Colloques en ligne

Annalisa Izzo

Le parcours du sens entre début et fin dans le roman réaliste-naturaliste

On fausse toujours la réalité quand on veut l’amener à une conclusion qui n’appartient qu’à Dieu seul. La rage de vouloir conclure est une des manies les plus funestes et les plus stériles qui appartiennent à l’humanité.1

1Parmi les différentes théories de la démarcation du texte et de la clôture, le naturalisme constitue, en termes d’histoire littéraire, une étape importante dans le processus de dévalorisation de la fin accentuée, qu’évoque aussi Philippe Hamon2. Soustraire le lecteur à la conduite avisée du narrateur omniscient et chargé de juger, restituer au lecteur son pouvoir herméneutique et faire en sorte qu’il soit à même de reconstruire de façon autonome le texte et d’assumer la responsabilité du sens : c’est ainsi que le roman réaliste-naturaliste, en revendiquant sans cesse son objectif sociologique et ethnographique (peindre les « mœurs » d’une société), se propose de renoncer à l’explicit romanesque fortement accentué et, en conséquence, refuse une morale de l’histoire et remet en question les binômes clôture-mort et clôture-mariage. Il mise ainsi sur les conclusions discrètes, sur les sorties que l’on a définies « en sourdine ».

2Véritable summa de ce parcours théorique est la préface d’Edmond de Goncourt à son roman Chérie :

On trouvera bien certainement la fabulation de Chérie manquant d’incident, de péripéties, d’intrigue. Pour mon compte, je trouve qu’il y en a encore trop. […] je voudrais faire des romans sans plus de complications que la plupart des drames intimes de l’existence, […] ; et la mort, cette mort que j’emploie volontiers pour le dénouement de mes romans, de celui-ci comme des autres, quoique un peu plus comme il faut que le mariage, je la rejetterais de mes livres, ainsi qu’un moyen théâtral d’un emploi méprisable dans la haute littérature.3

3J’essaierai, dans les pages qui vont suivre, de préciser les structures narratologiques et les thèmes qui organisent l’effet de la fin dans trois romans de la seconde moitié du XIXe en travaillant sur les contradictions internes aux textes et sur la pluralité des voix. La clôture se montrera comme le lieu où cette tension entre instances différentes – intentions et effets – trouve son ultime équilibre et prouve l’indépendance de l’œuvre d’art de toute idéologie. L’analyse de ce petit corpus de romans éclairera une dynamique interne au texte qui, j’espère, permettra d’envisager un principe typologique des clôtures.

Les cadavres restèrent toute la nuit sur le carreau de la salle à manger, tordus, vautrés, éclairés de lueurs jaunâtres par les clartés de la lampe que l’abat-jour jetait sur eux. Et, pendant près de douze heures, jusqu’au lendemain vers midi, Mme Raquin, roide et muette, les contempla à ses pieds, ne pouvant se rassasier les yeux, les écrasant de regards lourds.4

4Cette dernière page de Thérèse Raquin est marquée par la violence du regard de Mme Raquin, image puissante que le lecteur ne doit pas oublier. Ce regard final conduit à une solution le long parcours de la métaphore du regard qui a traversé le texte.

5Si on remonte à la description initiale du roman, celle du passage du pont-Neuf, on reconnaît un langage pictural où la réalité est peinte par des couleurs ternes et livides. Une palette sombre sur laquelle s’impose le contraste du velours bleu et des flammes jaunes du coffret de bijoux faux et des bougies dans la vitrine d’un cartonnier : « les vitres d’un cartonnier flamboient » et « des étoiles de lumière dans la boîte de bijoux faux » soulignent que le regard est attiré par les surfaces à couleurs vives des objets faux – les bijoux – ou des boîtes vides. Le contraste de tons – dont l’importance annonce, on le verra, la dichotomie qui structure tout le texte – se répète sur un plan stylistique par des figures d’oxymorons chromatiques qui s’inscrivent dans le tableau : « trous où la nuit habite pendant le jour » ; « obscurité transparente ».

