Colloques en ligne

Jérôme Solal

Le début est la fin, ou la préface providentielle d’À rebours

1En 1903, Joris-Karl Huysmans juge bon de commenter rétrospectivement son roman À rebours publié pour la première fois en 1884. Ce commentaire qui prend forme dans un texte intitulé « Préface écrite vingt ans après le roman » répond d’abord à une sollicitation extérieure assez fortuite. Rose Fortassier rappelle en effet qu’« en 1902 la société des Cent Bibliophiles demanda à Huysmans et à son éditeur l’autorisation d’éditer À rebours. Huysmans l’accorda volontiers, mais à condition que le livre paraîtrait précédé d’une préface spécialement écrite pour cette édition »1. Par la suite, à partir de la réédition de 1907, on trouve cette « Préface écrite vingt ans après le roman »2 immanquablement insérée dans le corps du livre. Ainsi va-t-elle peu à peu s’imposer comme un élément indissociable du roman. Bien loin d’apparaître comme un ajout extérieur ou une vague introduction, elle semble faire corps avec le récit qui la suit et qu’elle a la charge de présenter. Cette solidarité entre les deux textes est si manifeste, cette coalescence a si naturellement fonctionné qu’aujourd’hui il ne serait plus envisageable pour un éditeur de publier le roman sans sa préface.

2En 1896, à l’occasion de la réédition de son roman de la conversion, En route, on trouve chez Huysmans une autre adjonction de préface « auctoriale » (pour reprendre la terminologie de Gérard Genette), laquelle reste toutefois circonstancielle et adventice, ne s’imposant guère par la suite comme un élément intrinsèque de l’œuvre3. Cette préface à En route commence sur ces mots : « Je n’aime ni les avant-propos, ni les préfaces et, autant que possible, je m’abstiens de faire devancer mes livres par d’inutiles phrases »4. Cette rareté confère une certaine valeur à ces deux préfaces « auctoriales », notamment à celle d’À rebours à la si belle carrière et qui, assurément, ne s’encombre guère d’« inutiles phrases ». Rareté générique, pérennité éditoriale, et acuité critique font d’elle un document de tout premier ordre.

3Ce document se divise en deux parties. La première situe le roman « au point de vue de la littérature et de l’art » (P, 72)5, la seconde « au point de vue de la Grâce » (ibid.). On s’aperçoit assez vite que le second point de vue commande le premier et place la fiction littéraire sous l’égide d’un cheminement spirituel qui mène à la conversion. À cet égard Huysmans se fait même plutôt insistant :

[…] tous les romans que j’ai écrits depuis À rebours sont contenus en germe dans ce livre (P, 62 ; nous soulignons).

[…] la conclusion qui s’impose est celle-ci : ce livre est une amorce de mon œuvre catholique qui s’y trouve, tout entière, en germe (P, 69 ; nous soulignons).

4La métaphore du « germe » suggère l’idée d’un processus évolutif, biologique, auquel serait soumise la production littéraire huysmansienne dans son ensemble. Elle nie l’identité spécifique d’À rebours et ne l’envisage qu’en fonction d’une évolution ultérieure dont les romans « catholiques » seraient en quelque sorte le couronnement. L’œuvre dans son ensemble est tacitement considérée comme un processus unitaire de maturation, de perfectionnement littéraire. Différentes formules qui jalonnent la Préface disent la même continuité. Le livre serait une « amorce » (P, 69). On y trouverait des « esquisses » (P, 60). Il formerait « la souche d’où tous [les volumes mystiques qui lui succédèrent] sortirent » (P, 70) : « […] près de huit années se sont écoulées avant que les semailles de ce livre n’aient levé » (P, 73). À la lecture de la Préface, le roman apparaît comme un « point de départ », un début. C’est la première empreinte où l’on perçoive « la marche de la Grâce dans une âme » (P, 70) qui va progressivement conduire Huysmans vers la foi. Simultanément, c’est la fin de l’allégeance littéraire à Zola. De même, dans une certaine mesure, À rebours crée en 1884 une friction, voire une fracture avec les propres ouvrages antérieurs, naturalistes, de Huysmans :

Ce qui est, en tout cas, certain, c’est qu’À rebours rompait avec les précédents, avec Les Sœurs Vatard, En ménage, À vau-l’eau, c’est qu’il m’engageait dans une voie dont je ne soupçonnais pas l’issue (P, 70).

