est bie attestée. La raison de ce zigzag est é videmment que si le drame et l'épopée sont attestés, le récit pur et simple ne l'est pas, ou alors sous la forme un peu mystérieuse du dythyrambe ancien :

Une des formes de la fiction poétique, celle qui procède par imitation, est intégralement [...] tragédie et comédie, tandis que l'autre consiste en une relation que fait le poète lui-même, et c'est dans le dithyrambe, je pense, que tu le trouveras principalement. Quant à celle, maintenant, qui procède des deux, à la fois, c'est dans la poésie épique que tu la trouverais, ainsi qu'en maint autre genre (394 b-c).

Socrate oppose donc deux modes d'exposition purs et antithétiques : l'imitation (mimèsis) dans la tragédie ou comé die, et l'exposé pur et simple (diègèsis haplè) dans le dithyrambe, qui aurait été une ode accompagnée d'instrument (non lyrique). Puis il leur adjoint l'utilisation des deux modes à la fois, dans un mode mixte, ou plutôt alterné, correspondant à la poésie épique.

À partir de là, Socrate peut poser la question à laquelle cette é bauche de classification visait : « si nous autoriserons les poètes à user d'imitation dans leurs compositions poétiques ; ou bien à en user ici, et non là [...] ; ou bien si nous ne les autoriserons pas du tout à user d'imitation » (394 d). Autoriserons-nous la trag édie et la comédie dans la cité idéale ? Faut-il que nos gardiens soient des imitateurs ? Suivant Socrate, on ne peut faire bien que dans un emploi, chacun selon sa nature ; il n'y a pas de double talent. Qu'accepterons-nous donc dans notre État : « la totalité de ces formes, ou, de celles qui sont sans mélange, l'une des deux, ou enfin celle qui est mélangée » (397 d) ? Adimante, qui a été un interlocuteur docile jusqu'ici, répond comme il faut : « la forme non mélangée, où c'est l'homme de bien qui est imité ». Socrate reconnaît qu'on trouve du plaisir à la forme mélangée, et encore plus à la forme qui est le contraire de celle qu'Adimante a retenue, car la tragédie ou la comédie est « la forme la plus plaisante ». Mais cette forme, à savoir l'imitation, ne s'ajuste pas au régime de l'État, où chacun fait bien une chose et une seule. C'est pourquoi le poète imitateur doit être exclu de la Cité : « un homme ayant le pouvoir [...] d'imiter toutes choses, un tel homme, s'il se présentait à entrer dans notre Cité [...], nous lui dirions qu'il n'y a pas chez nous d'homme comme lui dans la Cité, et qu'il n'est point permis qu'il en vienne à s'y produire » (398 a).

Ainsi toute l'ébauche de classification des genres avait-elle pour objet la censure et l'exclusion : l'interdiction de l'imitation, et de la tragédie et de la comédie, entièrement imitatives, et de l'épopée, partiellement imitative,dans la Cité idéale. Restait le dithyrambe, qui avait pour contenu les mythes de la légende de Dionysos, moins plaisant que tout le reste, mais plus sain.

Platon dénie donc au récit pur est simple (diègèsis haplè) toute imitation, considérée comme un défaut à condamner, et il reconnaît qu'il y a représentation dans un poème non dramatique (les dialogues de l'épopée). Le récit (pur et simple) est pour Platon l'antithèse de l'imitation. (Pour Aristote, signalons-le par anticipation, ce sera tout différent : le récit sera un mode de l'imitation.)

Notons qu'encore qu'en classant ses trois modes d'exposition, deux purs et un mixte ou alterné (narratif : ancien dithyrambe ; mimétique : théâtre ; mixte : épopée), Plaon s'est limité implicitement à la poésie représentative (la fiction), et a laissé de côté la poésie lyrique (sur ce point, Aristote sera d'accord avec lui).

Répétons enfin que cette classification est évidemment prescriptive et normative. Elle n'en est pas moins, fondée sur l'opposition théorique de la narration et de la repré sentation, l'ébauche de tout système des genres depuis lors.


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