Colloques en ligne

Miriam Speyer

De l’attrait du « déjà-lu » : les Contes des fées d’Aulnoy comme abrégé des succès poétiques du temps

1Avant leur lancement, les nouvelles créations de la musique pop sont testées pour déterminer leur potentiel à devenir des « tubes ». Il est cependant difficile à dire si l’on aime un morceau quand on ne l’a écouté qu’une fois. Une réponse avec certitude n’est en effet possible qu’après trois écoutes1. Autrement dit : loin de produire un sentiment ennuyé de « déjà-ouï », une certaine familiarité est une condition nécessaire pour apprécier une nouvelle chanson. Mais cette familiarité peut aussi être obtenue d’une autre manière : par le mélange d’éléments connus et d’éléments nouveaux. La recette réside alors dans la création, chez l’auditeur, ou le lecteur, d’un plaisir de la reconnaissance, dans la possibilité offerte au consommateur de retrouver du « connu » dans une œuvre a priori nouvelle. Cette recherche du « familier » exerce une influence sur la composition des « succès » à venir : si les goûts musicaux évoluent, un air de « déjà-ouï » facilite plutôt la réussite de telle ou telle pièce2.

2Le principe de la reconnaissance, par exemple par l’insertion d’éléments « recyclés » est illustré de nos jours par la culture pop. Celle-ci, contrairement à d’autres productions artistiques sans doute, est une culture de consommation, produite de manière quasi industrielle3. Son but principal étant (avant tout ?) de créer des recettes (financières), les producteurs et les créateurs ont tout intérêt à s’intéresser à d’éventuelles « recettes » permettant de produire des succès.

3Ce même principe de la reconnaissance, de la possibilité de retrouver du connu dans du neuf, est aussi à l’œuvre dans les Contes des fées et les Contes nouveaux, ou les fées à la mode de Marie-Catherine d’Aulnoy, et il a certainement joué un rôle dans leur succès fulgurant4 à la fin des années 1690 (huit tomes en moins de deux ans). Le présent article souhaite développer quelques hypothèses concernant les « recettes du succès » mobilisées par Marie-Catherine d’Aulnoy. L’étude s’intéressera tout particulièrement aux vers insérés dans les contes pour souligner, dans les critères qui ont présidé à leur composition et/ou sélection, certains parallèles avec la culture populaire (et commerciale) de nos jours.

4L’étude des vers insérés, qui sont des pièces à succès de l’époque de la composition des contes, sera l’occasion de cartographier le goût des lecteurs des contes, goût qui n’est, on le verra, pas exactement celui des années 1690. Ce constat permettra alors un élargissement de la réflexion vers les souvenirs de lecture et l’impression de « déjà-lu » produite par les récits de Marie-Catherine d’Aulnoy pour montrer ce que les Contes de fées, et peut-être nombre d’autres productions littéraires galantes, partagent avec des services de musique à la demande comme Spotify ou YouTube.

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« Copier-coller » les pièces à succès

5Le conte tel que le conçoit Marie-Catherine d’Aulnoy peut être décrit comme un jeu de construction. La conteuse pratique la parodie, multiplie les références intertextuelles (au long roman, à l’opéra, etc.) ou les allusions à l’époque de leur écriture. Comme le note Constance Cagnat, « loin de prétendre à l’originalité, la conteuse joue des stéréotypes, mêle ostensiblement les sources d’inspiration et laisse au lecteur le plaisir de goûter la réécriture »5. Or, ce plaisir, ajoute la critique, est conditionné à « la connaissance d’un avant-texte » qui, sans doute, était transparent pour ses premiers lecteurs, mais qui ne l’est plus guère pour le lecteur du xxie siècle.

6Dans la prose des contes, identifier – sauf citation évidente6 – des sources et modèles exploités par la conteuse paraît en effet une entreprise difficile, voire périlleuse. Les vers offrent à ce sujet une piste plus prometteuse : en raison des contraintes liées à la rime et au mètre, les passages en vers se prêtent tout particulièrement à l’identification de citations, de reprises et de souvenirs de lecture.

