Colloques en ligne

Pierre Chabot

Enquête sur les repaires de la misère à Naples (1860-1880)

1On se souvient de la description de la mansarde de la famille Morel dans Les Mystères de Paris :

XVIII

MISÈRE

On n’a peut-être pas oublié qu’une famille malheureuse dont le chef, ouvrier lapidaire, se nommait Morel, occupait la mansarde de la maison de la rue du Temple.

Nous conduirons le lecteur dans ce triste logis.

Il est cinq heures du matin.

Au-dehors le silence est profond, la nuit noire, glaciale ; il neige.

Une chandelle, soutenue par deux brins de bois sur une petite planche carrée, perce à peine de sa lueur jaune et blafarde les ténèbres de la mansarde ; réduit étroit, bas, aux deux tiers lambrissé par la pente rapide du toit qui forme avec le plancher un angle très aigu. Partout on voit le dessous des tuiles verdâtres.

Les cloisons recrépies de plâtre noirci par le temps, et crevassées de nombreuses lézardes, laissent apercevoir les lattes vermoulues qui forment ces minces parois ; dans l’une d’elles, une porte disjointe s’ouvre sur l’escalier.

Le sol, d’une couleur sans nom, infect, gluant, est semé çà et là de brins de paille pourrie, de haillons sordides, et de ces gros os que le pauvre achète aux plus infimes revendeurs de viande corrompue pour ronger les cartilages qui y adhèrent encore… *

Une si effroyable incurie annonce toujours ou l’inconduite, ou une misère honnête, mais si écrasante, si désespérée, que l’homme anéanti, dégradé, ne sent plus ni la volonté, ni la force, ni le besoin de sortir de sa fange : il y croupit comme une bête dans sa tanière.1

2Le dernier paragraphe problématise en quelque sorte toutes les descriptions de la misère que l’on trouve dans ces années-là en France : il montre en fait à quel point la frontière est ténue entre la misère vertueuse et la misère vicieuse, il montre à quel point il est difficile, face au spectacle de la misère, de s’abstenir de lui attribuer une étiologie morale : en fin de compte, le pauvre est toujours plus ou moins responsable de sa misère, qui trouve ses racines dans l’inconduite, l’intempérance – grand mot du vocabulaire moral dans ces années-là.

3 Il ne nous sera pas difficile de montrer qu’à Naples, autre grand foyer de misère dans l’Europe du XIXe siècle, le regard de l’hygiéniste ou du romancier, de l’enquêteur réel ou fictif est toujours entaché de moralité, de moralisme. À Naples comme à Paris, il n’y a pas d’enquête sur la misère qui ne soit dénuée d’arrière-pensées idéologiques et morales. La misère n’est jamais considérée pour elle-même, comme un état objectif de dénuement, mais comme la résultante d’une inconduite et la cause de maux divers, au premier rang desquels la maladie et le crime. La misère n’est donc jamais un état, mais toujours un résultat et une cause, et ses descriptions s’articulent, avec plus ou moins de latitude, entre ces deux pôles.

4Autre constante des enquêtes sur la misère : la recherche obsessionnelle du foyer, du repaire, du taudis où la misère est comme quintessenciée. En fait, la description de la misère s’inscrit très largement dans la première moitié du XIXe siècle et encore après dans un paradigme hippocratique qui pense la maladie en terme de foyer infectieux. Et le foyer misérable est toujours porteur de miasmes, de méphitisme. Bien plus, le foyer infectieux est en permanence utilisé comme métaphore de la dangerosité des classes populaires. À partir du paradigme de l’infection s’opère un glissement de la dangerosité sanitaire à la dangerosité sociale et politique des classes populaires.

5Une fois posés ces préliminaires, plusieurs questions orienteront notre enquête sur la misère napolitaine : quels sont ces foyers de la misère que l’on retrouve à Naples ? Dans quelle mesure sont-ils porteurs de dangerosité ? Comment s’articulent l’enquête des hygiénistes et les descriptions littéraires de la misère ? Nous montrerons dans un premier temps que dans les années 1860 les repaires de la misère sont décrits en termes pathogènes et criminogènes. Puis, à partir de la fin des années 1870, avec l’apparition d’un nouveau type d’enquêteurs, les écrivains entichés de question méridionale, on assiste à une stylisation de la misère, souvent réduite à des paramètres exotiques.

6 Le rapprochement entre Naples et Pairs n’est pas fortuit : aux yeux des hygiénistes italiens, les deux villes offrent des formes d’habitat populaire typiques et contrastées, sous la forme des mansardes (dites soffitte en italien) parisiennes et des bassi (pièce donnant de plain-pied sur la rue) ou des fondachi napolitains. Marino Turchi, le grand hygiéniste napolitain de cette époque,  estime que les bassi sont la plaie de Naples, et il leur oppose les soffitte de Paris et de Turin.2 Pour Tommasi-Crudeli, les mansardes parisiennes ou turinoises ne pourraient s’exporter à Naples : la chaleur auxquelles elles sont exposées l’été serait décuplée dans une ville méridionale, et les Napolitains seraient condamnés à « griller » sous les toits en zinc. 3

7La saleté et l’insalubrité du basso ou du fondaco sont décrits en des termes très proches de ceux utilisés par les romanciers ou enquêteurs sociaux français. Voici en 1862 ce qu’écrit Marino Turchi sur les fondachi napolitains :

Case de poveri

XXX. E se vuoi compiere il quadro, non basta correr per le strade più frequentate, ma penetrare in quelle più oscene ed oscure, nelle case de’ poveri, ed esaminar ciò che avviene in quelle camerucce, dove un pessimo letto è occupato da’ due sessi, e da ogni età. Entra nelle abitazioni di quei fondachi, che meglio diresti bolge d’Inferno ; e di questi troverai sì gran numero nel Quartiere Porto, che non ti parrà vero : in un’aja non molto estesa io giunsi a noverarne ventinove : dove il colera del 1837 fece strage infinita. E allora fu che quei sepolcri furono per ordine superiore imbiancati !

Io ho avuto il coraggio di visitar quelle tombe, dove si trovano riuniti e moltiplicati gli orrori che sono sparsi qua e là ne’ diversi Quartieri di Napoli. Quae ipse miserrima vidi. E facendo rocca del cuore penetrai dove marcisce l’indigenza in casolari senz’aria e senza luce, avvelenati dal mefitismo delle immondezze, spaventevoli per disfacimenti, e schifosi insetti, più delle tende degli Arabi, più immondi delle capanne degli abitatori della Polinesia.

