Colloques en ligne

Pierre Glaudes

Signes opaques, signes sublimes, signes du temps. La Lettre à Fontanes sur la campagne romaine de Chateaubriand 1

1La Lettre à Fontanes sur la campagne romaine, présentée aux lecteurs du Mercure de France comme une pièce autonome en 1804, au moment de sa rédaction, fut choisie par Chateaubriand comme finale de son Voyage en Italie, lorsqu’il le publia dans l’édition de ses Œuvres complètes chez Ladvocat, en 1827. Cet ouvrage, composé selon « le système des beaux morceaux »2, n’obéit pas à un plan conforme aux exigences de la rhétorique d’école, pas plus qu’il ne relate, dans un récit linéaire, les expériences du voyageur, mais il n’en est pas moins organisé pour produire un effet esthétique. Si la Lettre à Fontanes, rompant l’ordre chronologique, reprend quelques moments privilégiés du voyage déjà évoqués par Chateaubriand dans les fragments qui la précèdent, elle ne les répète pas : elle les transpose en mode majeur, achevant ainsi l’ouvrage sur une note sublime, qui livre la quintessence des impressions du poète, tout en portant l’émotion à sa plus haute intensité.

2L’évocation de la campagne romaine, objet de cette Lettre, permet à Chateaubriand de montrer une nouvelle fois la virtuosité dont il est capable dans la composition de paysages littéraires. Le texte se développe en une suite de tableaux indépendants, inspirés par les œuvres des plus grands peintres français de Rome : Poussin et le Lorrain. En se référant ainsi à d’illustres modèles (p. 1479, 1480)3, l’écrivain accentue la tonalité sublime de ses descriptions, les deux peintres figurant au premier rang de ceux qui ont cherché à faire entrer dans l’ordre pictural ce « je ne sais quoi », venant en excès de la représentation mimétique, qui porte à son comble le ravissement du spectateur. Riche de résonances imaginaires, leur peinture, dans laquelle l’idée transcende les formes sensibles dans une image plastique idéale, ouvre dans le paysage des profondeurs de songe et de mémoire : le sublime de leur peinture – les subtiles compositions de l’un, l’ineffable lumière de l’autre – la délivre des contingences de la vie ordinaire « pour ranimer les grandes figures du mythe et de la fable »4.

3Est-ce à dire que l’évocation de la campagne romaine, placée sous de tels auspices, marque l’allégeance de Chateaubriand à la manière néo-classique ? Le choix du destinataire de la Lettre semble le confirmer : Rome est une « terre classique » (p. 1476) faite pour intéresser un bel esprit tel que Fontanes. De l’aveu même de son ami, il a des droits sur ces pages qui, dès le préambule, sont identifiées symboliquement aux « feuilles du laurier du tombeau de Virgile » (ibid.). Mieux vaut considérer cependant cette question avec prudence et percevoir aussi ce qui, dans ces morceaux de bravoure, renouvelle la perspective adoptée par le classicisme. Le recours à l’esthétique du sublime, en particulier, ne signifie ni la reconduction à l’identique ni l’abandon du principe mimétique qui régissait depuis des siècles la littérature et les arts, mais révèle une tentative pré-romantique de redéfinition de ses modalités.

4Rome est assurément l’objet sublime par excellence : la Ville Éternelle, avec ses glorieuses ruines, ses innombrables églises, ses monuments majestueux, conserve mille traces de grandeurs, passées ou présentes, qui en imposent. Chateaubriand, pour saisir le « génie du lieu », juxtapose une série de vignettes poétiques où s’exprime librement sa sensibilité. Non seulement il reprend à son compte l’idée, déjà exprimée dans sa Lettre sur l’art du dessin, selon laquelle « le paysage a sa partie morale et intellectuelle comme le portrait », de sorte que « l’exécution matérielle » doit faire sentir « les rêveries ou les sentiments que font naître les différents sites »5 mais, plus profondément encore, il place ses descriptions dans une perspective où l’objet représenté est pleinement absorbé par la création du poète.

5Si Chateaubriand part toujours des images qu’il tire de son expérience de voyageur, sa vision de Rome, lorsqu’elle se métamorphose en paysage littéraire, se remplit donc de sentiment et de pensée. La campagne romaine, comme il le dit lui-même, nourrit « ses réflexions » et occupe « son cœur » (p. 1481) : elle est moins un « modèle » à imiter qu’un « ressort » de son imagination6, qui permet aux impressions vécues de se fondre dans une rêverie esthétique où le sujet, non plus l’objet, est placé à la source du sens et de la cohérence référentielle. Sur ce point, les convictions de Chateaubriand ne varieront pas, comme le suggèrent, d’une belle formule, les Mémoires d’outre-tombe, lorsqu’ils affirment que « le paysage est sur la palette de Claude le Lorrain, non sur le Campo-Vaccino »7.