Autour de l’insertion des vers

7Contrairement à la plupart des conteuses et conteurs contemporains, Marie-Catherine d’Aulnoy multiplie les insertions poétiques dans ses Contes. Au total, les contes publiés dans les recueils de 1697 et 1698 réunissent plus d’une cinquantaine de pièces en vers (sans compter les moralités, en vers elles aussi). Si l’on inclut les récits-cadres, ce chiffre monte même à 63 pièces, ce qui correspond à une moyenne d’un peu plus que deux pièces poétiques par récit7. Parmi les contemporaines, il n’y a que Caumont de La Force et Murat qui sacrifient également au vers dans leurs contes, et seule la dernière, la comtesse de Murat, dépasse D’Aulnoy dans la fréquence des insertions (env. 3,7 poésies / conte).

8La grande majorité des textes versifiés dans les Contes relève de la citation : la narratrice cite les vers qu’un personnage (majoritairement un personnage positif) dit, chante ou écrit dans le cours du récit8. Les poèmes sont parfois dévolus à l’énonciation lyrique, parfois convoqués pour l’énonciation gnomique. Dans ce deuxième cas, l’expression rimée participe pleinement à la modalisation du discours second : le locuteur signale sa distance avec l’énonciateur, il exprime un savoir qui le dépasse. Ce qui frappe, c’est que la conteuse cite en effet : elle convoque des vers allographes.

Le choix des insertions

9Les vers appris « exprès d’Ovide » que le rossignol chante pour consoler Printanière dans le conte du même nom proviennent par exemple d’une traduction contemporaine des élégies amoureuses d’Ovide, le recueil Traduction des Élégies amoureuses en vers de l’abbé Jean Barrin9. Les quatre vers cités ouvrent l’élégie iv, au contenu plutôt léger : la suite du poème développe des conseils pour tromper son mari. Quant à l’élégie qui suit, elle porte le titre éloquent de « Jouissance ».

10Lorsque Gracieuse conseille à Percinet de rester discret au sujet de leur relation, elle précise « je me souviens là-dessus d’une maxime […] qui m’agrée fort »10. Le sizain d’octosyllabes qu’elle prononce alors, « Ne faites point de confidence », est un souvenir littéraire : la conteuse cite un sizain de La Montre, une œuvre en prosimètre de Balthazar de Bonnecorse.

11Ce genre de copier-coller n’est pas rare au xviie siècle, et du reste parfaitement autorisé. D’autres auteurs de l’époque le pratiquent, avec leurs propres textes, mais aussi avec des compositions allographes. Ainsi, à la même époque, Madeleine de Scudéry agrémente ses nouvelles et ses volumes de conversations de vers de Charleval, de Pellisson ou d’Isarn. Dans son cas, le choix se fait en fonction des scripteurs : le corpus des œuvres de « Sapho » constitue une défense et illustration de son cercle du Marais11. Dans le cas de la conteuse D’Aulnoy, en revanche, le critère semble davantage avoir été le succès, la notoriété de telle ou telle œuvre dans la société galante dans laquelle elle évoluait elle-même.

12De fait, les œuvres citées dans « Gracieuse et Percinet » et « La Princesse Printanière » sont des œuvres à succès : elles ont connu plusieurs rééditions depuis leur première publication dans les années 1660, et ce non seulement à Paris, mais aussi en province ou à l’étranger12. D’autres insertions allographes dans les deux volumes de contes confirment cette hypothèse. Dans la « Princesse Belle Étoile », la conteuse fait allusion au « tube » Réveillez-vous belle endormie, dont l’air a encore inspiré de nombreux vaudevilles au début du xviiie siècle13, dans « Gracieuse et Percinet », elle cite une pièce du recueil dit « La Suze-Pellisson », recueil poétique à succès de la seconde moitié du xviie siècle. Elle insère enfin deux vers très connus de la Clélie dans le récit-cadre « Don Gabriel Ponce de Leon ».

