Cours de M. Antoine Compagnon

Sixième leçon : Les jeux de la Renaissance


Je me limiterai encore à quelques aperçus, chez Rabelais et Montaigne. Parmi les « textes phares » de la troisième leçon, j'avais brièvement évoqué le « Prologue de l'auteur » de Gargantua, que je vous rappelle :

« Alcibiades en un dialoge de Platon, intitulé Le banquet, louant son precepteur Socrates sans controverse prince des philosophes: entre aultres paroles le dict estre semblable es Silènes. Silènes estoyent iadis petites boites telles que voyons de present es bouticqs des apothecaires, pinctes au dessus de figures ioyeuses et frivoles, comme de Harpies, Satyres, oysons bridez, lievres cornuz, canes bastées, boucqs volans, cerfz limonniers, & aultres telles pinctures contrefaictes à plaisir pour exciter le monde à rire. Quel fut Silène maistre du bon Bacchus. Mais au dedans l'on reservoit les fines drogues, comme Baulme, Ambre gris, Amomon, Musc, zivette, pierreries, et aultres choses precieuses. Tel disoit estre Socrates: parce que le voyans au dehors, & l'estimans par l'exteriore apparence, n'en eussiez donné un coupeau d'oignon: tant laid il estoit de corps & ridicule en son maintien, le nez pointu, le reguard d'un taureau: le visaige d'un fol: simple en meurs, rusticq en vestemens, pauvre de fortune, infortuné en femmes, inepte à tous offices de la republicque: tousiours riant, tousiours beuvant à un chascun, tousiours se guabelant, tousiours dissimulant son divin sçavoir. Mais ouvrans ceste boite, eussiez au dedans trouvé une celeste & impreciable drogue: entendement plus que humain, vertu merveilleuse, couraige invincible, sobresse non pareille, contentement certain, asseurance parfaicte, desprivement incroyable de tout ce pourquoy les humains tant veiglent, courent, travaillent, navigent & bataillent.

A quel propos, en vostre advis, tend ce prelude, & coup d'essay? Par autant que vous mes bons disciples, & quelques aultres folz de seiour lisans les ioyeux tiltres d'aulcuns livres de nostre invention, comme Gargantua, Pantagruel, Fessepinthe, La dignité des braguettes, Des poys au lard cum commento etc, iugez trop facilement ne estre au dedans traicté que mocqueries, folateries, & menteries ioyeuses: veu que que l'enseigne exteriore (c'est le tiltre) sans plus avant enquerir, est communément repceu à derision & gaudisserie. Mais par telle legiereté ne convient estimer les oeuvres des humains. Car vo' mesmes dictes, que l'habit ne faict point le moine: & tel est vestu d'habit monachal, qui au dedans n'est rien moins que moyne: & tel vestu de cappe hispanole, qui en son couraige nullement affiert à Hispane. C'est pourquoy fault ouvrir le livre: et soigneusement peser ce qui y est deduict. Lors congnoistrez que la drogue dedans contenue est bien d'aultre valeur, que ne promettoit la boitte. C'est à dire que les matieres icy traictées ne sont tant folastres, comme le tiltre au dessus pretendoit. Et posé le cas, qu'on sens literal trouvez matières assez ioyeuses & bien correspondentes au nom, toutesfois pas demourer là ne fault, comme au chant des Sirènes: ains à plus hault sens interpreter ce que par adventure cuidiez dict en guaieté de cueur.

