Colloques en ligne

Guy Achard-Bayle

Nommer et décrire au XVIe siècle : référence et catégorisations, entre savoir et fiction

1Il ne fait pour ainsi dire plus de doute, du point de vue des sciences du langage, qu'aucune différence linguistique ou discursive majeure ne distingue récit factuel et récit fictionnel, et, au-delà, la langue littéraire et le langage ordinaire ; ici et là, on trouve, notamment, du style indirect libre – que les linguistes ont rebaptisé discours indirect libre –, comme on y trouve des métaphores, qui, telles que les ont étudiées George Lakoff et Mark Johnson (1985), sont aussi des formes ou les modes ordinaires de représentation, et de compréhension, de l'expérience quotidienne.

2Dans le même ordre d'idées, c'est-à-dire dans le même champ de recherches (la linguistique cognitive), Mark Turner (1996) avance que notre esprit est "littéraire", ce qui signifie configuré de telle sorte par notre histoire (celle de l'humanité), que, le plus "naturellement" du monde, nous rendons compte du réel de manière littéraire ; ou encore narrative. Les assimilations métaphoriques relèvent bien de la première manière, si l'on considère par là les "déviances catégorielles" qu'elles instaurent (Georges Kleiber, 1999) ; mais on a moins prêté attention à l'autre manière, la manière dont, en termes narratifs, s'opèrent les saisies spatio-temporelles d'objets au travers des processus qui leur sont associés ; voici l'exemple qu'en donne M. Turner (op. cit. : 48, dans une section intitulée Changes are Spatial Movements) :

[…] In “The building has fallen into disrepair”, a spatial story of falling is projected onto the rather different spatial story of roof tiles breaking, paint chipping, and windows cracking.

3Ceci dit, et pour revenir à notre propos initial, ce qui opposerait alors langage ordinaire et langue littéraire relèverait de ce qu'Isabelle Lachance (1999 : 2, version imprimée) appelle, en termes de "pragmatique de la fiction", les "implications contextuelles" :

Les textes narratifs peuvent être partagés en deux catégories : récits fictifs et récits non fictifs, que la stylistique a tenté de distinguer sur une base linguistique en posant qu'il y aurait une différence entre le langage de la fiction et celui du discours ordinaire. Or, la particularité que la stylistique reconnaissait au discours de fiction était celle de faire exister des objets (voire des mondes) qui n'existent pas dans l'univers perceptible du récepteur du message. Mais n'est-ce pas là le propre même du langage ? Il nous faut donc aller chercher ailleurs la particularité du discours fictif. Les plus récents travaux en pragmatique de la fiction établissent que dans le discours fictif, comme dans la métaphore qui intervient dans le discours ordinaire, l'intention du locuteur n'est pas de communiquer la proposition littéralement exprimée par l'énoncé, mais plutôt de transmettre certaines implications contextuelles de cet énoncé.

4En d'autres termes, la ligne de démarcation suivrait ce pacte de vérité ou plutôt de véridiction qui engagerait, ou non, le locuteur :

[…] le producteur d'un récit non fictif s'engage sur la vérité de son énoncé, ce que ne fait pas l'auteur d'une fiction. Donc, si le producteur d'un récit non fictif affirme qu'il produit un énoncé vrai tout en énonçant des faussetés, nous ne pouvons pas placer son discours sous le couvert de la fiction, mais convenir qu'il s'agit d'un mensonge. (ibid.)

5Notre propos, bien que portant aussi et surtout sur des cosmographies (et une topographie) du XVIe siècle, sera différent de celui d'I. Lachance : il ne concernera pas, pragmatiquement parlant, la véridiction, ou le mensonge. Notre proposition ne sera donc pas de mettre, comme le fait le même auteur, par exemple Thevet et ses récits ou descriptions cosmographiques face à Rabelais (pour ses Quart et Cinquième Livres) ; nous nous attacherons surtout à des récits ou à des "textes référentiels", ce qui veut dire, si l'on suit toujours le même auteur (art. cité : 3), "non fictionnels".

6Plutôt donc que d'opposer le réel à l'imaginaire, ou encore la géographie de lieux attestés (fussent-ils de nouveaux mondes) à des utopies, notre objectif, ici, sera de rassembler, dans une même perspective d'analyse sémantique (référentielle et catégorielle), une topo- et des cosmographies1. Ces textes décrivent soit (cosmographie de Léry, 1578) le nouveau, soit (topographie de Quiqueran, 1551) le connu ; ou le supposé connu, comme cette Provence que Quiqueran dit vouloir "délivr[er] d'un oubli qu'elle ne mérite pas" (éd. citée : 30).

7Mais on peut, on doit aussi, s'interroger sur la distinction entre topos et cosmos : écrire sur le monde référentiel, et le décrire notamment par les entités qui le peuplent, n'est-ce pas, en effet, vouloir porter à la connaissance d'autrui ? Ainsi, suivre l'enjeu de telles descriptions nous déplacerait du champ – et du problème – de la réalité ou de la vérité (vs de la fiction), à ceux de la catégorisation et de ses modes ou procédures.

8Comme on l'a déjà dit à propos de la métaphore, et de la déviance catégorielle qu'elle instaure, et comme on l'a montré plus généralement en sémantique des expressions référentielles (Michel Charolles, 2002), les voies de la référence, c'est-à-dire d'accès aux entités du monde, ne sont pas toujours, ou même souvent, directes, ou transparentes :

La relation entre concepts et lexèmes n'est […] ni biunivoque ni simple [p. e. le mot cheminée], ce qui ne manque pas d'avoir certaines conséquences lorsqu'il s'agit de référer à une entité particulière.

