Colloques en ligne

Robert Bonamy

Un autre début, une autre fin : poétique de l’affleurement dans À travers la forêt de Jean-Paul Civeyrac

1Le dialogue entre le début et la fin de À travers la forêt (2005) ne peut être vraiment saisi que si l’on s’autorise de petits liens que la mise en scène se contente de suggérer. Ces liens n’ajoutent rien à l’intrigue mais font apparaître l’importance de motifs présents de façon diffuse dans tout le film.

2Si cet enjeu peut ne pas être éprouvé à la première vision, il s’affirme lors du rappel de détails sensibles qui persistent et viennent affecter notre rapport à l’œuvre, ouvrant sur un autre espace fictionnel impliqué discrètement. Des éléments remontant du fond de l’image cinématographique confèrent un éclairage particulier au début et à la fin qui prennent davantage d’importance lorsque des motifs ainsi entrevus reviennent, sous des formes multiples, au premier et au dernier plan de la plupart des scènes, indiquant une musicalité de l’ensemble.

3Le film est ainsi divisé en scènes, sur le modèle théâtral, le début et la fin de chacune étant clairement délimités. La première scène est la seule à ne pas avoir de titre, elle est donc légèrement en retrait de l’ensemble tout en ouvrant la fiction. Elle fait figure d’exorde. Neuf scènes se succèdent ensuite. Un carton, délimité par deux fondus au noir, assure le passage d’une scène à une autre. Ce carton mentionne le numéro de la scène, puis lui attribue un titre. Les débuts et les fins de la plupart des scènes se présentent ainsi comme des rebonds du début et de la fin du film lui-même.

4Avant d’aborder la face cachée du rapport entre ce début et cette fin, il paraît aisé de constater que ceux-ci partagent en effet des points communs. Le film s’ouvre avec le topos1 narratif du réveil. Armelle (Camille Berthomier) se lève suite au déroulement du générique. Ce commencement est lié à l’atmosphère fantastique que cultive le film : Armelle, le personnage principal, n’arrive pas à oublier son amant, Renaud, et croit se réveiller près de lui. Le personnage revenant se présente comme le sujet principal du film. Il est remarquable que la dernière scène s’ouvre aussi sur le réveil d’Armelle, près d’Hippolyte, simulacre de Renaud. Les deux réveils sont accompagnés d’un travelling avant, indiquant un effet de symétrie entre le début et la fin du film. Outre la familiarité de Civeyrac avec les scènes de réveil, on se rappelle que Le doux amour des hommes (2001) commençait déjà sur le réveil d’une femme dénudée dans le lit du héros et selon une mise en scène très proche de celle du réveil d’Armelle. Ces points expriment la circularité de la construction du film. Toutefois, si l’on s’en tient à la certitude de cette boucle, l’essentiel nous échappe.

5Au commencement du film, le générique se déroule avec, en fond sonore, le bruissement d’une forêt et des chants d’oiseaux. Un solo de guitare, le Prélude n°10 intitulé Oremus, de Francesco Tarrega, accompagne ces sons dans un travelling d’une très grande douceur qui, en son rapprochement, s’arrête sur l’épaule dénudée d’Armelle encore endormie dans un drap blanc (ill.1). Les sons de la forêt sont disjoints de l’image, la scène se déroulant dans une chambre. Le travelling avant, en légère plongée, traverse le lieu en traçant une diagonale, le mouvement s’orientant vers la gauche pour cadrer Armelle qui, en plan rapproché-épaules, dissimule un personnage masculin derrière elle. Ce parcours tout en profondeur de la chambre préside bientôt à la remontée d’un fond qui s’apparente à une traversée des apparences. Un vrombissement de moteur se mêle bientôt aux sons de forêt, on reconnaît le bruit d’une moto. Ce son effectue une remontée des profondeurs qui fait suite au travelling initial et qui constitue ce que nous désignerons par le terme de « fond sonore » lorsque le son, situé en retrait de la scène et de la musique, est composé de bruits de fond. Ce son, secondaire en apparence, ne doit pas être négligé, et impose d’être attentif aux mouvements qui produisent et révèlent son importance.

