Cours de M. Antoine Compagnon

Onzième leçon : L'illusion de l'intention


L'auteur est une catégorie herméneutique, une référence pour l'interprétation, ou une norme du sens littéraire. La question de la place herméneutique de l'auteur a été introduite dans les premières leçons, notamment la deuxième. Il s'agit de revenir maintenant à la querelle sur l'intention d'auteur, sur le rôle de cette intention dans la détermination du sens du texte. Je survolerai ce débat, qui est traité plus en détail dans le chapitre « L'auteur » du Démon de la théorie, auquel je vous renvoie.

La querelle de l'intention a été particulièrement vive durant la grande époque de la Nouvelle Critique, lors de la controverse entre Roland Barthes et Raymond Picard sur Racine. Deux thèses polémiques extrêmes sur l'interprétation - intentionnaliste et anti-intentionnaliste - se sont alors opposées :

(1) Il faut et il suffit de chercher dans le texte ce que l'auteur a voulu dire, son « intention claire et lucide », comme disait Picard ; c'est le seul critère de la validité de l'interprétation.

(2) On ne trouve jamais dans le texte que ce qu'il (nous) dit, indépendamment des intentions de son auteur ; il n'y a pas de critère de la validité de l'interprétation.

De fait, même les partisans les plus durs de la mort de l'auteur maintiennent dans le texte littéraire une certaine présomption d'intentionnalité (au minimum, la cohérence d'une œuvre ou simplement d'un texte). Dans Le Démon de la théorie, je montrais que Barthes lui-même, là où il est le plus radical comme dans S/Z, pratique quand même à l'occasion la « méthode des passages parallèles », procédé essentiel des études et de la recherche littéraires. Lorsqu'un passage d'un texte nous pose problème par sa difficulté, son obscurité ou son ambiguïté, nous cherchons un passage parallèle, dans le même texte ou dans un autre texte, afin d'éclairer le sens du passage litigieux. Or on tend à préférer, pour éclairer un passage obscur d'un texte, un autre passage du même auteur à un passage d'un autre auteur. Cela témoigne, chez les plus sceptiques, de la persistance d'un certaine foi en l'intention d'auteur. Ils ne traitent pas le texte comme s'il était le produit du hasard (un singe tapant à la machine, une pierre érodée par l'eau, un ordinateur). Ils ne confondent pas en pratique la notion d'intention d'auteur comme critère de l'interprétation avec les excès de la critique biographique.

On peut du coup faire valoir que l'alternative de l'objectivisme du sens et du subjectivisme de l'interprétation, ou du déterminisme et du relativisme, est un piège, car l'intention est le seul critère concevable de la validité de l'interprétation, mais elle ne s'identifie pas à la préméditation « claire et lucide ». L'alternative de l'intentionnalisme et de l'anti-intentionnalisme peut alors être récrite comme ceci :

(1') On peut chercher dans le texte ce qu'il dit en référence à son propre contexte d'origine (linguistique, historique, culturel).

(2') On peut chercher dans le texte ce qu'il dit en référence au contexte contemporain du lecteur.

Les deux thèses ne sont plus exclusives mais complémentaires ; elles nous ramènent au cercle herméneutique liant précompréhension et compréhension, et postulent que, si l'autre ne peut être intrégralement pénétré, il peut du moins être un tant soit peu compris.

Les deux arguments habituels contre l'intention

Les arguments contre l'intention d'auteur comme critère de la validité de l'interprétation sont de deux ordres : (1) l'intention d'auteur n'est pas pertinente ; (2) l'œuvre survit à l'intention d'auteur. Résumons-les.