Leur lexique [des langues] ne fait jamais que refléter les flottements dans la manière que ceux qui parlent [ces langues] appréhendent et expérimentent culturellement et historiquement le monde dans lequel ils vivent. Au regard des gains intellectuels que nous pouvons retirer de l'apprentissage d'une langue, ces discordances sont probablement négligeables et, surtout, les langues offrent toutes sortes de moyens pour en corriger les effets […] termes spécialisés : âtre, conduit… [ou] "enclosures" : espèce/sorte/genre de… […]

Lorsqu'on examine ces conduites, on a tôt fait de constater qu'un grand nombre d'expressions référentielles comportent des N [noms] qui dénotent des concepts dont les conditions de satisfaction ne sont pas définissables sur la base de caractéristiques extralinguistiques parfaitement claires et unanimement partagées. Même avec les espèces naturelles qui se prêtent pourtant bien à la classification, une multitude de cas rentrent difficilement dans les taxinomies habituelles (cf. les baleines, les éponges, les chauve-souris, les tomates, etc.). Avec les artefacts, la situation est encore pire… (Michel Charolles, 2002 : 15-16, chapitre De la Dénotation à la référence, section La catégorisation)

9Parmi les moyens de catégoriser approximativement voire improprement, ou au nombre des expressions référentielles obliques (Gottlob Frege, 1971), on peut ainsi compter la métaphore ; non seulement parce qu'elle exprime "forcément" un point de vue (d'où son opacité), mais aussi parce que, sous couvert de désignation ou, au fil du texte, de rappel du référent, elle décrit ce dernier sous une autre forme, et par là le déforme2.

10Notre propos sera alors de montrer que, quels que soient les cadres génériques ou leur modalité (textes référentiels vs fictionnels, énoncés factuels vs contrefactuels), les procédures de désignation, et par là de (re)catégorisation, introduisent de la fiction dans le discours ; autrement dit produisent une fictionnalisation du discours. Et si les mentalités du XVIe siècle, et les textes qui véhiculent leurs représentations, semblent particulièrement riches de ces procédés, qui opacifient le tracé qui sépare le réel ou l'attesté de l'inconnu, ou l'imaginaire, c'est que bien sûr et sans doute plus que jamais les frontières du monde connu auront été reculées, mais aussi que les modes ou les modèles anciens de la connaissance ont résisté à l'inédit qui surgit des découvertes.

11Dès lors, les voies qui mènent à la saisie – et donc à la compréhension – des mondes nouveaux, et des entités qui les peuplent, sont diverses, et pour certaines hybrides : d'où notre sentiment de confusion – entre réalité et fiction – devant ce qui se révélera être dans notre analyse, et pour une part non négligeable, le résultat d'un travail de mélange, ou de fusion, linguistique.

12Notre corpus est essentiellement constitué, on l'a dit, de récits de voyage en des lieux inconnus (jusqu')au XVIe siècle. Ce siècle, on le sait, est une époque tournante, où le monde ancien bascule dans la modernité (Paul Zumthor, 1993) ; ses Découvertes eurent pour effet une révolution des mentalités (Vitórino Magalhães Godinho, 1990) ; mais il ne reste pas moins en contact avec les précédents et tributaire d'eux. Aussi, et nous le justifierons encore épistémiquement dans la section suivante, nous ne nous interdirons pas quelques excursions, en deçà3, et au-delà.

13Dans le même esprit, qui est de suivre, toujours sur les pas de P. Zumthor, une voie continue qui va du connu au nouveau en termes de découvertes géographiques, mais aussi de l'imaginaire au réel en termes d'histoire littéraire, nous pourrons nous référer au genre de pure fiction qu'est l'utopie. C'est que nos cosmographes se plaisent aussi à saisir des prodiges, qui ne relèvent donc ni du domaine de l'expérience physique (l'empiricité de Michel Foucault, 1966 : passim) ni de celui des croyances quotidiennes (cf. Jean Céard, 1977). Ainsi, des récits de voyage mêlent au document la description d'êtres fabuleux – donc "choses visibles et invisibles" pour citer encore M. Foucault (op. cit. : 54) ; ainsi, l'on retrouve ce mélange, et par là l'on voit se dessiner cette solution de continuité dont nous venons de parler, de La géographie d'Idrîsî (milieu du XIIe siècle), ou du Voyage autour de la terre de Jean de Mandeville (milieu du XVIe siècle), aux Essais de Montaigne consacrés à l'autre monde (« monde enfant » I, XXXI, et « royaume de Mexico » III, VI) :

Il est une autre île qui se nomme Sa'âlî ("les ogresses"). On y trouve des êtres qui ressemblent à des femmes ; les dents leur sortent de la bouche, leurs yeux lancent des éclairs et leurs jambes ont l'apparence du bois brûlé ; ils parlent un langage inintelligible et font la guerre aux monstres marins. Exceptés les organes génitaux, nulle différence ne caractérise les deux sexes, car les hommes n'ont pas de barbe et leurs vêtements consistent en feuilles d'arbres… (Idrîsî, La première géographie de l'Occident, ca. 1150)

[Iles de la mer Océane, océan Indien] Ile nommée Tracorde où il y a des gens tous bestiaux, comme dépourvus de raison. Ils demeurent dans des cavernes… ils ne parlent mais sifflent l'un vers l'autre comme des serpents…

[Ile appelée Nacameran] Tous les hommes et les femmes de cette île ont des têtes de chien et on les appelle Cynocéphales. Ce sont des gens pourvus de raison et d'une bonne intelligence… (Jean de Mandeville, Voyage autour de la terre, ca. 1350)