Chi si caccia per quei chiassi, chiassuoli angiporti, per quei viottoli tenebrosi, per quei laberinti inestricabili, per quei tetri abituri ; chi vede quelle tane di animali, quelle tenebrose spelonche, quelle mura livide e nericce grommate e impiastricciate di muffa, o sfondate dall’antichità, e quei spiracoli di luce pallida e sinistra, solo bastanti in qualche ora del giorno a scovrirne tutto l’orrore ; chi vede quegli strambelli, quei cenci, quei pagliericci, quel sudiciume, quel loto, quelle aperte sentine ; chi sente quel tanfo, quel lezzo, quella peste ; chi si avviene in quelle squallide faccie, in quelle luride piaghe, in quegli stenti affanosi, si sente stringere il petto per la pietà, scorrere il ribrezzo per tutte le membra, quasi rimane smarrito, non crede ai suoi sensi, gli par di sognare, non stimando possibile che nel mezzo del secolo XIX vivessero nel putridume tanti esseri umani, dove non alloggerebbero le bestie ; e intanto niuna mano soccorrevole si fosse stesa finora a salvarli !!!4

8Le passage sur les « taudis sans air et sans lumière, empoisonnés par le méphitisme des ordures, où la décomposition et de répugnants insectes  sèment l’effroi » évoque directement les descriptions de Buret et de Considérant à la même époque5. La « lumière pâle et sinistre », le sol jonché de paille et de chiffons, le grabat où s’entassent toute la famille, les murs barbouillés de moisissure rappellent Eugène Sue et Hugo6 : la misère a partout le même visage et c’est toujours le même locus horribilis qui est annoncé par des formules topiques (« si tu veux compléter le tableau, il faut pénétrer dans […] j’ai eu le courage de visiter… ») à travers lesquelles l’enquêteur met en scène son odyssée dans la fange sociale. Marino Turchi établit un lien direct entre l’insalubrité, et le choléra qui en 1837 a fait des ravages dans ces habitations. Mais depuis cette date, rien n’a été fait contre ces foyers d’infection, si ce n’est de blanchir les murs à la chaux, ce que l’hygiéniste considère avec ironie. L’expression de « sepolcri imbiancati » qu’il choisit pour décrire cette opération est d’ailleurs une citation de La Bible, par laquelle il raille l’hypocrite sollicitude des autorités. Dans l’Évangile selon saint Matthieu (23, 27) Jésus, en s’adressant aux scribes et aux Pharisiens s’écrie : « Malheur à vous, hypocrites, qui ressemblez à des sépulcres blanchis : au-dehors ils ont une belle apparence, mais au-dedans ils sont plein d’ossements de morts et de toute pourriture. » Effectivement, le blanchiment à la chaux ne fait que donner au taudis mortifère l’apparence de la propreté. La description de Turchi oscille donc entre effroi et compassion. L’utilisation d’une longue période dans le dernier paragraphe permet en fait que l’évocation de l’horreur débouche sur l’indignation : la longue protase descriptive — où, dans l’anaphore des verbes (« qui pénètre… qui voit… qui sent… ») et les séries d’énumérations se dévoilent toutes les figures de l’horreur —  amène une apodose (« ne croit pas ses sens… ») qui souligne aux yeux du lecteur la triste situation présente, et l’incurie de l’action publique.  

9C’est presque sans transposition que cette description se retrouve l’année d’après dans le roman de Francesco Mastriani, I Vermi, traduit en français sous le titre des Vers Rongeurs :

Fondaco Crocifisso ! Savez-vous ce que c’est qu’un fondaco à Naples ? Figurez-vous une sorte de cour fermée, où ne pénètre jamais un rayon de soleil, et où l’on dépose toutes les ordures des ruelles et des culs-de-sac voisins ; figurez-vous un réduit en forme de serpe que l’on pourrait croire plutôt le bouge d’animaux immondes que de créatures baptisées. Et cependant, la ville de Naples compte quatre-vingt-quatre de ces sales repaires, où pourrissent des milliers de malheureux, qui paient aux propriétaires de ces fondachi l’air empesté qu’ils respirent.

Dans ces habitations, si l’on peut nommer ainsi ces cloaques, manque absolument le plus strict nécessaire à l’être le plus dégradé. Le plafond, les murs suintent une humidité fétide, les lieux d’aisance sont dans le milieu de la chambre, un foyer improvisé se trouve au pied du lit, le conduit des immondices, à peine masqué par une faible paroi, répand une odeur insupportable dans cette chambre unique.

La maigre soupe du pauvre, si même il lui arrive de manger quelque chose de chaud, est empestée par la fumée du foyer, par l’odeur nauséabonde des lieux d’aisance. Des insectes de toutes sortes, engendrés par la saleté, dévorent les malheureux habitants de ces repaires, changent ainsi en supplice les heures où le sommeil devrait réparer leurs forces.

Chaque heure que le pauvre vit dans ces lieux malsains abrège sa vie d’une année : le carbone lui dévore les poumons, la fumée lui enlève la vue, l’humidité lui affaiblit les reins, les insectes lui sucent le sang ; toute lueur d’intelligence et toute vertu s’éteignent, l’esprit s’atrophie dans l’être ainsi que toute force du corps. Le malheureux habitant d’un fondaco, d’un sopportico (cave souterraine) ou d’un basso (chambre obscure et sans fenêtre, au niveau de la rue) traîne une existence maudite, à laquelle il ne donne d’autre aliment que les plaisirs dégoûtants de la brute : il vit au jour le jour comme un animal immonde ; et il est souvent conduit à désirer la fin d’une existence devenue insupportable par les privations, les souffrances, les peines et les chagrins de tous genres.