(1) Quand quelqu'un écrit, il a l'intention d'exprimer quelque chose, il veut dire quelque chose par les mots qu'il écrit. Mais la relation entre une suite de mots écrits et ce que l'auteur voulait dire par cette suite de mots n'a rien d'assuré, entre le sens d'une œuvre et ce que l'auteur voulait exprimer à travers elle. Bien que la coïncidence soit possible (il n'est pas interdit qu'un auteur réalise parfois strictement ce qu'il voulait), il n'y a pas d'équation nécessaire entre le sens d'une œuvre et l'intention de l'auteur. Ainsi va la réfutation la plus fréquente et modérée de la notion. Non seulement une intention d'auteur est difficile à reconstituer, mais, à supposer que cela soit possible, elle est le plus souvent sans pertinence pour l'interprétation du texte. Wimsatt et Beardsley, dans « The Intentional Fallacy » (1946), article fondateur, jugaient que l'expérience de l'auteur et son intention, objets d'intérêt historique, étaient indifférentes pour la compréhension du sens de l'œuvre : « Le dessein ou l'intention de l'auteur n'est ni disponible ni souhaitable comme norme pour juger de la réussite d'une œuvre d'art littéraire. » De deux choses l'une. Ou bien l'auteur a échoué à réaliser ses intentions, et le sens de son œuvre ne coïncide pas avec elles : alors, son témoignage est sans importance, puisqu'il ne dira rien du sens de l'œuvre mais énoncera seulement ce qu'il voulait lui faire dire. Ou bien l'auteur a réussi dans ses intentions, et le sens de l'œuvre coïncide avec l'intention de son auteur : mais si elle veut dire ce qu'il voulait lui faire dire, son témoignage n'apportera rien de plus. S'il n'y a pas lieu de se priver par principe des témoignages sur l'intention, qu'ils viennent de l'auteur ou de ses contemporains, parce que ce sont des indices parfois utiles pour comprendre le sens du texte, il faut éviter de substituer l'intention au texte, car le sens d'une œuvre n'est pas nécessairement identique à l'intention de l'auteur, et il est même probable qu'il ne l'est pas.

L'anti-intentionnalisme des structuralistes et des poststructuralistes a été plus radical, car, suivant Saussure, il reposait sur l'idée de l'autosuffisance de la langue. Il ne s'agissait plus seulement de se garder des excès de l'intentionnalisme, car la signification n'est nullement déterminée par les intentions, mais par le système de la langue. Aussi l'exclusion de l'auteur devenait-elle le point de départ de l'interprétation. À la limite, le texte lui-même était identifié à une langue, et non à une parole ou à un discours ; il était tenu pour un énoncé, et non pour une énonciation. Comme langue, le texte n'était plus la parole de quelqu'un.

(2) Le second argument courant contre l'intention tient à la survie des œuvres. La recherche de l'intention d'auteur serait inséparable du projet de reconstruction philologique. Mais la signification d'une œuvre n'est pas épuisée par, ni donc équivalente à son intention. L'œuvre vit sa vie. Aussi la signification totale d'une œuvre ne peut-elle pas être définie simplement dans les termes de sa signification pour l'auteur et ses contemporains (la première réception), mais doit plutôt être décrite comme le produit d'une accumulation, l'histoire de ses interprétations par les lecteurs jusqu'aujourd'hui. L'historicisme décrète ce processus non pertinent et exige un retour à l'origine. Mais le propre du texte littéraire, par opposition au document historique, est justement d'échapper à son contexte d'origine, de continuer à être lu après lui, de durer. Paradoxalement, l'intentionnalisme ramène ce texte à la non-littérature, nie le processus qui en a fait un texte littéraire (sa survivance). Reste quand même un problème : si la signification d'un texte est la somme des interprétations qu'il a reçues, quel critère permet de séparer une interprétation valide d'une mésinterprétation ? La notion de validité peut-elle être maintenue ?

Retour à l'intention

L'injonction anti-intentionnaliste de Wimsatt et Beardsley, puis des structuralistes, a eu des effets toniques dans les études littéraires, mais elle ne présente pas moins des incohérences qui ont été souvent relevées, notamment par la philosophie analytique, comme dans le livre de G.E.M. Anscombe, Intention (1957). Quand les littéraires réfutent la pertinence de l'intention d'auteur pour l'interprétation de la littérature, l'intention n'est en général pas bien définie : est-ce la biographie de l'auteur ? Ou son dessein, son projet ? Ou les sens auxquels l'auteur n'avait pas pensé, mais qu'il admettrait volontiers si le « suffisant lecteur » les lui soumettait ? La littérature recouvre des degrés d'intention très variables : un poème et un traité philosophique ne doivent sans doute pas être traités identiquement.