L'épouvantable magnificence des villes de Cuzco et Mexico, et, entre plusieurs choses pareilles, le jardin de ce roi, où tous les arbres, les fruits et toutes les herbes, selon l'ordre et grandeur qu'ils ont en un jardin, étaient excellemment formés en or ; comme, en son cabinet, tous les animaux qui naissaient en son État et en ses mers ; et la beauté de leurs ouvrages en pierrerie, en plume, en coton, en la peinture, montrent qu'ils ne nous cédaient non plus en l'industrie. (Montaigne, Essais, Livre III, chapitre VI "Des Coches", 1588)

14Inversement, Utopie, modèle du genre, s'annonce comme le récit de voyage d'un "navigateur portugais attaché à la personne d'Americ Vespuce" ; et les descriptions n'y ont, pour la plupart, rien d'exotique :

Les habitants des villes soignent leurs jardins avec passion ; ils y cultivent la vigne, les fruits, les fleurs et toutes sortes de plantes. Ils mettent à cette culture tant de science et de goût, que je n'ai jamais vu ailleurs plus de fertilité et d'abondance réunies à un coup d'œil plus gracieux… (Thomas More, Utopie, Livre II, Des villes d'Utopie et particulièrement de la ville d'Amaurote, ca. 1516)

15Nous voudrions, maintenant, développer ce que nous disions, à la fin de l'introduction et dans la section précédente, des mentalités au XVIe siècle, et des modes et des modèles anciens de la connaissance résistant aux découvertes4.

16Ce qui caractérise notre corpus, et les textes déjà cités, c'est qu'ils participent d'une même histoire des idées occidentales, qu'ils sont tous plus ou moins imprégnés d'une même vision ou conception du monde (d'une physique, d'une géographie ou d'une histoire naturelle) qui doit beaucoup à Aristote et aux Néo-Aristotéliciens : échelle des espèces (scala naturæ), opposition des mondes supra- et sublunaires ; ou encore géo- et ethnocentrismes, comme dans l'exemple suivant, dont nous soulignerons le double et très révélateur système de référence (soi vs autrui) :

Ainsi nous faisons, nous-mêmes, une ligne droite, eux, une ligne oblique, et apparaît alors la figure d'un triangle rectangle, où nous tenons le rôle de la ligne verticale, eux, celui de la base, cependant que l'hypoténuse va de notre tête à la leur... (Amerigo Vespucci, lettre à Laurent Pier de Médicis, Ambassadeur auprès de Charles VIII, 1503, repris in "Le Nouveau Monde")

17On considérera donc ce que Michel Foucault (1966) appelle le

savoir de la culture occidentale [qui fonctionne sur un même principe, une même] figure d'organisation du savoir [et cela] jusqu'à la fin du XVIe, au début encore du XVIIe siècle. (op. cit. : 54, début du chapitre 2 "La prose du monde")

18Cette épistémè repose, en outre, sur le principe de ressemblance qui a "permis la connaissance des choses visibles et invisibles [et] guidé l'art de les représenter" (ibid., nous soulignons) ; or, cette solution de continuité, qui mène ici du visible à l'invisible, pourra, ailleurs, nous mener du connu à l'inconnu. Ceci dit, nous voudrions entrer dans le détail de cette ressemblance ; car il nous semble que les "quatre similitudes" qui font, selon l'auteur cité, le détail de la ressemblance sont pour nous d'un grand intérêt en termes de catégorisation et de représentation du monde5, comme en termes d'identité et de différence6 :

1. La convenientia, ou connivence, ou proximité, est la syntaxe du monde : la chaîne des êtres naturels par exemple ; elle permet l'assemblement ou le rapprochement d'êtres différents (par exemple la coquille et la mousse).

2. L'æmulatio, ou émulation, en est le pendant, mais affranchi de l'espace : l'homme est ainsi un microcosme ou à l'image de Dieu (cf. Pic de la Mirandole, De Homini Dignitate).

3. L'analogie, qui a aussi sa cosmographie, fait par exemple que l'homme a la tête au firmament tandis que ses parties basses sont les excréments de l'Univers (voir le ventre se gonfle, la bouche écume…).

4. Il y a enfin le jeu des sympathies et des antipathies (le tournesol, le feu qui s'élève dans l'air, mais l'eau qui l'éteint) ; ce dernier est souverain,

qui ne cesse de rapprocher les choses et les tenir à distance […] Par ce jeu, le monde demeure identique ; les ressemblances continuent à être ce qu'elles sont, et à se ressembler. Le même reste le même, et verrouillé sur soi. (M. Foucault, ibid.)

19Cette citation et surtout sa dernière phrase, que nous soulignons, nous permettent une transition. Dans les deux prochaines sections, nous voudrions ainsi voir comment s'effectuent le compte-rendu de la découverte et, par là, la catégorisation de l'inconnu, entre le connu et l'inconnu, l'ancien et le nouveau. Toute catégorisation, même en contexte ordinaire, a ses enjeux, on l'a vu avec M. Charolles, on va le revoir avec Quiqueran ; mais elle présente aussi un danger, car d'un tel cadre de référence double, partagé, résultent sans doute des tensions.