Crochetastes vo' oncques bouteilles? Caisgne. Redvisez à memoire la contenence qu'aviez. Mais veistez vo' oncques chien rencontrant quelque os medullare? C'est comme dict Platon li. 2  de rep. la beste du monde plus philosophe. Si veu l'avez: vo' avez peu noter de quelle devotion il le guette: de quel soing il le guarde: de quel ferveur il le tient: de quelle prudence il l'entomne: de quelle affection il le brise: et de quelle diligence il le sugce. Qui l'induict à ce faire? Quel est l'espoir de son estude? quel bien y pretend il? Rien plus qu'un peu de mouelle. Vray est que ce peu, plus est delicieux que le beaucoup de toutes aultres pour ce que la mouelle est aliment elabouré à perfection de nature, comme dict Galen 3. facu. natural. & 11. de usu particu. A l'exemple d'icelluy vo' convient estre saiges pour fleurer sentir & estimer ces beaux livres de haulte gresse, legiers au prochaz: & hardiz à la rencontre. Puis pour curieuse leczon, & meditation frequente rompre l'os, & sugcer la substantificque mouelle. C'est à dire: ce que ientends par ces symboles Pythagoricques, avecques espoir certain d'estre faictz escors & preux à ladicte lecture. Car en icelle bien aultre goust trouverez, & doctrine plus absconce que vous revelera de tresaultz sacremens & mystères horrificques, tant en ce que concerne nostre religion, que aussi l'estat politicq & vie oeconomicque. Croiez en vostre foy qu'oncques Homere escrivent l'Iliade & Odyssée, pensast es allegories, lesquelles de luy ont beluté Plutarche, Heraclides Ponticq, Eustatie, & Phornute: & ce que d'iceulx Politian a desrobé? Si le croiez: vo' n'aprochez ne de pieds ne de mains à mon opinion: qui decrete icelles aussi peu avoir esté songeez d'Homere, que d'Ovide en ses metamorphoses, les sacremens d'evangile: lesquelz un frère Lubin vray croquelardon s'est efforcé desmontrer, si d'adventure il rencontroit gens aussi folz que luy: & (comme dict le proverbe) couvercle digne du chaudron. Si ne le croiez: quelle cause est, pourquoy autant n'en ferez de ces ioyeuses et nouvelles chronicques? Combien que les dictant n'y pensasse en plus que vo' qui paradventure beviez comme moy. »

Je voudrais y revenir un instant, pour y reconnaître le conflit de l'auteur et de l'allégorie (si l'un est à la hausse, l'autre est à la baisse) observé au Moyen Âge. Rabelais s'en moque, ce qui est une manière de le résoudre ou plutôt de le désamorcer ; il joue avec les termes de la contradiction, le point contentieux étant de savoir si l'auteur d'un texte allégorique est responsable de son sens, comme les scolastiques demandaient si les prophètes étaient de simples instruments inspirés ou s'ils savaient ce qu'il disaient, y compris figurativement. Rabelais prend parti dans ce débat en affectant de ne pas trancher, en provoquant son lecteur, en l'encourageant à lire allégoriquement, à briser l'os et sucer la moelle, puis en l'invitant à se demander si les auteurs profanes pouvaient avoir conçu les sens chrétiens lus chez eux au Moyen Âge. Renvoyant ainsi le lecteur à lui-même, à sa propre responsabilité dans l'attribution éventuelle de sens allégoriques ou subversifs à certains passages du livre relatifs à la religion et la politique, comme la satire des moines, Rabelais sait bien que les temps ont changé, et qu'en tout cas l'allégorie n'a jamais été un abri pour un auteur moderne. Car les modernes sont désormais traités eux aussi comme des auteurs.

Et pourtant l'attitude de Rabelais en face des autorités reste aussi équivoque que devant l'allégorie. Gardons à l'esprit la fameuse lettre de Gargantua à son fils, parti étudier à Paris, lettre elle aussi ambiguë, au chapitre viii de Pantagruel. Gargantua compare l'époque présente à sa jeunesse :

« [...] le temps n'estoit tant ydoine ny commode es lettres, comme il est de present [...]. Le temps estoit encores tenebreux & sentent l'infelicité & calamité des Goths, qui avoient mis à destruction toute bonne literature. Mais par la bonté divine, la lumiere & dignité a esté de mon aage rendue es lettres [...], & y voy tel amendement, que de present à difficulté seroys ie receu en la premiere classe des petitz grimaulx moy qui en mon aage virile estoys non à tord reputé le plus sçavant dudict siecle, ce que ie ne dys pas par iactance vaine, encores que bien ie puisse & louablement faire en t'escrivant, comme tu as l'autoricté de Marc Tulle en son livre de vieillesse, et la sentence de Plutarche au livre intitulé, comment on se peult louer sans envie: mais pour te donner affection de plus hault tendre. »