Pour Anscombe, demander ce que veulent dire les mots, ce n'est jamais autre chose que demander ce que veut dire l'auteur, à condition de bien définir ce vouloir-dire. La distinction entre intentionnalisme et anti-intentionnalisme est par conséquent mal posée, car d'authentiques anti-intentionnalistes seraient indifférents non seulement à ce que veut dire l'auteur mais aussi à ce que veut dire le texte.

Les deux grands arguments contre l'intention (non-pertinence du dessein et survivance de l'œuvre) sont donc réfutables. Reprenons-les dans l'ordre inverse.

Sens n'est pas signification

Les œuvres d'art transcendent l'intention première de leurs auteurs et veulent dire quelque chose de nouveau à chaque époque. La signification d'une œuvre ne pourrait pas être déterminée par l'intention de l'auteur ni par le contexte d'origine (historique, social, culturel), car certaines œuvres du passé continuent à avoir pour nous de l'intérêt et de la valeur. Si une œuvre peut continuer à avoir de l'intérêt et de la valeur pour les générations futures, alors son sens ne peut pas être arrêté par l'intention de l'auteur ni par le contexte originel. Cette série d'inférences est-elle correcte ? On prend en général le contre-exemple des textes satiriques, comme les « Cannibales » de Montaigne ou Les Caractères de La Bruyère. Une satire décrit et attaque une société particulière, dans laquelle elle prend la valeur d'un acte. Si elle nous fait encore de l'effet, si elle est à nos yeux toujours une satire, cela résulte de l'existence d'une certaine analogie entre le contexte originel de son énonciation et le contexte actuel de sa réception, mais cette satire ne reste pas moins la satire d'une autre société que la nôtre. Nous sommes toujours sensibles à la satire des moines dans Gargantua, non pas parce que l'intention de Rabelais est indifférente, mais parce qu'il y a encore des hypocrites dans notre monde, même si ce ne sont plus des moines.

E.D. Hirsch sépare ainsi la sens (meaning) d'un texte, et sa signifiance (significance) ou son application (using). Je distinguerai sens et signification, avec Montaigne, qui disait des vers des poètes : « Ils signifient plus qu'ils ne disent. » Le sens désigne ce qui reste stable dans la réception d'un texte ; il répond à la question : « Que veut dire ce texte ? » La signification désigne ce qui change dans la réception d'un texte ; elle répond à la question : « Quelle valeur a ce texte ? » Le sens est singulier ; la signification, qui met le sens en relation avec une situation, est variable, ouverte, et peut-être infinie. Lorsque nous lisons un texte, nous relions son sens à notre expérience, nous lui donnons une valeur hors de son contexte d'origine. Le sens est l'objet de l'interprétation du texte ; la signification, de l'application du texte au contexte de sa réception.

Cette distinction du sens et de la signification peut avoir l'air d'une dernière ruse conservatrice pour sauver l'intention d'auteur (le sens), tout en concédant aux libéraux la liberté d'utiliser les textes à leur gré (la signification). Toutefois, on doit pouvoir s'accorder pour juger que l'évaluation d'un poème qui se fonde sur un contresens n'est pas une évaluation de ce poème-ci, mais d'un autre poème :

« Comprendre un poème - disait Eliot -, cela revient au même que de l'aimer pour les bonnes raisons. […] Aimer un poème sur la base d'un contresens sur ce qu'il est, c'est aimer une simple projection de notre esprit. […] nous n'aimons pas pleinement un poème si nous ne le comprenons pas ; et d'autre part, il est également vrai que nous ne comprenons pas pleinement un poème si nous ne l'aimons pas. »

La distinction du sens et de la signification, de l'interprétation et de l'application, supprime la contradiction entre la thèse intentionnaliste et la survivance des œuvres. Une satire qui ne nous dirait plus rien, pour laquelle il n'y aurait plus aucun rapport entre son contexte d'origine et le nôtre, n'aurait pas de signification pour nous, mais elle n'en conserverait pas moins son sens et sa signification originels. Les grandes œuvres sont inépuisables ; chaque génération les comprend à sa manière : cela veut dire que les lecteurs y trouvent de quoi éclairer un aspect de leur expérience. Mais si une œuvre est inépuisable, cela ne veut pas dire qu'elle n'ait pas de sens originel, ni que l'intention de l'auteur ne soit pas le critère de ce sens originel. Ce qui est inépuisable, c'est sa signification, sa pertinence hors de son contexte d'apparition.