6Le champ sémantique du regard s’impose à tous les niveaux du roman, les fantasmes qui angoissent Thérèse et Laurent à la suite du meurtre sont aussi du domaine de la vision : le regard de Mme Raquin et celui du chat ; la fenêtre de la voisine qui les espionne ; le portrait de Camille qui les suit des yeux ; la cicatrice que Camille lui a laissée avant de mourir et que Laurent découvre en se regardant dans la glace ; les hallucinations qui hantent leurs journées. Peu à peu, à travers l’intrigue, le lecteur reconnaît le rôle structurel de la vue qui s’impose comme véritable moteur de l’action : dans l’avant-dernière scène Thérèse et Laurent se poussent à l’homicide-suicide après s’être regardés dans les yeux et avoir compris leurs intentions respectives :

Ils échangèrent un dernier regard, un regard de remerciement, en face du couteau et du verre de poison. Thérèse prit le verre, le vida à moitié et le tendit à Laurent qui l’acheva d’un trait. Ce fut une éclaire. Ils tombèrent l’un sur l’autre.5

7La scène de la fin, avec le puissant regard de Mme Raquin, écrasant et jugeant, accomplit le parcours thématique qui, dès le début, a traversé tout le texte, en suivant le fil de la même métaphore.

8Dans la poétique naturaliste l’écrivain, aussi bien que l’homme de science, connaît tout et dans son laboratoire peut tout prévoir. Voilà que Mme Raquin, immobile sur sa chaise, créature éteinte, peut encore regarder et prévoir :

Elle prie seulement le ciel de lui donner assez de vie pour assister au dénouement violent qu’elle prévoyait ; son dernier désir était de repaître ses regards du spectacle des souffrances suprêmes qui briseraient Thérèse et Laurent.6

9La métaphore du regard renvoie directement à une poétique fondée sur un principe d’observation scientifique du réel ; dans cette perspective le récit pourrait apparaître comme le manifeste de la théorie naturaliste, la réalisation concrète de l’idée zolienne d’une « maison de verre ».

10Cependant, parallèlement au triomphe du pur regard qui s’impose à la fin, le roman est traversé par un autre discours qui se veut, au contraire, négation de cette puissance du regard, crise du principe de l’observation objective. Autour des trois protagonistes, un petit groupe d’amis joue le rôle du public tout au long du roman : les soirées chez les Raquin sont des petites pièces de théâtre où les amis sont les spectateurs d’une véritable mise en scène, ils sont presque chargés de représenter le regard sur scène. D’autre part, Michaud et son fils Olivier sont des commissaires de police, maîtres d’un art de l’observation scientifique qui devrait les rendre capables de reconnaître les signes et savoir les interpréter : pourtant ils se trompent à chaque pas. Au dernier chapitre l’ampleur de cet  échec est clairement dénoncée :

Jamais ils n’avaient soupçonné un instant le drame qui se jouait dans cette maison […] Olivier prétendait d’ordinaire, par une plaisanterie d’homme de police, que la salle à manger sentait l’honnête homme.7

11Et peu après :

À deux ou trois reprise, dans les derniers temps, Thérèse expliqua les meurtrissures qui lui marbraient le visage, en disant aux invités qu’elle était tombée. Aucun d’eux, d’ailleurs, n’aurait reconnu les marques du poing de Laurent ; ils étaient convaincus que le ménage de leurs hôtes était un ménage modèle, tout de douceur et d’amour.8

