Colloques en ligne

Maurice Scève, Délie, Object de plus haulte vertu

 

Le lecteur au labyrinthe. Comment lire Maurice Scève ?

Nathalie Dauvois. Université Sorbonne Nouvelle et Jean Vignes. Université Paris Diderot

 

Ce qui n’a pas peu contribué à forger la légende d’un Scève docteur noir, c’est la fameuse obscurité de ses vers. Là encore, nous voulons dès l’abord en rabattre[1].

 

 

 

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La Perrière, Le Théâtre des bons Engins, 1544, E8v°.

 

[Source : http://www.emblems.arts.gla.ac.uk/french/emblem.php?id=FLPa035.]

 

Il n'est pas de texte à la fois plus banal dans son propos (même si un recueil pétrarquiste entièrement consacré à une seule femme est une absolue nouveauté en français à Lyon en 1544) et plus déconcertant dans sa forme et sa démarche que Delie, object de plus haute vertu, de Maurice Scève. Le programme de l'agrégation de Lettres de cette année a été l'occasion pour quelques spécialistes de poésie de revenir à ce recueil et de repenser la question même de son interprétation.

Organisée conjointement par les groupes de recherche de l’EA 174 (Sorbonne nouvelle) et du CERILAC (Paris Diderot), la journée du 16 novembre 2012 consacrée à Delie a été l’occasion de revenir, après quelques grands noms de la critique (Verdun-Louis Saulnier, Hans Staub, Pascal Quignard, Jacqueline Risset, Georges Poulet, etc.) et dans la lignée d’un travail d’équipe inauguré il y a quelque vingt-cinq ans par Françoise Charpentier, éditrice du texte en Poésie/Gallimard, sur un recueil aussi beau que déconcertant. Plus précisément, il s’est agi de nous interroger collectivement sur les possibilités et modalités de son interprétation pour un lecteur d’aujourd’hui. A tort ou à raison, Maurice Scève a longtemps été considéré comme une sorte de Mallarmé du XVIe siècle, en raison des évidentes difficultés de lecture que présente Delie ; mais on peut aussi – et d’autres l’ont fait avant nous – apprécier dans son œuvre (au moins dans nombre de dizains[2]) une forme de simplicité familière voire de transparence toute marotique[3]. Il faut donc, d’une part, tenter de penser de façon nuancée cette obscurité, d’autre part, l’appréhender avec toute la modestie requise en admettant que tout ne peut être parfaitement éclairci, enfin et surtout se garder d’en faire un épouvantail !

 

Lueurs et obscurités scéviennes

L’ensemble des contributions ici rassemblées invite à aborder cette question en nous délivrant des préjugés qui lui sont souvent associés, en nous donnant aussi quelques clés.

Même si les contemporains de Scève ont été les premiers à souligner la difficulté de Delie, celle-ci provient d’abord pour nous, comme pour tout texte du XVIe siècle, de la distance temporelle : le lexique de Scève n’est pas le nôtre et seuls les dictionnaires de l’époque peuvent nous donner la clé de certains vers, plus obscurs pour nous que pour un lecteur du temps, comme le rappelle ici même François Lecercle à propos des termes « outrer » ou « marcher ». L’univers de références intertextuelles, poétiques, philosophiques, picturales, etc. d’un intellectuel lyonnais de la première moitié du XVIe siècle, féru d’italien et de latin, au fait des dernières éditions de son temps, est fort loin du nôtre. Lire Scève à la lumière de l’entreprise contemporaine de Dolet en prose, se souvenir que Scève est aussi un traducteur, c’est aussi mieux comprendre son entreprise d’illustration de la langue, qu’on ne saurait dissocier de ses choix typographiques et iconographiques, comme le suggère Elsa Kammerer. Il faut donc d’abord contextualiser, dans la mesure du possible, même si cela ne suffit pas à tout expliquer.

Par ailleurs, tout texte difficile n’est pas nécessairement crypté, ne recèle pas une vérité cachée d’ordre mystique, hermétique, cabalistique, comme Paul Ardouin voulut naguère nous le faire croire. Le régime du texte de Scève n’est pas celui de l’allégorie[4]. Il semble donc qu’il faille, s’agissant de ce texte, renoncer à l’idée qu’il existe une clé, un modèle qui permette de tout comprendre. Nombre de critiques ont voulu trouver la fève au gâteau et à partir des éléments textuels qui leur semblaient pouvoir être référés à un type d’intertexte (celui de la poésie évangélique d’une Marguerite de Navarre, celui de la poésie mariale, celui de la philosophie d’un Nicolas de Cuse) tirer un fil interprétatif éclairant l’ensemble du recueil. Les contributions ici réunies font à ce propos une série de suggestions qui sont autant d’orientations de méthode.