Ainsi, ce n’est pas sans une vive joie que nous voyons si bien encouragée l’œuvre commencée par d’estimables citoyens, et de laquelle nous avons déjà parlé plus haut. Nous avons le doux espoir de voir bientôt surgir les nouveaux édifices destinés à donner asile aux pauvres gens qu’une funeste nécessité force à habiter les fondachi ou d’autres sombres et humides repaires.7

10Le dernier paragraphe constitue une allusion directe à Marino Turchi, explicitée dans une autre note des Vers Rongeurs, où Mastriani précise que celui-ci a fait réunir de l’argent pour construire des logements populaires décents à Capodimonte. 8 Inutile d’insister sur les nombreux points de comparaison entre ces deux descriptions. Il faut noter en revanche les différences de ton et de connotations idéologiques. Le socialisme chrétien de Mastriani se manifeste ici pleinement lorsqu’il montre que la misère sociale engendre une dégradation de l’être humain, qui perd son empreinte divine : « toute lueur d’intelligence et toute vertu s’éteignent, l’esprit s’atrophie dans l’être ainsi que toute force du corps […] il vit au jour le jour comme un animal immonde. » Cependant, ces formules ne sont pas sans ambiguïté puisqu’elles participent à la constitution d’une caractérologie négative du misérable, en même temps qu’elles la déplorent : le misérable est cet être dégradé, sans morale, auquel la société doit venir en aide, mais qu’en attendant le romancier peint dans toutes ses turpitudes. La métaphore des vers rongeurs choisie par Mastriani pour désigner les « classes dangereuses à Naples » dit assez tout le bien qu’il pense de ces misérables. Les criminels, les vagabonds, les oisifs, désignés comme les vers qui rongent la société sont aussi ceux qui vivent en compagnie des vers : pas une description de taudis, de grabats sans une allusion aux blattes, à la vermine, aux insectes dégoûtants auxquels le pauvre, par métonymie, emprunte toute ses caractéristiques. L’habitat, de pathogène devient alors criminogène : les criminels de Naples sont tous nés dans la fange des bassi et des fondachi.

11– Saleté, relâchement moral, criminalité : l’engrenage de la misère

12Le basso, souvent constitué d’une unique pièce où se concentre toute la famille, offre des conditions propices non seulement à la diffusion des maladies, mais aussi à l’immoralité. Marino Turchi déplore que la pudeur n’y trouve de fait pas sa place, et condamne au nom de la morale, avant toute considération hygiénique, ce lit commun qui provoque la promiscuité des âges et des sexes :

E quale salute può aversi in quell’aria chiusa e per tante guise inquinata ? Quale morale e quale dignità, quando è impossibile tener divisi almen di notte i genitori dai figli, i maschi dalle femmine, gli adulti dei bambini, ed invece sien misti e confusi sessi ed età, quando dormono e quando vegliano, e quando nulla fanno, e quando adempiono ad alcuna necessità della vita che è bello è decente è onesto compiere senza esser visto nè ascolto, nè in alcun’altra maniera avvertito ? Il qual senso di pudore e ritegno, che si serba e si onora anche in mezzo alle tribù de’selvaggi, dal nostro minuto popolo di buon’ora si perde !!!9

13Ce lit commun, que nous avons déjà évoqué à propos des descriptions françaises, ne pouvait échapper à Francesco Mastriani, qui, bien loin des pudeurs et des sous-entendus de l’hygiéniste, montre dans un épisode des Vers Rongeurs de quelles scènes immorales il pouvait être le théâtre. Cet épisode illustre la « première plaie : l’oisiveté », à la sous-rubrique « vermine ». Les oisifs, dans leur version populaire et criminelle, sont incarnés par Philomène, « qui n’était pas la perle des pucelles du quartier de Saint-Joseph » et son mari Nicolas Peretti, qui a exercé plusieurs années le métier de chiffonnier dans le quartier du Pendino, mais qui est surtout devenu « inhabile au travail du mardi après les désordres du dimanche et du lundi. » 10Le couple a deux enfants, Louis et Concetta, d’ailleurs tous deux adultérins : pourvu que sa femme lui donne de l’argent à dépenser au cabaret, Nicolas la laisse en effet  tirer profit de ses charmes. Philomène devient ainsi la maîtresse du Caporal Stoppaccio, qui la mène fréquemment à la caserne avec ses enfants, en la présentant comme « sa sœur  mariée, qui en l’absence de son mari vient lui rendre visite ». Toutefois, il la reçoit dans son camerone, lieu particulièrement propice aux indiscrétions et à la promiscuité :

À ceux qui ignorent complètement ce qu’était sous les Bourbons un camerone, pour les soldats mariés, nous leur dirons que c’était une espèce de vaste couloir du quartier, qu’on aurait pu destiner à l’écurie. Le plus souvent, ces sombres couloirs ne recevaient ni air ni lumière. C’est cependant dans ces lieux malsains qu’habitaient pêle-mêle les familles des sous-officiers et des soldats. À chaque famille était assigné un espace latéral, ne suffisant que pour un seul lit, où toute la famille devait s’arranger : mari, femme, enfants, garçons et filles. Quoique les règlements n’en fissent pas une ordonnance spéciale, chaque famille cependant, entre un lit et l’autre, étendait des cordes, en long et en travers, auxquelles on suspendait de vieilles toiles et de sales draperies pour se soustraire autant que possible à la vue de ses voisins.

Cette promiscuité donnait lieu aux anecdotes nocturnes les plus bizarres, à des méprises volontaires ou involontaires, à d’obscènes fantasmagories qui pour des natures moins abjectes et moins perverses, eussent semblé produites par une puissance diabolique. Il serait difficile de dire de quels parfums exquis était imprégné l’air de ces couloirs, où les excréments corporels reposaient près des lits comme des pots de fleurs ! Il serait donc inutile de dire la saleté qui y régnait, comme aussi la vermine qui y pullulait ! Personne n’ignore que la malpropreté éteint dans l’homme toute énergie morale, et le dépouille toujours d’amour propre et de cette dignité de l’âme, qui est la mère des grandes vertus et des nobles actions. Telles étaient peut-être les intentions d’un gouvernement, dont la principale condition d’existence était l’abrutissement du soldat.

Le Caporal Stoppaccio allait donc dormir dans le camerone avec sa maîtresse et ses deux enfants qui, élevés au milieu de la rue et dans l’édifiante compagnie des plus mauvais garnements du quartier, avaient déjà, à cet âge si tendre, fait un cours complet d’humanité.

Nous voulons laisser à l’imagination de nos lecteurs le tableau à la flamande de ces orgies nocturnes célébrées à la lueur blafarde des lanternes éloignées l’une de l’autre et suspendues au milieu du couloir.