13Le distique

Vivre avec mon Iris dans une paix profonde
Et ne compter pour rien tout le reste du monde14

14termine, dans le roman de Scudéry, une pièce que Thémiste écrit pour la princesse Lindamire, dont il est amoureux15. Avant qu’ils ne soient insérés dans les Contes des fées, ces deux vers ont déjà été cités maintes fois entre 1657 et les années 1690 : Ménage s’en sert pour donner l’exemple de deux alexandrins parfaits dans son édition commentée de Malherbe (1666), Fontenelle les reprend dans les Lettres galantes du chevalier d’Her*** pour décrire une relation amoureuse apaisée16, Corbinelli les utilise pour illustrer l’entrée « Amour parfait » dans ses Sentiments d’amour (1665)17. Enfin, Madeleine de Scudéry les reprend elle-même dans la conversation « Des douceurs de la gloire, & des douceurs de l’amour » dans les Entretiens de morale, publiés en 169218. En 1697, le distique est ainsi une formule partagée, que les lecteurs sont capables de reconnaître. La reconnaissance est facilitée, du reste, par la convocation du titre du roman dans la nouvelle d’Aulnoy. L’annonce de la citation a cependant de quoi surprendre. Le personnage de Ponce de Léon parle de la « chanson de Clélie », alors que dans le roman de Scudéry, ces vers sont donnés à lire19. Cette divergence peut se comprendre de deux manières : soit la conteuse cite les vers de mémoire, ou du moins sans en vérifier la présentation exacte, ce qui expliquerait alors aussi l’ajout du « y » au début du premier vers (et créant ainsi un vers de treize syllabes), soit elle choisit exprès de parler de « chanson », la chanson étant à la fin du siècle certainement la forme versifiée la plus appréciée dans les cercles mondains20.

Cartographier le goût des lecteurs à une époque

Des éléments d’époque

15Dans son étude Le Parnasse galant, Delphine Denis attire l’attention sur la manière dont la mode régit les productions artistiques dans les cercles mondains, en particulier à Paris21. Les productions littéraires galantes sont soumises aux évolutions des goûts et des préférences, les genres et formes pratiquées se caractérisent par conséquent par leur caractère éphémère : à la fin du siècle, la mode est aux contes, les années précédentes, elle était davantage aux fables et aux nouvelles. Il en va de même pour les petites productions en vers : le sonnet, exception faite des bouts-rimés, se raréfie dès les années 166022, tandis que le madrigal et l’air de cour demeurent fréquents. L’influence déterminante de la mode est un autre élément qui rapproche le « Parnasse galant » de la musique pop des xxe et xxie siècles. L’artiste qui vise le succès a tout intérêt à suivre la mode du moment – tant sous le règne de Louis XIV que de nos jours : les œuvres sont ancrées, inscrites en leur temps23.

16Les ingrédients de la « recette du succès » de Marie-Catherine d’Aulnoy sont donc certainement la forme à la mode, le conte, ainsi que le fort ancrage des récits dans l’époque de leur composition (référence à des realia, comme le mariage du duc de Bourgogne avec la princesse Marie-Adélaïde de Savoie, ou certains hauts lieux de la gourmandise parisienne24).

17Les poésies insérées en présentent un autre ingrédient. Le choix des poèmes est décisif : ils sont presque tous composés en vers mêlés, et très fréquemment chantés ; la forme textuelle comme la présentation des vers par les personnages reflète la pratique des lecteurs mondains. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter le Mercure galant : les numéros de ce périodique parus dans les années 1680 et 1690 se terminent en effet systématiquement par au moins un « air nouveau », dont on donne à la fois le texte et la partition. Mais plus marquant encore : la conteuse choisit bien des morceaux à succès pour les enchâsser dans ses contes.