5Le début de l’odyssée christianisante de l’individualiste célibataire est la fin de l’aventure collective du naturaliste militant des années 76-82, celui qui dans la presse défendait avec vigueur L’Assommoir du pornographe Zola6. La naissance du Huysmans spiritualiste et catholique correspond à la mort du Huysmans matérialiste et naturaliste. À rebours est présenté comme un moment-relais, un roman frontalier, degré zéro de la catholicité huysmansienne. La Préface dit cette coïncidence entre la fin (d’une ère) et le début (d’une autre ère). Le début est la fin et vice-versa.

6Marqué par une foi tourmentée, ayant longtemps rechigné à venir, mais au fond, en 1903, définitivement établie, le phénomène structurel d’illusion rétrospective (qui veut que la vision d’un événement vécu dans le passé soit nécessairement déformée par l’intentionnalité de celui qui plus tard s’y rapporte à nouveau, même en toute bonne foi) explique sans doute cette façon d’envisager le roman écrit vingt ans plus tôt.

7En assignant après coup ces limites au roman de 1884, étape sur son parcours de croyant (certes « croyant grincheux » comme il aime à se qualifier7, mais croyant quand même), le préfacier tend à conjurer ce qui en ce livre résiste. Dès lors on peut penser que le commentaire de la Préface cesse de vivre en symbiose avec la fiction du récit. La coalescence éditoriale que nous avons décrite laisse surgir une dichotomie textuelle où la Préface fait la guerre au récit, tente de le reprendre en main, comme si l’auteur redoutait d’être désapproprié, de perdre ce qui lui semble alors le plus propre : son cheminement d’écrivain catholique. Huysmans entérine (en fait il édicte, car cette pseudo-vérification est un simple effet de l’illusion rétrospective, le soi-disant bilan est de fait une interprétation), il édicte, donc, la linéarisation de l’œuvre, comme si a contrario il craignait ce que Jacques Derrida nomme ailleurs « un événement de venue ou d’avenir qui n’a plus la forme du mouvement consistant à passer, traverser, transiter, le “ se passer ” d’un événement qui n’aurait plus la forme ou l’allure du pas : en somme une venue sans pas »8. Le roman de 1884 marque peut-être cette « venue sans pas » à l’intérieur de l’œuvre – et comme en dehors d’elle.

8Huysmans agit en historien de la littérature qui retrace calmement des évolutions, qui reconstruit et évalue des tournants esthétiques ou moraux. En évoquant sans la nommer9 ce qu’on appellera parfois la phase décadente, voire décadentiste, de son parcours littéraire, il transforme en histoire d’une brève médiation littéraire l’événement d’un livre qui pourrait pourtant bien ne pas être de passage, qui pourrait bien être sans pas. Il relativise l’éclat d’À rebours en le replaçant à l’intérieur d’un schéma dans lequel il trouverait sa place. Censé en tant qu’« auteur » assumer précisément l’« autorité » d’un livre (d’une expérience) dont il voudrait ne pas être dépossédé, Huysmans s’ingénie à exercer ce droit d’auteur en opérant le recouvrement de la singularité, voire de l’autonomie de son ancienne fiction.

Le chapitre sur la littérature latine de la Décadence, je l’ai sinon développé, au moins plus approfondi, en traitant de la liturgie dans En route et dans L’Oblat (P, 62).

Le chapitre des pierreries, je l’ai repris dans La Cathédrale […] (P, 63).

[...] les idées énoncées dans le chapitre VII d’À rebours, sur le sacrilège, sont l’hameçon d’un futur volume traitant le sujet plus à fond (P, 65).

En tout cas, ces chapitres paraissent des jalons inconsciemment plantés pour indiquer la route de Là-bas (P, 65).

La contrepartie de cette botanique, je l’ai écrite depuis, dans La Cathédrale [...] (P, 66).

Enfin, si jamais chapitre peut être considéré comme point de départ d’autres livres, c’est bien celui sur le plain-chant que j’ai amplifié depuis dans tous mes volumes, dans En route et surtout dans L’Oblat (P, 69).

