Colloques en ligne

Myriam Marrache-Gouraud

Histoires et autres traces de fiction dans le Traité de la peste, de la petite verolle et rougeolle d’Ambroise Paré (1568)

1Ouvrir la réflexion en parlant d’un problème d’accommodation du regard pour le lecteur du XXIe siècle peut paraître tout à fait convenu, cependant il importe de ne pas sous-estimer ce phénomène. En effet, les textes de médecine de la Renaissance peuvent ressembler, pour l’œil contemporain, à des tissus de fiction. Il faudra donc se défier, au cours de cette étude, du défaut de perspective qui consisterait à voir de la fiction un peu partout dans le Traité de la peste, de la petite verolle et rougeolle d’Ambroise Paré1, alors que le chirurgien de la Renaissance écrivait en toute bonne foi un texte de science. L’ouvrage est en effet présenté comme un traité médical à l’usage des jeunes praticiens, et procède logiquement en commençant par une description de la peste par ses causes et ses symptômes, sans omettre de mentionner ses facteurs aggravants. Il poursuit en faisant l’inventaire des remèdes, recettes connues ou moins connues, prescriptions, posologies et éventuels actes chirurgicaux nécessaires à la guérison des malades.

2Ambroise Paré se fait un devoir d’instruire l’apprenti, en communiquant sa propre expérience de chirurgien. Ce faisant, il est amené à raconter les situations et les cas qu’il a côtoyés. Nous entendons nous demander ici quel est le bien-fondé de la présence de fragments narratifs ou fictifs dans le discours scientifique. De quelle façon ces histoires s’insèrent-elles dans un texte qui se présente comme l’expression d’un contenu scientifique ? Nous désignerons par « fiction » tout fragment narratif qui, le temps d’une parenthèse, s’écarte des considérations scientifiques et techniques proprement dites pour raconter une histoire. On peut y voir une pause récréative, encore qu’il ne soit pas exclu que les fragments narratifs obéissent à une stratégie démonstrative. Si des histoires entrent dans un traité, comment et à quelles fins s’opère la perméabilité de genres apparemment aussi distants l’un de l’autre ? Nous nous intéresserons également aux traces de fiction qui s’insinuent dans le discours scientifique comme à son insu, à savoir à une fiction que nous pourrions qualifier d’involontaire. Faut-il pour autant considérer que Paré écrit un texte esthétique, ou qu’il privilégie l’anecdotique au détriment du scientifique ?

3Nous distinguerons trois façons de narrer dans le Traité de la peste. Pour commencer, il apparaît que la description du mal suit le schéma narratif sous-jacent d’un drame à plusieurs personnages, trame dramatisée dont l’issue redoutée est la mort. Ce récit global occupe en permanence le chirurgien qui par ailleurs l’étaye à l’aide d’autres récits plus brefs destinés à exposer des expansions scénarisées de certains aspects du premier récit. Ces anecdotes secondes présentent des cas particuliers : elles narrent des cas précis vus, lus ou entendus par le chirurgien. Elles enrichissent certes l’exposé des symptômes en s’insérant dans le traité médical, mais leur rôle ne se limite sans doute pas à cela. Enfin, le troisième type de narration proche de la fiction s’applique à certains passages qui se présentent comme des histoires inavouées. Il est possible en effet de déceler sous l’apparence scientifique de quelques exposés qui se donnent pour rigoureux des passages où l’imagination de l’homme de science supplée à son ignorance. Ce qui advient à l’intérieur du corps reste invisible au chirurgien, pourtant il ne manque pas d’en faire part à son lecteur. De telles traces de fiction fugitive, fort ténues, restent les plus significatives parce que ce sont elles qui font du texte scientifique un genre hybride et problématique.

4Le premier signe de fiction est reconnaissable dans la présentation générale que fait Ambroise Paré de la maladie. Les circonstances de cette dernière sont exposées à la façon d’un drame à plusieurs personnages ; les rapports de force qui s’ensuivent régissent la caractérisation du mal.