18C’est ce que confirme par exemple le premier passage en vers dans « Gracieuse et Percinet ». Les vers « L’on vous aime, Gracieuse… » sont la citation quasi fidèle d’une « Idylle » de Cantenac, publiée dans ses Poesies nouvelles en 166225. La pièce est reprise sous le titre « Élégie » dans le recueil dit « La Suze-Pellisson » à partir de 1680, dans lequel elle est attribuée à la comtesse de La Suze, la poétesse galante à succès du temps. Ce recueil, véritable anthologie des pièces galantes à la mode, connaît de nombreuses rééditions, à Paris et en province dans les années 1680 et 169026 et il est donc vraisemblable qu’il était connu et apprécié par les lecteurs de la fin du xviie siècle. Plus significatif encore à ce sujet : certaines leçons de ce recueil divergent de celles imprimées dans les Poésies nouvelles de Cantenac. Autrement dit : Marie-Catherine d’Aulnoy cite bien depuis le recueil connu, bien diffusé au moment de la publication des contes. C’est sans doute aussi de ce recueil que la conteuse extrait la maxime citée par Gracieuse. Celle-ci provient en fait de La Montre de Balthazar de Bonnecorse. Après deux éditions autonomes à Paris en 1666 et 167127, l’œuvre va être intégrée dans le recueil dit « La Suze-Pellisson » en 168428.

19La citation allographe permet d’établir une relation de complicité avec le lecteur contemporain, elle lui offre aussi le plaisir de la reconnaissance d’un morceau connu, et apprécié. D’autres citations et références littéraires sont toutefois moins ancrées dans le moment de la parution des contes.

Nostalgie et âge d’or de la galanterie

20Contrairement à ce que l’on pourrait penser en effet, la plupart des références intertextuelles, qu’il s’agisse de citations fidèles ou d’allusions plus implicites, ne date pas des années 1690. À la fin de l’« Oiseau bleu », la conteuse fait référence à la Princesse de Clèves, publiée en 1678. Au début de ce même conte, D’Aulnoy réécrit la fable « La Tourterelle et le ramier » de Marie-Catherine Desjardins de Villedieu, imprimée en 1670, puis reprise dans le Mercure galant en 167929.

21Les vers nous offrent des cas encore plus frappants. Le quatrain d’Ovide convoqué dans « Printanière » provient de la Traduction des elegies amoureuses d’Ovide. Ce recueil de Jean Barrin paraît la première fois en 1666, et va donner ensuite lieu à une réédition augmentée en 1676. Les rééditions des années 1680 sont, elles, provinciales ou étrangères. La référence à Clélie citée plus haut confirme cette observation. Là encore, la conteuse fait référence à une œuvre à la mode au milieu du siècle, les longs romans ayant plutôt mauvaise presse au tournant du siècle.

22La pratique de l’insertion des vers en tant que telle témoigne, elle encore, d’une prédilection de la conteuse pour les œuvres des années 1660 à 1680. À en croire les théoriciens de la littérature de la fin du xviie siècle, l’insertion de « beaux endroits » en vers dans les fictions narratives est un procédé qui appartient au passé, au long roman. Si l’œuvre narrative de Marie-Catherine Desjardins de Villedieu en particulier montre que les pratiques varient entre les auteurs, il n’y a pas de doute qu’à la fin du siècle, la pratique est définitivement en voie de disparition30. Dans les années 1690, on ne trouve plus guère de vers dans les « Histoires » et « Nouvelles » dans le Mercure galant et il en va de même pour les Contes : les conteuses qui insèrent des poésies dans leurs récits sont nettement minoritaires à la fin du xviie siècle.