20Catégoriser, en linguistique, consiste à donner un nom d'espèce. Comme les noms propres, les noms d'espèce sont dits désignateurs rigides (Saül Kripke, 1982), en ce qu'ils inscrivent un spécimen dans une catégorie ou classe, lui assignent un et un seul type, le décrivent comme tel… et n'en disent pas plus ; ainsi, dans le Voyage de Léry, trouve-t-on :

Pour l'esgard des animaux à quatre pieds, non seulement en general, et sans exception, il ne s'en trouve pas un seul en ceste terre du Bresil en l'Amerique, qui en tout et par tout soit semblable aux nostres : mais qu'aussi nos Toüoupinambaoults n'en nourrissent que bien rarement de domestiques. Pour doncques descrire les bestes sauvages de leur pays, lesquelles quant au genre sont nommées par eux Soó, je commenceray par celles qui sont bonnes à manger. La premiere et plus commune est une qu'ils appellent Tapiroussou, laquelle ayant le poil rougeastre, et assez long, est presque de la grandeur, grosseur et forme d'une vache : toutefois ne portant point de cornes, ayant le col plus court, les aureilles plus longues et pendantes, les jambes plus seiches et déliées, le pied non fendu, ains de la propre forme de celui d'un asne, on peut dire que participant de l'un et l'autre elle est demie vache et demie asne7

Or, à fin de poursuyvre la description de leurs animaux, les plus gros qu'ils ayent après l'Asne-vasche, dont nous venons de parler, sont certaines especes, voirement de cerfs et biches qu'ils appellent Seouassous

Quant au sanglier de ce pays-là, lequel les sauvages nomment Taiassou

21En effet, nous voyons bien, dans ce texte, en quoi les désignateurs d'espèce sont neutres : (i) sous leur forme autochtone, ils ne signifient (connotent) rien pour nous ; (ii) les majuscules (qui se retrouvent à l'initiale des noms d'espèce français) les rapprochent d'ailleurs des autres désignateurs rigides, et encore moins descriptifs, que sont les noms propres.

22Les désignateurs d'espèce sont donc neutres… Mais ils ne les sont, en fait, que tant qu'ils persistent comme tels dans le discours, c'est-à-dire plus ou moins longtemps ; car comme il est nécessaire de rappeler régulièrement le référent, il est aussi utile de disposer de désignations de rechange ; et celles-ci, comme disent encore les linguistes, sont parfois et même assez souvent des anaphores infidèles : ainsi la désignation l'Asne-vasche, sur laquelle nous reviendrons. Mais le problème, avec ces "infidèles", c'est que, sous couvert ou prétexte de saisir le référent sous un autre de ses aspects ou une autre de ses propriétés, elles jouent de cette plasticité pour déformer ledit référent (Francis Corblin, 1983 et 1995) ; ce qui participe bien entendu de la représentation littéraire, comme en témoigne cet exemple pris chez Quiqueranv( op. cit. : 98), et où l'on étudiera la chaîne des désignations qui réfèrent à un taureau :

(Manchette : Un taureau {de Camargue} [nom d'espèce standard, ou de base8] très féroce) Il n'y a pas si longtemps, j'eus l'occasion d'observer un exemple de la férocité la plus grande qu'on puisse trouver chez cet animal [hyperonyme neutre, ici à valeur générique]. C'était un taureau d'une taille et d'un poitrail prodigieux… Il [pronom, autre désignateur neutre9] était saisi d'une telle rage de heurter des cornes et de se battre qu'il [idem] n'attaquait pas comme les autres taureaux, mais renversait furieusement les hommes… À la fin, son maître voyant qu'en plus des dégâts, l'animal [autre occurrence de l'hyperonyme neutre, mais ici à valeur spécifique] devenait encore plus féroce et plus fier… permit de le [pronom] tuer. Quelques hommes à cheval lui [id.] tirèrent sept coups d'arquebuse qui le [id.] transpercèrent. Cette méchante bête [anaphore nominale infidèle, dont la tête lexicale aurait pu être un hyperonyme neutre si elle n'avait pas pour déterminant un démonstratif et, surtout, pareil qualificatif – qui plus est antéposé : voir le qualificatif suivant], qui croyait encore attaquer l'un ou l'autre, perdit sa misérable vie dans ces soubresauts.

23Mais le danger, annoncé, de la catégorisation vient de ce que l'assignation d'un type, donc la définition d'une classe ou catégorie, peut conduire

24- d'une représentation prototypique :

Connaît-on tout de ces domaines et de ces univers que nous rencontrons ? Jamais. Mais il suffit d'un exemplaire au sens d'exemple, d'un type au sens du meilleur exemple d'un domaine, d'une catégorie de choses ou de situations, pour à chaque fois repérer de quoi il s'agit et où nous nous trouvons. (Georges Vignaux, 1999 : 24)

25- à une représentation ou une image stéréotypée :

"On observe dans les représentations de l'altérité l'effet de stéréotypes ethniques et sociaux qui donnent matière au développement de stéréotypies discursives dont les reprises ou les déplacements sont révélateurs des prises de position des auteurs." (Jacques Bres, Catherine Détrie & Paul Siblot, 1996, "Présentation" : 8)10

26Il est, dans notre corpus de cosmographies, plusieurs exemples de cette procédure, pour ne pas dire de ce réflexe. Mais l'un est peut-être plus étonnant ; ainsi dans une même séquence, Vespucci écrit-il :

Ils vont absolument nus, hommes aussi bien que femmes… et leur chair est d'une couleur qui tend vers le roux, comme les poils d'un lion

[et]

Ils ne laissent se développer aucun poil sur tout leur corps, dans leurs cils ou leurs sourcils, parce qu'ils voient dans les poils la marque de la brutalité et de la bestialité. (Amerigo Vespucci, Premier voyage, aux Caraïbes)

27On peut s'étonner en effet que, dans un premier temps, Vespucci utilise une comparaison convenue (et assimile une propriété humaine à une propriété animale voire bestiale – ce que faisait déjà Mandeville), quand il sait devoir décrire, dans un second temps, les Indiens comme s'abstenant de toute manifestation de bestialité ; donc de cette bestialité…

28Quelle que soit la volonté sincère de la plupart des auteurs de ces récits et descriptions de témoigner, quelle soit donc leur volonté de saisir le réel en s'abstenant de reproduire des modèles, leur savoir est souvent perturbé par la fiction, au sens même où et du fait même que "l'invention [est] un réservoir de lieux tirés de la mythologie, de l'histoire…" (I. Lachance, art. cité : 1).