Le passage mélange typiquement les lumières de la Renaissance et le recours aux autorités dans la tradition médiévale, à moins que Rabelais, une fois de plus, ne soit ironique. Quant à l'immense programme d'études qui suit, difficile aussi de dire si son gigantisme le discrédite ou non :

« Maintenant toutes disciplines sont restituées, les langues instaurées. [...] Ientends & veulx que tu aprenes les langues parfaictement. Premierement la Grecque comme le veult Quintilian. Secondement la latine. Et puis l'Hebraicque pour les sainctes lettres, & la Chaldeicque & Arabicque pareillement: & que tu formes ton stille, quant à la Grecque, à l'imitation de Platon, quant à la Latine, à Ciceron. Qu'il n'y ait histoire que tu ne tiengne en memoire presente, à quoy te aydera la Cosmographie de ceulx qui en ont escript. Les ars liberaulx, Geometrie, Arismetique, & Musicque, Ie t'en donnay quelque goust quand tu estoys encores petit en l'aage de cinq à six ans: poursuys le reste, & de Astronomie saches en tous les canons, laisse moy l'Astrologie divinatrice, et art de Lucius comme abuz et vanitez. »

Le trivium et le quadrivium ont encore cours,  Quintilien, Cicéron et Platon sont les autorités, puis suivent les disciplines spécialisées ou professionnelles, droit, médecine, théologie.

« Du droit Civil ie veulx que tu saches par cueur les beaulx textes, et me les confere avecques la philosophie. [...] Puis songneusement revisite les livres des medecins, Grecs, Arabes, & Latins, sans contemner les Thalmudistes & Cabalistes, & par frequentes anatomyes acquiers toy parfaicte congnoissance de l'aultre monde, qui est l'homme. Et par quelques heures du iour comme à visiter les sainctes lettres. Premierement en Grec le nouveau testament et Epistres des apostres, & puis en Hebrieu le vieulx testament. Somme que ie voye ung abysme de science. »

L'image de l'« abysme de science », idéal fixé par Gargantua à l'éducation de Pantagruel, nous laisse toujours perplexe sur le statut des auctores : est-elle à prendre en bonne ou en mauvaise part ? Même si Rabelais se méfie des auctoritates et vient de les ridiculiser dans la longue liste des titres de la Librairie de Saint-Victor, au chapitre vii de Pantagruel, le savoir est encore conçu comme un apprentissage des auctores.

Montaigne, auteur de lui-même

Plus rien de tel chez Montaigne, chez qui la notion d'auteur, dégagée de la tradition de l'autorité, devient pleinement individuelle. Je vous renvoie ici à trois ou quatre chapitre des Essais sur lesquels je m'appuierai principalement et que je vous conseille de relire : « De l'institution des enfans » (I, 26), « Des livres » (II, 10), « Sur des vers de Virgile » (III, 5).

Montaigne utilise le terme auteur en deux sens, au pluriel, généralement accompagné d'une épithète, pour désignere les autres, « les  bons auteurs », « les grands auteurs », « les anciens auteurs », mais aussi au singulier, pour renvoyer à lui-même. Pour commencer, sa méfiance des abus de l'allégorie et des prophéties est nette : à de tels auteurs, « leur preste beau jeu, le parler obscur, ambigu et fantastique du jargon prophetique, auquel leurs autheurs ne donnent aucun sens clair, afin que la posterité y en puisse appliquer de tel qu'il luy plaira » (I, 11, 45c). Montaigne se dresse partout contre les prestiges de l'obscurité.

