Colloques en ligne

Yann Frémy, co-rédacteur en chef de Parade sauvage

Verlaine, entre Rimbaud et Longfellow : au sujet de la troisième ariette oubliée

1La troisième ariette oubliée est inséparable de son épigraphe ou, plutôt, de ses épigraphes1. L'une est empruntée à Rimbaud : « il pleut doucement sur la ville », l'autre – biffée – l'est à Longfellow : « It rains, and the wind is never weary » (« Il pleut et l'ouragan ne cesse de mugir »2). Il n'est pas inutile de déterminer qui de Longfellow ou de Rimbaud a eu la verlainienne faveur de l'épigraphe initiale. Sur ce point, les éditeurs et les critiques sont divisés. Ces hésitations imposent un retour au manuscrit, où l'on voit nettement que l'épigraphe empruntée au poème The Rainy Day a été ajoutée après celle de Rimbaud et occupe le coin supérieur droit du feuillet, très au-dessus du chiffre romain III. Les autres manuscrits de la section des Ariettes oubliées comportent tous des épigraphes inscrites en-dessous des chiffres romains, exception faite de la sixième pièce qui présente un chiffre à la même hauteur qu'une épigraphe par ailleurs elle-même biffée, ce qui laisse penser que cette dernière a été également ajoutée après la composition du poème.

2Pourquoi l'épigraphe de Longfellow a-t-elle été supprimée ? Ou, si l'on formule différemment la question : est-ce que l'épigraphe de Longfellow a eu, à un moment ou un autre, vocation à remplacer celle de Rimbaud ? Il se peut que Verlaine ait hésité à mentionner le nom d'Arthur Rimbaud. Au-delà de cette ariette, le recueil des Romances sans paroles devait être dédié à Rimbaud. La lettre que Verlaine adresse à Lepelletier le 23 mai 1873 précise les circonstances qui ont présidé à la suppression de la dédicace :

Je t'ai dit : je tiens à la dédicace beaucoup, beaucoup ! et je l'ai laissé libre de l'ôter ou non. […] – Donc si tu le crois bon, supprime, mais écoute. […] [E]n quoi c'est-il audacieux de dédier un volume en partie d'impressions de voyage à celui qui vous accompagnait lors des impressions reçues ? Mais, je le répète, si tu le préfères, supprime, censeur ami.3

3Attitude singulière en vérité que celle de Verlaine qui laisse à un « censeur ami » l'entière responsabilité d'une auto-censure ! En ce qui concerne la troisième ariette oubliée, il est possible que Verlaine, conscient de l'audace que représente une dédicace d'œuvre apportée à une personne à la réputation aussi sulfureuse que Rimbaud, ait un moment songé à remplacer l'épigraphe rimbaldienne par une autre empruntée à Longfellow, procédant même à un début d’exécution. Dans le projet pré-définitif des Romances sans paroles, Rimbaud occupait donc une place de choix, bénéficiant de l'hommage paratextuel de la dédicace d'œuvre et de l'hommage quasi textuel de ce « hors d'œuvre »4 qu'est l'exergue, ou plutôt, comme le dit Genette dans Seuils, de ce « bord d'œuvre »5. Par cette double présence, l'hommage rendu à Rimbaud était particulièrement appuyé. En revanche, après la suppression de la dédicace d'œuvre, l'épigraphe de la troisième ariette peut ne plus apparaître que comme un lot de consolation qui permet à Verlaine de s'acheter, à peu de frais, une bonne conscience existentielle et littéraire. Même si la dédicace d’œuvre figure toujours dans le manuscrit envoyé à Lepelletier, qui a dû lui-même la barrer, la lettre précitée montre que le désir de Verlaine allait dans le sens d’une telle suppression. L'hypothèse d'un poème à double épigraphe reste néanmoins possible, comme dans le cas de la page de garde de Birds in the night où les deux épigraphes n’ont pas été inscrites au même moment6. En étant plus subjectif, je dirais que ce manuscrit m'a toujours communiqué la plaisante impression d'assister, cinématographiquement pour ainsi dire, à la biffure de l'épigraphe de Longfellow : un direct philologique en quelque sorte sur Verlaine scripteur…

4L'épigraphe rimbaldienne pose également la question de son origine. Quatre hypothèses sont envisageables :

51° Nous aurions affaire à un propos verbal authentique ;

62° Nous serions face à un véritable intertexte provenant d'un poème perdu de Rimbaud ;

73° Il s'agirait, comme le pense Charles Chadwick, d'une citation tronquée de Phrases dans les Illuminations : « une poudre noire pleut doucement sur ma veillée »7, le mot « ville » constituant une allusion à peine cryptée aux titres de trois poèmes des Illuminations8;

84° Verlaine aurait créé ce « rimbaldisme » érigé en octosyllabe virtuel pour les besoins du poème.