En premier lieu, les intertextes sont toujours multiples, Scève s’applique à les confronter, sans faire triompher l’un sur les autres, sans reprendre la totalité d’un système (il ne reprend par exemple à Pétrarque le motif des Triomphes que pour en inverser le sens), en aiguisant au contraire les tensions, en en multipliant les occasions, par le recours à une intertextualité particulièrement riche.

Aucune interprétation ne doit donc se fonder sur le prélèvement d’expressions, de formules, d’éléments décontextualisés. Il faut, autant que possible, tenir et rendre compte de l’ensemble du texte à partir d’un relevé complet, selon la démarche adoptée ici par exemple par Xavier Bonnier.

Il est enfin essentiel de distinguer et d’articuler, comme l’illustre Michèle Clément à propos du christianisme, ce que le texte dit de tel ou tel sujet et ce qu’il en fait dans le cadre de son discours amoureux : en l’occurrence distinguer la présence littérale de références bibliques, philosophiques ou historiques et leur usage. Scève tient bien un discours sur la politique et l’histoire contemporaines, mais il ne tient pas de discours religieux. De même, il use d’un vocabulaire philosophique ou physiologique dans la seule mesure où il peut le faire servir à son discours amoureux, d’où le privilège et la présence plus forte d’un discours néoplatonicien plus adapté à ce sujet, discours dont le texte se sert, mais au service duquel il ne se met pas.

Chacune des contributions peut donc se lire comme une leçon de lecture, nous invitant à chercher le sens des mots et à replacer chaque texte à la fois dans son contexte immédiat et dans le contexte plus large d’émergence de l’œuvre, comme le font Elsa Kammerer à propos des imprimeurs, Pierre Martin à propos des emblèmes, ou François Lecercle en évoquant le goût des énigmes à Lyon, de cette sorte de devinettes, où le jeu consiste à dissimuler sous une apparence compliquée un sens souvent très simple et pas du tout à crypter une vérité profonde, sacrée, etc. Expliquer un dizain, on le verra dans ces pages, suppose, presque toujours, au moins la prise en compte attentive des pièces qui l’entourent, la sensibilité aux effets d’échos qu’il suscite, enfin la référence à un intertexte aussi large que possible.

 

Une poétique du déconcertement[5]

Une fois élucidées les difficultés qui tiennent à un vocabulaire, un contexte, un intertexte qui ne nous sont plus familiers, le texte reste au demeurant encore souvent déconcertant. Il semble même fait, conçu, écrit et disposé pour déconcerter son lecteur. Scève s’appliquerait dans Delie, selon François Lecercle, à mettre ce qu’il appelle une poétique de l’hétérogène et de la contradiction au service d’une « mimétique du chaos » : le texte égare son lecteur, sème des indices pour mieux le perdre, mais le conduit par là-même, d’erreurs en élucidations, de lueurs entraperçues en obscurité renouvelée, à se retrouver à son tour dans la situation de l’amant, perdant tous ses repères face à Délie.

Thomas Hunkeler en nous incitant à relire Scève à la suite de Beckett nous amène lui aussi à concevoir l’obscurité scévienne comme mimétique de l’état même dans lequel l’amour plonge le sujet, et à voir dans le langage poétique de Delie à la fois une « langue-geste », susceptible de faire ressentir au lecteur le dilemme et la passion de l’amant, et une « langue-signe », hérissée parfois de difficultés qui obligent le lecteur à chercher au-delà. La figure de l’épanorthose illustrerait cette démarche d’ensemble du recueil, qui invite à poursuivre la quête. Scève mettrait en place de manière particulièrement concertée et stratégique une poétique de l’intériorité, du celer et du découvrir, dans les indices lexicaux qu’il sème à ce propos selon les analyses d’Emmanuel Buron, dans la patiente enquête « psychérologique » que suit Xavier Bonnier, mais aussi dans le dédoublement des images et du texte, comme Pierre Martin le montre en étudiant en regard les pièces liminaires, qui offrent un véritable programme de lecture : du portrait et de ses initiales M. S. (Maurice Scève et Mucius Scevola) à la main sur la flamme qui désigne clairement le processus du « Souffrir non souffrir », les morts renouvelées « en moi » que figurent les devises-emblèmes. Les choix lexicaux de Scève dans Délie, comme l’illustre Jean-Charles Monferran à partir d’une étude précise d’un certain nombre de cas, ne participent pas non plus seulement d’une illustration de la langue française et d’une poétique de la densité et de l’« emphase » épigrammatique mais, par là-même, d’une invitation faite au lecteur à accorder leur pleine valeur aux mots.