Dans l'« Apologie », Montaigne retrouve exactement la question du « Prologue » de Gargantua : « Homere est aussi grand qu'on voudra, mais il n'est pas possible qu'il ait pensé à representer tant de formes, qu'on lui donne », passage corrigé dans l'exemplaire de Bordeaux en un tour qui rappelle la syntaxe même de Rabelais : « Est-il possible qu'Homere aye voulu dire tout ce qu'on luy fait dire : et qu'il se soit presté à tant et si diverses figures, que les theologiens, legislateurs, capitaines, philosophes, toute sorte de gents, qui traittent sciences, pour diversement et contrairement qu'ils les traittent, s'appuyent de luy, s' rapportent à luy » (II, 12, 570c). Mais Montaigne tranche la question que Rabelais laissait en suspens.

D'autre part, Montaigne résiste sans cesse à l'autorité des auteurs : « Les escrivains indiscrets de nostre siecle, qui parmy leurs ouvrages de neant, vont semant des lieux entiers des anciens autheurs, pour se faire honneur, font le contraire » (I, 26, 145a), écrit-il dans « De l'institution des enfans », programme parallèle à celui de Rabelais dans la lettre de Gargantua à Pantagruel, et très différent.

Sans doute respecte-il certains auteurs, comme Platon, car Socrate est son modèle, et se trouve-t-il embarrassé lorsqu'un dialogue de Platon, d'ailleurs apocryphe, ne l'enchante guère : « Quand je me trouve dégousté de l'Axioche de Platon, comme d'un ouvrage sans force, eu esgard à un tel autheur, mon jugement ne s'en croit pas : Il n'est pas si outrecuidé de s'opposer à l'authorité de tant d'autres fameux jugemens anciens : qu'il tient ses regens et ses maistres : et avecq lesquels il est plustost content de faillir : Il s'en prend à soy, et se condamne, ou de s'arrester à l'escorce, ne pouvant penetrer jusques au fonds : ou de regarder la chose par quelque faux lustre » (II, 10, 389a-c). S'il est en désaccord avec Platon, Montaigne juge que c'est sa faute, et l'image de l'« écorce » resurgit pour signifier l'obstacle vers un sens plus élevé du texte.

Mais Montaigne ne se situe plus sous un régime de l'autorité, et il n'hésite pas à critiquer ceux qu'il appelle les « grands » ou « bons » auteurs : « les bons autheurs mesmes ont tort de s'opiniastrer à former de nous une constante et solide contexture », au début du livre II (II, 1, 315b). Ou : « Il est bien aisé à verifier, que les grands autheurs, escrivans des causes, ne se servent pas seulement de celles qu'ils estiment estre vrayes, mais de celles encores qu'ils ne croient pas, pourveu qu'elles ayent quelque invention et beauté » (III, 6, 876b). Les auteurs se trompent et nous trompent, et surtout, forte affirmation du chapitre « De l'expérience », à la fin des Essais : « Tout fourmille de commentaires : d'autheurs, il en est grand cherté » (III, 13, 1046c). Montaigne conteste la tradition de l'écriture continuée, le commentaire indéfini des autorités. Dans le chapitre « Des livres », il étend ainsi typiquement ses lectures au-delà du corpus canonique : « En ce genre d'estude des Histoires, il faut feuilleter sans distinction toutes sortes d'autheurs et vieils et nouveaux, et barragouins et François » (II, 10, 396a).

Surtout, il a la volonté constante de ne pas se limiter aux auteurs comme autorités, mais de découvrir les hommes derrière les auteurs : « Car j'ay une singuliere curiosité, comme j'ay dict ailleurs, de connoistre l'ame et les naïfs jugemens de mes autheurs » (II, 10, 394a). Cicéron l'intéresse pour des détails symptomatiques, car, pour Montaigne, un auteur, c'est déjà une singularité inaliénable, un individu unique.