6D’où la prolifération, dans la Lettre à Fontanes, de ces tours subjectifs mettant en évidence que le réel – Rome en l’occurrence – ne signifie plus en lui-même, mais dans la reconstruction imaginaire, toute chargée d’affects, par laquelle le spectateur l’institue en tant que tel : « figurez-vous quelque chose de […] » (p. 1476), « on croit y entendre […] » (ibid.), « impossible de vous dire ce qu’on éprouve […] » (p. 1477), « [rien] ne vous donnerait […] d’aussi fortes émotions que la vue de […] », etc. Le « moi » devient ainsi le lieu originel à partir duquel prend forme un paysage qui n’a plus d’unité et de signification a priori.

7Considéré de la sorte, le spectacle offert par Rome a pour principal effet de raviver pour Chateaubriand la conscience des jours succédant aux jours, auxquels rien ne résiste. La campagne romaine est, plus que toute autre, propice à cette méditation sur la labilité universelle, car elle introduit dans la représentation de la nature une résonance temporelle qui lui donne une extraordinaire profondeur. Le paysage « historique », que Rome déploie sous les yeux du voyageur, illustre la vérité commune selon laquelle tout est soumis à la dure loi du passage. De subtils échanges s’instaurent ainsi entre Rome et le moi du voyageur, en un « dialogue des morts »8 qui s’engage au milieu des vestiges silencieux de l’Antiquité.

8Le paysage littéraire permet donc à Chateaubriand de faire sentir l’écoulement du temps, réalité qui, en peinture, n’est jamais visible instantanément et directement. Ce que l’écrivain tente de manifester, par-delà l’immobilité des monuments romains, n’est rien d’autre, en effet, que l’impetus temporel, « cette force qui n’est saisissable que dans son mouvement même et ses traces sur les choses et les êtres »9. L’œuvre destructrice du temps, le lent et irrémédiable effritement auquel il condamne tout ce qui vit ne sont perceptibles que par l’empreinte qu’ils laissent çà et là dans le monde : décombres, tombeaux ou ossements. La mimèsis, sublime en ce qu’elle vise une réalité aux limites du représentable, est alors assujettie à un principe unique qui entend manifester, dans la diversité de leurs symptômes, les effets du vieillissement et du passage.

9Or, pour représenter cette inexorable marche du temps, Chateaubriand fait pleinement jouer les « harmonies » et les « oppositions »10, fidèle en cela aux préceptes formulés dans la Lettre sur l’art du dessin dans les paysages. Cette esthétique du contraste, que l’écrivain fait sienne lorsqu’il déclare à Fontanes que les ruines romaines « doivent prendre différents caractères, selon les souvenirs qui s’y attachent » (p. 1483), n’a pas seulement pour finalité de produire un effet pittoresque, elle a aussi des implications ontologiques. Ainsi, la peinture de Rome par Chateaubriand est-elle constamment partagée entre deux affects contradictoires : l’un résulte de l’effroi de la conscience devant un « obstacle invincible », « cette terrible mort qui arrête tout » (p. 1439) ; l’autre réagit contre une certitude aussi désespérante, en cherchant à en adoucir la cruauté. Le sublime est alors dans l’opacification de la chose représentée, dans l’incertitude, quant au sens, qui résulte de la coexistence de ces deux motions antithétiques, dans le punctum enfin qui atteint le sujet et le fait vaciller, en le confrontant aux modulations d’une telle énigme existentielle.

10Ce jeu d’oppositions s’instaure dès le début de la Lettre à Fontanes, dans le premier tableau, où l’on peut voir agir concurremment deux modalités du sublime. La première, qui satisfait aux critères définis par Burke, relève de cette forme particulière de plaisir esthétique où il entre de la terreur, car elle donne à voir, avec une âpre énergie, l’inquiétante présence de la mort au sein de la vie. Cette forme de sublime, qui permet de figurer le temps comme un tragique processus de destruction conduisant toute chose au néant, fait sentir ses effets lorsque Chateaubriand, reprenant un topos du voyage en Italie, souligne l’effrayante aridité des « dehors de Rome » (p. 1476). On voit alors proliférer dans le paysage les marques du négatif.