5Il va de soi que le premier rôle est tenu par la maladie. Dès le début du texte, il apparaît que les mots manquent pour la qualifier , car le chirurgien parle d’une « chose indicible » (p.24). Cet ineffable de la peste engendre une production d’images, le recours à des métaphores et à des comparaisons, offrant à lire un texte plus esthétique que scientifique. Par exemple pour combattre la peste, Paré préconise les remèdes dont on use envers les « serpents veneneux » (p.90) ; la comparaison est répétée tout au long du texte, car la maladie est considérée comme un venin dont la « malice » et la « fascherie » sont évidents (p.110). Le scorpion et la vipère sont des comparants fréquents que reprennent les métaphores lorsqu’elles choisissent d’animer la peste des sentiments néfastes que nous venons de citer. La caractérisation morale n’étonnera pas : la maladie est dite « pernicieuse »(p.60), « fallace » (p.107), « detestable et espouventable » (p.81), elle fait preuve d’une « malignité lasche et indicible » (p.14). Ces désignations morales soulignent l’idée de la ruse, ou du moins d’une intentionnalité mauvaise, traduite également par un vocabulaire plus politique. La tumeur est « rebelle » (p.180) et exerce une « tyrannie » qui tue parce qu’elle « cherche » le cœur. Les métaphores guerrières sont alors nombreuses, pour évoquer ce qui s’apparente à un combat véritable entre le malade et sa maladie. Il faut que le patient soit « fort » afin qu’il « resiste à son enemy », lequel doit « demeurer vaincu » après s’être « enfuy arriere ».

6Les autres forces en présence dans ce drame à plusieurs personnages sont bien entendu le malade, dont la nature est malmenée. Cette nature est elle-même volontiers personnifiée par Paré, qui la peint « espouvantee et fuyante », au point qu’elle « n’ose assaillir la maladie » (p.65). Les qualificatifs, mais aussi les verbes, soulignent une personnification symétrique à celle de la maladie. Le pestiféré livré aux assauts de son mal est bien entendu l’un des protagonistes les plus pitoyables de ce combat. Paré use fréquemment de l’adjectif « pauvre » pour le désigner, au point que dans le Traité de la peste, « le pauvre malade » est pratiquement une expression lexicalisée. Cela dit, les malades demeurent des individus singuliers, et le chirurgien préconise des remèdes différents et variés selon que le malade est riche ou pauvre, de constitution frêle ou robuste, jeune ou vieux, très avancé dans la maladie ou tout juste atteint par les premiers symptômes. Le malade n’est donc pas un personnage constant ou statique comme l’est la maladie, mais donne l’occasion de portraits différents selon sa condition. En introduisant ces variations, Paré insiste sur le fait qu’il n’existe pas un traitement immuable, mais que le praticien se doit de s’adapter à son patient.

7Le médecin tient en effet une place non négligeable parmi les forces en présence dans le combat contre la peste. Il est l’acteur privilégié car sa fonction est de s’opposer à la maladie par tous les moyens (le malade est le plus souvent réduit à une passivité due à son état de victime). Le médecin agit face à la peste, tâche qui lui demande un grand courage. Autant la peste est qualifiée de rusée et de pernicieuse, autant le chirurgien est animé d’un « franc courage » et d’une « ferme foy » (p.57), qualités qui ne doivent pas l’empêcher de se préserver par des remèdes tangibles :

Toutefois (…) ne faut negliger et mepriser les remedes preservatifs. (…) Donc les chirurgiens qui seront appellez pour medicamenter les malades de peste se feront purger et saigner s’ilz en ont besoin. (p.57)

8Il est question ensuite de deux ouvertures à pratiquer sur le corps des médecins, l’une au bras droit et l’autre trois doigts au dessus du genou gauche, « car veritablement on a cogneu par experience que ceux qui avoyent telles ouvertures n’ont esté subjects à prendre la peste » (ibid.). Enfin, Paré conseille de se laver tout le corps le plus souvent possible. Ces dispositions particulières lui permettent de voir, d’agir, et également de dispenser à son malade le courage qui lui fait défaut (p.98). Tous ne sont pas volontaires pour soigner des pestiférés, mais pour les médecins qui se lancent dans l’entreprise, Paré préconise de se vêtir de certains tissus (le taffetas, le satin, le maroquin, la toile noire) et en déconseille d’autres comme par exemple le drap ou la fourrure, qui pourraient garder le venin dans leurs fibres (p.58). Quelques règles d’hygiène appropriées à ce type de maladie (p.59 : changer souvent d’habits, se parfumer de vapeurs aromatiques, ne pas manger ni boire avec les malades, ni se couvrir des étoffes qu’ils auraient touchées) viennent compléter les conseils pratiques adressés au personnage du médecin : le voici habillé, prévenu, armé de ses qualités. Le rôle est bien campé.