Deuxième temps de la démarche, après la critique de l'allégorie et de l'autorité, la vision qu'a Montaigne de l'auteur comme individu libre donne lieu à une autre conception de lui-même comme auteur et des Essais comme livre. Suivant la célèbre déclaration du chapitre « Du dementir » : « Je n'ay pas plus faict mon livre que mon livre m'a faict, livre consubstantiel à son autheur, d'une occupation propre, membre de ma vie; non d'une occupation et fin tierce et estrangere comme tous autres livres » (II, 18, 648c). L'avis liminaire de 1580, « Au lecteur », disait déjà : « je suis moy mesmes la matiere de mon livre » (9), proposition où le terme « matière » est à entendre au sens scolastique que nous lui donnions la semaine passée, comme encore dans cette proposition du chapitre « Des livres » : « Qu'on ne s'attende pas aux matieres, mais à la façon que j'y donne » (II, 10, 387a), qui met cette fois l'accent sur la cause formelle, « la façon », auprès de la cause efficiente, « l'auteur ». L'auteur est la matière même du livre, et il est aussi inséparable de la façon. Causes matérielle, formelle et efficiente des Essais ne font plus qu'un : leur auteur en personne.

Je ne crois pas exagérer en reprenant ici la théorie aristotélicienne de la causalité, car Montaigne pense lui-même l'intention de son livre, ou son dessein, en ces termes : « Pour ce mien dessein, il me vient aussi à propos, d'escrire chez moy, en pays sauvage, où personne ne m'aide, ny me releve : où je ne hante communément homme, qui entende le Latin de son patenostre ; et de François un peu moins. Je l'eusse faict meilleur ailleurs, mais l'ouvrage eust esté moins mien : Et sa fin principale et perfection, c'est d'estre exactement mien. Je corrigerois bien une erreur accidentale, dequoy je suis plein, ainsi que je cours inadvertemment : mais les imperfections qui sont en moy ordinaires et constantes, ce seroit trahison de les oster » (III, 5, 853b). C'est bien Montaigne qui parle de la « fin principale et perfection » de son livre, par opposition aux accidents, comme Thomas d'Aquin et Dante de finis ou causa finalis. Mais bien sûr le dessein a changé.

Montaigne pose ainsi une équation stricte entre le livre et l'auteur, affirme leur identité et leur consubstantialité : « je m'y fusse très-volontiers peint tout entier, et tout nud », suivant l'avis « Au lecteur » (9). Par une innovation radicale, la matière et la manière du livre équivalent à la vie de l'homme.

Le début du chapitre « Du repentir » (III, 2, 782) est la page la plus connue à cet égard. Bien avant Rousseau dans les Confessions, Montaigne y utilise des mots comme « véridique », « moi le premier », « jamais homme » pour souligner la singularité de son dessein et la fidélité de sa représentation. Mais, par une persistance de l'ancien dans le nouveau, nombreux sont les termes de la scolastique qui s'accumulent à la même page : forme, façon, intention, matière, fin, philosophie morale (comme branche du savoir dont relève les Essais, comme les poètes profanes).

« (b) Les autres forment l'homme, je le recite : et en represente un particulier, bien mal formé : et lequel si j'avoy à façonner de nouveau, je ferois vrayement bien autre qu'il n'est : mes-huy c'est fait. Or les traits de ma peinture, ne se fourvoyent point, quoy qu'ils se changent et diversifient. [...] Je ne peinds pas l'estre, je peinds le passage : non un passage d'aage en autre, ou comme dict le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l'heure. Je pourray tantost changer, non de fortune seulement, mais aussi d'intention : C'est un contrerolle de divers et muables accidens, et d'imaginations irresoluës, et quand il y eschet, contraires : soit que je sois autre moy-mesme, soit que je saisisse les subjects, par autres circonstances, et considerations. Tant y a que je me contredis bien à l'advanture, mais la verité, comme disoit Demades, je ne la contredy point. Si mon ame pouvoit prendre pied, je ne m'essaierois pas, je me resoudrois : elle est tousjours en apprentissage, et en espreuve.