11Ainsi, Rome, qui éveille le souvenir de Tyr et de Babylone, villes fameuses dans l’Écriture pour leur désolation, retient d’emblée l’attention par son silence et sa solitude « aussi vastes que le bruit et le tumulte des hommes qui se pressaient jadis sur ce sol » (ibid.). Les abords de la ville annoncent une terre endeuillée, où la mort règne. Cette impression générale se monnaie en une série de figures de la dislocation (« bouts de voies », « débris », « ruines », « fermes délabrées » [p. 1476-1477]) et de l’abandon (« lieux où il ne passe plus personne », « lit désert » [p. 1477]), mais aussi de la stérilité (« herbes flétries », « traces desséchées », « moissons stériles » [ibid.]) et de la pétrification, les ruines pullulant étrangement à la place des arbres, telles « les forêts et les plantes indigènes d’une terre composée de la poussière des morts […] » (ibid.). Le paysage romain est comme figé : les figures de l’élan vital, qui pourraient rappeler l’antique énergie d’un peuple conquérant (« grands chemins battus et fréquentés » [ibid.], « torrents de l’hiver » [ibid.], « onde orageuse » [ibid.]), ont cédé la place à une funèbre immobilité. À l’image de ces eaux vives qui se sont taries, chaque chose annonce dans cette campagne que le temps s’est écoulé : la gloire de Rome appartient au passé.

12La présence de la mort au cœur du paysage est encore mise en relief par son austère « nudité » (ibid.), presque aucune vie végétale, animale ou humaine ne venant troubler la léthargie de ce territoire. Les détails qui pourraient animer le panorama sont bannis de la description où Chateaubriand multiplie les négations : « Point d’oiseaux, point de laboureurs, point de mouvements champêtres, point de mugissement des troupeaux, point de villages » (ibid.). Au plan sonore, comme au plan visuel, les indices de vie sont rares, tel ce « petit nombre » de masures qui annonce quelque activité. Encore ces bâtisses ont-elles l’air abandonné : « les fenêtres et les portes en sont fermées ; il n’en sort ni fumée, ni bruit, ni habitants » (ibid.).

13Une impression de déshérence se dégage de cette campagne dont les champs semblent encore dans l’état où les a laissés « la dernière charrue romaine » (ibid.). Le seul monument qu’on remarque d’abord au « milieu de ce terrain inculte » est celui que « la voix populaire » appelle « le Tombeau de Néron » (ibid.). Sinistre présage, qui semble rappeler que la glorieuse histoire de Rome a dégénéré en folie meurtrière. « Stérilité et veuvage » (p. 1476, n. A) : tel est le sort funeste auquel l’auguste cité paraît avoir été vouée. Cette allusion à une formule du prophète Isaïe11 suggère qu’une malédiction divine a apparemment frappé la ville, et l’on n’est pas surpris de voir passer sur ces terres fantomatiques un personnage de réprouvé, tout droit sorti de quelque roman noir : « Une espèce de Sauvage, presque nu, pâle et miné par la fièvre, garde ces tristes chaumières, comme les spectres qui, dans nos histoires gothiques, défendent l’entrée des châteaux abandonnés » (p. 1477).

14D’où l’allégorie du destin des empires sur laquelle s’achève cette entrée en matière : « déchue de sa puissance terrestre », Rome vit comme retirée du monde ; telle « une reine tombée du trône », elle cache noblement « ses malheurs dans la solitude » (ibid.). Lorsque le voyageur l’aperçoit enfin, elle fait songer à un revenant qui se lève pour lui de la tombe où il est couché. Dans sa solennité tragique, ce prodige visuel est impossible à restituer : « Tâchez de vous figurer ce trouble et cet étonnement qui saisissaient les prophètes, lorsque Dieu leur envoyait la vision de quelque cité à laquelle il avait attaché les destinées de son peuple : Quasi aspectus splendoris. La multitude des souvenirs, l’abondance des sentiments vous oppressent ; votre âme est bouleversée à l’aspect de cette Rome qui a recueilli deux fois la succession du monde, comme héritière de Saturne et de Jacob » (p. 1478).

15Toutes les nuances du pathos (« trouble », « étonnement », oppression, bouleversement), associées dans ce passage à une scène extraordinaire, signalent l’effet sublime, qui traverse comme un trait de lumière l’espace de la représentation. C’est précisément à ce moment d’intensité maximale que Chateaubriand laisse le registre de la terreur cher à Burke pour mettre l’accent sur cette forme adoucie du sublime qu’il appelle « le grandiose » (p. 1480). « Vous croirez peut-être, mon cher ami », écrit-il à Fontanes, « d’après cette description, qu’il n’y a rien de plus affreux que les campagnes romaines ? Vous vous tromperiez beaucoup ; elles ont une inconcevable grandeur » (p. 1478), que l’on comprend mieux en comparant Naples à Rome : si les sites napolitains sont « plus éblouissants », si cette « terre virgilienne » offre un « spectacle magique », celui-ci n’a pas « le grandiose » (p. 1480) des paysages arrosés par le Tibre.