23Aussi les « ingrédients » des Contes des fées de Marie-Catherine d’Aulnoy ne reflètent-ils pas tant le goût et les succès poétiques au moment de la publication du recueil, mais des succès des années passées, et d’une période précise : les années 1660 et 1670. Comme un best-of incrusté dans une narration de fiction, les contes se constituent en chambre d’écho de textes, de pratiques et d’auteurs à la mode pendant ce que l’on pourrait appeler l’âge d’or de la galanterie, c’est-à-dire le début du règne personnel de Louis XIV, une époque en contraste frappant avec la période dévote et sombre des années 1690. Les œuvres convoquées appartiennent à cette « grande époque galante » : leurs péritextes les identifient comme « galantes », et elles ont été publiées au Palais, chez Gabriel Quinet ou Claude Barbin, libraires spécialisés dans la publication d’œuvres galantes. Enfin, les auteurs se rattachent eux aussi à ce courant, témoin la présentation d’Ovide comme promoteur et apologiste de l’amour galant dans la « Préface » de Barrin31, ou le seul nom de La Suze.

24Partant, D’Aulnoy crée avec les contes un espace nostalgique – espace qui correspond au temps de son enfance –, dont la dédicataire est la lectrice modèle : Élisabeth-Charlotte de Bavière est née en 1652, la même année que la conteuse, et arrive à la cour en 1671, à la grande époque du Roi-Soleil. Chemin faisant, les Contes d’Aulnoy participent à une forme de périodisation littéraire : les références intertextuelles circonscrivent une époque. Celle-ci, s’étendant de 1660 à 1680, sera aussi a posteriori identifiée comme la période des œuvres « galantes »32.

Souvenirs de lecture et impressions de « déjà-lu » : ce que les Contes partagent avec Spotify

25Les citations textuelles sont particulièrement aisées à identifier – et encore mieux de nos jours grâce à des outils numériques que sont la recherche plein texte sur Google Books, par exemple. La majorité des références cependant est plus diffuse et demeure pour nous difficile d’accès. Un exemple est offert par le poème « Enfin je puis en liberté » que le Roi des Mines d’Or compose au moment où il est tenu captif par la Fée du Désert. Cette pièce, inédite en tant que telle, peut se lire comme une forme de marqueterie à partir de souvenirs de lecture (lectures qui confirment la prédilection de la conteuse pour les années 1660 à 1680).

Composer « à partir de »

26Dans cette poésie, le roi plaint le « destin barbare », qui le sépare de la princesse qu’il aime. Le lexique employé est stéréotypé, la description de la tempête en mer topique, la plupart des rimes convenues (jour/amour, larmes/charmes, etc.). Mais en plus de ces traits liés à une poétique et un imaginaire partagés, la pièce contient des souvenirs d’œuvres préexistantes :

  • la rime « grottes profondes – ondes » ouvre la fameuse Élégie des nymphes de Vaux (« Remplissez l’air de cris… ») de La Fontaine. Celle-ci est imprimée une première fois dans le recueil « La Suze-Pellisson » publié en 1666. À partir de 1674, elle sera reprise systématiquement dans toutes les rééditions de ce recueil.

  • la pièce présente de nombreux parallèles avec des airs du Ballet de la Naissance de Vénus (1665) de Benserade et Lully. On n’y rencontre en effet non seulement (et à plusieurs reprises) la rime « ondes – grottes profondes », mais également la série de rimes « terrible – paisible » et « furieux – jusqu’aux cieux » ainsi que la reprise de l’octosyllabe « Sortez de vos grottes profondes ».

  • l’incipit de la pièce, « Enfin je puis en liberté », est sans doute un clin d’œil aux Stances irrégulières « Enfin je suis en liberté », un tube des années 1660 qui sera reproduit, lui aussi, systématiquement dans les éditions successives du Recueil de pieces galantes en prose et en vers, dit « La Suze-Pellisson ».

27Les vers d’« Enfin je puis en liberté » sont composés « à partir de » : à partir d’un ensemble d’ouvrages de genres divers, à partir de souvenirs d’écoute ou de lecture variés. En partant de cette observation, il me semble que l’écriture de Marie-Catherine d’Aulnoy dit quelque chose de fondamental de la littérature galante du temps.