9Le dernier personnage de ce combat, mais non des moindres, se trouve être le remède. Celui-ci est symétriquement opposé, dans la caractérisation qui en est faite, à la maladie. Il est l’adjuvant radical, « tresmerveilleux » (p.129), de « grand et excellent effect » (p.154). A maladie occulte et indicible, des propriétés occultes seront nécessaires :

Nous voyons que par telz remedes communes et methodiques tel venin ne peut estre vaincu, parquoy nous sommes contraincts pour la curation venir aux medicaments qui operent par une proprieté occulte, qui ne peuvent estre expliquez par raison, mais cogneuz par seule experience : comme sont les alexiteres ou antidotes, c’est à dire, remedes dediés contre les venins. (p.108)

10Alexitères et antidotes sont des recettes transmises d’un médecin à l’autre ; il est aisé de comprendre ainsi l’importance des histoires de guérison dans la transmission du savoir médical. Elles sont présentées par le chirurgien comme des expériences dignes d’être rapportées, non comme des fictions mais comme des sources de connaissance. Toutefois Paré ne cède-t-il pas au plaisir de raconter, laissant de côté la rigueur scientifique ?

11Les méfaits de la peste et les efforts du malade et du médecin armé de ses remèdes sont en effet exposés par Ambroise Paré à la manière d’une chronique de l’évolution et des effets néfastes de la progression du mal. Illustrés par des représentations animées, les scènes et les portraits sont frappants à la manière de ceux qu’un lecteur pourrait trouver dans une œuvre de fiction. Le déroulement suit précisément la chronologie de la maladie, puisqu’on voit se dégrader l’état du pestiféré, grâce aux couleurs, aux températures, aux postures évoquées par le chirurgien qui s’improvise narrateur et peintre d’un malade devenu méconnaissable. Le récit est des plus efficaces lorsqu’il procède par expressions superlatives (« extreme », « merveilleuse », « si tresardente »), répétitions (« hydeuse »), ou comparaisons éloquentes :

Aucuns ont grande froidure aux parties exterieures, mais neantmoins sentent une extreme chaleur et ardeur merveilleuse au dedans. (…) Il y a inflammation en quelque partie profonde du corps, en sorte que toute la chaleur avec le sang et les esprits est attiree comme d’une ventouse, par les parties interieures enflammees, dont les parties exterieures apparoissent froides, et à lors la face se monstre hydeuse, et est veüe de couleur plombee et livide, les yeux ardents, estincelants, rouges et comme pleins de sang, ou d’autre couleur, et larmoyants. Le tour des paupieres est livide et noir, comme si elles avoyent esté battues et meurdries, et ont la face hydeuse à veoir, et tout le corps jaunastre, tellement qu’ils ne ressemblent point à eux mesmes de façon qu’on les decognoit. (p.63)

12Certaines illustrations concrètes des effets de la peste fonctionnent encore comme des effets de réel, et rompent le discours scientifique proprement dit (caractérisé par des termes techniques comme « fureur » et « phrénétique », deux états cliniques de la folie) pour insérer des représentations imagées – nudité, puits, rivières, fenêtres… – qui parlent à l’imagination de chacun :

… ils ne peuvent jamais reposer ny dormir, et tombent en une fureur cruelle, comme phrenetiques, s’enfuyants tous nudz, se jettants es puits, rivieres, et par les fenestres, se precipitants de haut en bas (p.64 ; nous soulignons l’effet de rupture par rapport aux termes scientifiques qui précèdent)

13Les signes mortels de la maladie donnent l’occasion au chirurgien de livrer des détails terribles où la précision du vocabulaire progressant par étapes extrêmement ténues (« tressaillement, fremissement et aiguillonnement » p.68 ; « resverie, frenaisie, manie et rage » p.64) permet d’appréhender au plus près les ravages de la peste. Ce faisant, il conduit aussi le lecteur vers le sentiment de pitié que quiconque est amené à éprouver à l’égard du pestiféré :