9Dans la multitude des références à ses autres romans (antérieurs et surtout postérieurs), dans son effort pour mettre constamment À rebours en réseau, le préfacier se montre soucieux d’en minimiser la dimension d’hapax, de l’intégrer à une chaîne qui fasse sens, début et fin compris et solidaires. Il le considère comme un élément bien sûr décisif, notamment parce qu’initiateur, mais comme un élément parmi d’autres10 suivant en cela un mouvement téléologique où opère « un travail de la Grâce, sourd, têtu, parfois sensible » (P, 73) qui, à proportion de son avancée, assure l’éclaircie progressive du sens. Il pose À rebours comme un objet identifiable, comme un livre à ses yeux enfin « compréhensible ». De façon très significative, le verbe « comprendre » est d’ailleurs repris quatre fois dans les derniers paragraphes de la Préface. C’est Georges-Marie versus Joris-Karl :

L’énoncé huysmansien se situe immédiatement sous le signe d’une perspective strictement diachronique comme le suggère l’auteur lui-même qui souligne, dès le titre, le décalage de vingt ans entre la parution du roman et la réalisation de la préface. […] Le temps de la réflexion fournit à Huysmans l’occasion de reconstruire la problématique qui avait présidé à l’écriture d’un récit qui marque un moment à partir duquel rien n’est plus pareil11.

10Fort d’un décalage de vingt années, le préfacier se démarque avec force de l’auteur sommé en 1884, par Sarcey, « de subir, dans une station thermale, le fouet des douches » (P, 76) ou, par Barbey d’Aurevilly, « de choisir entre la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix » (ibid.). Seule une distorsion d’optique rétrospective peut faire croire que Huysmans aurait été voué à choisir bon gré mal gré l’option de la raison divine, à lécher ainsi les pieds de la croix. Il est vrai que vingt années ont passé.

Contrairement aux préfaces ultérieures, les préfaces tardives sont généralement le lieu d’une réflexion plus « mûre », qui a souvent quelque accent testamentaire, ou, comme disait Musil, préposthume : dernier « examen » de son œuvre par un auteur qui n’aura peut-être plus l’occasion d’y revenir12.

11« Tardive » et « testamentaire », la Préface donne au livre son la. Elle lègue à l’éventuelle postérité le sens profond (ou du moins expressément jugé tel par l’auteur à cette période de son existence) de l’aventure littéraire qu’a constitué À rebours, elle prépare la statue idoine, elle modèle l’écrivain qu’il faut, et pour ainsi dire l’écrivain comme il faut13. S’immisçant puis s’incluant dans une œuvre désormais bicéphale, la Préface s’en extirpe pour se faire parole de vérité, point de vue sur l’œuvre à partir de l’œuvre. Elle assigne au roman de 1884 des fins aux différents sens du texte : d’une part des limites (frontières et confins)14 – le saisissant dans son immaturité et sa fécondité, lui octroyant une place bien délimitée, celle, limitrophe, d’un relais entre l’esthétique naturaliste finissante et l’amorce d’un roman spiritualiste ; d’autre part une finalité naissante, un élan inconscient mais irréversible vers Dieu qui opère une mise en coupe téléologique du devenir humain sur terre, loin de l’« herbier de plaintes sèches » (P, 61) composé par Schopenhauer. Si le début (la Préface) est la fin (le telos) du roman, conformément au rôle somme toute assez courant d’un texte préfaciel, à ce titre elle est encore la fin (la mort) de son éclatante étrangeté.

12Le préfacier reconnaît pourtant volontiers que son récit recelait « une part de passivité, d’insu, de direction hors de [lui] très certaine » (P, 73), une « part d’inconnu », une « projection d’âme qui s’ignore » (P, 72). Il va même jusqu’à comparer À rebours à un « aérolithe » : « À rebours tombait ainsi qu’un aérolithe dans le champ de foire littéraire et ce fut et une stupeur et une colère » (P, 75). Faut-il y voir la tentation latérale de rapprocher cet « objet » littéraire d’un « calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur », de discerner en lui un monument astral, une pierre tombale venue d’on ne sait où, sans filiation, un texte absolu dont l’unique raison ne tiendrait qu’à son propre pouvoir d’affirmation (sans l’« auteur », qui serait désorbité, rayé de la carte romanesque, évacué dans ce mouvement de l’œuvre) ? Huysmans lui-même empêche de considérer comme fantaisiste une telle idée. À plusieurs reprises, l’auteur d’À rebours a l’intuition d’un engagement littéraire et artistique de cette étoffe, il en parle librement à propos d’auteurs qu’il admire. Non loin de l’hommage rendu à Poe par Mallarmé, Huysmans dresse ainsi le portrait de Gustave Moreau : « Gustave Moreau ne dérivait de personne. Sans ascendant véritable, sans descendants possibles, il demeurait, dans l’art contemporain, unique » (V, p. 159). Un auteur (Gustave Moreau), une œuvre (À rebours) un personnage (des Esseintes, hors genre, mais aussi Lydwine dans Sainte Lydwine de Schiedam, ou encore la figure paulinienne de Melchisédek dans L’Oblat) ont cette capacité à exister hors ligne, hors lignage, hors lignée, hors linéarité, à se situer en dehors du bon sens et tout simplement du sens, pour se loger et s’immobiliser dans le miracle de l’hapax, au cœur d’un événement sans autre teneur que celle de son propre avènement.