Je propose une vie basse, et sans lustre : C'est tout un, On attache aussi bien toute la philosophie morale, à une vie populaire et privee, qu'à une vie de plus riche estoffe : Chaque homme porte la forme entiere, de l'humaine condition.

(c) Les autheurs se communiquent au peuple par quelque marque speciale et estrangere : moy le premier, par mon estre universel : comme, Michel de Montaigne : non comme Grammairien ou Poëte, ou Jurisconsulte. Si le monde se plaint dequoy je parle trop de moy, je me plains dequoy il ne pense seulement pas à soy.

(b) Mais est-ce raison, que si particulier en usage, je pretende me rendre public en cognoissance ? Est-il aussi raison, que je produise au monde, où la façon et l'art ont tant de credit et de commandement, des effects de nature et crus et simples, et d'une nature encore bien foiblette ? Est-ce pas faire une muraille sans pierre, ou chose semblable, que de bastir des livres sans science ? [...] Aumoins j'ay cecy selon la discipline, que jamais homme ne traicta subject, qu'il entendist ne cogneust mieux, que je fay celuy que j'ay entrepris : et qu'en celuy là je suis le plus sçavant homme qui vive. Secondement, que jamais aucun (c) ne penetra en sa matiere plus avant, ny en esplucha plus distinctement les membres et suittes : et (b) n'arriva plus exactement et plus plainement, à la fin qu'il s'estoit proposé à sa besongne. Pour la parfaire, je n'ay besoing d'y apporter que la fidelité : celle-là y est, la plus sincere et pure qui se trouve. [...]

(b) Icy nous allons conformément, et tout d'un train, mon livre et moy. Ailleurs, on peut recommander et accuser l'ouvrage, à part de l'ouvrier : icy non : qui touche l'un, touche l'autre. »

Les Essais sont une texte « fondateur d'époque », comme disait Brunetière dans son Manuel d'histoire de la littérature française. Montaigne se distingue de tous les autres, des auteurs (il jouera souvent sur ce rapprochement, cette paronomase). Il rend compte de son projet à la fois en termes anciens : il est le plus savant homme en la matière qu'il a choisi de traiter ; nul n'est parvenu plus pleinement à ses fins. Mais il parle aussi en termes nouveaux : fidélité, sincérité, pureté, identité de l'homme et du livre. Ce n'est pas pour rien que la thèse de la consubstantialité se trouve le plus fortement posée à propos du démentir et du repentir. Suivant la proposition fameuse : « J'adjouste, mais je ne corrige pas » (III, 9, 941b). Ou : « J'ay faict ce que j'ay voulu : tout le monde me reconnoit en mon livre, et mon livre en moy » (III, 5, 853b).

La métaphore du livre et de l'enfant est, certes, traditionnelle, mais Montaigne en renouvelle le sens et la portée par l'étroite ressemblance qu'il réclame entre lui-même et son livre :

« Or à considerer cette simple occasion d'aymer noz enfans, pour les avoir engendrez, pour laquelle nous les appellons autres nous mesmes : il semble qu'il y ait bien une autre production venant de nous, qui ne soit pas de moindre recommendation. Car ce que nous engendrons par l'ame, les enfantemens de nostre esprit, de nostre courage et suffisance, sont produits par une plus noble partie que la corporelle, et sont plus nostres. Nous sommes pere et mere ensemble en cette generation : ceux-cy nous coustent bien plus cher, et nous apportent plus d'honneur, s'ils ont quelque chose de bon. Car la valeur de nos autres enfans, est beaucoup plus leur, que nostre : la part que nous y avons est bien legere : mais de ceux-cy, toute la beauté, toute la grace et prix est nostre. Par ainsin ils nous representent et nous rapportent bien plus vivement que les autres » (II, 8, 380-1).

On retrouve ici cette idée de « représentation vive » de l'auteur par le livre sur laquelle Montaigne insistait dans l'avis au lecteur et ailleurs : « représenter » (782b), « au vif » (9), « me represente-je pas vivement ? » (853b).