Ils ont semblablement grand tressaillement, fremissement et aiguillonnement entre cuir et chair, baillement et estendue des membres, tournants les yeux en la teste, et parlent enroué et begayent, voire quelque fois des les premiers jours, et ne ratiocinent pas, et quand on parle à eux, ils ne respondent à propos. (p.68)

14Dans la description, les couleurs sont des signes cliniques de la progression de la maladie : si les urines présentent des « nuees livides et de diverses couleurs comme verdoyante, plombee ou noire » (ibid.), il s’agit d’un signe mortel. Ces précisions de couleurs ne sont donc pas destinées à frapper, mais à constituer une échelle pronostique permettant au jeune chirurgien d’apprécier la gravité du mal. Elles n’en touchent pas moins l’imagination, notamment lorsqu’elles sont accompagnées de comparaisons : « la chair d’iceux est noire et seiche, comme une chair bruslee » (ibid.). Ailleurs, ce sont certaines affirmations qui s’imposent stylistiquement à la manière de sentences implacables, susceptibles d’entretenir la dramatisation. Après deux exemples montrant la soudaineté de la mort de deux patients, littéralement saisis par le mal, le chirurgien conclut ainsi : « en ceste maladie il n’y a point d’heure, de jour, ny de temps prefix. » (p.76). Dans une même mesure, le chapitre qui traite des charbons laisse passer cette remarque : « de mille malades ainsi affectez à peine en reschappe un seul. » (p.180) ; une telle affirmation est moins scientifique que narrative, et si elle donne certes un ordre d’idées, elle situe l’ensemble dans le cadre d’une histoire dont la moindre des particularités est d’être absolument terrible. Le traité procède comme un recueil d’observations dans lequel Paré ne manque pas de laisser affleurer, de loin en loin, l’émotion d’une trame vivante aux personnages nombreux, présentée à la façon d’une fiction.

15L’histoire globale des ravages de la maladie est aussi prétexte à quantité d’histoires courtes présentant des épisodes singuliers. Ceux-ci sont rapportés par Ambroise Paré soit parce qu’il les a rencontrés en traitant des malades, soit parce qu’il les a entendu raconter, soit parce qu’ils sont issus du fonds commun de la tradition médicale2. Dans les trois cas, les histoires sont présentées comme telles et sans confusion possible avec le reste du discours, puisque le mot « Histoire » figure comme intertitre en marge du texte principal. En annonçant qu’il s’agit d’une histoire, le chirurgien entend la séparer du registre de la description clinique des symptômes ou des recettes de remèdes et des actes chirurgicaux. Par conséquent ces narrations s’inscrivent dans l’économie globale du texte scientifique comme un à-côté bien distinct de celui-ci – ce qui n’exclut pas qu’elles le servent à leur manière. Notons d’emblée que les histoires ainsi rapportées le sont suivant les règles narratives élémentaires que l’on trouve dans les textes de fiction.

16Tout d’abord, Ambroise Paré se fait narrateur comme Alcofrybas Nasier ou Marguerite de Navarre. De nombreuses histoires comportent à ce titre une introduction insistant sur la vérité de ce que l’on va lire : le narrateur, comme le veut l’usage, se porte garant de la véridicité du cas, en précisant le plus souvent qu’il en a été le témoin oculaire. Des expressions telles que « ce que j’atteste avoir veu plusieurs fois » (p.169) ou « j’ai veu (…) j’ai eu » (p.179) abondent. Si l’histoire lui a été rapportée, il citera ses sources avec force précisions sur leur noblesse et leur sérieux pour montrer qu’elles sont dignes de foi et éventuellement vérifiables : « l’ay entendu de messire Matthias Rodler, chancelier de Monseigneur le duc Georges, comte Palatin, homme de bien et d’honneur, demourant à Schimeren… » (p.136). Cette entrée en matière annonce le récit d’une guérison à l’aide d’un remède tout à fait inhabituel ; Ambroise Paré indiquera ensuite, à la manière d’une caution seconde, qu’il en a fait lui-même l’expérience (« ce que j’ay experimenté depuis en ceste ville de Paris avec bonne yssue », p.136-137). Le remède en question consiste en un trochisque de cendre d’armoise, purgatif censé remplacer l’antimoine. L’idée est si singulière que Paré, après avoir pris les précautions que nous venons de citer, mentionne d’autres témoignages qui fonctionneront comme autant d’autres gages de sérieux. Ainsi, il existe bien d’autres remèdes plus inattendus encore que l’armoise, tel ce plein verre de saumure d’anchois, réclamé