9La première hypothèse a souvent retenu l’attention : la présence de guillemets ne constitue toutefois pas la marque d’un discours cité. Dans la pratique épigraphique, le statut de citation n'appelle généralement pas les guillemets, mais Verlaine les a fait figurer dans les épigraphes de plusieurs manuscrits ; d’autres feuillets ne comportent pas de guillemets, d’autres encore seulement des guillemets ouvrants ou fermants. La deuxième hypothèse est invérifiable en l'absence d’un nouveau document. Les troisième et la quatrième hypothèses ne sont pas à rejeter : nous en discuterons par la suite, mais l'essentiel n'est peut-être pas là.

10Une différence importante apparaît en effet entre la citation attribuée à l'auteur d'Une saison en enfer, en ce que Verlaine se constitue en témoin privé du propos rimbaldien, et l'épigraphe de Longfellow, incontestablement authentique celle-ci, qui fait référence à un livre imprimé, Ballads and other Poems, et à un auteur qui fut au cours de sa vie particulièrement populaire. Dans le contexte de publication des années 1872-73, suite au véritable scandale constitué par l'échappée de Rimbaud et Verlaine en Belgique, puis en Angleterre, pour le lecteur cultivé et médisant de l'époque – on pourrait mentionner par exemple Edmond de Goncourt –, citer Rimbaud constitue moins assurément un geste de défi à caractère littéraire qu'une revendication proprement existentielle de la part de Verlaine et, ce faisant, une vérité autobiographique. De ce côté donc de la réception à laquelle à ce tournant de sa carrière littéraire Verlaine pense nécessairement, Rimbaud peut apparaître comme l’homme par qui épigraphiquement le scandale arrive, car du poète en ses séjours parisiens émerge davantage le souvenir du pourfendeur armé de Carjat que celui du génial poète qui se faisait un devoir sacré de garder le silence lors des banquets poétiques, ainsi que le rapporte Mallarmé dans son évocation précieuse des mains de Rimbaud : « J'appris qu'elles avaient autographié de beaux vers, non publiés : la bouche, au pli boudeur et narquois n'en récita aucun »9.

11Selon Gérard Genette, « dans une épigraphe, l'essentiel bien souvent n'est pas ce qu'elle dit, mais l'identité de son auteur, et l'effet de caution indirecte que sa présence détermine à l'orée d’un texte »10. On peut estimer que la situation de Verlaine est exactement inverse, même si la suppression de la dédicace d'œuvre montre bien la volonté d'invalider une caution jugée désastreuse. Le maintien de l'épigraphe dans la troisième ariette oubliée perpétue donc le risque d'une caution risquée, à moindres frais cependant.

12En ce sens, Verlaine donne de nouveau tort à Genette lorsque celui-ci écrit : « En attendant d'hypothétiques comptes rendus dans les gazettes, prix littéraires et autres consécrations officielles, elle [l'épigraphe] est un peu, déjà, le sacre de l'écrivain, qui par elle choisit ses pairs, et donc sa place au Panthéon »11. A contrario, en inscrivant sous l'épigraphe le nom d'Arthur Rimbaud, Verlaine s'établit relativement, mais volontairement dans les marges de l'institution littéraire, de sa gloire possible, pour au moins ce poème. Comme nous l’a fait remarquer Steve Murphy, Verlaine produirait « une sorte d’anti-Panthéon : contrairement aux poèmes où figurent des épigraphes tirées de Hugo de Laclos, plus loin dans le recueil, les ariettes oubliées ne mettent en valeur que des gens oubliées ou, comme il le dit pour lui-même, inconnus (pour l’instant), les épigraphes remettant en mémoire ou mettant en lumière des noms oubliés ou pas encore panthéonisés ». Même si sur les conseils de Lepelletier, Verlaine a fait supprimer la dédicace d'œuvre, cette épigraphe maintenue est un acte de courage, un défi qui constitue un authentique risque pour la carrière de l'écrivain. Ne pas préférer Longfellow correspond donc à une sorte de geste militant.