12Si on revient à la toute première description, celle du passage du Pont-Neuf, à première vue intéressante sur un plan esthétique, avec ses contrastes chromatiques sur une palette opaque et la tension stylistique des figures d’oxymoron, on y reconnaît maintenant le vecteur le plus important de la signification du texte : ce qui nous semble lumineux et clair, ce qu’on voit mieux et que l’on regarde avec plus de plaisir n’est pas authentique, ne correspond pas à la réalité, tout comme les amis des Raquin, spectateurs d’une farce, s’obstinent à ne voir qu’une famille honnête. Les oxymorons de couleur ne sont que la métaphore d’un regard qui trompe : la vérité serait-elle donc invisible même à ceux qui l’abordent par une approche scientifique ? Plus qu’une accusation directe à la bourgeoisie aveuglée, celle qui crie au scandale face au roman naturaliste, les personnages aveugles du roman semblent mieux évoquer un fantasme théorique : c’est-à-dire que l’observation n’est pas suffisante pour connaître et comprendre les dynamiques de la société. Bien sûr, cette crainte n’est pas explicite et les personnages qui sont chargés de la mettre sur scène n’obtiennent ni sympathie ni solidarité de la part du lecteur, Michaud étant trop imbécile pour que le lecteur puisse en adopter, même pour un seul instant, le point de vue.

13D’autre part, s’il est vrai que le roman s’achève sur le regard puissant de Mme Raquin, c’est néanmoins elle qui incarne les abîmes du possible aveuglement : de fait, elle ne s’était jamais aperçue de rien et ce sont les assassins mêmes qui, dans leurs fureurs, lui ont tout dévoilé. Un discours parallèle et contraire au discours principal, qui nous parle précisément de l’impossibilité de connaître le réel et de pouvoir le représenter, est refoulé dans l’implicite du texte ; ce discours, on le voit bien, touche à la poétique même du naturalisme et sera volontairement écrasé à la fin, sous la puissance du regard triomphant d’un personnage qui n’a rien, lui non plus, pour encourager l’identification du lecteur-observateur.

14Ce texte, bâti comme une cathédrale géométriquement solide, un acte d’accusation sans appel, structuré tel un procès-verbal judiciaire (pour utiliser une expression chère à Zola) qui laisse le lecteur à bout de souffle et qui le pousse fortement vers la fin, ce texte à l’apparence solide est déchiré par une tendance opposée à ses mêmes présupposés théoriques, une tendance qui n’est admise que pour être refoulée car elle dénonce la faiblesse du regard aveugle aux signes. Tendance qui est donc représentée sur scène par des personnages ridicules, sans aucune crédibilité.

15Sans solution possible, le texte continue d’affirmer la puissance du regard, mais seulement après en avoir imaginé la crise et évité l’échec, après avoir ouvert l’espace à un point de vue alternatif. Voilà donc que la mort touche tous les protagonistes, et se pose comme la poussière sur les étagères de la boutique Raquin. Une clôture se réalise donc en tant qu’ultime neutralisation de toute opposition, fermeture à tout conflit ultérieur, écrasement d’une tendance par l’imposition autoritaire de l’autre.

16Comme l’a remarqué Henri Mitterand,9 le meurtre, le mariage et finalement le suicide sont les trois événements capitaux qui ferment les trois parties du roman, événements pour lesquels il n’y a pas de remise en question possible, comme il n’y a pas de fuite envisageable pour les personnages condamnés à des espaces clos. La mort finale n’est pas, donc, signifiante en soi, mais elle réalise un parcours structurel par suite de fermetures, dont les structures formelles sont assez reconnaissables :

17– reprise, à la fin, de la métaphore initiale du regard et son éclaircissement sur le plan de l’action ;

18– structure diégétique fortement fermée (meurtre, mariage, suicide) ;

19– encadrement de l’action dans un lieu clos ;

20– recomposition finale de toute négation, même sur le plan stylistique (absence de figures telles qu’ironie, litote, etc.)

21Aux origines mêmes du mouvement naturaliste se trouve un texte qui n’arrive pas à renoncer à conclure ni à surdéterminer ces lieux forts que sont le début et la fin, un résultat qui s’oppose explicitement à toute déclaration de poétique contre la « bêtise » de vouloir conclure.