13Roman sans fin à certains égards – à la fois sans terme (des Esseintes finit comme il a commencé, dans le cercle infini de l’Enfer social) et sans but (à son retour final à Paris, il ne s’agit plus pour lui que de survivre) –, À rebours pose la fulgurante aporie d’une errance immobile, d’un cul-de-sac sublime. L’image de l’aérolithe clame la reconnaissance du désastre d’À rebours : « solitude qui rayonne, vide du ciel, mort différée »15. Mais ce qui est alors décelé et ouvert (puisque échappant) est aussitôt recelé et obturé (puisque expliqué), la « part d’inconnu » se résumant en fin de compte à la part du chrétien qui s’ignore. De ce point de vue, la Préface se présente comme le su de l’insu, comme le bouche-trou de l’irreprésentable. Le nom de Dieu, du Dieu des chrétiens, se substitue à un mystère qui trouve en lui une configuration, une raison, une clôture. Le mystère se résorbe dans la « théodicée » chrétienne, telle qu’elle s’inscrit à travers des dogmes, des pratiques mystiques, une littérature, un art pictural ou encore une architecture, telle enfin qu’elle s’incarne faute de mieux dans l’Église. Dans ce devenir, le personnage de Durtal, qu’à partir de 1891 on trouve de façon récurrente dans le tissu romanesque huysmansien, semble le vecteur fictionnel par lequel transitent la restauration du sens, le redressement téléologique. Sans doute l’incarne-t-il plutôt péniblement (il lui faut une tétralogie spirituellement laborieuse), mais cette difficulté du sens à surgir lui donne d’autant plus de valeur dès lors qu’il est advenu : « Sorti du monde insensé d’À rebours, [Durtal] s’installe pour de bon dans la catholicité du sens. Désormais, il a mis sa pensée sous tutelle »16.

 […] en ce temps-là, je n’avais aucune clarté réelle sur les échéances, aucune appréhension des dénouements ; les mystères du catéchisme me paraissaient enfantins ; comme tous les catholiques, du reste, j’ignorais parfaitement ma religion ; je ne me rendais pas compte que tout est mystère, que nous ne vivons que dans le mystère, que si le hasard existait, il serait encore plus mystérieux que la Providence (P, 61-62 ; nous soulignons).

14La « Providence » – le mot est lâché. Providere : pourvoir et prévoir. Providentia : la prévision, la prévoyance. La Providence, en vue et en vertu de quoi les choses sont ce qu’elles sont, planifie avec sagesse le devenir du monde. Guidée par la volonté divine, elle oriente toutes choses vers la fin conçue comme accomplissement et, à ce titre, elle justifie tout, les plus grands désordres, la plus grande souffrance, la plus grande absurdité apparente. Le croyant mauvais coucheur se repaît au moins par intermittence de ce fatum affadi, de cette théodicée bien-pensante. Le cataclysme raconté dans le récit d’À rebours cesse d’être perçu comme le drame sans issue d’une intériorité qui s’est rêvée toute-puissante. Moment critique, la désintégration de Des Esseintes est présentée comme un tsunami salutaire dans la mesure où elle conduit à Dieu le compréhensif.

15Mettant en œuvre un grand dessein – le plan divin –, la Providence est ce qui pourvoit en toute occasion. Ce faisant, elle affranchit de la déréliction et dénoue les apories. La maladie qui va frapper Huysmans (avec dès 1903 les symptômes d’un cancer tangibles à travers de terribles et persistantes douleurs dentaires17) non seulement ne le laisse pas dans l’abandon, mais encore confirme le chemin de la Rédemption. Le pourvoyant en souffrance (« l’indispensable souffrance » comme il aime à dire), elle le rédime.