13Nous aurions ainsi affaire à une sorte de témoignage : oui, moi, Paul Verlaine, j'ai vécu avec ce poète décrié puisque je vous livre ce propos privé, ces paroles sans romances d'Arthur Rimbaud. La troisième ariette oubliée n'est néanmoins pas un récit, mais elle s’y apparente. L'idée de modernité poétique semble s'être construite autour de cette thèse liée à l'évitement du récit, selon ce que l'on pense être l'héritage mallarméen : en fin de compte, la musicalité de la poésie verlainienne, disons son postulat anti-diégétique, a pu agir comme un piège puisque nous nous sommes habitués à ne plus voir l'épigraphe, nous privant ainsi de l'histoire, dans un recueil offrant pourtant un cadre para-narratif intermittent et, certes, un peu éclaté.

14À la limite, contre tout souci de cohérence textuelle et pour nous aventurer radicalement sur un terrain glissant, qu'est-ce qui nous dit que le « il » de « Il pleure » est impersonnel ? Il pourrait s'agir d'un pronom personnel dans une relation cataphorique – mais le groupe nominal attendu ne vient pas –, ou dans une relation anaphorique, mais cette fois le problème est qu'il est question du premier mot du premier vers. Remontons dès lors jusqu'à l'épigraphe, qui se situe pourtant hors du texte, mais l'est-elle vraiment ? Et si ce « il » reprenait les prénom et nom « Arthur Rimbaud » ? Ce serait donc l'auteur d'Une saison en enfer qui ici pleurerait dans le cœur de Verlaine ou du sujet lyrique verlainien. De plus, dans le manuscrit, les initiales A et R (Arthur Rimbaud) semblent déjà former graphiquement quelque « Il », qui (ré)apparaîtrait ainsi au premier vers. Hypothèse trop hardie, certainement, mais la pluviosité du poème permettra sans doute d'excuser cet éventuel dérapage critique.

15Comme l'a néanmoins rappelé Jean-Michel Gouvard, il faut éviter de soumettre les procédures linguistiques à l’autorité supposée des données biographiques, car on risque d'y perdre la poésie12. Séparer absolument ces deux approches mènerait toutefois à proposer des oppositions trop tranchées : le lecteur de l'époque devait assurément appréhender l'épigraphe rimbaldienne comme biographique. La ligne rouge de ce qu'on pourrait appeler la tentation biographiste a été néanmoins régulièrement franchie en ce qui concerne cette ariette, lorsque tel critique prétend, par exemple, qu'en raison de la présence de la pluie, ce poème a été certainement composé à Londres13, la capitale anglaise étant comme on le sait la seule ville pluvieuse d'Europe14.

16Nous sommes donc rapidement confrontés aux apories du biographisme autant qu'à celles de la littérarité, ce qui mène à adopter une position intermédiaire, à l'instar de Solenn Dupas qui postule que les recueils de Verlaine « mettent indéniablement en œuvre ce qu'on appellera, avec Jean-Philippe Miraux notamment, des "autobiographèmes", c'est-à-dire des éléments à forte référentialité personnelle qui sollicitent de la part du lecteur un rapprochement identitaire entre le sujet empirique et le locuteur »15.Comme l'indique également Steve Murphy, « Verlaine ne pouvait en 1872-73 prétendre ne ressentir ni amour ni haine »16. Le poème met en scène un « personnage de papier »17 qui n'est pas Verlaine, mais en est proche, quelqu'un qui lui ressemble comme un frère. Verlaine exposerait donc moins une relation que la fiction d'une relation, dans un puissant effet de bascule de la vie réelle vers la vie poétique, quelque chose comme l'amour qu'on ne parvient pas à réinventer. Précisément, si l'épigraphe n'appartient pas au locuteur, le choix de l'épigraphe est un geste d'auteur, qui est après tout l'auteur du locuteur18.

17On ne saurait non plus éluder totalement la remarque de Chadwick mentionnée plus haut, selon laquelle Verlaine se souviendrait confusément du poème en prose Phrases dans les Illuminations : « une poudre noire pleut doucement sur ma veillée ». La locution « pleuvoir doucement », sans déborder d'originalité, n'est pas une expression consacrée sur le plan littéraire19. À suivre Chadwick, le souvenir de Verlaine serait vraiment approximatif : la langue des Illuminations n'a rien à voir avec le « propos banal » de l'épigraphe, mais Verlaine a peut-être voulu reprendre une expression propre à Rimbaud, une sorte de tic discursif devenu tour littéraire : « pleut doucement ». Une telle hypothèse ne rend pas l'épigraphe plus authentique, mais au moins vraisemblable : Rimbaud a ou aurait pu la dire, ou l'écrire. Toutefois, on n’a pas de preuves que le moindre poème en prose des Illuminations était déjà écrit avant l’envoi à Lepelletier des Romances sans paroles, ce qui fragilise considérablement l’hypothèse de Chadwick.