22Vingt et un ans après Thérèse Raquin, Maupassant publie l’histoire des deux frères Pierre et Jean (1888). Tel un homme de science dans un laboratoire, l’aîné Pierre observe les effets de son expérimentation : la nouvelle d’un héritage dont son frère va bénéficier lui donne le soupçon d’une infidélité conjugale de la part de sa mère. Il s’obstine donc à vouloir connaître la vérité en torturant la femme au moyen de son seul soupçon, « comme un juge satisfait de sa besogne ». La structure du roman est proche du roman policier, projeté à toute vitesse vers une fin qui doit résoudre l’énigme. La structure « en boucle », avec une scène finale qui répète quasi parfaitement la scène initiale (mais changée de sens, comme on le verra) souligne le parcours herméneutique du texte ; ce n’est pas un hasard que Pierre soit un médecin car il y a une vérité qu’il faut retrouver par une enquête véritablement scientifique :

Il lui fallait la lumière, la certitude, il fallait dans son cœur la sécurité complète, car il n’aimait que sa mère au monde […] Il songeait : – Voyons, examinons d’abord les faits ; puis je me rappellerai tout ce que je sais de lui, de son allure avec mon frère et moi, je chercherai toutes les causes qui ont pu motiver cette préférence […].  S’il avait […]. Donc, logiquement […] à moins qu’il […] .  Alors il chercha dans sa mémoire […].10

23Maigre et nerveux Pierre, fort et beau Jean ; brun l’aîné, blond le plus jeune ; rancunier et impulsif l’un, patient et doux l’autre : « attitudes semblables, pleines d’expressions différentes ». Profondément structuré sur un principe d’opposition qui se matérialise dans les différences physiques et de caractère des deux frères, le roman oppose explicitement et violemment deux systèmes de valeurs que le lecteur vit comme une ambivalence de la réalité, où les frères incarnent le conflit entre une force de répression et une instance à la transgression.

24Mais le fait que dans le système de Maupassant l’amour et l’adultère sont l’expression d’une morale de la nature qui se bat contre la société et la religion, rend ce texte spécialement « pervers » : Pierre est sans doute le personnage envers lequel le lecteur ressent de la solidarité, mais pour sympathiser avec lui, le lecteur devrait oublier cette loi naturelle de l’amour qui est la véritable religion de l’univers de Maupassant.

25Ce roman a incarné dans deux personnages diamétralement opposés une force de répression (R) et une tendance réprimée (r)11 ; mais le jeu du texte veut que l’instance réprimée soit celle qui est socialement la plus légitime et qui lutte contre la transgression, c’est-à-dire celle de Pierre qui se bat contre l’adultère. La morale qui désapprouve l’adultère représentée par Pierre est, dans les faits, la tendance vaincue sur le champ. Ainsi, avec la complicité de tous les personnages, il s’éloigne du monde, s’oblige à une vie d’isolement, abandonné à son destin.

26Le roman se clôt donc par un départ qui s’identifie avec l’expulsion du cadre de la voix alternative et critique, départ et expulsion qui résolvent le conflit entre les deux instances opposées. La « perversion » du texte nous apparaît d’autant plus structurelle si l’on remarque qu’à la loi naturelle de l’amour – force gagnante – s’oppose la victime d’une telle loi, Pierre, le fils innocent, et non pas le père Roland, le mari cocu.

27Comment justifier, d’un point de vue idéologique, un tel choix ? Dans les toutes dernières phrases du texte, Mme Roland annonce à son mari le mariage entre Mme Rosémilly et Jean :

Le bonhomme fut stupéfait.

– Ah bah ! Comment ? Il va épouser Mme Rosémilly?

– Mais oui. Nous comptions te demander ton avis aujourd’hui même.

–Tiens ! Tiens ! Y a-t-il longtemps qu’il est question de cette affaire ?12

28En réalité le lecteur sait, dès les premières pages, que le père est systématiquement exclu des choix importants de la famille (« nous faisons tout sans lui rien dire. Il suffit de lui annoncer ce que nous avons décidé ») et d’autre part, dans son égoïsme serein, jamais il n’a eu de soupçons quant à l’héritage de son fils.