29Dès lors qu'on assimile l'étrange au fantasmatique, lequel est encore le contraire du vrai, puisqu'il est, collectivement parlant, une idée reçue, on arrive à ce que G. Vignaux (op. cit.) appelle – mais qu'il faut surtout comprendre de notre point de vue contemporain comme – le "démon de la catégorisation" :

Très tôt, nous avons ainsi appris qu'il existe des plantes, des animaux terrestres et des poissons et nous acceptons ces catégories comme découpages du monde. Mais ces découpages ont une histoire aussi bien philosophique que scientifique. C'est ce que je voudrais ici expliquer. Expliquer et montrer comment ce désir de classement fonctionne comme obsession d'étiqueter les choses et les êtres, allant jusqu'à conduire à des racismes ordinaires qui ne sont jamais que la peur de l'Autre, de l'Inconnu. (op. cit. : 23)

30Mais tout notre corpus ne se ramène ou réduit pas à un héritage de la tradition, pas plus qu'à une forme d'étiquetage par assimilation et simplification.

31- On peut ainsi citer le topographe Quiqueran11 : non seulement par ce qu'il déclare d'emblée vouloir ne pas "s'écarter des sentiers de la vérité" ni "support[er] aucun joug", et qu'il "le prome[t] car [s]on esprit est tout neuf" (op. cit. : 29), de la même manière qu'il promet de dire le vrai sans "s'appuy[er] sur un simple ouï-dire" (op. cit. : 41) ; mais encore par ce qu'il s'élève contre cette tendance à déformer à l'excès :

Je ne prétends pas enfler mon ouvrage des niaiseries des rhétoriciens qui font d'une mouche un éléphant. (op. cit. : 36)

32C'est une tendance ou une tentation qui revient, on l'a dit, à combiner, ou confondre, métaphore et métamorphose… Mais pour en revenir à Quiqueran, peut-être fait-il cette promesse, ou peut-il la faire d'autant plus aisément, qu'il choisit, en topographe, de décrire une région proche (bien qu'il déplore, on l'a dit, qu'elle soit "méconnue", op. cit. : 30).

33Il ne cessera, toutefois, de défendre son dessein initial, et cela même dans la conscience aiguë de ce qu'ont écrit ses contemporains cosmographes, voyageurs en des contrées inconnues, découvreurs de mondes nouveaux, et surtout peintres de mirabilia, et autres faits "miraculeux" (op. cit. : 80) :

Je ne veux pas lutter ici [description des citrouilles de Provence et d'ailleurs] avec la Nouvelle-Espagne dont les contes sont plus aisés à faire ou à écouter qu'à croire (ibid.)

34- On peut maintenant citer, mais du côté des cosmographes, cette description de Léry, qui fait écho à celle de Vespucci :

Quant à leur couleur naturelle, attendu la région chaude où ils habitent, n'estans pas autrement noirs, ils sont seulement basanez, comme vous diriez les Espagnols ou Provençaux…

35- Mais cette description fait aussi contraste avec celle de Vespucci ; et c'est l'adresse au lecteur, combinant assimilation par comparaison et référence à l'ouï-dire, qui tend à nous faire interpréter ce que, de la bouche de Léry, on pourrait paraphraser ainsi : "Le réflexe ethnocentrique ou xénophobe n'est-il pas déjà chez nous ?"12

36Nous allons maintenant nous pencher sur quelques modes de catégorisation et des désignations que nous avons pu relever chez les cosmographes ; s'attacher, pour finir, à ces textes nous semble en effet particulièrement important et pertinent dans la perspective d'analyse linguistique qui est la nôtre, et que nous allons encore préciser et justifier.

37Le point de départ, on le répète, est que les Découvertes ont engendré une révolution des mentalités ; mais on peut également supposer qu'elles ont entraîné un bouleversement du langage :

38[La] terra incognita, terre de personne, [est] un vide lexical. (P. Zumthor, op. cit : 253)

39Nous mènerons donc notre enquête de l'inédit linguistique en tenant compte à la fois de la diversité des formes (lexicales, morphologiques, syntaxiques) que prennent les référents, et de ce qui nous semble être le dénominateur commun de ces formes ou désignations. En effet, si beaucoup de désignations visent, sémantiquement, à identifier par un nom d'espèce, et si elles reviennent, pragmatiquement et cognitivement, à une opération d'intégration13, toutes ne se situent pas à un seul et même niveau d'assimilation ; nous préférons donc parler donc de degrés d'appariement ; nous en avons relevé six14.