16En tant que catégorie esthétique, le grandiose, tel que la description de Chateaubriand permet de le définir, désigne cette profondeur du souvenir qui restitue à une campagne nue et pauvre un caractère de noblesse qu’elle tient de sa littérature et de son histoire. Élargissant à l’infini la dimension imaginaire du paysage, ce grandiose-là, dans lequel la mémoire tente de prendre le mouvement temporel à rebours, permet de constituer une nature idéalisée, qu’un mélange de mythe et de rêve suspend entre permanence et fragilité. Il fait songer à cette patine du temps qui amortit sur les objets les reflets lumineux. Le réel, dont les contours s’estompent, perdant sous son effet toute aspérité, laisse l’imagination s’évader dans un espace indéfini, comme dans ces toiles du Lorrain où les lignes de fuite, les gradations de ton et les jeux de lumière attirent le regard « vers un lointain qui se dégrade de plus en plus avant de se fondre dans le ciel »12.

17On n’est donc pas surpris de voir Chateaubriand se référer à ce peintre lorsqu’il tente de caractériser la lumière « plus belle que nature » (p. 1479) qui baigne la campagne romaine : le grandiose de Rome tient à une manifestation du beau idéal dans un paysage « historique », où l’art et la réalité se confondent. L’harmonie arcadienne qui en résulte confère à toute chose une certaine douceur à laquelle l’écrivain est particulièrement sensible13 : « Rien n’est comparable pour la beauté des lignes de l’horizon romain, à la douce inclinaison des plans, aux contours suaves et fuyants des montagnes qui le terminent » (p. 1478-1479). L’aspérité des objets est résorbée par la douce vibration d’une clarté limpide qui donne à la matière un certain velouté et répand alentour une sérénité indéfinissable : « Une vapeur particulière […] arrondit les objets et dissimule ce qu’ils pourraient avoir de dur ou de heurté dans leurs formes. Les ombres ne sont jamais lourdes et noires ; il n’y a pas de masses si obscures de rochers et de feuillages, dans lesquelles il ne s’insinue toujours un peu de lumière. Une teinte singulièrement harmonieuse, marie la terre, le ciel, et les eaux : toutes les surfaces, au moyen d’une gradation insensible de couleurs, s’unissent par leurs extrémités, sans qu’on puisse déterminer le point où une nuance finit et où l’autre commence » (p. 1479).

18Dans un tel paysage, le passage continu d’une tonalité à l’autre est au principe d’une esthétique du fondu, qui marie harmonieusement le moelleux et l’indéterminé, rendant ainsi possible un déploiement voluptueux de la rêverie. On assiste alors à la résurgence d’un passé fabuleux dans le présent et à la métamorphose du réel en musée imaginaire : « Quelquefois de beaux nuages comme des chars légers, portés sur le vent du soir avec une grâce inimitable, font comprendre l’apparition des habitants de l’Olympe sous ce ciel mythologique ; quelquefois l’antique Rome semble avoir étendu dans l’occident toute la pourpre de ses Consuls et de ses Césars, sous les derniers pas du dieu du jour » (ibid.). C’est ainsi que le spectacle de la campagne romaine allège momentanément le spectateur du poids de sa condition mortelle. Car il lui procure l’agréable illusion d’une temporalité indéfiniment suspendue. À Rome, « sur cette terre des beaux paysages » (p. 1480) où rien ne semble devoir finir, les visions enchanteresses de la campagne étirent indéfiniment le temps, en un merveilleux enchantement: « Cette riche décoration ne se retire pas aussi vite que dans nos climats : lorsque vous croyez que les teintes vont s’effacer, elle se ranime sur quelque autre point de l’horizon ; un crépuscule succède à un crépuscule, et la magie du couchant se prolonge » (p. 1479).

19À certains égards, si l’on s’en tient à l’opposition du sublime et du beau, instituée par Burke – le premier se définissant par une jouissance esthétique ombragée d’horreur (delight) qui résulte du choc émotionnel causé par un spectacle conjuguant puissance et obscurité ; le second par un plaisir fondé sur une douce clarté, une absence d’aspérités (smoothness) et des changements gradués –, l’infléchissement que l’on relève dans la description des paysages romains de Chateaubriand, semble résorber peu à peu le sublime de la terreur dans le beau idéal. La mimèsis qui se fonde sur les principes de ce beau est en effet chargée, selon sa définition même, de ne retenir de la réalité qu’une forme adoucie, épurée et parfaite, pour exprimer harmonieusement une idée qui transcende les formes sensibles ordinaires, sur le modèle de la « noble simplicité » et de « la grandeur sereine »14 qui caractérisaient les dieux et les hommes dans l’art des anciens Grecs.