Le petit Louis s’endormait quelquefois par extrême fatigue ; mais sa sœur Concetta ne dormait pas, ou plutôt elle feignait de dormir, tout en voyant et en entendant tout ce qui se faisait et se disait dans le même lit entre cet homme et sa mère. Et une nuit que le Caporal Stoppaccio se trouvait en veine après avoir vidé avec Philomène une douzaine de flacons de Molfetta, il voulut exercer sa brutalité sur la pauvre Concetta ; mais l’enfant, par un instinct de pudeur, se mit à crier au risque de réveiller toute la chambrée.

Pauvres créatures ! Par quel décret imprescriptible de Dieu ces deux malheureux enfants, comme des milliers d’autres, étaient-ils condamnés à la plus abjecte dégradation par l’œuvre même de leurs parents ? Qui sait si ces deux créatures ne seraient pas devenues honnêtes et vertueuses, si on leur eût parlé une seule fois de Dieu et de l’âme !11

14Les qualités littéraires de ce texte sont évidemment très limitées. À vrai dire, tous les défauts de Mastriani s’y trouvent concentrés. Insistons tout de même sur l’hypocrisie du propos. Les digressions documentaires approximatives, le prêchi-prêcha hygiénico-moral viennent rompre le récit dans une logique toute jésuistique : la révélation de l’immoralité obéit à un but éducatif et moral, et toute révélation scabreuse  est  en ce sens suivie de réflexions censées élever le propos dans les sphères de la morale, mais qui produisent souvent un effet comique involontaire : le pot de chambre rempli d’excréments inspire à Mastriani des considérations sur la « dignité de l’âme qui est la mère des grandes vertus et des nobles actions », puis une critique des Bourbons peu téméraire au lendemain du rattachement de Naples à la monarchie constitutionnelle de Victor-Emmanuel II ; la tentative de viol de Concetta fait naître des lamentations convenues sur les créatures qui grandissent dans l’ignorance de Dieu. Il faut évidemment recouvrir d’un voile moral l’immoralité que l’on prend plaisir à dévoiler.

15Mais si l’on peut trouver que dans ce texte le récit et la morale s’imbriquent grossièrement, il ne fait pas de doute cependant que le catéchisme de Mastriani n’avait pas de quoi étonner le lecteur de l’époque. La sentence hygiénico-morale — « Personne n’ignore que la malpropreté éteint dans l’homme toute énergie morale, et le dépouille toujours d’amour propre et de cette dignité de l’âme, qui est la mère des grandes vertus et des nobles actions » — calque les formules que l’on trouvait alors dans toutes les instructions populaires. Voici ce qu’écrit un médecin, dans un recueil de « préceptes d’hygiène » d’ailleurs bien postérieur encore au roman de Mastriani :

La casa è quel nido, ove l’uomo morale vi trova la salute, l’economia e la serenità d’affetti ; all’opposto la casa del disonesto e dell’ozioso è sucida, fetente, ivi vi domina il vizio, la fame, la scrofola, il vitupero. 12

16La seconde énumération (« ivi vi domina il vizio, la fame, la scrofola, il vitupero ») met en évidence l’imbrication du physiologique et du moral dans l’étiologie de l’habitat : la saleté de celui-ci a aussi bien des conséquences sur l’organisme (la faim, la scrofule) que sur la conduite (le vice, l’infamie). On ne sait donc plus, qui du romancier ou du médecin influence l’autre. Le catéchisme du médecin paraît extraire la substance morale des récits édifiants de l’époque tandis que le roman semble faire la démonstration, par le récit, de la véracité des sentences morales et hygiéniques. Point de moralité sans propreté, nous disent l’hygiéniste comme le romancier. Mais pour ce dernier, l’immoralité est un fonds de commerce dont il faut décrire tous les dangers et les conséquences. En l’occurrence, dans Les Vers Rongeurs, l’immoralité débouche sur la vraie criminalité : le sujet du roman, qui repose sur une architectonique à la fois sociologique et morale13, est bien d’étudier ces classes dangereuses que la lecture de Frégier a donné à Mastriani l’envie de transposer et de romancer à Naples. D’où l’aspect très didactique du propos, les perpétuelles digressions où le romancier taille à la serpe dans le massif social pour y sculpter à la va-vite des types de délinquants et de malfrats. D’où une hésitation dans le ton qui ne produit pas les meilleurs effets, car Mastriani tantôt peint ses personnages sous un jour pittoresque et amusant, raillant les frasques et les ruses du petit peuple de Naples, tantôt leur prête les actions les plus noires qui lui arrachent des cris d’indignation. En effet, la paresse de Philomène et de Nicolas Peretti, les amène progressivement à tomber dans l’engrenage de la délinquance pour trouver des moyens de subsistance, jusqu’à devenir des criminels. En fait, quand les charmes de Philomène s’épuisent et qu’elle ne peut plus vivre de la prostitution, Nicolas choisit de se faire receleur, et il est envoyé en prison. Philomène ouvre alors un Mont-de-Piété chez elle, et réussit à amasser une belle somme d’argent, mais elle s’éprend d’un jeune commis de dix-sept ans, Angello Montella, qui a l’intention de mettre la main sur sa petite fortune. Pour cela il envisage tout simplement de faire assassiner Nicolas Peretti en prison, avec l’agrément de Philomène, et de tuer Louis et Concetta, les deux héritiers potentiels. Un jour, il les emmène dans ces Lagni, ces marécages mortifères de la région de Naples et il les étrangle. Ce n’est donc plus seulement l’immoralité qui se dessine à l’horizon de la misère, mais la criminalité.