18La pression de la sphère privée sur cette épigraphe est forte en effet : en lisant cette pièce, Rimbaud pouvait y déceler le signe d'une connivence basée sur l'existence d'un terreau commun d'expressions et de clins d'œil discursifs entre l’auteur et son principal destinataire. L'allusion peut donc être autobiographique et (très) éventuellement littéraire, si Verlaine fait référence aux Illuminations, recueil non encore publié, donc inconnu du public et qui le restera jusqu'en 1886. Genette explique que l’« on pourrait imaginer des cas où l'épigraphe serait, par quelque procédé, si étroitement liée à la dédicace qu'elle s'en trouverait manifestement, et exclusivement, destinée au dédicataire »20, ajoutant qu'il n'en « connaî[t] aucun »21. Dans la troisième ariette oubliée, nous ne sommes certes pas dans ce cas de figure, l'épigraphe visant certes « l'épigraphé » qui en devient « épigraphaire », si l'on suit la terminologie proposée par l'auteur de Seuils22, mais le défi consiste précisément à savoir que le texte sera lu entre autres par Blémont, Lepelletier, Hugo, Valade et Mathilde. L'allusion privée a toutefois vocation à être décryptée par un groupe de lecteurs élargi, en tant qu'allocutaires publics. Loin d'être passif, le lecteur doit opérer ainsi un décryptage des relations instaurées par le texte et ce n'est qu'au prix de cet effort, qui est celui réclamé par le lyrisme post-romantique, qu'il pourra entrer dans une communion effective avec l'auteur du poème. En cette ariette en apparence si simple, Mallarmé n'est assurément pas loin. En tant qu'épigraphé et allocutaire privé, voire témoin génétique de l'oeuvre, il est très probable que Rimbaud puisse passer outre cette mission de décryptage, ce qui confirmerait l'intuition de Jacques Robichez qui voit dans le propos rimbaldien un mot de passe entre les deux poètes23.

19Et quand bien même Verlaine eût accordé sa préférence au poète américain, Rimbaud en tant que dénicheur d'épigraphes pour l'auteur des Romances sans paroles (celle de Favart au moins) était à même de deviner sa présence sous Longfellow, si l'on peut dire, mais cela seulement dans le cadre étroit de la sphère privée, ce qui interdit au lectorat global toute éventuelle communion autour de cet utopique palimpseste.

20Verlaine n'a cependant pas découvert Longfellow uniquement pour censurer Rimbaud. Steve Murphy a suggéré que Verlaine a pu s'inspirer de The Rainy Day pour des questions de forme, notamment en ce que « le poème de Longfellow produit, dans sa dernière strophe, une rime orpheline »24, que le poète aurait ensuite consacrée au deuxième vers de chaque strophe de son ariette. Sur le fond cependant, Verlaine a complètement inversé le message de Longfellow, dont la mélancolie factice semble l'insupporter et à laquelle il préfère malgré tout la mélancolie hiératique de Rimbaud. Le rapport au poème de Longfellow pour les questions de contenu serait négatif, voire parodique. S'il est donc probable que Verlaine a hésité entre Rimbaud et Longfellow, il s'est sans doute aussi aperçu que la suppression de l'épigraphe rimbaldienne pour des raisons morales ou de prudence faisait perdre au poème son véritable sens.

21L’ariette met ainsi en scène trois poétiques différentes. Dans l'épigraphe rimbaldienne, l'adverbe modalisateur « doucement » constitue une marque de subjectivité qui indique la présence d'un locuteur, en dépit du tour impersonnel « Il pleut ». Le vers 2 du poème de Verlaine reprend quasiment à l'identique l'épigraphe, et le motif de la douceur associé cette fois au bruit de la pluie est repris au vers 5. Il n'est néanmoins pas évident qu'il faille considérer l'épigraphe rimbaldienne selon un rapport originaire, comme point de départ. Par ailleurs, Verlaine a peut-être créé cette épigraphe pour les besoins du poème.