40On a déjà vu que dans les jardins d'Utopie, les espèces végétales nous étaient tout à fait familières ; seuls les prédicats associés (les travaux des habitants) étaient inhabituels – et, inversement, exemplaires :

Les habitants des villes soignent leurs jardins avec passion ; ils y cultivent la vigne, les fruits, les fleurs et toutes sortes de plantes. Ils mettent à cette culture tant de science et de goût, que je n'ai jamais vu ailleurs plus de fertilité et d'abondance réunies à un coup d'œil plus gracieux…

Dans l'ordre du factuel, on relèvera de même les noms d'espèce familiers (volailles, victuailles, ustensiles et autres objets domestiques) dans ces descriptions des marchés de Sahagun et de Cortés :

[Petits métiers et métiers d'art] Le marchand d'œufs élève ordinairement les poules qui les pondent. Il vend aussi des œufs de canard et de perdrix, frais et nouvellement pondus il en fait parfois aussi des omelettes et d'autres fois un autre plat en casserole. Le marchand déloyal en ce genre trompe en vendant des œufs gâtés…

L'ouvrier qui fait des rasoirs ou couteaux du pays les retire de la pierre noire avec un instrument en bois en s'aidant des pieds et des mains…. Les uns sont faits pour raser la tête, les autres pour d'autres usages…

Celui qui vend des mantas est obligé d'acheter en grand pour vendre en détail. Celui qui connaît bien ce genre d'affaires n'a point recours à la fraude… Les mantas qu'il vend sont neuves, fortes et épaisses… Le mauvais trafiquant en ce genre est un homme sans conscience, un trompeur et un menteur. Il fait l'éloge de sa marchandise en paroles choisies… (Bernardino de Sahagun, Histoire générale des choses de la Nouvelle-Espagne, ca. 1550)

Cette ville est si grande et si belle que je n'en dirai pas la moitié de ce que j'en pourrais dire, et le peu que je dirai est presque incroyable, car elle est plus grande que Grenade ; elle est mieux fortifiée ; ses maisons, ses édifices et les gens qui les habitent sont plus nombreux que ceux de Grenade au temps où en fîmes la conquête, et mieux approvisionnés de toutes les choses de la terre, pain, oiseaux, gibier, poissons de rivière, légumes et autres vivres dont ils font usage et mangent excellents. Il y a dans cette ville un grand marché tous les jours, où se pressent plus de trente mille acheteurs et vendeurs, sans compter une foule petits marchés disséminés dans la place. Il y a dans ce grand marché toutes espèces de marchandises en vivres, étoffes et vêtements que les gens peuvent désirer ; on y voit des joyaux d'or, d'argent, de pierres précieuses et des ouvrages de plumes d'un fini merveilleux, qu'on ne saurait égaler dans les marchés plus célèbres du monde : on y rencontre des poteries de toutes les formes et peut-être meilleures qu'en Espagne ; ils vendent du bois et du charbon, des herbes comestibles et médicinales ; il y a des maisons de barbiers où l'on vous coupe les cheveux et lave la tête ; il y a des bains. Enfin un ordre parfait règne dans cette ville dont les gens paraissent sages et policés comme aucune ville d'Afrique n'en pourrait offrir un tel exemple… (Hernan Cortés, Lettre à Charles V sur Veracruz, ca. 1525)

41L'assimilation peut se faire malgré la différence constatée, mais aussi avec elle : ainsi dans le premier des textes précédents, on peut noter qu'une forme d'expression référentielle rasoirs ou couteaux du pays comporte un modifieur du nom d'espèce ; il s'agit d'un complément de nom qui indique le lieu ou l'appartenance géographique ; il ancre donc le nom d'espèce dans un espace autre et lointain. Ceci freine pour ainsi dire l'assimilation, en maintenant une distance entre les deux mondes ; on pourrait dire la même chose, chez Léry, du sanglier de ce pays-là, bien que, dans cette désignation nominale, le déterminant démonstratif et le modifieur locatif (d'éloignement) impliquent une plus forte distanciation de la part du narrateur. Parfois l'assimilation n'est que différée, repoussée dans le temps : on trouve ainsi, toujours chez Léry, la mention de la poule d'Inde qui finira par devenir dans notre lexique moderne la dinde ; par contre la poule de Guinée, que l'on trouve aussi chez lui, deviendra la pintade (du portugais : pintada, peinte).

42La description d'un marché par Cortés privilégie le générique, l'hyperonymie, les enclosures avec des expressions référentielles comme : toutes les sortes de…, les autres vivres, toutes espèces de marchandises... Or, on peut aussi relever chez Cortés l'emploi tout à fait significatif du modalisateur peut-être :

[…] on y voit des joyaux d'or, d'argent, de pierres précieuses et des ouvrages de plumes d'un fini merveilleux, qu'on ne saurait égaler dans les marchés plus célèbres du monde : on y rencontre des poteries de toutes les formes et peut-être meilleures qu'en Espagne…

43Il nous semble ainsi que les expressions référentielles que Cortés choisit par ailleurs (toutes les sortes de…, les autres vivres, toutes espèces de marchandises...) relèvent de la même prudence ; il nous semble même qu'on pourrait hésiter, en tant qu'interprètes, entre (i) une saisie englobante et assimilatrice : toutes les sortes de la terre, pain, oiseaux, gibier, poissons de rivière, légumes et autres vivres, et (ii) une saisie par approximation, du fait que ces expressions référentielles laissent planer un doute : ces sortes ou espèces de la terre, sont-elles communes aux deux mondes (donc connues de nous), ou non ? Ceci dit, les entités visées ici sont finalement assez aisément reconnaissables, particulièrement en termes de fonction ou de destination (vivres, étoffes…) ; au plan de la pertinence communicative, on peut donc fort bien se contenter de ce vague.