La plupart des conflits d'interprétation ont l'air de porter sur l'intention d'auteur, notion qui leur donne une allure dramatique. En fait, l'existence du sens originel est très rarement remise en question de façon explicite, mais certains commentateurs (les philologues) mettent plutôt l'accent sur le sens originel, les autres (les critiques, les allégoristes) sur la signification actuelle. Personne, ou presque, ne préfère expressément un sens anachronique au sens originel, ni ne rejette en connaissance de cause une information qui éclairerait le sens originel. Implicitement, tous les commentateurs (ou presque tous) admettent l'existence d'un sens originel, mais tous ne sont pas prêts au même effort pour l'élucider. Dans l'enseignement, la contradiction entre l'intérêt pour le sens originel des textes et le souci de leur pertinence pour la formation des hommes d'aujourd'hui est une donnée inéluctable. Le professeur peut insister sur le temps de l'auteur ou sur notre temps, sur l'autre ou sur le même, partir de l'autre pour rejoindre le même, ou inversement, mais, sans ces deux foyers, l'enseignement n'est sans doute pas complet.

Dans la querelle entre Barthes et Picard, on se serait trouvé, suivant Hirsch, dans un cas extrême où l'un (Barthes) aurait nié tout intérêt pour le sens originel du texte de Racine, tandis que l'autre (Picard) aurait refusé de faire la moindre différence non seulement entre sens originel et signification actuelle, mais même entre sens originel et signification originelle (« l'intention claire et lucide »). Il me semble au contraire que même ce dialogue de sourds, qui atteste la division des études littéraires entre partisans du sens originel et adeptes de la signification actuelle, confirme que l'existence d'un sens originel reste un présupposé à peu près consensuel.

Soit l'exemple le plus connu de cette polémique. Barthes disait de Néron dans Britannicus : « Ce que cet étouffé recherche frénétiquement, comme un noyé l'air, c'est la respiration. » À l'appui de cette affirmation, il citait cette réplique de Néron à Junie :

Si […]

Je ne vais quelquefois respirer à vos pieds (II, 3).

Picard lui reprocha son ignorance de la langue du xviie siècle et corrigea son contresens sur un mot de l'époque : « respirer signifie ici se détendre, avoir quelque répit […]. La coloration pneumatique (dirait M. Barthes) a entièrement disparu ». Et de conseiller à Barthes de consulter les lexiques et les dictionnaires. Mais Barthes n'eut qu'à s'en prendre à cette banalisation de l'image : « On exige de ne reconnaître en elle qu'un cliché d'époque (il ne faut sentir aucune respiration dans respirer, puisque respirer veut dire au xviie siècle se détendre). » Il reconnaît le sens originel (en l'occurrence figuré, et toujours actuel) de respirer (« se détendre ») : le problème n'est donc pas celui de la préférence d'un sens anachronique au sens originel, mais celui de la rémanence du sens propre derrière le sens figuré (« la coloration pneumatique »), et donc de sa contribution à la signification originelle. Le conflit oppose deux préférences, l'une pour le sens originel, l'autre pour la signification actuelle, mais Barthes ne nie pas que le texte ait un sens originel, même si ce dernier n'est pas son souci principal.

Intention n'est pas préméditation

Un auteur, dit-on, n'a pas pu vouloir dire toutes les significations que les lecteurs attribuent aux détails de son texte. Quel est donc le statut intentionnel des significations implicites d'un texte ? Un texte, suivant le New Critic américain William Empson (1930), est une entité complexe de significations simultanées. L'auteur peut-il avoir eu l'intention de toutes les significations et implications que nous voyons dans le texte, même s'il n'y avait pas pensé en l'écrivant ? L'argument paraît définitif. Il est en fait très fragile, et nombreux sont les philosophes du langage qui identifient tout simplement intention de l'auteur et sens des mots.