20Cependant, le beau idéal continue, en ce début de XIXe siècle, dans la postérité de Longin et de Winckelmann15, à être considéré comme une authentique expression du sublime. Dans les pages qu’il consacre à l’Apollon du Belvédère, l’antiquaire allemand établit une corrélation décisive entre des termes comme zärtlich (« tendre », « délicat ») et erhaben (« qui s’élève au-dessus de », « sublime »). « Cet Apollon », écrit-il, « surpasse tous les autres […]. Sa création transcende l’humanité et témoigne de la grandeur dont il est empli. […] Rien de mortel ici qui requière des besoins humains. […] On dirait qu’un seul et même esprit céleste s’est déversé, tel un doux flux, pour remplir cette figure. […] Son regard sublime se dirige […] vers l’infini […], une imperturbable paix plane, dans tout son calme bienheureux, sur son front, et son œil est empreint d’une douceur pareille à celle des Muses qui tentent de l’étreindre. […] Ses doux cheveux, comme caressés par l’air, ondoient, tels de tendres et souples boucles de nobles pampres, autour de cette tête divine »16.

21La douceur, le calme et la tendresse ne sont donc pas incompatibles, si l’on en croit Winckelmann, avec le sublime. Ainsi, le choix de ce mode de représentation, qui substitue la sérénité à l’agitation des plus vives passions privilégiées par Burke, marque bien une tension interne à l’esthétique de Chateaubriand, à la faveur de laquelle se révèle l’opposition de deux attitudes face à la mort. L’une, qui fait écho au vide intérieur du voyageur, approfondit la mélancolie du paysage romain et la tristesse d’un deuil récent, en confrontant brutalement la conscience spectatrice à la vanité universelle, l’inéluctable anéantissement de toutes choses étant présenté dans sa violente extériorité. L’autre réenchante le monde de sa chaude lumière et semble ralentir la course du temps, au point de l’immobiliser, par la résurgence imaginaire du passé dans un présent où est rétablie, fût-ce fragilement, la relation organique de l’homme à la nature, dans toute sa plénitude et son évidence.

22Dans un cas, le sublime institue une rupture angoissante ; dans l’autre, il est une figure de la continuité. C’est finalement la coexistence de ces deux possibles qui invite à ne plus considérer l’effet sublime dans sa ponctualité, mais comme un dispositif oxymorique, source d’une indécision indéfiniment prolongée, qui régit l’ensemble de la Lettre à Fontanes.

23Le sublime doit en effet être cherché dans l’architecture même de cette Lettre. Il peut paraître paradoxal de parler d’ « architecture » au sujet d’un texte dont les commentateurs ont maintes fois souligné le caractère disparate et fragmentaire, sinon le désordre, suivant en cela les indications de Chateaubriand lui-même. La Lettre n’a-t-elle pas été écrite « au hasard et sans suite » (p. 1476), le voyageur, de son propre aveu, ayant pris le parti de noter sans ordre préétabli ses réflexions sur l’Italie ? Et n’est-elle pas constituée de « feuilles éparses » dans lesquelles l’écrivain en personne voit un « énorme fatras » (p. 1491) ?

24Chateaubriand, reprenant ici le modèle de la lettre familière auquel Sénèque et Cicéron donnèrent jadis ses titres de noblesse, en adopte aussi l’un des caractères rhétoriques les plus marqués : la neglegentia, cette allure improvisée et rapsodique, cette familiarité détendue et sans apprêt, ce naturel, gage de sincérité, qui permet à l’épistolier de suivre une ligne capricieuse, en rapportant librement les objets successifs de la description aux variations de son jugement et de sa sensibilité. Mais cette esthétique de la négligence dont chaque page porte l’empreinte ne signifie pas pour autant qu’aucun « ordre sourd » – pour reprendre une formule de Diderot17 – ne régit l’économie générale de cette Lettre. Au contraire : le jeu des contrastes, en se prolongeant au-delà du tableau d’ouverture, fait osciller régulièrement le texte entre des modalités antithétiques que leurs nuances variées n’empêchent pas de ramener à une tension fondamentale, laquelle oppose les deux affects que l’on a déjà repérés. Ainsi, une conception tragique du temps, dont rien, pas même la littérature, ne saurait enrayer la marche destructrice, coexiste contradictoirement dans la Lettre avec un apaisement de l’angoisse existentielle rendu possible par la confiance retrouvée dans ces charmes de la création poétique qui permettent d’arracher quelque chose à la mort, en suspendant son œuvre.