Toutefois, dans un troisième temps logique, après la négation des autres auteurs et l'affirmation de soi-même, Montaigne se heurte très vite à un problème ou à un paradoxe : quittant l'univers de l'allégorie et de l'autorité, du commentaire et de la glose, pour « représenter vivement » l'auteur avec qui le livre fait corps, il tombe aussitôt dans le monde des livres, la bibliothèque, l'intertextualité, et celle des Essais, comme on sait, est dense. Tout est dit : «  Et entreprenant de parler indifferemment de tout ce qui se presente à ma fantasie, et n'y employant que mes propres et naturels moyens, s'il m'advient, comme il faict souvent, de rencontrer de fortune dans les bons autheurs ces mesmes lieux, que j'ay entrepris de traiter, comme je vien de faire chez Plutarque tout presentement », alors, poursuit Montaigne, « me gratifie-je de cecy, que mes opinions ont cet honneur de rencontrer souvent aux leurs » (I, 26, 145a). Impossible de parler de soi sans rencontrer les autres, qui sont d'autant plus redoutables que, comme l'avoue Montaigne, « j'ay une condition singeresse et imitatrice » (III, 5, 853b). Le rapport de l'essayiste aux livres est donc ambivalent : Montaigne les aime, mais ils lui font peur : « Quand j'escris, je me passe bien de la compaignie et souvenance des livres, de peur qu'ils n'interrompent ma forme. Aussi qu'à la verité, les bons autheurs m'abbattent par trop, et rompent le courage » (III, 5, 852b). Les livres représentent une menace pour l'auteur des Essais, animé d'un double mouvement d'accueil et de refus. Comme il le dit dans « Des livres » :

« Qu'on voye en ce que j'emprunte, si j'ay sçeu choisir dequoy rehausser ou secourir proprement l'invention, qui vient tousjours de moy. Car je fay dire aux autres, non à ma teste, mais à ma suite, ce que je ne puis si bien dire, par foiblesse de mon langage, ou par foiblesse de mon sens. Je ne compte pas mes emprunts, je les poise. Et si je les eusse voulu faire valoir par nombre, je m'en fusse chargé deux fois autant. Ils sont touts, ou fort peu s'en faut, de noms si fameux et anciens, qu'ils me semblent se nommer assez sans moy. Ez raisons, comparaisons, argumens, si j'en transplante quelcun en mon solage, et confons aux miens, à escient j'en cache l'autheur, pour tenir en bride la temerité de ces sentences hastives, qui se jettent sur toute sorte d'escrits : notamment jeunes escrits, d'hommes encore vivants : et en vulgaire, qui reçoit tout le monde à en parler, et qui semble convaincre la conception et le dessein vulgaire de mesmes. Je veux qu'ils donnent une nazarde à Plutarque sur mon nez, et qu'ils s'eschaudent à injurier Seneque en moy. Il faut musser ma foiblesse souz ces grands credits » (I, 10, 387-388c).

Montaigne a une conscience historique de ce double jeu qui est le sien avec les auteurs, et il ira jusqu'à reconnaître, dans « Sur des vers de Virgile », que le plus intime de lui-même, à savoir le désir, ne saurait être dit qu'à la faveur des citations des poètes : seul l'autre permet de dire le soi, ou comme il résumera la dialectique ultime du soi et de l'autre dans une addition tardive au chapitre « De l'institution des enfans » : « Je ne dis les autres, sinon pour d'autant plus me dire » (III, 26, 146c).