à la grande instance et priere d’un patron de navire Ragusois malade de peste (…) : duquel breuvage, en moins de vingt quatre heures, apres l’avoir pris, luy ayant succedé une grande sueur, se trouva sans fievre, et entierement guery. (p.137)

17L’idée est des plus étranges pour Paré, qui ne la rapporte comme remède qu’au prix d’un récit assez complexe, procédant par enchâssements successifs de manière à en présenter les sources avec la plus grande précision, procédure destinée à garantir, là encore, la véridicité de l’histoire. Cette anecdote de la guérison presque miraculeuse du patron de navire a eu lieu en l’hôpital de Rhodes, puis a été rapportée par un Navarrais qui servait alors à cet endroit à l’un de ses familiers par ailleurs totalement digne de confiance, Maistre Gillebert Erouärd, docteur en Medecine à Montpellier… lequel a « asseuré » à notre chirurgien la réalité du cas. Le récit, partant des paroles du médecin de Montpellier, se développe à l’aide d’un triple enchâssement, (Erouärd rapporte que le Navarrais lui a dit qu’un patron de navire à Rhodes avait demandé…) et rebondit ensuite grâce à la suite du récit du Montpelliérain : « Davantage ledict Erouärd m’a affirmé que ayant ouy ce recit, il en a fait l’experience à plusieurs, et mesmes en a donné à deux enfans de monsieur de la Terrasse, maistre des Requestes du Roy, qui estoyent malades de peste, et on esté gueris. » (ibid.). Cette addition fonctionne à la manière d’une preuve. Grâce à la structure enchâssée, qui lui fait bénéficier d’une caution double sinon triple, grâce également à la clausule narrative qui referme l’histoire en vérifiant la validité du remède sur de nobles et fragiles sujets3, l’histoire de la guérison par la saumure d’anchois, qui s’apparente à une fiction tant elle paraît invraisemblable à son narrateur lui-même, peut trouver une place de choix dans le discours scientifique de l’inventaire des remèdes.

18Les histoires citées sont parfois des exemples historiques dont beaucoup de lecteurs peuvent avoir été témoins. Ce sont des anecdotes que la mémoire collective peut avoir retenues, et que le texte fixe alors définitivement : « Histoire de Padoue » (p.12), « ce qui a esté fait à Lyon en l’an 1565 » (p.54). Ces histoires, de mémoire collective, sont à classer avec celles qui ressortissent à une expérience plus personnelle, voire intime, du chirurgien. Paré ne manque pas de faire profiter son lecteur de ses souvenirs les plus proches. Il racontera non seulement son expérience de soigneur, et les cas qu’il a eu l’occasion de rencontrer en circonstances de peste, mais aussi ses souvenirs de pestiféré, puisqu’il a lui-même été atteint par la maladie. En tant que chirurgien, il fait part de la difficulté de certaines opérations : certaines guérisons passent par la résolution d’énigmes, elles sont alors présentées comme des histoires à multiples rebondissements. L’« Histoire d’un moine, qui mourut en l’hostel Dieu de Paris, d’un charbon pestiferé en l’estomach » (p.182-183) présente à ce titre des détails qui mettent en perspective la difficulté d’un diagnostic. En effet, Paré consacre moins d’importance dans son texte aux symptômes (le moine meurt en trois jours dans d’affreuses convulsions après avoir éprouvé une grande sécheresse de bouche) qu’au diagnostic post-mortem qui est fait par les témoins de l’aventure. Les dames affirment qu’il est victime d’un empoisonnement ; le médecin et le chirurgien convoqués pour une autopsie de l’estomac arrivent à la même conclusion. C’est Ambroise Paré, présent également, qui en recousant le corps remarque autre chose dans l’estomac du moine. Dans son traité, le chirurgien raconte sa trouvaille, la traitant comme une péripétie narrative tout à fait essentielle puisque c’est elle qui révélera la clé de l’énigme aux dames comme aux savants ; il s’agit moins de l’histoire du moine que de celle de l’élucidation d’un cas grâce à la finesse et à la vigilance de l’observation :