17– Déterminisme et responsabilité

18Tout l’enjeu des descriptions de la misère pathogène et criminogène est évidemment de savoir au fond si les écrivains et les hygiénistes accordent un rôle, une responsabilité au peuple dans la genèse de la misère et de la criminalité. Le basso, le fondaco, le camerone sont certes toujours décrit comme le « nid » (Dr. Muzio) ou la « source » 14 du mal, mais y a-t-il un déterminisme absolu à ce que cela se passe ainsi, et comment faut-il juger les misérables qui grandissent dans ces foyers de saleté et de vice ? Dans le cas de Marino Turchi, les descriptions, parfois dantesques, de l’habitat populaire napolitain, d’ailleurs indissociables de l’évocation de l’immoralité de leurs habitants, débouchent toujours sur une prise de conscience et un sentiment de révolte face à une situation qui de doit plus perdurer. Et dans son ouvrage sur l’Igiene pubblica della città di Napoli : osservazioni e proposte, il propose justement un nombre considérables de mesures pour que les structures sanitaires de la ville soient améliorées, et pour remédier au délabrement des bassi et des fondacchi. Chez Marino Turchi, la description a une valeur pédagogique et propédeutique : il ne faut pas la considérer en elle-même, mais comme le synopsis du travail que l’hygiéniste a à accomplir. S’il y a un déterminisme de l’habitat misérable, qui génère fatalement les défauts que l’on sait, il ne doit y avoir de fatalité de la misère : l’hygiène publique est là pour apporter des améliorations concrètes et à terme faire disparaître l’insalubrité génératrice de criminalité. Évidemment, ce credo est celui de tous les hygiénistes du XIXe siècle, mais il faut faire attention, dans le détail et au cas par cas, à la façon dont, dans leurs textes, s’articulent description et proposition, et si, au fond, la description ne fait pas qu’accentuer le déterminisme de la misère qu’elle est censée combattre. Ainsi, on voit dans certains textes que la description de la misère se transforme en fait en une démonstration du déterminisme de la misère, où toute possibilité de liberté et de responsabilité semblent exclues : le misérable est pris dans une chaîne de causalités qui l’entraîne inéluctablement à sa perte, mais paradoxalement, cela n’exclut pas, qu’au bout du compte, il soit jugé pour ce qu’il est devenu au contact de la misère, comme on le voit dans cet extrait des Precetti igienici e morali spiegati al popolo du docteur Muzio dont nous avons déjà cité plus haut un extrait :

Dalle case malsane e sucide provengono ancora danni morali senza numero, e quei luridi alloggi di certi poveri sono l’origine più frequente del rilassamento, dello sprezzamento di qualunque vincolo di famiglia e dei disordini che ne derivano ad essi, perchè privi di una abitazione sana ; da quì sorge quel malessere che nasce del difetto d’aria, luce e pulizia, ond’è ch’essi lasciansi il più delle volte adescare dalla taverna, e ben tosto diventano trascurati padri, visiozi figli, ed il loro esempio viene imitato dagli altri. 15

19Ici la description se transforme en démonstration, comme on le voit à travers tous les marqueurs de la causalité et de la conséquence qui structurent le propos : « provengono », « sono l’origine più frequente », « che ne derivano », « perchè », « da quì sorge », « che nasce del », ond’è che », « diventano », « viene imitato ». Certes,  tout part « des maisons malsaines », et la cause du mal est bien à chercher d’abord dans l’habitat, et non dans le peuple lui-même, mais ensuite, la causalité des catastrophes est telle qu’elle ne laisse plus de place à la liberté, et que le pauvre en vient à faire corps avec les malheurs qu’il subit, et qui le dégradent moralement. L’horizon de la description est donc la condamnation morale (« trascurati padri », « viziosi figli ») alors que la démonstration vient d’être faite que l’immoralité trouve sa source dans l’habitat dégradé.  Cette contradiction, cette ambiguïté du discours est loin d’être propre à ce texte et se retrouve avec plus ou moins de force, et plus ou moins consciente et revendiquée, dans toutes les descriptions de l’époque. Elle est particulièrement exacerbée dans cet autre texte de l’hygiéniste Tommasi-Crudeli :

Nei tempi ordinari, esso si traduce nella produzione di una gran quantità di malattie croniche, scrofolose, tubercolari, e reumatiche, le quali affliggono le classi popolari, ne avvelenano la fanciulezza e la virilità e di cui molte, trasmettendosi per eredità, deturpano e degradano la razza umana, appunto in quella parte della cittadinanza, la quale non ha altro modo di sussistenza che il lavoro manuale e che, più delle altre, abbisogna di salute e di vigor fisico. Quindi è che molti sono fin dal principio della loro essistenza, o presto divengono, impotenti al lavoro ; oppure si fanno appena capaci di un lavoro fiacco e stentato. Perciò si trovano condannati all’ozio, o vi sono facilmente sospinti dalla fralezza stessa del loro essere organico, dalla influenza deprimente della miseria, e dal contagio morale di tutti i vizi che ne derivano. E così, invece di crescere amanti del lavoro e di contribuire colla propria operosità del paese, molti dei popolani divengono o parassiti, o agressori della società, nella quale vivono. E quindi le strade si popolano di mendichi, la popolazione fissa degli spedali si accresce, gli ospizi di mendicità si riempiono di esseri inutili, e le prigioni di esseri pericolosi.16

20C’est le même glissement de la description vers la démonstration que l’on retrouve dans ce texte, où la misère est, comme chez le docteur Muzio,  représentée comme un réseau serré de causalités (que l’on voie encore l’omniprésence des connecteurs de conséquence : « esso si traduce », « quindi », « perciò », « così », e « quindi ») où la liberté et la volonté individuelles sont complètement absentes, et où il reste peu de place pour la misère vertueuse : pas d’alternative, pour le misérable, autre que le parasitisme ou la criminalité. Il y a bien une rupture ici avec le roman social et socialiste français, d’Eugène Sue et de Hugo, qui postule l’existence d’une misère vertueuse. En outre, il y a chez Tommasi-Crudeli cette idée, qui ne figure pas chez le docteur Muzio, que les maladies de la misère, directement produites par l’habitat insalubre — scrofule, tuberculose, maladies chroniques et rhumatismales — sont héréditaires : le misérable devient ainsi responsable d’une dégénérescence de l’espèce, d’une « dégradation de la race humaine » (« le quali affligono le classi popolari […] deturpano e degradano la razza umana »). C’est bien des « classes  populaires » que la dégénérescence arrive, pour se diffuser ensuite dans la société tout entière. La tâche de l’hygiène est alors décisive, c’est la survie même de l’humanité qui se joue dans les bassi et les fondachi : extrapolation fantasmatique, où l’hygiéniste exprime à la fois les angoisses de son époque, et la toute-puissance de sa science, capable de résorber tous les maux de la société et de l’espèce humaines. Dans l’hygiénisation de l’habitat insalubre, la société croit alors pouvoir expier tous ses malheurs, et conjurer jusqu’au spectre de la dégénérescence : finalement les drames de l’histoire et de la vie seraient solubles dans l’Hygiène, nouveau dieu d’un siècle scientiste.