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6Ill.1

7Le travelling musical, accompagné par des chants d’oiseaux et des bruissements de forêt, réveille le personnage dont le premier geste est une inspiration profonde, un geste d’air2. Sa première inspiration matinale est d’ailleurs suivie d’une seconde, lorsque l’héroïne se dirige vers un bouquet de roses blanches pour le sentir. Au temps de sa première inspiration, le fond sonore effectue une remontée, le vrombissement se lie à son mouvement respiratoire. Elle va ensuite sentir le parfum des fleurs, réapparaissant dans le cadre après une combinaison de mouvements de caméra (un travelling avant, puis un autre latéral, accompagné d’un léger panoramique). Armelle se met au contact de sensations diffuses qui l’entourent et qui convoquent la présence d’une moto. Nous n’apprendrons que bien plus tard la récente mort de Renaud dans un accident de moto en forêt. À la faveur de ce bouquet, on songe à une présence déplacée de la forêt.

8Ce n’est pas le caractère lointain du son qui est ici marquant, mais sa remontée. Gaëtan Picon, à propos du fond dans les œuvres picturales de Manet, parle d’un fond visuel venant vers celui qui le regarde, « le fond n’est plus le lointain, il est l’affleurement, l’haleine de la profondeur »3.

9Cette remontée est ici principalement sonore. Ces traces détournent le début du temps présent pour ouvrir sur un passé que le personnage n’a pas vécu. La mise en scène de l’exorde préside à l’apparition d’un autre début, l’image conserve un passé et révèle qu’elle a plusieurs facettes : Armelle se meut dans le passé qui l’entoure discrètement.

10Une figure apparaît alors, d’abord associée au personnage d’Armelle : la nymphe. Après des paroles légères et enjouées sur le désordre de ses cheveux et le comique que provoque cette façon qu’elle a de les arranger, Armelle se met à chanter, effectuant des mouvements dansés pris dans un drapé transparent et brodé de motifs floraux bleus qu’elle promène. Cette situation légère trouvera de multiples échos dans le film, au début de chaque scène, puis à la fin. Le désordre de sa chevelure, sans cesse remise en place, rappelle le détail qui séduit Phoebus chez Daphné, nymphe des forêts évoquée par Ovide dans le Livre premier des Métamorphoses :

11Au spectacle de la chevelure de la nymphe pendant sans apprêt sur son cou : « Que serait-ce si elle l’apprêtait ! » dit-il.4

12Armelle entreprend ensuite une danse du voile (ill.2), recouverte partiellement par l’étoffe dont les motifs rappellent immanquablement ceux qu’on trouve brodés sur la robe et le voile de la nymphe sortant de la forêt, dans la Naissance de Vénus de Sandro Botticelli. Il est aussi intéressant de remarquer que la comédie jouée au début du film, à propos de sa coiffure, met l’accent sur sa mèche de cheveux qui jouera à la fin du film sous l’effet du vent. Concernant les apparitions de la Ninfa à travers le temps, Georges Didi-Huberman évoque un « mouvement éphémère » aux bordures des corps dans le prolongement des travaux d’Aby Warburg. Didi-Huberman parle aussi du vêtement comme « espace interstitiel lui-même dansant entre  le corps et l’atmosphère qu’il habite »5. Dans le film de Civeyrac, tout se passe comme si le voile et la chevelure créaient un lien entre le personnage et l’atmosphère habitée de la chambre.

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13Ill.2

14Parmi ces mouvements déplacés, celui de la chevelure retient particulièrement l’attention à la fin du film. Un travelling avant finit par cadrer Armelle et Hippolyte, double de Renaud. Cette fois, c’est un murmure, se mêlant aux bruissements de la forêt, qui réveille Armelle. On entend, un peu plus tard, un vrombissement remontant de la ville. Armelle finit par être appelée par un souffle venant du fond de la forêt. L’appel final d’un souffle venu d’ailleurs, apparition faisant penser à Tourgueniev (« Une voix faible comme le bruissement du feuillage répond : “C’est moi, moi ; je viens te voir” »6), prend alors  le dessus sur Hippolyte. Armelle rejoint l’appel du murmure, le souffle fait une dernière fois bouger sa mèche de cheveux et les feuilles de la forêt. Elle passe derrière un arrière-plan de feuilles (ill.3) et disparaît du cadre par une porte du fond improvisée pour rejoindre l’incommensurable. Le détail de cette mèche qui volette fait donc écho au début du film et à la chevelure que le personnage ne cesse d’arranger. Juste avant qu’elle ne se retourne, une brise légère fait trembler ses cheveux et devient le véritable signe qui l’enjoint de gagner l’arrière-plan de frondaisons. Les mouvements de la nymphe ressurgissent lors de cet appel du fond. Le film se termine par un dernier déplacement de la fin de l’épisode de Daphné qui, dans le mythe, se transforme en laurier, ses cheveux s’allongeant en feuillages : Armelle finit par se perdre dans les frondaisons, comme pour les habiter.