44Montaigne, lui, franchit un degré supérieur dans l'échelle du vague avec leur breuvage, quelque racine, une certaine matière blanche…, qui et parce qu'ils "n'ont aucune ressemblance aux nôtres" :

Leur breuvage est fait de quelque racine, et est de la couleur de nos vins clairets… Au lieu du pain, ils usent d'une certaine matière blanche comme du coriandre confit… Ils se font le poil beaucoup plus nettement que nous, sans autre rasoir que de bois ou de pierre… Ils ont grande abondance de poisson et de chairs qui n'ont aucune ressemblance aux nôtres… Leurs lits sont d'un tissu de coton, suspendus contre le toit comme ceux de nos navires… (Livre I, chapitre 31 "Des Cannibales", 1580)

45Cette option du vague n'est sans doute pas l'effet du hasard, si l'on considère la leçon de relativité donnée par ailleurs (précédemment dans le même texte) :

Or je trouve… qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage. Comme de vrai, il semble que nous n'avons d'autre mire de la vérité et de la raison que l'exemple et idées des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait accompli usage de toutes choses…

46Finalement, cette manière vague de désigner et décrire, apparemment négligente, est une manière de refus d'assimiler.

47En raison de sa forme même, et pour paradoxal que cela paraisse, la comparaison peut instaurer une distance plus grande, dès lors que le rapprochement creuse le fossé ou l'écart entre le référent (inédit) et son modèle (familier) : c'est, par exemple, le cas chez Vespucci, lorsqu'il décrit la couleur de la peau des Indiens des Caraïbes comme les poils d'un lion ; en fait l'écart se creuse d'autant que les deux mondes rapprochés sont particulièrement éloignés dans l'ordre ou sur les degrés de l'échelle de la nature (ici hommes vs animaux).

48On trouve chez Sahagun une autre forme comparative, mais son effet reste le même que chez Vespucci :

[La faune] Il y a dans ce pays un quadrupède appelé tlacaxolotl. Il dépasse la taille d'un grand bœuf. Sa tête est son museau s'allonge ; il a de grosses oreilles ; ses dents et ses molaires sont très fortes et elles ont la forme des dents de l'homme. Son cou est gros et fourni, ses pieds très développés et ses sabots comme ceux d'un bœuf, quoique un peu plus grands. Il a la croupe large et la queue grosse et longue. Sa couleur est roussâtre comme celle d'un bœuf…

49On a toutefois, ici, la mention initiale du nom d'espèce indigène qui renforce cet effet ; l'effet est donc à la fois exotique et percutant, plus que par exemple chez Léry :

Quant à leur couleur naturelle, attendu la région chaude où ils habitent, n'estans pas autrement noirs, ils sont seulement basanez, comme vous diriez les Espagnols ou Provençaux…

50La distance instaurée par une même opération de saisie comparative peut donc être, inversement, réduite, ou contrariée, si la comparaison se fait entre termes d'espèce identiques (pour Léry il ne fait pas de doute que les Brésiliens sont des hommes – ou suivant ce qu'il dit plus souvent une nation – comme les Espagnols et les Provençaux ; il plaide d'ailleurs en cela, comme il le fait souvent, pour l'unité de la Création) ; et cet effet inverse de familiarité est ici accentué par la forme de la comparaison qui délègue, on l'a vu, la responsabilité de l'assimilation au lecteur : vous diriez

51On vient de voir que la comparaison peut (i) soit mener à de tels rapprochements, inattendus, incongrus, qu'elle vaut pour une description de pure forme ; (ii) soit, et quelles que soient les déclarations d'intention informative ou documentaire du narrateur, faire basculer dans un monde de fiction (où le caméléon rejoint la licorne, et ce aussi bien pour les lecteurs contemporains des cosmographes que pour les lecteurs d'aujourd'hui). L'approximation est, alors, une modalité plus objective, parmi celles qui tendent à instaurer une distance entre le comparant et le comparé. Elle prend surtout, dans la cas qui nous intéressera ici, la forme particulière d'un modalisateur, qui est aussi modifieur du nom d'espèce comparant :

Or, à fin de poursuyvre la description de leurs animaux […], dont nous venons de parler, sont certaines especes, voirement [vraiment] de cerfs et biches qu'ils appellent Seouassous… (Léry, op. cit., chapitre X. Des animaux, venaisons, gros lezards, serpens et autres bestes monstrueuses de l'Amerique.)

52C'est donc bien le témoignage du narrateur documentaire et ses capacités à catégoriser qui sont représentées ici dans le texte, et le lecteur doit tirer la leçon de relativité qui convient de cette assimilation modalisée.

53Nous trouvons, dans le même exemple, le dernier mode de désignation, qui fait que le processus linguistique qui vise, et alors même qu'il vise, la juxtaposition voire l'agglomération des espèces, nous éloigne le plus de notre monde de référence : il s'agit de la composition lexicale dont résulte l'identification, pour ne pas dire la création via l'identification, d'entités nouvelles. Au début de la séquence consacrée aux bestes sauvages, Léry présente et décrit le tapir :

Pour l'esgard des animaux à quatre pieds, non seulement en general, et sans exception, il ne s'en trouve pas un seul en ceste terre du Bresil en l'Amerique, qui en tout et par tout soit semblable aux nostres : mais qu'aussi nos Toüoupinambaoults n'en nourrissent que bien rarement de domestiques. Pour doncques descrire les bestes sauvages de leur pays, lesquelles quant au genre sont nommées par eux Soó, je commenceray par celles qui sont bonnes à manger. La premiere et plus commune est une qu'ils appellent Tapiroussou, laquelle ayant le poil rougeastre, et assez long, est presque de la grandeur, grosseur et forme d'une vache : toutefois ne portant point de cornes, ayant le col plus court, les aureilles plus longues et pendantes, les jambes plus seiches et déliées, le pied non fendu, ains de la propre forme de celui d'un asne, on peut dire que participant de l'un et l'autre elle est demie vache et demie asne…

54Ses propriétés phénoménales les plus saillantes, qui sont décrites dans une seule longue phrase (mais en deux propositions reliées par un connecteur adversatif), font qu'il participe à la fois de la vache et de l'âne, en termes de catégorisation familière. Or tout au long de cette séquence descriptive, le référent est introduit et saisi par les anaphores (i) nominale : la premiere et plus commune, puis (ii) pronominales : laquelle/elle, qui coréfèrent (partiellement) aux bestes sauvages de la phrase précédente. Lorsque le référent réapparaît dans le texte, soit environ une page après la fin de la séquence qui lui a été consacrée (dans l'intervalle Léry décrit le boucan qui sert à faire cuire la viande, notamment, de tapir), il est ressaisi par le nom composé : l'Asne-vasche.