Et ainsi que je recousois le corps d’iceluy, j’apperceuz plusieurs petites taches noires semees sur son corps : et lors je rappellay la compagnie pour contempler lesdictes taches, leur disant et affirmant que c’estoit du pourpre : mais le medecin et chirurgien me dirent que c’estoyent morsures de pulces, ou de punaises : ce que ne vouluz aucunement accorder, par ce qu’il y en avoit en grande quantité : et pour verifier mon dire, je pris une espingle, la poulsant assez profondement dans le cuir en plusieurs endroits, et le levay en haut, puis le couppay avec ciseaux, et fut trouvee la chair de dessous bien fort noire : pareillement nous considerasmes la couleur livide du nez, des oreilles et des ongles, mesmes de tout le corps plus noire qu’elle n’a coustume d’estre aux morts d’autres maladies, et principalement le visage changé, tellement qu’il estoit quasi impossible de pouvoir recognoistre : adonc changerent d’opinion, et feismes rapport que le moine estoit mort d’un charbon pestiferé, et non d’autre poison. (p.183-184)

19Outre les récits de guérison et d’examens cliniques, Paré rapporte son propre exemple quand il permet de savoir comment les charbons peuvent évoluer, « ce qui est advenu à moy mesme d’un charbon que j’ay eu au ventre, duquel la cicatrice m’est demeuree de la grandeur de la palme de la main » (p.179). Ces témoignages aussi bien de soigneur et d’homme de l’art que de victime montrent deux manières d’éprouver la peste, et offrent ainsi des récits particulièrement précieux. L’auteur des histoires n’en est pas seulement le spectateur, le rapporteur ou le chroniqueur. Notre compilateur déroule ses histoires avec un discernement dont n’est capable que celui qui sait comment elles peuvent servir son discours.

20Il ne méprise pas cependant le spectaculaire et l’édifiant. Certaines histoires sont citées alors qu’elles proviennent de recueils bien peu scientifiques, les recueils d’histoires prodigieuses. Néanmoins, Paré les mentionne en fin de traité, comme des cas isolés intitulés les « incommoditez, que la peste apporte entre les hommes » (chapitre 55). Le chapitre énumère des cas où les malades, dans leur égarement, ont agi hors de toute mesure de la manière la plus déraisonnable. Ces récits insistent sur les méfaits d’un mal lorsqu’il plonge ses victimes dans la dernière extrémité. Les histoires s’enchaînent, toutes époques confondues : elles sont juxtaposées sans réelle transition, c’est alors au lecteur d’en tirer une loi car le chroniqueur qu’est devenu Paré se garde d’en tirer des lois scientifiques ou morales. Il rapporte et constate que les hommes sont plongés dans l’inhumanité, se fuyant les uns les autres, le père abandonnant l’enfant, le mari sa femme, un prêtre commettant des meurtres, les hommes quittant leur foyer, désertant les villes ; il ne cautionne ni n’invalide le contenu étonnant de ces anecdotes. Il se garde également de condamner les comportements extrêmes qu’il rapporte. Ainsi, il ne juge ni le malade agissant de façon radicalement étrange, ni le narrateur des histoires peu crédibles qui en résultent. Tel pestiféré s’est enseveli vivant, un autre s’est brûlé vif en appliquant des fers rouges sur ses bubons :

Entre une infinité d’autres exemples que lon en voit ordinairement, nous lisons qu’une jeune femme, son mary estant mort et deux de ces enfans, se voyant frappee commencea à s’ensevelir elle mesme, et fut trouvee à demy ensevelie, ayans encor le fil et l’aiguille entre ses mains. (…) Il y en a qui ont eu telle apprehension de la mort estants frappez de ceste maladie pestilente, que pour se secourir eux mesmes, se sont appliquez des fers ardents sur la bosse se bruslants tout vifs. Autres avec tenailles l’ont arrachee se pensants garantir. Aussi aucuns par la ferveur et rage de ceste maladie se sont jectez dedans le feu, autres dans les puits : aucuns es rivieres, autres se sont precipitez par les fenestres… (p. 253)