29À chaque fois que le texte ajoute un mot sur le père Roland, l’image initiale du bon vivant se tache d’une lueur moins généreuse. Il y aurait, à ce propos, de nombreux passages à citer, car à plusieurs égards ce texte se bâtit, lui aussi, comme un procès-verbal judiciaire. Dès le début du récit, dans le bateau, l’indifférence des femmes à ses discours est soulignée par un tel commentaire : « le bruit d’une voix inutile est irritant comme une grossièreté ». Et puis Pierre, dans ses réflexions à propos du bienfaiteur de son frère, n’arrive pas à se cacher, lui non plus, la petitesse d’esprit de son propre père :

Aujourd’hui il comprenait que cet homme sentimental n’avait jamais pu, jamais, être l’ami de son père, de son père si positif, si terre à terre, si lourd, pour qui le mot « poésie » signifiait sottise. 13

30Et, pour atteindre la vérité sur sa mère, il est prêt à faire face à toutes les implications psychologiques :

Elle aurait trompé son père, elle ?... Son père ! Certes, c’était un brave homme, honorable et probe en affaires, mais dont l’esprit n’avais jamais franchi l’horizon de sa boutique. Comment cette femme, fort jolie autrefois, il le savait et on le voyait encore, douée d’une âme délicate, affectueuse, attendrie, avait-elle accepté comme fiancé et comme mari un homme si différent d’elle ?14

31D’ailleurs, tous les personnages partagent un mépris sourd envers le bon vieux Roland. Sa femme, au moment de la confession :

Elle s’exaspérait contre Roland, rejetant sur sa laideur, sur sa bêtise, sur sa gaucherie, sur la pesanteur de son esprit et l’aspect commun de sa personne toute la responsabilité de sa faute et de son malheur.15  

32Et Jean, lorsqu’il découvre l’adultère, ressent, au fond de son âme, une espèce d’orgueil dans le fait de n’être qu’un fils illégitime :

La notion confuse qu’il portait  de la médiocrité paternelle, l’ironie constante de son frère, l’indifférence dédaigneuse des autres et jusqu’au mépris de la bonne pour Roland avaient-ils préparé son âme à l’aveu terrible de sa mère. Il lui en coûtait moins d’être le fils d’un autre […] depuis bien longtemps il souffrait inconsciemment de se sentir l’enfant de ce lourdaud bonasse.16

33Et le narrateur non plus, n’arrive pas à s’empêcher de rappeler au lecteur que Roland, d’ailleurs, était habitué « à ne jamais comprendre ce qu’on disait devant lui ».

34Le texte qui souligne la petitesse d’esprit de cet homme a donc créé une complicité avec le lecteur quant à l’adultère. La liste des maris trompés dont Maupassant a peuplé ses romans et ses nouvelles est très longue, toujours personnages-caricatures, ridicules et imbéciles. Le lecteur est ainsi fait complice d’une admissibilité de l’adultère sur un plan humain et de loi naturelle. Les paroles de Mme Roland à Jean ne laissent aucun doute à ce propos :

35 

Si j’ai été la maîtresse de ton père, j’ai été encore plus sa femme, sa vrai femme […] devant Dieu qui m’entend, je n’aurais jamais rien eu de bon dans l’existence, si je ne l’avais pas rencontré.17

36On comprend mieux maintenant pourquoi le lecteur s’oppose à une identification avec Pierre, qui est pourtant la victime mais qui obligerait à oublier les droits profondément humains et naturels de la mère. L’amour est toujours un fait de nature chez Maupassant.

37Défenseur d’une morale dépourvue de sens, Pierre n’a pas de choix pour affirmer son identité, par opposition, par différence aussi bien du père que du demi-frère. Le choix du renoncement s’impose pour résoudre le conflit entre deux voix, deux valeurs de vie qui ne pourront jamais se concilier. La tension entre ces deux tendances du texte doit être vaincue par l’expulsion de la voix critique, celle de Pierre qui, victime d’une loi naturelle, doit s’écraser, doit impérativement être étouffé en tant que personnage, laisser le camp. Le roman se clôt avec le départ de Pierre, embarqué sur un transatlantique avec la fonction de médecin de bord. Mais ce n’est pas le départ en soi qui garantit l’effet de clôture, le départ n’étant qu’une des possibles stratégies narratives. Comme la mort dans Thérèse Raquin, dans Pierre et Jean le départ concrétise de la manière la plus simple l’expulsion du cadre narratif d’une des deux tendances. Le conflit n’est pas résolu : en l’absence d’une synthèse, l’une des deux voix est condamnée au silence.