21En attendant, la caractérisation du misérable est toujours ambiguë : affaibli, dégradé, démoralisé par le lieu où il végète, il ne fait pas non plus obstacle au déterminisme qui l’accable, semblant faire corps avec le destin qu’il subit. On peut en effet s’interroger sur ce vide de responsabilité et de liberté qui se lit en creux dans les descriptions-démonstrations de Fazio et de Tommasi-Crudeli : signifie-t-il qu’il n’y a rien à faire face au déterminisme implacable de la misère, ou que le misérable n’est pas lui-même capable de faire preuve d’une volonté salutaire ? En d’autres termes, faut-il compatir ou moraliser ? La réponse à cette question ne se fait jamais clairement, et il faut mesurer, texte par texte, la charge de connotation morale que porte la description de la misère. C’est souvent le règne de l’ambiguïté, qui n’est d’ailleurs pas l’apanage des hygiénistes : la lecture des romans de Mastriani révèle de la même façon une position morale ambivalente. Par exemple, certaines descriptions des bassi et des fondachi sont chez lui l’occasion d’accabler le peuple pour sa saleté et son intempérance, d’autres au contraire montrent qu’il est au premier chef victime de sa misère et de son habitat. Le socialisme chrétien du romancier napolitain oscille en fait en permanence entre la tentation de la moralisation et l’indignation sociale. Mastriani décrit tantôt la misère pour appeler de ces vœux quelque réforme hygiénique (c’est la description du « Fondaco crocifisso » que nous avons citée plus haut), tantôt il semble vouloir faire expier au peuple son immoralité dans l’accomplissement fantasmatique de tous les crimes que lui suggèrent son imagination de romancier — on le voit bien dans Les Vers Rongeurs. Il y a en lui tantôt l’optimisme de l’hygiéniste, tantôt l’ivresse sadique du romancier omnipotent. Quant aux solutions qu’il envisage pour la misère, elles sont essentiellement littéraires : susciter chez le lecteur une prise de conscience de l’état de misère du peuple napolitain, et compter sur son indignation. À l’époque des Vers Rongeurs, Mastriani croit encore en fait au progrès de l’Histoire : la fin du règne des Bourbons, le rattachement tout récent de Naples à la nouvelle Italie autorisent tous les espoirs, et c’est sur le rêve d’un avenir meilleur que se clôt le roman : dans la dernière « plaie », l’ignorance, les « Ténèbres » débouchent sur la « Lumière », symbolisée par le 28 juin 1860. Toutefois, l’histoire ne tiendra pas ses promesses, et les Napolitains seront encore longtemps condamnés à vivre dans leur habitat insalubre : les mêmes descriptions des bassi et des fondachi se retrouvent dans la littérature de deux décennies suivantes, reflétant la persistance d’une situation sanitaire explosive qui débouchera sur la grande épidémie de choléra de 1884.

22Dans les années 1875-1880, paraissent trois livres consacrés à Naples qui vont révéler au grand public la misère de cette ancienne capitale : ce sont les Lettere meridionali de Pasquale Villari, publiées en 1875, La Miseria in Napoli de Jessie White Mario (1877), Napoli a occhio nudo de Renato Fucini (1878).  Les Nouvelles napolitaines de Marc Monnier, parues en 1879, offrent aussi des descriptions de la misère napolitaine, sur lesquelles nous allons nous arrêter, car elles s’inscrivent dans la lignée des descriptions de Mastriani et de Turchi, tout en constituant une évolution par rapport à elles.

23 Marc Monnier était professeur de littérature comparée à Naples. Il a publié des ouvrages sur la camorra et sur les brigands. Dans « Miss ouragan », une de ses Nouvelles napolitaines, on trouve la description d’un fondaco :

Maintenant venez ; vous n’avez encore rien vu… Je veux vous montrer la pire misère. Dans la grotte des cordiers, on travaille au moins, et, quand il fait beau, toute cette foule en sort comme un essaim de fourmis pour aller tordre le chanvre et tourner la roue au soleil. Descendons dans le quartier du port, vous verrez ceux qui ne travaillent pas. 

Il fallut bien descendre au port et visiter une de ces maisons populaires qu’on appelle des fondaci (sic) : c’était horrible. Une grande allée sans porte sur la rue, une cour infecte, un escalier de boue, six étages de huit pièces sans air ni soleil. Dans la cour s’était dégorgée l’eau de l’égout, des rats traversaient le bourbier, des femmes riaient aux éclats en contemplant le spectacle. A chaque étage, la première chambre, sans fenêtre, recevait un peu de jour d’une porte ouverte sur le palier, la deuxième était éclairée par la première, la troisième par la deuxième, et ainsi de suite jusqu’à la huitième, où l’on n’apercevait en entrant qu’une sorte de cachot noir. Cà et là, quelques trous pratiqués dans un coin étaient des ouvertures de puits ou d’égout, car l’égout et le puits ne faisaient qu’un dans le sous-sol de cette maison sinistre. Une femme, en tirant un seau d’eau devant nous, le ramena plein de vase et nous le fit voir en riant, car ces malheureux rient toujours. Dans chaque chambre  logeaient plusieurs familles : les unes avaient un lit, les autres couchaient sur de la paille pourrie ; j’ai vu cette paille cheminer : Dieu sait quels voyageurs la promenaient. On payait de huit à quinze francs par mois le loyer d’une de ces pièces, qui n’avaient pas été reblanchies depuis le choléra de 1837. Une femme de vingt ans était en train de mourir du typhus et avait un enfant à la mamelle ; les duègnes qui l’entouraient ne regrettaient que les beaux cheveux que la malade avait dû se laisser couper. Un peu plus loin, on me montra une petite fille à qui les rats avaient mangé un œil. — « Encore s’ils avaient mangé les deux ! disaient les commères, la pauvre créature irait à l’asile des aveugles, et aurait du pain pour sa vie entière, sans travailler ; mais avec un seul œil, que peut-elle faire ? Personne n’en voudra… »

Tel était le fondaco que nous visitâmes, et il y en avait cent pareils, chacun habité par une centaine de pauvres diables et décoré d’un nom burlesque et ironique : Saint-Crispin, Égorge-rats, Divin-Amour… En sortant de ce bouge, nous vîmes dans la rue un grand garçon de quinze ans qui brimait les petits et chipait leurs toupies ; or miss Ouragan portait toujours à la main un petit meuble qui lui servait de canne, de parapluie et de parasol ; elle en souffleta le tyran qui se mit à pleurer, en portant vivement la main à sa joue ; quand il retira sa main, la joue était en sang. Il y a cent à parier contre un que le fourbe s’était blessé lui-même. 17

24Le texte de Monnier est aussi intéressant car il manifeste que la perception du fondaco a sensiblement changé depuis les descriptions des années 1860. Désormais, le fondaco est devenu lieu touristique, il fait partie, comme on le voit dans le premier paragraphe du circuit touristique napolitain version « grand frisson », au même titre que les horribles grottes que viennent juste de visiter le narrateur et Miss Ouragan.