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15Ill. 3

16La présence de la nymphe, associée à la forêt, est dissimulée au début et à la fin de la plupart des scènes. Il n’y a jamais rien de très évident dans ces variations du début et la fin de À travers la forêt. Une toile se tisse en filigrane, qui privilégie de petites manifestations sensibles. Jean-Paul Civeyrac décrivait récemment la progression particulière de son film, ponctuée de retours :

17Il y a une idée dans le film qui n’était pas préméditée, qui n’était même pas formulée ainsi : la forêt, les feuillages, les fleurs gagnent sur la ville, les bâtiments. Les fleurs sont présentes au début et elles reviennent petit à petit dans le film en se liant à l’amant qu’elle a perdu7.

18Dans plusieurs scènes se déploient des motifs revenants. Le premier plan du quatrième tableau intitulé « Renoncement » est un exemple de retour de la figure de la nymphe sans qu’elle soit associée uniquement au personnage d’Armelle. Le plan s’ouvre sur les mouvements d’une danseuse, Bérénice, une des deux sœurs d’Armelle (ill.4). Elle effectue un étirement à proximité d’Armelle, allongée dans le voile brodé du début du film. Les deux sœurs réunissent ainsi deux aspects d’une même figure. La séquence se termine avec Armelle parcourant un couloir en plan rapproché-épaules. Derrière elle un poster avec des feuilles très vertes convoque l’idée de la forêt (ill.5). La cinquième scène reprend ce lien déplacé entre un début qui convoque la nymphe et une fin qui suggère la présence de la forêt. Cette scène, intitulée « Nuit », commence par cadrer, en plan rapproché-épaules, Armelle, allongée et vue de dos (ill.6). Son visage se reflète dans un miroir placé au centre de l’image qui se balance légèrement sous l’effet d’un souffle mystérieux à l’intérieur de l’appartement.

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19Ill. 4 et 5                 

20Une sonnerie de téléphone amplifie la dimension inquiétante de la scène. Le souffle n’est pas uniquement perceptible dans le miroir, il est aussi sensible dans les rideaux de l’arrière-plan et dans le tremblement d’une mèche de cheveux d’Armelle. Ce dernier détail est ici encore repris lors d’une scène de réveil. Armelle se lève dans cette séquence de nuit qui prend les allures d’un cauchemar et se termine de manière étrange. Elle finit par se diriger vers une baie vitrée dans laquelle son image, qui d’abord se reflète, laisse ensuite apparaître un rideau de feuillages agités par le vent (ill.7). Cette image préfigure la fin du film où Armelle rejoint le fond de la forêt, mais elle est aussi impliquée dans la construction de l’ensemble comme un écho parmi d’autres de la scène finale, situé à la fin d’une des parties du film.  Les scènes quatre et cinq permettent d’identifier le procédé à travers certains détails de la mise en scène, scènes qui sont du reste loin d’être isolées. En effet, les motifs de la nymphe et de la forêt apparaissent sous des modalités proches dans la plupart des scènes du film.

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21Ill.6 et 7

22La découverte de la présence implicite de la figure de la nymphe dans le film donne un sens particulier au moindre frémissement produit aux bords des corps, et reconfigure le film en une toile qui, à force de reprises, se tisse devant nous pour opérer des variations incessantes du début et de la fin. Cette question qui est au cœur de À travers la forêt est ainsi susceptible d’être réinvestie quand des détails dissimulés trouvent un appui au début et à la fin de chaque scène pour devenir un enjeu réel.

23La circularité d’abord évidente du film pourrait alors se révéler insuffisante, la boucle d’un réveil à l’autre existe bien mais elle est prise dans une construction plus complexe où les rappels se superposent.