Scève voulait, selon Saulnier, empêcher son lecteur de lire trop vite. Chaque péripétie, chaque obstacle rencontré sur le chemin du sens donne en effet à penser, invitant le lecteur à aller plus loin dans la compréhension de ces deux expériences, singulières et indissociables, que sont ici l’amour et la poésie.



[1] V.-L. Saulnier, Le Prince de la Renaissance lyonnaise, initiateur de la Pléiade, t. I : Maurice Scève, italianisant, humaniste et poète (ca 1500-1560) : les milieux, la carrière, la destinée, Paris, Klincksieck, 1948, p. 141-142.

[2] Pour ne citer que quelques exemples, voir D. 5, 7, 17, 18, 101, 103, 109, 221, 239, 241, 316, etc.

[3] On peut émettre l’hypothèse que Scève a fait du Marot avant de faire du Scève, et qu’une part des dizains de Delie témoigne de cette première manière. L’étude des dizains mis en musique publiés avant Delie va dans le sens d’une telle hypothèse. Voir Edwin M. Duval, « From the chanson parisienne to Scève’s French canzoniere : Lyric Form and Logical Structure of the Dizain », in Jerry C. Nash (éd.), A Scève Celebration, Saratoga, Anma Libri, 1994, p. 71-85. Voir aussi sur cette question de la simplicité, Michèle Clément, introduction du volume Atlande consacré à Scève, Maurice Scève, « Délie », Neuilly, 2012, p.11-13.

[4] Voir les réflexions de Dorane Fenoaltea dans « La réception de la Délie et la question de l’obscurité », in Gérard Defaux (dir.), Lyon et l’illustration de la langue française à la Renaissance, Lyon, ENS éd., 2003, p. 241 ; elle cite les analyses de Terence Cave qui montre comment on passe à la Renaissance « du lecteur consommateur de sens (lecture allégorique) au lecteur créateur de sens (critique littéraire) ». (« The Mimesis of Reading in the Renaissance », in John D. Lyons et Stephen G. Nichols, Jr. (éd.), Mimesis : From Mirror to Method, Hanover et Londres, University Press of New England, 1982, p. 161-162). Voir aussi sur ce point les analyses de V.-L. Saulnier,  « Le Cortegiano (1528) développe le los de l’“acutezza recondita”, par le souci de forcer le lecteur à être attentif, celui de l’originalité (“avendo inanzi agli occhi le strade battute, cerchiamo andar per diverticuli”), celui de ne pas être compris de n’importe qui. […] Mais nous ne croyons pas devoir rattacher pareille apologie de l’obscurité (comme fait Parturier, p. xxiv) à la tradition médiévale d’interprétation symbolique, celle du Timée de Chalcidius, selon laquelle les écrits des poètes anciens dissimuleraient les plus profonds secrets de la nature. La notion de l’obscurité n’est pas la même. Un texte comme la IVe Églogue est parfaitement intelligible au vulgaire : il lira des vœux au fils de Pollion ; le savant lira l’annonce du Christ. Texte clair, doublé d’un sens chiffré. […] Le texte de Scève, au contraire, se propose de n’être pas immédiatement intelligible : il n’offre pas deux sens, l’un clair et l’autre obscur mais un seul à déchiffrer avec soin. Et d’autre part la réalité “cachée” n’a rien d’un secret de nature. Intention de philosophe ou de mage, decelée prétendument chez les anciens, dans le premier cas, intention simple d’artiste, dans le second. » (Le Prince de la Renaissance lyonnaise, op. cit., note 56 du chapitre VII).

[5] Pour reprendre ici encore une expression de V.-L. Saulnier.

Textes réunis par Nathalie Dauvois et Jean Vignes