Colloques en ligne

Les genres littéraires, les genres cinématographiques et leurs émotions

Actes du colloque des 26 et 27 septembre 2014 organisé à l’université de Paris 3, par Mathilde Bernard et Lorraine Dumenil, dans le cadre du projet ANR-EMCO, « Les Pouvoirs de l’art »

  

Le colloque « Les genres littéraires, les genres cinématographiques et leurs émotions », dont Fabula accueille les actes, s’est tenu à Paris, les 27 et 27 septembre 2014, dans le cadre du projet ANR-EMCO Les Pouvoirs de l’art, porté par Carole Talon-Hugon. Ce projet offrait la possibilité à des chercheurs en philosophie, littérature, histoire ou histoire des arts, de France, Suisse, Belgique ou des États-Unis  de penser ensemble le rôle des émotions dans la création artistique et la façon dont cette dernière influait en retour sur la conception et la nature même de ces émotions.

Il nous a semblé intéressant, dans cette optique, de nous interroger sur les rapports entre émotions et genres (genres littéraires, genres cinématographiques). Les émotions esthétiques, réputées rétives aux codifications et aux systèmes, semblent en effet être les grandes absentes des multiples systèmes de classement générique inventés par la théorie littéraire, qui ressortissent à des logiques historiques, formelles ou encore énonciatives. On sait que le genre littéraire a été historiquement lié à l'énonciation et que les premiers classements génériques, chez Platon et Aristote, se sont faits en fonction des modalités d'énonciation. À cela s'est rapidement ajouté ce que Jean-Marie Schaeffer appelle, dans son petit ouvrage consacré au sujet[1], des « traits de contenu », ainsi que diverses contraintes formelles et pragmatiques. Et pourtant, dans l’horizon d’attente des lecteurs et des spectateurs comme à la source des œuvres, se trouve la question des émotions.

De l’admiration provoquée par les héros homériques à la peur suscitée par l’atmosphère des nouvelles de Poe, ou encore au dégoût inspiré par certains personnages céliniens, les émotions les plus variées sont créées par la littérature. La diversité artistique au cinéma naît aussi largement de la recherche effectuée sur les affects touchés par le scénario et la réalisation. L’épique emporte le cœur et l’âme, tandis que le comique les libère et les apaise. Le classicisme répond au besoin d’équilibre des humeurs et le romantisme exalte un déséquilibre existentiel. Qui fait rire et frémir dérange, et si l’on range aisément Racine dans la catégorie tragique, Corneille et son Illusion comique est autrement plus problématique. Selon les âges, une hiérarchie des genres s’est établie, de façon pas toujours avouée, en fonction de l’émotion qu’ils faisaient naître. Aujourd’hui encore le théâtre de boulevard est déconsidéré – son seul but est de provoquer le rire –, les comédies romantiques sont souvent regardées avec condescendance – elles ne font qu’exalter le sentiment amoureux – et la littérature pornographique est honteuse.

Partant du postulat que les émotions esthétiques étaient un refoulé des constructions génériques, nous nous sommes demandé si l'émotion pouvait caractériser un genre et s’il était possible que les approches structurales, sémiologiques et intertextuelles dominantes, telles que nous les connaissons, ne puissent à elles seules totalement rendre compte des genres. L’émotion est-elle un simple « trait de contenu » ou induit-elle des contraintes formelles spécifiques, voire entre-t-elle parfois en jeu dans la visée illocutoire et perlocutoire de l'acte artistique, au point de définir une contrainte constituante d'une œuvre ? Le changement d'émotion mobilisée dans une œuvre n'influerait-il pas radicalement sur sa qualification générique ? On s’est ainsi demandé s'il n’était pas possible de mettre en rapport le constat qu'il est actuellement de plus en plus difficile, en raison des phénomènes de croisement et de déplacement intergénériques, de classer les œuvres en genres, avec une importance nouvelle donnée aux émotions dans la production et la réception des œuvres. L’hybridité et les transgressions génériques présumées caractéristiques de la modernité sont-elles créatrices d’émotions nouvelles, mélangées, alternées, ou purement esthétiques ? 

Afin de déployer ces interrogations, nous avons choisi de présenter les articles autour de trois grands ensembles : « À chaque genre son émotion », « D’un genre littéraire à l’autre. Adaptations », « L’émotion au cinéma, la transmédialité et les nouveaux médias ».