16L’hypocondrie des années précédentes a peu à peu laissé la place à la résignation devant une maladie devenue signe et signal. En 1907, quand sont scellées en de pérennes épousailles la Préface de 1903 et la fiction de 1884, c’est le temps de la fin, c’est la finitude au travail dans son expressivité cancéreuse. Le travail d’écrivain est achevé (Les Foules de Lourdes a paru en 1906), le terme de sa vie approche à grand pas : « Je ne puis me faire d’illusions, j’ai une santé finie et ai atteint un âge où l’on n’a plus assez de ressort pour reprendre le dessus. – C’est un avenir de souffrances et de chambre close »18. Des Esseintes, « si rebelle aux contraintes divines » (P, 65), s’asphyxiait dans la chambre close de Fontenay-aux-Roses. Sur son lit de souffrance puis de mort, rue saint Placide, Huysmans se tient dans une atmosphère confinée mais respirable car baignant dans le sens. En cette phase terminale, la discursivité chrétienne vient garantir le sens, le sanctionner, le sanctifier : « […] l’Église, elle, explique les origines et les causes, signale les fins, présente les remèdes ; elle ne se contente pas de vous donner une consultation d’âme, elle vous traite et elle vous guérit » (P, 61 ; nous soulignons)19.

17En 1903, quand il écrit la Préface, Huysmans a déjà trouvé le pôle à partir duquel son existence désormais s’oriente. Il a trouvé la maison où habiter (encore ne s’y tient-il que dans le pas indécis de l’oblature, célébrée en mars 1900, et pour bien peu de temps). La raison est là, certes sous la forme de l’irrationalisme chrétien, mais cet irrationalisme est structuré, articulé, porteur de communauté, riche en signes. Après En route, le grand texte de La Cathédrale commence à le prouver. La cathédrale, c’est étymologiquement le siège, ce qui assoit. On passe alors de la lisibilité suggestive du poème en prose, tel qu’À rebours en faisait l’éloge, à la lisibilité autoritaire de la pierre médiévale, telle que la visite implacablement la symbolique chrétienne à la recherche d’un monde diaphane : « Le symbole, chez des Esseintes, était périlleux. La symbolique chrétienne est un vertige cadastré »20. Malgré les résistances, la direction est prise – le sens du sens se profile. La linéarité est retorse, pleine d’embûches mais continue. En route, en effet, en avant. Dès lors, et jusqu’à la fin, une vérité peut se dire. Incarnée dans la figure mariale, une consolation peut être entendue ou au moins attendue : c’est encore à « Marie des compatissances, Mère des pitiés »21, que tout à la fin sera adressée la dernière prière du dernier livre22. La Providence veille.

18Par définition, une préface se pose comme début, comme préliminaire au texte. Pourtant, ici, le début est triplement du côté de la fin. Sur un plan chronologique, par sa postériorité de vingt années dans l’écriture et aussi par sa proximité avec le décès de l’écrivain ; en outre, sur un plan logique, même si des circonstances très contingentes ont présidé à son écriture, elle impose ses vues à la fiction, la réduisant au statut d’indice d’une esthétique et d’une psychologie qui la dépassent et l’englobent. Métalangage tardivement préposé au récit, la Préface se veut dominatrice : elle comprend, maîtrise et vectorise. Elle est en ce sens pleinement providentielle, pourvoyeuse de signification, de destination. Phare, lumière, achèvement, apportant une perspective finalisée à la proposition dont la fiction était porteuse, elle marque la revanche du critique sur l’écrivain, de l’homme de foi sur l’expérimentateur, du classificateur sur le fabulateur, de l’auteur présent sur l’œuvre passée. Elle « prépare rétrospectivement », pourrait-on dire, la lecture du récit. Placée au début, elle ne se donne pas moins comme un point final, dernier mot bien que lu en premier, mot de la fin qui clôt le sens une fois pour toutes : testament public, publié, qui accorde d’autorité le sens d’une fiction météoritique au fil téléologique d’une existence touchée par la Grâce et justifiée par la Providence.

19Avec les certitudes acquises des vingt années écoulées et avec l’approche du terme de son existence, le préfacier fait l’impasse sur ce qui hante peut-être la fiction d’À rebours. Le début est la fin : en un effet boomerang satisfait, la Préface assigne un but à la suite (le roman et son germe inaperçu), et ce but c’est elle-même en tant que destination d’écrivain catholique accompli et conscient de son itinéraire personnel.

20Mais on peut aussi considérer que la Préface, malgré ou à cause de l’autorité dont elle se réclame, ne fixe qu’une couche de sens parasitaire. Elle demeure dans tous les cas un prologue facultatif. Rien n’empêche le lecteur d’aborder directement la fiction-aérolithe, la calme déraison du reclus de Fontenay-aux-Roses en proie au désastre. Dans les pages qui suivent, le roman commence à son tour. Pour de vrai. Ce début originel (la Notice) nous plonge dans une autre fin (fin de race, fin de siècle, fin de socialité). Toute Préface bue, lue et oubliée, le lecteur voit bien qu’il arrive trop tard, que rien ne saurait sauver jamais des Esseintes, l’homme de la fin.