Selon John Austin (1962), toute énonciation engage un acte illocutoire, comme demander ou répondre, menacer ou promettre, qui transforme les rapports entre les interlocuteurs. Distinguons avec lui l'acte illocutoire principal réalisé par une énonciation et la signification complexe de l'énoncé, résultant des implications et associations multiples de ses détails. Interpréter un texte littéraire, c'est d'abord identifier l'acte illocutoire principal accompli par l'auteur lorsqu'il a écrit le texte (par exemple son appartenance générique : est-ce une supplique ? une élégie ?). Or les actes illocutoires sont intentionnels. Interpréter un texte, c'est donc retrouver les intentions de son auteur. Mais la reconnaissance de l'acte illocutoire principal accompli par un texte reste très générale et insuffisante, et ne constitue jamais que le début de l'interprétation. Nombreuses sont les implications et associations de détail qui ne contredisent pas l'intention principale : elles ne sont pas intentionnelles au sens de préméditées. Toutefois, ce n'est pas parce que l'auteur n'y a pas pensé que ce n'est pas ce qu'il voulait dire. La signification réalisée est intentionnelle dans son entier, puisqu'elle accompagne un acte illocutoire qui est intentionnel.

L'intention d'auteur ne se réduit donc pas à un projet ni à une préméditation intégralement consciente (« l'intention claire et lucide » de Picard). Il existe de nombreuses activités intentionnelles qui ne sont ni préméditées ni conscientes. Écrire, ce n'est pas jouer aux échecs, activité où tous les mouvements sont calculés ; c'est plutôt jouer au tennis, sport où le détail des mouvements est imprévisible, mais où l'intention principale n'en est pas moins ferme : renvoyer la balle de l'autre côté du filet de la manière qui rendra le plus difficile à l'adversaire de la renvoyer à son tour. L'intention d'auteur n'implique pas une conscience de tous les détails que l'écriture accomplit, ni ne constitue un événement séparé qui précéderait ou accompagnerait la performance. Avoir l'intention de faire quelque chose - renvoyer la balle de l'autre côté du filet ou composer des vers -, ce n'est pas faire avec conscience ni projeter. John Searle comparait l'écriture à la marche à pied : bouger les jambes, soulever les pieds, tendre les muscles, l'ensemble de ces actions n'est pas prémédité, mais elles ne sont pas pour autant sans intention ; nous avons donc l'intention de les faire quand nous marchons ; notre intention de marcher contient l'ensemble des détails que la marche à pied implique. Comme Searle, polémiquant avec Derrida, le rappelait :

« Peu de nos intentions parviennent à la conscience comme intentions. Parler et écrire sont des activités intentionnelles mais le caractère intentionnel des actes illocutoires n'implique pas qu'il y ait des états de conscience séparés de l'écriture et de la parole. »

Autrement dit, la thèse anti-intentionnaliste se fonde sur une conception simpliste de l'intention. « Intenter de dire quelque chose », « vouloir dire quelque chose », « dire quelque chose intentionnellement », ce n'est pas « préméditer de dire quelque chose », « dire quelque chose avec préméditation ». Les détails du poème ne sont pas projetés, non plus que tous les gestes de la marche à pied, et le poète ne pense pas en écrivant aux implications des mots, mais il ne s'ensuit pas que ces détails ne soient pas intentionnels, ni que le poète n'ait pas voulu dire les sens associés aux mots en question.

Proust, lorsqu'il contestait que le moi biographique et social fût au principe de la création esthétique, loin d'éliminer toute intention, substituait à l'intention superficielle et attestée dans la vie une autre intention profonde, dont l'œuvre était un meilleur témoignage que le curriculum vitae, mais l'intention restait au centre. L'intention ne se limite pas à ce qu'un auteur s'est proposé d'écrire - par exemple à une déclaration d'intention -, non plus qu'aux motivations qui ont pu l'inciter à écrire, comme le désir d'acquérir de la gloire, ou l'envie de gagner de l'argent, ni enfin à la cohérence d'une œuvre. L'intention, dans une succession de mots écrits par un auteur, c'est ce qu'il voulait dire par les mots utilisés. L'intention de l'auteur qui a écrit une œuvre est logiquement équivalente à ce qu'il voulait dire par les énoncés qui constituent le texte. Et son projet, ses motivations, la cohérence du texte pour une interprétation donnée sont des indices de cette intention.