28La lecture d’œuvres de cette période peut être quelque peu éprouvante pour nous, lecteurs du xxie siècle : les textes, en prose, en vers, en prosimètre, semblent tous se ressembler, recourir au même imaginaire, aux mêmes expressions. Si l’apparent paradoxe entre le succès, y compris commercial, de ces œuvres en leur temps, a pu être expliqué par une perception différente, plus fine, de la « diversité » que vantent tant les péritextes de l’époque33, il convient de prendre en compte aussi le paramètre inverse : la familiarité. Comme le montrent les auteurs de l’étude « The Same Old Song: The Power of Familiarity in Music Choice », nous choisissons volontiers les morceaux que nous connaissons, et ce même quand nous affirmons préférer les découvertes et les nouvelles créations34 ! Une certaine familiarité est par ailleurs nécessaire pour pouvoir apprécier une œuvre, ou même pour être en mesure de dire si nous l’aimons, ou pas.

29Cette caractéristique n’a pas échappé aux producteurs de musique commerciale à notre époque. Il est bien connu que les morceaux de la musique pop se coulent plus ou moins tous dans le même moule assez simple composé par une alternance strophe / refrain suivie d’une bridge avant le refrain final. De nos jours, même si le plagiat est interdit et l’imitation risquée, il n’est pas rare que l’on entende dans un morceau des allusions, des citations, même minimes, à des morceaux antérieurs connus, l’idée étant d’offrir à celui qui écoute un moment (éphémère) de familiarité, tout en proposant une expérience d’écoute nouvelle35.

Séduire par l’incipit

30Ce jeu entre éléments familiers et éléments nouveaux est aujourd’hui accentué en raison d’algorithmes à l’œuvre sur des plateformes de streaming comme Spotify ou YouTube qui font des propositions aux utilisateurs en partant de leur consommation passée. L’algorithme de Spotify accorde un intérêt tout particulier au début d’un morceau : l’artiste ne reçoit de rétribution de la part de la plateforme qu’une fois que l’utilisateur a dépassé les trente premières secondes. D’éventuels jeux de citation, visant à créer une impression de familiarité pour attirer l’utilisateur et ainsi le pousser à continuer l’écoute, doivent nécessairement se trouver au début des morceaux36.

31La mécanique compositionnelle des contes de la seconde moitié du xviie siècle est similaire. Quand nombre de récits d’Aulnoy peignent une famille royale en peine de descendance, et rappellent ainsi toujours l’incipit de la « Belle au bois dormant », la suite du récit dévie à chaque fois, et différemment de conte en conte. Les poésies insérées reproduisent ce fonctionnement à plus petite échelle : le ou les premiers vers se ressemblent et produisent, un sentiment de « déjà-lu ».

32Les vers insérés dans les Contes des fées et les Contes nouveaux d’Aulnoy sont souvent lyriques. Sans grande surprise, les incipit se caractérisent par des expressions ou des types de phrase avec une charge émotionnelle forte : les exclamatifs « ô ! » ou « ah ! »37, la particule « que » pour introduire une exhortation ou un souhait38, ou l’impératif39. Il n’est enfin pas rare que plusieurs de ces éléments soient combinés dans un même incipit.

33Au sein des deux recueils de contes, le lecteur a dès lors facilement l’impression de déjà connaître telle ou telle pièce. Cette impression est renforcée par des reprises ou recompositions effectives comme dans les pièces « Ah ! s’il était possible » (« La Princesse Carpillon ») et « Ah ! qu’il est difficile » (« Belle Belle ou le chevalier fortuné »). En effet, en plus du premier vers très similaire, les pièces sont toutes deux des sizains faiusant alterner octosyllabes et alexandrins et recourent à la rime « heureux »-« vœux »40. Une autre pièce de « La Princesse Carpillon » fait penser, elle, au « Nain jaune ». Les vers « Ces bois en vous voyant… », insérés dans ce dernier, se terminent par le vers « Tout rit, tout reconnaît la fille de l’Amour ». Le dernier hémistiche est repris quasi à l’identique dans la pièce « Dans ces forêts… » qui se clôt sur « Arrête dans ces lieux la fille des Amours »41.