25Miss Ouragan, cette anglaise qui sert de cicerone au narrateur est une sorte de philanthrope préoccupée du sort du peuple napolitain. Elle est sans doute un équivalent romanesque de la littératrice anglaise Jessie White Mario, qui publie La Miseria in Napoli deux ans avant le recueil de nouvelles de Marc Monnier. Pour Miss Ouragan, le Grand Tour s’est arrêté à Naples, quand elle a pris conscience de la misère qui y sévissait. Mais lorsqu’elle porte la charité dans les rues de la ville, on reconnaît celle qui il y a peu encore était une touriste : l’étrange « petit meuble qui lui servait de canne, de parapluie et de parasol.. » avec lequel elle donne un coup à l’enfant espiègle, est sans doute un des ces objets-trois-en-un qui faisaient fureur parmi les voyageurs du Grand Tour… Le peuple des fondachi lui-même semble se prêter sans sourciller au jeu touristique, pour en tirer profit, comme en témoigne la scène d’exhibition de l’enfant borgne. À travers cette scène, le narrateur montre le goût du petit peuple de Naples pour la parodie, la cocasserie teintée de cynisme et de mauvais goût. On est loin des descriptions du peuple accablé par la misère, ou même de la misère criminogène de Mastriani : ici, le peuple rit de son malheur, et l’immoralité se résume à une bouffonnerie de mauvais goût. On peut toutefois se demander si Marc Monnier ne substitue pas ici un cliché à un autre : dans la littérature touristique, l’insouciance railleuse du peuple napolitain est un cliché qui aura la vie dure. En attendant, la criminalité est désamorcée sur le mode héroï-comique (l’enfant de quinze ans qui dérobe leurs toupies aux plus petits est qualifié de « tyran » et Miss Ouragan le châtie de son trois-en-un), le fondaco est certes encore pathogène mais l’exotisme prime sur le danger.

26Le parcours de Miss Ouragan passe aussi par les grottes de Naples, nouvel avatar de l’habitat horrible. D’après le discours de la jeune anglaise, on comprend que ces grottes abritent une population misérable mais laborieuse, par opposition au peuple oisif des bassi et des fondachi  des quartiers du centre, où le Napolitain vit de rapines et de petits trafics. Pourtant, le travail n’a pas apporté dans ces grottes tous les bienfaits qu’on lui attribue normalement. Ces grottes — qui deviennent elles aussi dans ces années 1870-1880 l’étape obligée d’un tourisme élitiste préoccupé de considérations sociales, et donc dans le même temps un topos littéraire — cumulent en fait l’horreur de l’habitat insalubre et l’horreur de l’exploitation économique. Là croupit une humanité rivée à des activités accablantes qui lui permettent à peine de mener une existence animale, de toute façon abrégée par l’air malsain qui y règne. Véritables damnés de la terre, les misérables qui peuplent les grottes semblent ignorer que, plus bas, le peuple vit dans l’insouciance et cultive la joie de vivre au sein de la misère :

Un matin, miss Ouragan vint me prendre et me tira par le bras jusqu’à l’entrée d’une grotte haute et profonde, creusée autrefois dans la colline par des carriers qui en extrayaient le tuf. L’intérieur de cette caverne était meublé de plusieurs rangées de lits qui se touchaient presque : on eût dit une salle de l’hospice des Incurables. Au bout de vingt pas, je dus rebrousser chemin en me bouchant le nez.

— Vous êtes bien délicat, me dit miss Ouragan : c’est pourtant ici que vivent des centaines de chrétiens qui nous valent. Des familles entières y louent une place, c’est-à-dire la place d’un lit où dorment ensemble le père, la mère et les enfants, petits et grands, fils et filles. Voici un trou dans le mur, il y entre un peu de jour et d’air, la place est bonne, elle coûte dix francs par mois ; c’est ici que logent les aristocrates ; ils méprisent ceux qui vivent au fond, dans l’ombre, et qui ne donnent par mois que vingt-cinq sous. Ces braves gens font de la ficelle et travaillent dix-huit heures par jour : savez-vous ce qu’ils gagnent ? Dix sous ! Les enfants tournent la roue du matin au soir à un sou la journée ; ils mangent des châtaignes sèches et couchent sur la paille, où les rats viennent les visiter la nuit et grignoter leurs vêtements ? Pour éloigner ces affreuses bêtes, la mère jette des pierres contre le mur. N’est-ce pas, Marianne ?

Une femme encore jeune et déjà flétrie, qui était en train de tordre du chanvre, levant sur nous ses yeux battus et rougis, confirma tout ce que disait l’Anglaise, qui lui avait déjà parlé la veille, et ajouta que, sur les dix sous qu’elle recevait pour ses dix-huit heures de travail, il en fallait payer cinq pour acheter le chanvre et louer la roue. Marianne vivait pourtant, les cinq enfants aussi ; quant au père, il exerçait la profession de mendiant et perdait cinq piastres par semaine à la loterie. En hiver, cela pouvait aller encore, mais l’été, qui est la mauvaise saison dans le midi, rendait la vie dure aux pauvres, surtout quand il ne pleuvait pas. Il fallait aller chercher de l’eau bien loin, jusqu’à la fontaine, et soudoyer le camorriste, qui exploitait la soif des faibles et des timorés : cela coûtait les yeux de la tête.18