25Il faudrait montrer en détail comment, par les « hautes méditations » (p. 1483) sur le déclin des empires qu’elle inspire, la première visite au Colisée, « dans une belle soirée du mois de juillet » (ibid.), contraste avec l’autre visite, effectuée en janvier de l’année suivante, après la mort de Madame de Beaumont, visite au cours de laquelle les marques du deuil et de l’abandon – silence sépulcral, temps maussade, disparition du gardien et de son chien – redoublent « la tristesse de ce lieu » (p. 1484) et donnent à la douleur du visiteur un aspect plus poignant : « J’ai cru voir les décombres d’un édifice que j’avais admiré quelques jours auparavant dans toute son intégrité et toute sa fraîcheur. C’est ainsi […] que nous sommes avertis à chaque pas de notre néant ; l’homme […] va méditer sur les ruines des empires, il oublie qu’il est lui-même une ruine encore plus chancelante […] » (ibid.).

26Montrer aussi comment la description de la villa Adriana est traversée par des sentiments contradictoires, ce que Chateaubriand suggère, du reste, lorsqu’il avoue qu’en contemplant ces ruines, « mille idées confuses » se sont pressées dans son esprit, qui lui faisaient tantôt admirer, tantôt détester « la grandeur romaine » (p. 1485). Si « la salle des Thermes voisins du Pœcile » (p. 1484) témoigne de l’heureux mariage des débris du passé et de la luxuriance de la végétation – « vigne vierge » perçant « la voûte de l’édifice » (ibid.), « buissons de sureau » remplissant des « salles désertes » où se sont réfugiés « quelques merles » (p. 1485), « fragments de maçonnerie […] tapissés de feuilles de scolopendre, dont la verdure satinée se dessin[e] comme un travail en mosaïque sur la blancheur des marbres » (ibid.) –, si cette harmonie des ruines rappelle que l’œuvre de destruction réalisée par le temps a aussi pour effet la renaissance continuelle de la vie, si enfin les bâtiments écroulés, du fait de leur évidement, « ouvrent des points de vue sur la campagne romaine » (ibid.), rendant ainsi possible « cette évasion du regard » qui est chez Chateaubriand « comme le signe du paysage idéal »18, il est une façon moins paisible de considérer les ruines, qui redouble leur essentielle vacuité : c’est celle qui prévaut un peu plus loin dans ce tableau, lorsque Chateaubriand, méditant sur « la vanité des choses humaines » (p. 1485), souligne la « double vanité » (p. 1486) des monuments de la villa Adriana, qui n’étaient jadis que des « imitations d’autres monuments répandus dans les provinces de l’empire romain » (ibid.) et qui ne sont plus désormais « que des ruines de ruines » (ibid.).

27De même, les bruits importuns de la cascade de Tivoli, figurations métonymiques d’une nature avec laquelle l’écrivain a perdu sa connivence d’autrefois19, s’opposent, dans la conscience du voyageur, à « la mélodie des eaux et des vents » dont il fut frappé « dans les profondeurs des bois » (p. 1486), lorsqu’il découvrit les chutes du Niagara, chaque arbre étant alors pour lui « une espèce de lyre harmonieuse dont les vents tiraient d’ineffables accords » (ibid.). De même encore, à Tivoli, l’évocation des villas patriciennes, occasion d’une longue rêverie sur le thème du Ubi sunt ?20, est rompue par la description de la chapelle blanche dédiée à la Madone Quintilanea, « humble asile » (p. 1491) dans lequel le voyageur éprouve « un certain apaisement des troubles du cœur » (ibid.), en priant au pied de son « autel solitaire » (ibid.).

28Dans les dernières pages, enfin, le souvenir du pèlerinage de Chateaubriand au tombeau de Scipion l’Africain – l’un de ceux, dit-il, qui a « le plus satisfait [son] cœur » (p. 1492) –, après lui avoir permis de ressusciter « le plus grand et le plus aimable des hommes » (p. 1492)21, est corrigé par l’ultime évocation d’un autre tombeau, celui d’Alfieri, qu’il se rappelle avoir vu mettre en bière. C’est alors l’ultime retour à l’austère spectacle de la mort redoutable : « Sa physionomie me parut noble et grave ; la mort y ajoutait sans doute une nouvelle sévérité ; le cercueil était un peu trop court, on inclina la tête du défunt sur sa poitrine, ce qui lui fit faire un mouvement formidable » (p. 1494).