21Ce type d’histoires s’insère dans un traité sur la peste parce que, toutes terribles et terrifiantes qu’elles soient, elles font tristement partie de ce que l’on peut rencontrer en ces temps redoutables. Paré ajoute parfois qu’il en a été témoin (« aucuns par la ferveur et rage de ceste maladie (…) se sont hurtez la teste contre la muraille jusques a en faire sortir la cervelle, ce quej’ay veu », p.253). Ces histoires sont rapportées parce qu’il faut que le chirurgien novice lecteur du traité sache à quoi s’attendre, et puisse considérer ce qu’il est susceptible de voir et d’entendre s’il s’engage dans l’aventure de soigner ce genre de malades. Les histoires les plus inimaginables, les plus fictives en somme, prennent place dans le traité scientifique au sens où elles sont liées au contexte des pestiférés.

22Quel que soit le caractère insolite des histoires racontées, Paré les dispose dans son traité à différentes fins. Les fonctions que l’on peut discerner au vu des exemples étudiés ci-dessus sont diverses. En premier lieu, il apparaît que le chirurgien, en racontant les histoires advenues aux uns et aux autres, y compris à lui-même, enregistre des cas pour en faire une sorte de répertoire : il consigne les lieux, les dates, les noms propres parfois des individus qui en ont été les protagonistes. Les narrations fréquentes que l’on trouve ainsi sous la plume de Paré témoignent de l’empirisme de sa méthode. C’est d’après les fonctionnements tirés de l’expérience que se fonde l’échelle des remèdes, et que se teste leur efficacité. Les récits tendent à tenir lieu de preuves, au sens où ils fondent, chacun à son tour, une forme de jurisprudence. C’est de la connaissance de ces cas qu’est issu l’apprentissage du chirurgien. Il convient, souligne souvent Paré, d’imiter ce qui a été fait, vu, ou lu, en fait expérimenté ici et là. Ce sont des exempla que l’on puise dans les histoires, autant dire de bonnes idées qu’il serait judicieux d’imiter. Les histoires instruisent donc, en délivrant des connaissances. Elles entrent ainsi dans le cadre de la démonstration propre au discours scientifique, et n’ont donc rien de digressions gratuites. Leur forme narrative ou narrativisée n’exclut pas leur application scientifique. En second lieu, il est possible de supposer que les histoires qui cèdent davantage au goût du spectaculaire ont pour fonction d’initier le jeune chirurgien à l’univers très spécifique de cette épidémie.

23Venons-en enfin à un cas particulier. La fiction n’intervient pas à proprement parler dans les détails pittoresques que l’on trouve dans les passages intitulés « histoires ». Nous avons établi qu’en dépit de leur apparence de fictions ces histoires étaient traitées dans le discours scientifique de manière à instruire le lecteur. D’autres passages moins narratifs n’attirent pas l’attention autant que ces « histoires » parfois pleines de fantaisie, et semblent effectuer au contraire un retour au sérieux de l’explication scientifique. Toutefois, c’est en leur sein, et entre les lignes pseudo-médicales qu’ils contiennent, qu’il est possible de trouver les traces les plus manifestes de fiction. Nous ne prendrons qu’un exemple, tiré du chapitre 19 « Comment se fait la fievre pestilentiele ». Paré, doctement, expose les mécanismes de la fièvre, et son trajet dans le corps en décrivant les voies empruntées par le venin :

24Il convient premierement declarer comment se fait la fievre en icelle [en la maladie pestilentielle] : c’est, que quand la personne a attiré cest air pestilent par inspiration faite par le nez et la bouche, au moyen de l’attraction que font les poulmons, et autres parties dediées à ce faire, aussi universellement par les pores et petits trouz du cuir, et cavitez des arteres et veines, qui sont disseminees par iceluy, lequel air estant attiré et conduit en toute la masse sanguinaire et aux humeurs, qui sont plus aptes à recevoir tel venin, qui les convertit en sa qualité veneneuse, et comme si cestoit chaux vive, sur laquelle on jettast de l’eaüe, s’eleve une vapeur putride, qui est communiquee aux parties nobles, et principallement au cœur, lequel bouillonne dedans ses ventricules, dont se fait une ebullition appellee fievre, qui est communiquee par tout le corps par le moyen des arteres, voire jusques en la substance des parties les plus solides, qui sont les os, les echauffant si fort comme s’ils brusloyent, faisant diverses alterations selon la diverse temperature des corps et nature de l’humeur ou la dicte fievre est fondee, et lors se fait un combat entre le venin et nature, laquelle si elle est plus forte, par sa vertu explutrice le chasse loing des parties nobles, et cause par dehors sueurs, vomissements, flux de sang, apostemes aux emunctoires, charbons ou autres, pustules et eruptions par tout le corps : aussi flux de ventre, flux d’urine, evacuations par insensible transpiration, et autres que declarerons cy apres. (p.83-84)