38D’ailleurs, tout comme dans le roman de Zola, on voit agir ici des structures formelles et thématiques qui imposent au texte un mouvement décidément clos, notamment par la reprise de l’image initiale à la dernière page du texte. Il s’agit d’une technique narrative qui se veut fortement clausulaire et que l’on retrouve souvent dans le roman naturaliste. Dans ce cas l’image est clairement métaphorique : le texte s’ouvre et se ferme par deux scènes presque identiques, sur l’image d’un navire en route. À l’ouverture et du roman, toute la famille est sur la La Perle et, faute de vent, doit ramer. Le transatlantique Normandie entre dans le port, tandis que le bateau de Southampton les dépasse et s’éloigne ; à la fin de la scène la famille revient sur la terre ferme et la vie recommence. Dans la scène finale la famille n’est pas au complet, encore une fois il n’y a pas de vent et il faut ramer. Le transatlantique Lorraine, sur lequel Pierre est embarqué, sort du port, dépasse le petit bateau et s’éloigne. À la fin de la scène la famille revient sur la terre ferme et la vie recommence.

39La scène finale change et accomplit la signification de la toute première scène. Dès le début, l’image de la navigation et le son du sifflet des navires s’imposent et s’affirment presque en tant que métonymie de Pierre. Il suffit de rappeler au lecteur un ou deux exemples ; lorsque Pierre arrive à la conclusion que son frère Jean est le fruit d’un adultère, il est pris d’un instinct homicide. À ce même moment il entend le sifflet du paquebot qui vient de Naples : « Oh ! S’il avait pu partir, tout de suite, n’importe où, et ne jamais revenir, ne jamais écrire, ne jamais laisser savoir ce qu’il était devenu ! »18 Et même Jean, lorsqu’il songe de se libérer de Pierre, arrive à une solution grâce au sifflet des bateaux : « Comment l’écarter ? […] le sifflet d’un vapeur entrant au port sembla lui jeter une réponse en lui suggérant une idée »19. Mais pour Pierre, qui a toujours rêvé le voyage, le sens entre début et fin est désormais changé : sens de l’aventure dans la première partie, renonciation au monde et à la vie à la fin du parcours herméneutique de l’intrigue. À son père qui demande : « Et tous tes beaux projets de réussite, que deviennent-ils ? Pierre murmura : – Il y a des jours où il faut savoir tout sacrifier, et renoncer aux meilleurs espoirs ».

40Le texte, ensuite, se fait explicite : « Pierre dut prendre possession de la petite cabine flottante où serait désormais emprisonnée sa vie »20. Il faut donc renoncer à la vie. Le texte nous le dit plusieurs fois et à l’aide de plusieurs images : la mise en abîme des petits tableaux chez Mme Rosemilly, dans lesquels on représente le départ d’un marin et sa femme qui pleure à la nouvelle du naufrage ; sur la plage, après le dialogue avec la mère, Pierre s’allonge sur le sable, « étendu sur le ventre, comme un cadavre » (p. 166) ; lorsque sa mère lui offre de l’aide pour les bagages, il répond : « Non, merci, tout est fini » (p. 209) ; et finalement, dans sa cabine de médecin de bord : « Il était étendu dans son petit lit  marin, étroit et long comme un cercueil » (p. 209). Dans la toute dernière scène, à la vue du paquebot qui s’éloigne sur l’eau, le point de vue est celui de la mère : « il lui semblait encore qu’elle ne reverrait jamais plus son enfant » (p. 216).