29Ce principe de composition qui, tout au long de la Lettre à Fontanes, module au sein d’un même tableau des tonalités dissemblables, parfois même antagonistes, se condense symboliquement dans l’ambivalence qui affecte la caractérisation du Tibre. Tantôt, le fleuve romain est évoqué parmi les divers éléments d’un paysage bucolique, pour réveiller le souvenir d’ « un temps où les hommes vivaient des fruits de la terre, dans la paix, la piété et la simplicité primitive, mais aussi dans une éternelle jeunesse »22. La beauté lumineuse de ce monde élyséen, qui appelle la référence virgilienne, pare le fleuve d’un charme nouveau, à l’image de la nature tout entière dont s’affirme l’éternité. La couleur mythologique du tableau donne à ces rives enchanteresses un aspect poétique qui en magnifie l’éclat : « On voit encore les grandes victimes du Clytumne, des bœufs blancs ou des troupeaux de cavales demi-sauvages, qui descendent au bord du Tibre et viennent s’abreuver dans ses eaux. Vous vous croiriez transporté au temps des vieux Sabins ou au siècle de l’Arcadien Évandre, […] alors que le Tibre s’appelait Albula, et que le pieux Énée remonta ses ondes inconnues » (p. 1480).

30Tantôt, le fleuve aux eaux bourbeuses, comme frappé d’un obscur tabou, à l’image de la mort elle-même23 – on ne le regarde pas, on ne le touche pas, on fait silence à son sujet –, est évoqué sur un mode prosaïque, qui ramène le spectateur à la terrible réalité du règne de Saturne. Les enchantements du paysage idéal une fois dissipés, il ne reste plus que la vision sinistre d’un fleuve maudit, voué à faire disparaître ses eaux dans la masse indéterminée d’autres eaux : « Quant au Tibre qui baigne cette grande cité, et qui en partage la gloire, sa destinée est tout à fait bizarre. Il passe dans un coin de Rome comme s’il n’y était pas ; on n’y daigne pas jeter les yeux, on n’en parle jamais, on ne boit point ses eaux, les femmes ne s’en servent pas pour laver ; il se dérobe entre de méchantes maisons qui le cachent, et court se précipiter dans la mer, honteux de s’appeler le Tevere » (p. 1482). Le fleuve prend ici une dimension allégorique, dont une lettre de Chateaubriand à Molé éclaire la signification : « Si vous voyiez cette grande solitude des campagnes romaines, le Tibre qui coule presqu’inconnu dans ses rives abandonnées, vous seriez frappé comme moi de cette unique idée qui me suit partout : le néant des choses humaines »24.

31Or, c’est encore sur une évocation du Tibre que s’achève la Lettre à Fontanes et, avec elle, le Voyage en Italie. Chateaubriand y remarque que le fleuve « est toujours le flavus Tiberinus de Virgile » (p. 1496). La « couleur limoneuse » (ibid.) de ses eaux, que la tempête semble avoir troublées « dans sa source » (ibid.), y est cette fois l’allégorie d’ « une vie commencée au milieu des orages » (ibid.), qui se poursuit en vain « sous un ciel pur » (ibid.). Le moi du poète voyageur, à l’image des flots agités par les turbulences du climat, garde la trace d’un expérience fondatrice – l’insoutenable irruption de la Terreur dans l’Histoire – qui ne lui permet plus, en dépit du charme des campagnes romaines, d’effacer ce souvenir de sa conscience endeuillée, pour recouvrer une parfaite sérénité. Les eaux bourbeuses du Tibre figurent alors l’illisibilité proprement sublime d’un rapport au monde – et en particulier au temps – qui ne s’exprime plus qu’en termes de perte ou de défaillance.

32Le sublime est donc ce qui, dans la Lettre à Fontanes, empêche les paysages littéraires de satisfaire pleinement aux canons néo-classiques. Le classicisme, on le sait, entend la mimèsis non pas comme fabrication d’un simple artefact de la réalité, mais comme imitation de la « belle nature » qui s’accomplit dans les chefs-d’œuvre de l’Antiquité. L’œuvre classique, tout en recevant encore de la réalité ses propres lois, prend pour référent les beaux ouvrages des Anciens, dans une sorte de représentation seconde qui tend à parachever idéalement ce que le modèle fourni par la nature a laissé à l’état inaccompli. C’est ainsi que ce type d’œuvre parvient à un équilibre entre la transitivité du « document » (la lisibilité des choses au moyen des signes) et l’intransitivité du « monument » (qui est signe de lui-même, intransitif et réflexif), pour reprendre des catégories proposées par Michel Foucault25.