55Ce procédé est tout à fait intéressant, et étonnant, non seulement parce qu'il est rare, mais surtout par ce qu'il représente, en langue et, plus, en discours : en langue, il fait la synthèse d'une longue description, et permet l'économie d'une saisie en intension (par des traits définitoires) ; en discours, il joue un rôle d'anaphore (voir le syntagme défini, introduit d'ailleurs par la préposition : après…), mais c'est une anaphore à la fois qui résume la description précédente, et qui instaure une nouvelle image du référent, présenté donc en fin de compte comme un être hybride.

56Grâce au baptême, et seulement grâce à lui (la saisie descriptive ou en intension précédente ne l'a pas permis vraiment, du moins aussi efficacement), Léry, le découvreur, se pose comme l'inventeur d'une nouvelle espèce ; et, sachant quelle est la rigidité du nom d'espèce, et, comme on l'a dit, que le nom d'espèce est d'autant plus proche du nom propre qu'il prend une majuscule, le lecteur est invité à considérer cette dénomination inédite comme définitive : après l'Asne-vache, dont nous venons de parler.

57Le paradoxe, donc, car il y en a un ici, vient de ce que si le narrateur est obligé de recourir à une forme de composition lexicale traditionnelle, il le fait non seulement pour saisir un référent inédit, mais aussi d'une certaine manière inédite, dans la mesure où de l'opération lexicale en question résulte une vraie hybridation et non une catégorisation par assimilation ou comparaison, comme cela se passe, par exemple, toujours chez Léry, avec le poisson-chat, qui est un poisson dont la gueule ressemble à ou rappelle – vaguement – celle du chat

58Le procédé cognitif et discursif qui émerge avec l'Asne-vache est donc tout à fait particulier et novateur : l'emploi dénotatif ou référentiel fait sortir le référent du monde intentionnel ou strictement discursif où il a été d'abord saisi ("voici l'animal que j'ai vu, que je considère et décris comme un…"), pour lui donner son statut de particulier existant comme tel ; car l'interprétation de l'anaphore définie l'Asne-vasche présuppose l'existence d'un ou de particuliers appartenant, hors discours, à la classe ou à l'espèce des ânes-vaches15.

59Notre approche linguistique (référentielle et lexicale) de quelques textes topo- et cosmographiques du XVIe siècle avait pour – modeste mais paradoxal – dessein de montrer à la fois une communauté de points de vue et (vs) une diversité de saisies. Il y a incontestablement, en ce siècle découvreur, des schémas partagés qui servent de balises et de repères au classement du monde (G. Vignaux, op. cit.), voire de réflexes face à lui quand il confronte à l'inconnu ; inversement, il y a autant de témoins – et concurrence entre eux, on le sait (Léry-Thevet), on l'a vu (Quiqueran) –, que de récits et de descriptions. Le voyage impose donc un détachement du monde de référence, et par là de son système de référence :

À mesure que le voyageur s'éloigne de son lieu de départ, qui, quelque insatisfaisant qu'il soit devenu, est cependant encore tenu pour le centre du monde, puisqu'il demeure le représentant d'une norme implicite par rapport à quoi se marquent, au moyen de l'étonnement, des écarts ; à mesure que se déroule le voyage, ce ne sont plus seulement les habitudes sociales qui changent, mais le langage même et avec lui le découpage du monde. (Jacques Roudaut, "Le récit de voyage", in Encyclopædia Universalis, éd. électronique, 1998)

60L'étude linguistique de quelques procédures de comparaison, de composition, dans leurs propriétés sémantiques et lexicales, nous a donné à voir comment l'inconnu voire l'étrange est assimilé. La découverte suppose donc un travail de description, pour une part inédit, ne serait-ce que pour plaire et instruire…

61On voit et on ne peut manquer de relever par là le ou les rôles que joue la fiction dans la découverte. Elle peut être cet imaginaire qui assure la transmission des savoirs, ou des lieux (la contagion des idées chez D. Sperber, 1996) ; comme telle, elle peut opacifier la saisie des entités nouvelles, inconnues. Mais elle peut être cet esprit littéraire qui intervient, également, à double titre, pour la création des noms d'espèce et pour la description des espèces : cet esprit peut se manifester ainsi, d'un côté, dans la composition lexicale lorsque se crée, à l'arrière-plan de l'intension ou de la connotation (John Stuart Mill, rééd. 1988), un espace de fusion qui fictionnalise les espèces nouvelles ; de l'autre, dans la description, lorsque des propriétés ou des attributs sont élevés au rang de dénominations référentiellement autonomes, et que le discours, dans son déroulement, fait de ses référents des référents du monde : il y a alors continuité pour ne pas dire confusion entre les êtres et leur représentation…

62Mais n'est-ce pas ainsi que se construit le savoir, dans la tension des idées reçues et des choses veuës incogneuës (Léry), dans l'(in)adéquation des mots aux choses ?

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