22Pourquoi le deuxième vers reprend-il l'épigraphe et non pas le premier ? De manière significative, Verlaine l'a fait précéder d'autres motifs : « Il pleure », « dans mon cœur ». Il n'a pas écrit : « Il pleut sur la ville / Comme il pleure dans mon cœur » (nous faisons abstraction de l’hétérométrie engendrée par notre « réécriture »). C'est bien donc d'une différence entre sujets percevants dont il s'agit, de l'exposition et de l'aveu d'une matérialité et d'une éthique phénoménologiques en état de divergence. Verlaine fait subir à l'épigraphe rimbaldienne une série de transformations. Il fait et dit en trois vers ce que Rimbaud produit en un octosyllabe virtuel, mais cette répétition marque la différence. L'expression de la subjectivité, son importance quantitative, est l'enjeu même du poème : dans l'épigraphe, la pluie reste à l'extérieur, elle n'atteint pas le cœur du sujet doucement lyrique en son centre, malgré ce « doucement » qui est peut-être plus évaluatif que sentimental. Sans parler, comme Gilles Deleuze, d’« individuations de type événement, sans sujet : un vent, une atmosphère, une heure de la journée, une bataille… »25, on peut remarquer que c'est bien peu accorder à la subjectivité, même si la place allouée à l'épigraphe restreint naturellement cette possibilité d'inscrire la subjectivité dans l'énoncé. Si dans l'épigraphe, l'énonciateur marque discrètement sa présence, ce poète de la langueur que Verlaine est censé être est, au contraire, la proie d'une authentique violence, puisque la langueur « pénètre » le cœur même du sujet. L’adverbe « doucement » constitue toutefois un paradigme hautement significatif pour Verlaine : « de la douceur, de la douceur, de la douceur » peut-on lire en exergue de la quatrième ariette oubliée, épigraphe que Verlaine attribue à un auteur inconnu mais qui provient en réalité de Lassitude dans les Poëmes saturniens, pour une pièce exclusivement composée en rimes féminines. Auto-épigraphe masquée, donc.

23Ainsi, trois poétiques s'affrontent, celle de Longfellow étant utilisée comme repoussoir s'agissant du contenu, et comme réserve d'idées en ce qui concerne les choix formels. Dans ce poème dit de l'indétermination où l'impersonnel est, semble-t-il, roi, le dernier vers réintroduit significativement une marque de personne par le biais du déterminant possessif : « Mon cœur a tant de peine ». Comme l'a rigoureusement montré Christian Hervé, tout le poème est conçu autour d'un système de tensions entre personnel et impersonnel26, entre les droits du sujet et la résistance déceptive du monde réel, fondant le tragique déthéologisé de l'œuvre de Verlaine (« Ce deuil est sans raison »). En fait, l'épigraphe tactiquement ou non attribuée à Rimbaud montre que l'auteur des dits Derniers Vers ignore volontairement ce système puissamment tensif entre personnel et impersonnel, au profit de ce que l’auteur des Romances sans paroles considère certainement comme une simplification abusive (« il pleut doucement sur la ville »), ce qui donnerait tout son sens à cette déclaration ultérieure de Verlaine :

24Il accomplit ainsi des prodiges de ténuité, de flou vrai, de charmant presque inappréciable à force d'être grêle et fluet.

Elle est retrouvée

Quoi ? L'éternité.

C'est la mer allée

Avec les soleils.

.   .   .    .    .    .  

25Mais le poète disparaissait. − Nous entendons parler du poète correct dans le sens un peu spécial du mot27.

26Verlaine a cité L'Éternité comme poème significatif de cette simplicité comme nouvelle manière28, aboutissant à une simplification perçue comme abus29 :

L'Éternité

Elle est retrouvée.
Quoi ? − L'Éternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil.

Âme sentinelle,
Murmurons l'aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.

Des humains suffrages,
Des communs élan,
Là tu te dégages
Et voles selon.

Puisque de vous seules,
Braises de satin,
Le Devoir s'exhale
Sans qu'on dise : enfin.

Là pas d'espérance,
Nul orietur.
Science avec patience,
Le supplice est sûr.

Elle est retrouvée.
Quoi ? − L'Éternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil. 30

27« Correct » est à prendre ici dans le sens d'une estimation poétique, mais aussi éthique. Si Verlaine parodie Longfellow, s'il conteste en un « doux reproch[e] »31 la pertinence de la poétique rimbaldienne de 1872 tout en en reprenant les constituants, la contre-poétique qu'il propose ne se veut pas un modèle reproductible : contrairement aux poètes romantiques, dont les affects douloureux se voulaient malgré tout transmissibles au lectorat, « ce cœur qui s'écœure » interdit d'emblée toute forme d'identification. Nous sommes décidément dans un lyrisme post-romantique où s'affiche un cas étonnant de geste contestataire, mais où la contestation elle-même refuse de s'afficher comme nouveau modèle. Une manière peut-être de dire à Rimbaud qu'il faut abandonner ses rêves messianiques ou panromantiques désormais, même sous cette forme simplifiée où il serait juste question de dire ce qu'il en est de la vie32.