Tout cela mène au quatrième moment de cette logique de l'auteur, qui retrouve l'autre après s'en être éloigné, qui le retrouve pour mieux se dire, et ce quatrième moment, complémentaire des précédents, correspond à la théorie du « suffisant lecteur ». La notion originale de l'auteur selon Montaigne conduit en effet à une vision elle aussi inédite de la lecture : « J'ay leu en Tite Live cent choses que tel n'y a pas leu. Plutarche y en a leu cent ; outre ce que j'y ay sçeu lire : et à l'adventure outre ce que l'autheur y avoit mis » (I, 26, 155-156c). Montaigne développe ici une théorie de l'interprétation, elle aussi radicalement nouvelle et faisant époque. À cet égard, le passage le plus significatif est celui-ci (qui avait d'ailleurs fourni le sujet d'examen de l'an dernier) :

« Les saillies poëtiques, qui emportent leur autheur, et le ravissent hors de soy, pourquoy ne les attribuerons nous à son bon heur, puis qu'il confesse luy mesme qu'elles surpassent sa suffisance et ses forces, et les recognoit venir d'ailleurs que de soy, et ne les avoir aucunement en sa puissance : non plus que les orateurs ne disent avoir en la leur ces mouvemens et agitations extraordinaires, qui les poussent au delà de leur dessein ? Il en est de mesmes en la peinture, qu'il eschappe par fois des traits de la main du peintre surpassans sa conception et sa science, qui le tirent luy mesmes en admiration, et qui l'estonnent. Mais la fortune montre bien encores plus evidemment, la part qu'elle a en tous ces ouvrages, par les graces et beautez qui s'y treuvent, non seulement sans l'intention, mais sans la cognoissance mesme de l'ouvrier. Un suffisant lecteur descouvre souvent és escrits d'autruy, des perfections autres que celles que l'autheur y a mises et apperceuës, et y preste des sens et des visages plus riches » (I, 24, 126).

Avec ce texte, la boucle est bouclée, et on retrouve après un tour de spirale la problématique du prologue de Gargantua. Montaigne, lui, s'oppose sans ambiguïté aux théories de l'inspiration, du furor ou du ravissement poétique. À l'allégorie et à l'autorité, qui l'accompagnaient dans la conception ancienne ou médiévale comme altior sensus, il substitue le « bonheur » ou la « fortune », c'est-à-dire une composante aléatoire de la création qui engendre un supplément de sens non prémédité par les auteurs, situé « au delà de leur dessein », mais non au-dessus comme un sens plus haut, ni au-dessous comme un sens plus profond, chez les orateurs et les peintres. Et il ne s'arrête pas encore là. Répondant en quelque sorte à Rabelais qui ne décidait pas si les poètes avaient su les sens que la postérité devaient déchiffrer chez eux, Montaigne affirme que ce supplément de sens peut échapper non seulement à l'« intention » mais aussi à la « connaissance » des auteurs, lecteurs insuffisants d'eux-mêmes. Telle est la figure du « lecteur suffisant », qui enrichit le texte, y trouve des sens autres que ceux dont l'auteur fut conscient, avant ou après coup. Or ces sens ne sont pas des contresens ; il appartiennent bien au texte et à l'auteur, que l'interprétation enrichit, comme on ne prête qu'aux riches.

Avec Montaigne, il n'est pas excessif de dire que la notion d'auteur a été profondément bouleversée. On a commencé par un mot ambigu, désignant à la fois l'altérité des emprunts et la propriété de l'écriture de soi, avant que la tension entre le même et l'autre ne soit résolue dans « Sur des vers de Virgile », où il apparaît que, parfois, pour dire le plus intime, rien n'est plus authentique que la citation. « Les autres... Les autheurs » : Montaigne joue souvent sur la paronomase entre autorité et altérité. En face : « moy le premier... comme Michel de Montaigne ». Les Essais substituent à l'altérité et à l'autorité des auteurs une présence de soi à soi, une plénitude existentielle dans le présent de l'écriture : « Les autres forment l'homme ; je le recite. » À la tension de l'allégorie et de l'auteur, de l'autorité et de la liberté, Montaigne a substitué une quête de soi dans l'écriture qui marquera longtemps tous les auteurs.

Bibliographie complémentaire

Montaigne, Essais, Gallimard, Pléiade.

Compagnon, Antoine, Chat en poche, Montaigne et l'allégorie, Seuil, 1993.


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