34À ces similarités au sein même de l’œuvre de la conteuse s’ajoutent des similarités avec les poésies galantes imprimées dans les recueils collectifs du temps. Dans le « Recueil La Suze-Pellisson », dont Marie-Catherine d’Aulnoy cite plusieurs pièces, on lit des incipit comme « Ah ! qu’il est dangereux… », « Ah ! donnez-moi Climène », « Ô Dieux, serait-il vrai… », « Que vous sert-il de me nier » et « Qu’il est heureux… ». Les impératifs à l’attaque du vers sont également fréquents (« Quittez… », « Achevez… », « Prenez… », « Venez… », etc.).

35L’impression de « déjà-lu » est encore renforcée par les similarités de lexique, particulièrement nettes dans les rimes. Ces proximités, importantes, s’expliquent moins par le fait que Marie-Catherine d’Aulnoy copie des vers – après tout, la plupart des vers insérés sont bien inédits – mais en raison des caractéristiques et contraintes inhérentes à la création littéraire galante :

  • l’emploi d’un vocabulaire topique partagé : l’expression de l’amour passe en effet soit par l’imaginaire pastoral, soit par l’imaginaire néopétrarquisant ;

  • la forme versifiée : les contraintes du mètre et de la rime limitent les possibilités de combinaison des mots ;

  • la syntaxe et la métrique classique : après Malherbe, le vers a tendance à épouser le développement « naturel » de la phrase, sans transpositions ou libertés syntaxiques42.

36À ces influences systémiques s’ajoute le fait que les auteurs d’œuvres galantes sont également des lecteurs, des consommateurs assidus de compositions galantes, qui baignent dans cette littérature.

37En raison de ces éléments, techniques et culturels, il n’est alors guère surprenant que l’on retrouve les mêmes expressions, et parfois jusqu’aux mêmes vers (ou presque), d’une composition à l’autre. On peut ainsi se demander si les vers « La beauté efface / L’âge de glace » dans la chanson insérée dans « La Princesse Belle Étoile » sont en effet un souvenir du second intermède du Malade imaginaire (1673), où le maure chante

Ne perdez point ces précieux moments
La beauté passe,
Le temps l’efface,
L’âge de glace,
Vient à sa place […].

38ou s’il s’agit plutôt d’une forme de « phraséologie galante », d’une combinaison de termes et d’images topiques en fonction d’un mètre précis. Et la même question se pose sans doute pour la pièce « Enfin je puis en liberté » analysée plus haut43.

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39Dans les Contes des fées et les Contes nouveaux, Marie-Catherine d’Aulnoy crée donc un espace culturel partagé, qui lui permet d’établir une relation de complicité avec son lecteur. Dans ce sens, les Contes illustrent peut-être de manière particulièrement frappante ce qui a assuré le succès de nombre d’autres œuvres galantes, à savoir l’alliance d’éléments connus, à la mode, et d’éléments nouveaux au sein d’une même œuvre. Mais en raison du choix des références convoquées, les contes ouvrent un lieu imaginaire offrant le plaisir nostalgique de la reconnaissance, et de la possibilité de retrouver une forme d’âge d’or de la galanterie révolu au moment de la publication des recueils.

40Peut-être sont-ce aussi ces allusions et citations qui sont à l’origine de ce sentiment d’étrangeté certain qui s’empare aujourd’hui du lecteur des Contes et qui explique aussi la fortune postérieure moindre des récits d’Aulnoy par comparaison à ceux de Perrault, comme il peut justifier les nombreuses réécritures44 : bref, si la recette en tant que telle est atemporelle, le plat cependant risque de perdre quelque peu en saveur.