27La description que fait Marc Monnier insiste peu, par comparaison avec les deux autres descriptions de ces mêmes grottes que nous allons voir, sur l’insalubrité et le méphitisme des grottes. Ce qui l’intéresse, c’est moins les conditions hygiéniques, que la dimension sociale, et la situation d’exploitation que subissent ces travailleurs du chanvre. En un sens, la description est documentée, si l’on considère les remarques sur les « salaires ». Toutefois, par d’autres aspects, les problèmes sociaux semblent minorés, et la réalité sociale réduite aux contours de l’évocation touristique : le lotto  et la camorra (nom de la mafia napolitaine), les deux plaies traditionnelles de Naples, sont ici dessinés en arrière-plan, et le camorriste apparaît peu menaçant. Un autre aspect étonnant de cette description est la peinture des ces travailleurs : ils semblent vertueux et résignés. La mention topique du lit « où dorment ensemble le père, la mère et les enfants, petits et grands, fils et filles » ne donne pas lieu à de sous-entendus obscènes ou moralisateurs. Dans cette société de misérables, une hiérarchie parodique (les aristocrates sont ceux qui bénéficient d’un trou dans le mur) est garante de l’ordre et tout le monde semble admettre la dure loi de ce travail sisyphéen, à l’exception du père qui va mendier, seule ombre à la moralité d’une communauté dont miss Ouragan elle-même finit d’ailleurs par se plaindre : dans la suite du texte, on apprend effectivement qu’elle veut adopter un des enfants de Marianne, mais elle se heurte à la réticence de la jeune femme, qui ne fera rien sans l’avis du curé. « Toujours le sire prêtre ! grommela miss Ouragan quand nous fûmes sortis de la grotte… » : même ici, et en dépit de conditions économiques qui devraient ruiner tout élan religieux et moral, la religion a pu établir son emprise.

28Nous retrouvons les grottes de Brancaccio dans le livre de Renato Fucini, Napoli a occhio nudo, paru un an avant les nouvelles de Marc Monnier. Renato Fucini n’eut pas seul l’idée d’un livre sur Naples : elle lui fut suggérée par Pasquale Villari, prestigieux professeur à Florence qui tentait d’attirer l’attention de la bourgeoisie sur la question méridionale. Dans la phrase qui introduit la description (« Ho visitato anche la famosa grotta alle rampe di Brancaccio »), on voit bien qu’il se rend sur un lieu déjà codifié par les enquêtes mais aussi le tourisme :

Ho visitato anche la famosa grotta alle rampe di Brancaccio. È una caverna divisa in quattro o cinque ambienti, tutti in comunicazione fra loro, scavata nel tufo della collina. È una specie di caverna ossifera, una tana da coccodrilli dove una iena morirebbe di puzzo e di paura. Eppure anche là dentro, accatastate alla rinfusa, fra le tenebre rotte soltanto qua e là da due o tre aperture, e non più, tra’l puzzo de’ cessi aperti a capo dei letti, e l’umidità che cola dalle pareti, languiscono quaranta famiglie composte di circa dugento  individui, che hanno il coraggio di sorridere e di scherzare. Vi fu un giovinotto il quale conducendomi attraverso ad una quarantina di letti divisi fra loro da cenci d’ogni colore distesi su corde, volle menarmi in ogni modo a vedere quella ch’ei chiamava la sua galleria, cioè il ramo di caverna dove aveva il suo letto, e seguitò a scherzare chiedendomi scusa se non apriva « le finestre che non v’erano ». Una cosa sola mi fece maraviglia là dentro, e fu di non trovare che un solo malato, un povero operaio d’un grado un po’ superiore ai suoi rumorosi inquilini, il quale vergognandosi di me, stette sempre rannicchiato nel suo canile, nascondendosi la faccia fra le mani.19

29À vrai dire, cette description, relativement brève, se déroule de façon assez prévisible, l’écrivain semblant finalement peu étonné du spectacle qu’il découvre : encore une fois, les descriptions de ce lieu fleurissaient à son époque, et il avait sans doute conscience de sacrifier là, déjà, à un passage obligé. La description de l’insalubrité est sans grand relief, et tourne sur les habituelles notations : obscurité, puanteur des fosses d’aisance, humidité et confinement méphitique : rien n’étonne ou ne saille dans cette évocation. L’horreur décrite paraît bien en-dessous de l’horreur annoncée (« una tana da coccodrilli dove una iena morirebbe di puzzo e di paura. ») 

30Comme Miss Ouragan, Renato Fucini se rend lui aussi ensuite dans les quartiers de Porto et de Pendino, qui suscitent en lui (et chez le lecteur) le même sentiment de déjà-vu :

Ieri visitai anche i centri del Pendino e del Porto, l’Imbrecciata ed altri simili letamai, e da per tutto le stesse delizie : buio, fetore, umido, cessi rotti, fogne traboccanti, erpeti, oftalmie, piaghe, tigna, glandule ed altre gioie dell’umanità su larghissima scala, in mezzo alle quali, non un numero ristretto, ma migliaia e migliaia di tribolati, come animali immondi languiscono in silenzio ed in silenzio muoiono, rassegnati alla sorte che la società ha voluto loro serbare.20

31Brève, synthétique, cette évocation reprend des signes canoniques de la misère qui ne sont même plus ordonnés en description, mais énoncés dans une énumération sténographique : « buio, fetore,  umido, cessi rotti, fogne traboccanti ». Une sténographie de la misère pour un touriste fatigué. L’évocation de lieux cent fois décrits trouve ici ses limites.

32Nous avons donc distingué deux périodes dans l’enquête sur la misère à Naples dans les années 1860-1880. Dans la première période, les années 1860, la figure de l’hygiéniste domine, et l’habitat populaire est décrit comme pathogène et criminogène, certes, mais en aucun cas comme facteur de conflits de classe. Le peuple de Naples n’est pas le peuple parisien, l’histoire de Naples n’est pas scandée, comme celle de Paris, par les révolutions et les émeutes. Au contraire, on a le sentiment que l’insalubrité des quartiers populaires paralyse l’Histoire, la ville étant condamnée à s’autodétruire sous les ondes des épidémies qu’elle couve en son sein. De fait, après les enquêtes des hommes de lettres sur la misère napolitaine dans les années 1875-1880, enquêtes à travers lesquelles semble se diluer la dangerosité de la misère et son potentiel tragique, la grande épidémie de choléra de 1884 ramènera les descriptions de la misère pathogène, pour enfermer Naples dans la représentation fantasmatique de ses bouges.