33Or l’esthétique du sublime, en ce qu’elle repose sur un dispositif de brouillage de la représentation, contraint Chateaubriand à interroger la nature et ses coordonnées spatio-temporelles à partir d’une position qui n’offre plus au regard que le spectacle énigmatique d’une cohérence perdue. La Lettre à Fontanes, à cet égard, institue un nouveau type d’œuvre où le poète, alors même qu’il tente d’incorporer les objets du monde réel à sa création imaginaire, se heurte à leur opacité dans un espace marqué par l’inachèvement et la fragmentation. Son œuvre n’en institue pas moins une nouvelle référentialité, toute différente de celle qui fondait l’œuvre classique.

34Le passage de l’allégorie au symbole est l’indice de cette évolution esthétique. Si, comme on a eu l’occasion de le voir, Chateaubriand, dans la Lettre à Fontanes, ne craint pas d’user ponctuellement de l’allégorie, l’œuvre dans son ensemble constitue un symbole, que le poète voyageur révèle lorsqu’il la présente lui-même comme « un monceau de ruines » (p. 1496). Les vestiges du passé ne sont-ils pas, en effet, l’objet principal de la représentation dans cette évocation de la campagne romaine ? En se faisant ruine elle-même, l’œuvre procède à une remotivation sémantique : elle se pose en analogon de ce que les environs de Rome offrent au regard, selon une mimèsis paradoxale où la réalité restituée peut demeurer impénétrable, étant justiciable d’un déchiffrement auquel elle a aussi par principe la possibilité de se dérober.

35On sait que le symbole – s’opposant de la sorte à l’allégorie, c’est-à-dire à la désignation du sens par l’image sensible – s’entend comme expression simultanée de l’objet à interpréter et de son interprétation, l’œuvre et le monde se trouvant alors articulés comme deux entités autonomes, à la fois disjointes et superposables. Le symbole est donc, tout à la fois, « la forme réduite, mais organiquement suffisante, de l’œuvre totale, vers laquelle il fait signe depuis sa limite » et « la métaphore du réel dont il propose, dans l’ordre des signes, une formule ramassée d’équivalence »26. Réunissant, selon l’étymologie, les deux parties d’un objet brisé, il établit à nouveaux frais un lien entre le langage et l’univers. Ainsi, la Lettre à Fontanes, par son esthétique de la négligence et du fragment, se constitue d’abord comme une forme symbolique qui trouve sa fin en elle-même ; mais elle n’en imite pas moins la nature – les ruines de la Ville Éternelle –, non pas selon « une relation strictement mimétique de type distributif »27 qui irait du signe à la chose, mais selon une relation analogique, dans laquelle le texte littéraire renvoie métaphoriquement au réel.

36Cependant le symbole est aussi le mode d’appréhension la plus aigu de ce qui dans la réalité, comme dans la création poétique, résiste à toute tentative de symbolisation.  « Peu bavards », si l’on en croit Goethe28, les symboles, à l’inverse des allégories, permettent à la littérature de se tenir dans une réserve énigmatique répondant à celle du réel qu’ils désignent. Particulièrement aptes à figurer, au point aveugle de la représentation, ce qui reste singulier dans son référent, ils peuvent être facilement mis au service d’un effet sublime, en faisant sentir dans les objets une altérité irréductible. Il est clair, de ce point de vue, que, si la nature demeure pour Chateaubriand le substrat et le modèle de son œuvre, le lien qui se tisse avec elle, dans la Lettre à Fontanes, est fondé sur une analogie instituée à partir du constat d’une continuité perdue et d’un éloignement irrémédiable.

37Confronté sans cesse aux limites de la mimèsis, ce fragment du Voyage en Italie donne donc à voir ce qui menace le sens au moment même où il se construit. Ainsi, Chateaubriand, en bon lecteur de L’Ecclésiaste, ne peut imaginer la gloire des empires sans l’horizon de leur déclin, les monuments de Rome sans l’ombre portée de leur ruine, les miracles de l’art sans ce qui les mine sourdement. À cet égard, la Lettre à Fontanes, cette sublime méditation sur l’être dans le temps, ne porte témoignage ni d’une vérité éternelle de la poésie, ni d’une parfaite lisibilité de la nature. Fragmentaire et symbolique, elle est une forme en quête d’un achèvement indéfiniment différé et, pour paraphraser Blanchot, renvoyé sans relâche à l’ « œuvre à venir », celle-là même qui ne pourra in fine se constituer qu’à partir d’une posture « d’outre-tombe ».