25Ambroise Paré procède non plus empiriquement, car il n’a pu assister à cette circulation du venin, mais méthodiquement, en utilisant une sémiologie médicale et une démarche déductive qui donne au texte son apparence scientifique. Cependant, le trajet du venin lui a toujours été caché, restant invisible au praticien puisqu’il s’effectue alors que le malade est encore vivant. Aucune dissection ne peut l’évaluer, de sorte que Paré en est forcément réduit à échafauder des hypothèses à partir de ses connaissances globales et théoriques de l’anatomie humaine. C’est précisément dans ce type d’explication descriptive qu’intervient, de la façon la plus secrète et la moins avouée, la fiction. La « vapeur putride » qui conduit le venin au cœur, après que les poumons ont réalisé l’« attraction » de l’air pestilent inspiré par le nez, le bouillonnement et l’ébullition qui en résultent, lesquels répandent la fièvre dans le corps, la dissémination du venin, le rôle des veines et des artères comme des pores de la peau : tous ces mécanismes descriptifs sont formés d’images inventées, destinées à expliquer l’impression de chaleur ressentie par le malade jusque dans ses os. Le corps sous l’emprise de la fièvre est transformé, sous la plume de Paré, en un chaudron bouillant. A aucun moment de son explication Paré ne met en doute ses affirmations, alors qu’elles ne reposent sur aucune observation précise. Elles sont de purs produits de son imagination, ou, si l’on veut, de son raisonnement de chirurgien, et pourtant il est péremptoire. Il raconte les choses invisibles avec autant d’assurance qu’il narre celles qu’il a vues. Le vocabulaire médical traditionnel (« masse sanguinaire », noms des différents organes, des artères et des veines, mention du mécanisme des humeurs, des flux et des vomissements…) fonctionne comme gage de sérieux, d’autorité, en masquant l’invention. Dès lors difficile à soupçonner, celle-ci est discernable entre les lignes. La fiction prend ainsi le relais de l’ignorance : le texte se substitue à la description de la nature lorsqu’il est impossible de la connaître. Le savoir, secondé par la fiction, est un produit de la fiction.

26Il est clair que la scénarisation de la maladie permet à Ambroise Paré de former une trame narrative dans laquelle il distribue des rôles bien déterminés : la peste perverse piège le « pauvre malade », secouru par un « courageux » chirurgien. Les rôles ainsi établis, il n’en reste pas moins important d’instruire le néophyte à l’aide d’exemples et d’anecdotes avérées qui viennent étayer une description du mal et des réactions du patient. Il importe pour ce faire d’être non seulement un fin observateur, mais aussi un bon narrateur. Tel est le mécanisme du traité : il fonctionnera globalement comme un corpus de cas, d’« histoires » instructives à différents titres, même si elles sont parfois difficilement crédibles. Ces excursions narratives ne perturbent pas le propos scientifique. Elles le complètent et contribuent à son impact sur le lecteur apprenti, en facilitant sans doute aussi la mémorisation des diagnostics. Chauliac en fait autant, les narrations étayent communément dans le texte de médecine un propos médical qui se veut empirique et attache une grande importance à l’expérimentation.

27Pourtant, raconter, dérouler la fiction, consiste moins dans la narration de récits, fussent-ils rocambolesques, que dans une manière plus discrète de déchiffrer le caché, de plonger dans les secrets de la nature afin d’ouvrir ses mystères. Ce qui reste invisible à l’œil et au savoir du chirurgien, ce dernier le devine, l’imagine, et cette invention toute tissée de termes médicaux parvient à faire illusion – n’est-ce pas là l’une des principales caractéristiques de la fiction