Ainsi, pour bien des philosophes contemporains, il n'y a pas lieu de distinguer intention de l'auteur et sens des mots. Ce que nous interprétons quand nous lisons un texte, c'est, indifféremment, le sens des mots et l'intention de l'auteur. Mais cela n'implique pas de revenir à l'homme et l'œuvre, puisque l'intention n'est pas le dessein, mais le sens intenté.

La présomption d'intentionnalité

Grâce aux distinctions entre sens et signification, entre projet et intention, il semble qu'on ait levé les deux obstacles les plus sérieux au maintien de l'intention comme critère de l'interprétation : l'interprétation a pour objet le sens, non la signification ; l'intention, non le projet. L'intention d'auteur n'est pas la seule norme possible pour la lecture des textes (la tradition allégorique y a longtemps substitué l'exigence d'une signification présentement acceptable), et il n'est pas de lecture littéraire qui n'actualise aussi la signification d'une œuvre, qui ne s'approprie l'œuvre, voire la trahisse de manière féconde (le propre d'une œuvre littéraire est de signifier hors de son contexte initial).

Intentionnalisme et anti-intentionnalisme extrêmes rencontrent des impasses. Notre conception du sens d'une œuvre créée par l'homme diffère de notre conception du sens d'un texte produit par le hasard. C'est un poncif auquel Proust, après bien d'autres, a songé :

« Mettez devant un piano pendant six mois quelqu'un qui ne connaît ni Wagner, ni Beethoven et laissez-le essayer sur les touches toutes les combinaisons de notes que le hasard lui fournira, jamais de ce tapotage ne naîtront le thème du Printemps de la Walkyrie, ou la phrase prémendelssohnienne (ou plutôt infiniment surmendelssohnienne) du XVe quatuor. »

L'appel au texte contre l'intention d'auteur revient en fait le plus souvent à invoquer un critère de cohérence et de complexité immanentes que seule l'hypothèse d'une intention justifie. On préfère une interprétation à une autre parce qu'elle rend le texte plus cohérent et plus complexe. Une interprétation est une hypothèse dont nous mettons à l'épreuve la capacité de rendre compte d'un maximum d'éléments du texte. Or, que vaut le critère de cohérence et de complexité si on suppose que le poème est le produit du hasard ? Le recours à la cohérence ou à la complexité en faveur d'une interprétation n'a de sens qu'en référence à l'intention probable de l'auteur.

Cohérence et complexité ne sont des critères de l'interprétation d'un texte qu'en tant qu'elles présupposent une intention d'auteur. Si cela n'est pas le cas, comme dans les textes produits par le hasard, cohérence et complexité ne sont pas des critères de l'interprétation. Toute interprétation est une assertion sur une intention, et si l'intention d'auteur est niée, une autre intention prend sa place, comme dans le Don Quichotte de Pierre Ménard. Extraire une œuvre de son contexte littéraire et historique, c'est lui donner une autre intention (un autre auteur : le lecteur), c'est en faire une autre œuvre, et ce n'est donc plus la même œuvre que nous interprétons. En revanche, quand on fait appel aux règles linguistiques, au contexte historique ainsi qu'à la cohérence et à la complexité pour comparer des interprétations, on fait appel à l'intention, dont ce sont de meilleurs indices que les déclarations d'intention.

Ainsi, la présomption d'intentionnalité reste au principe des études littéraires, même chez les anti-intentionnalistes les plus extrêmes, mais la thèse anti-intentionnelle, même si elle est illusoire, met légitimement en garde contre les excès de la contextualisation historique et biographique. La responsabilité critique vis-à-vis du sens de l'auteur, surtout si ce sens n'est pas de ceux vers lesquels nous inclinons, dépend d'un principe éthique de respect de l'autre.


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