Dans la section intitulée « À chaque genre son émotion », nous avons cherché à appréhender en quoi les émotions faisaient pleinement partie des catégories mobilisées dans les définitions génériques des différentes œuvres. Ces réflexions sont traversées par la question du bon goût, et de l’universalité du rapport à l’art et même de l’éthique. Existe-t-il, selon les époques, des œuvres de « mauvais genre », faisant naître des émotions, des sentiments, des sensations que l’on pourrait qualifier de « déplacées » ? Pourquoi les déplacements génériques (une comédie édifiée sur un sujet habituellement traité dans les tragédies) peuvent-ils nous troubler ? Sylvain Louet s’est ainsi interrogé sur la place de la pitié dans le mélodrame hollywoodien, pensant l’éthique du care dans une tension entre genre masculin et féminin, entre émotion-moyen éprouvée par le care giver et feeling transmis au spectateur. C’est pour sa part au genre du romantisme frénétique que s’est intéressée Émilie Pezard, qui réfléchit au lien entre ces œuvres de la première moitié du xixsiècle (Bertram, Melmoth, Les Albigeois de Maturin, Han d’Islande de Victor Hugo) et le « goût de l’atroce », suscitant une critique fondée en leur temps sur le constat d’une décadence de la sensibilité. Les questionnements génériques et d’histoire littéraire s’accompagnent donc, on le voit, d’une pensée éthique et esthétique.

Dans la section « D’un genre littéraire à l’autre. Adaptations », nous avons veillé à mettre en valeur le rôle déterminant des émotions dans les phénomènes de transgénéricité et de polygénéricité. Nicolas Aude a analysé la sémiotique de la honte dans les rituels de confession pénitente chez Ann Radcliffe et Fédor Dostoïevski, étudiant une configuration énonciative issue d’un double modèle, pastoral et judiciaire. Il étudie ainsi les rapports d’intertextualité polémiques entre œuvres de fiction et œuvres autobiographiques. Noémie Christen nous a plongés dans l’univers barthésien et le rapport de l’écrivain aux larmes. La mort de la mère de Roland Barthes constitue dans l’œuvre de ce dernier un tournant, qui le fait passer de la pathophobie à la théorisation de la vertu des larmes, indissociable d’un intérêt nouveau pour l’icône et la photographie. Sophie Milquet, enfin, nous intéresse aux récits de Raymond Courvoisier relatifs à son expérience au sein du Comité International de la Croix-Rouge (puis de l’Organisation des Nations Unies). Ces ouvrages, relevant de genres distincts, permettent d’examiner les variations génériques dans l’écriture de la souffrance de l’autre, chez un même auteur et de penser une poétique de la compassion. 

La dernière section permet quant à elle d’approcher la question du passage d’un média à l’autre et s'intéresse plus particulièrement aux phénomènes de transgénéricité au cinéma. Elle ouvre in fine à l’exploration d’un nouveau média, le jeu vidéo. Lise Forment offre une réflexion sur l’adaptation de L’Astrée d’Honoré d’Urfé au cinéma, par Éric Rohmer. Ce dernier accorderait une primauté à l’enjouement sur la mélancolie, marquant ainsi la « discordance inévitable entre deux arts, deux genres et deux époques ». C’est au seul cinéma que s’intéresse pour sa part Benjamin Flores qui, dans son travail sur le cinéma néoclassique réfléchit à la transmission des émotions à travers la reprise des genres, induisant la question de l’existence d’une émotion de la disparition, face à un genre qui a évolué. Éric Gatefin pense quant à lui les dissonances au sein-même du thriller, défini essentiellement par les effets qu’il est censé produire et partageant sa définition avec d’autres genres aux contours non moins flous. C’est tout particulièrement l’œuvre de Brian de Palma et les sentiments mêlés qu’elle suscite, qui fait l’objet de l’article. Stello Bonhomme livre pour finir les résultats de recherches sur la place des émotions dans le jeu vidéo, ce dernier média mettant en jeu de nombreuses émotions, à l’origine du jeu, comme impulse, ou tout au cours de l’action, démultipliant la nature et la force de ces émotions.

Ces contributions, centrées autour de la question des émotions qui nous a réunis pour ce colloque, sont volontairement disparates. Nous espérons ainsi contribuer à élargir le champ de réflexion – certes déjà très vaste – sur les émotions en ouvrant une petite fenêtre sur la richesse d’une approche qui prenne en compte le caractère malléable des émotions en fonction du média et du genre qui les portent et les transmettent, à quelque époque que ce soit. L’apparition de nouveaux médias aujourd’hui promet, nous l’espérons, une réflexion fructueuse sur la nature des émotions et la construction des genres, dans les années à venir.

 

Mathilde Bernard et Lorraine Dumenil

 



[1]           Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Seuil, 1989.

 

Textes réunis par Mathilde Bernard et Lorraine Dusmenil