41Il s’agit donc d’un départ qui ne prévoit pas de retour : aucune synthèse était envisageable entre deux systèmes aussi différents et la solution peut s’établir seulement au prix de l’étouffement de l’une des deux voix. La mort masquée en départ met une fin au conflit entre deux tendances dont l’une accepte et l’autre dénonce l’adultère ; mais l’effet d’une telle dynamique est d’avoir compromis  la force de la voix gagnante.

42À cette clôture thématique correspond une structure fortement géométrique, organisée par modules spéculaires et fermetures en succession. Au fur et à mesure que le texte avance, les scènes se font écho et s’accomplissent : au chapitre 4 la promenade sur le port renvoie à la promenade du chapitre 2 ; la visite au père Morowsko du chapitre 9 accomplit celle du chapitre 2 ; ainsi la visite à la fille de brasserie aux chapitres 9 et 3. Mais c’est surtout, comme on l’a déjà vu, la correspondance entre la scène initiale et celle qui ferme le récit à imposer l’accomplissement symbolique le plus important : la toute dernière scène change le signe de la scène initiale et lui donne une signification ultime.

43Jusqu’ici il semblerait donc qu’une structure géométrique fortement téléologique, par suite de fermetures, soit indispensable à un effet fort de clôture formelle et thématique. Il est temps, alors, de s’arrêter sur un roman qui semble affirmer le contraire. Dans Chérie d’Edmond de Goncourt, la dynamique pourrait se dire « sérielle », fondée sur une succession d’épisodes déconnectés d’une structure forte et d’une véritable intrigue. L’enchâssement domine : l’histoire de l’arrière-grand-père, celle du grand père et finalement celle des parents de Chérie – avec son père mort à la guerre et sa mère renfermée au fond d’un château, folle de douleur et hystérique. À ces fragments s’ajoutent les histoires que la bonne raconte à la petite fille pour l’amuser et les souvenirs d’enfance de Chérie, fragments épars hors d’une véritable intrigue. Après le déménagement à Paris, commence la série d’événements de la vie de Chérie. Chaque nouveau chapitre ouvre une nouvelle série thématique : les poupées, le premier amour, l’école, les devoirs, la scarlatine, le piano, la première communion, le sexe, la lecture, le romantisme, les bals, les amies, les thés, et puis, vers la fin, la déception amoureuse, la maladie, le médecin et son diagnostic (peut-être hystérie ?), le malaise, l’identification avec la maladie d’une autre femme, la mort…

44Les deux tiers du roman sont, en effet, un catalogue qui a peu sinon rien d’une véritable intrigue. Et d’ailleurs Edmond est très explicite quant à son intention de faire un roman-limite, qui renonce à tout élément romanesque au profit d’une réalité qui doit se suffire à elle-même, qui ne veut signifier autre chose qu’elle-même :

Le manque d’intrigue ne me suffit plus. Je voudrais que la contexture, la forme fût différente, que ce livre eût le caractère des Mémoires d’une personne, écrits par une autre… Décidément, ce mot roman ne nomme plus les livres que nous faisons.21

45Mais à partir d’un moment arbitraire le roman n’obéit plus aux intentions de son auteur. Suivant le prétexte de la maladie nerveuse qui s’impose comme intrigue principale, les événements précipitent vers la fin trop envisageable de la mort, au moyen d’un système d’annonciation22 et dans une perspective fortement téléologique qui se met en place, jusqu’au rêve prémonitoire d’un cercueil avec des roses blanches. Ce n’est pas la mort, toutefois, qui s’oppose à la structure ouverte de ce roman. C’est très clairement le fait qu’on n’arrive pas, en termes aristotéliciens, à se passer de la crise et de son dénouement, c’est-à-dire qu’on n’arrive pas à se passer d’une structure plus classique afin que l’intrigue, quoique faible, investisse d’un sens rétrospectif les épisodes.

46La fin souligne un conflit, un compromis entre deux projets poétiques différents : le roman sans intrigue et le roman qui n’arrive pas à renoncer aux fins fortes et tragiques. Voilà un hybride formel, dont la fin renie la structure de tout le texte, en imposant une direction téléologique là où toute la structure du roman avait essayé de s’en débarrasser.

47L’intérêt de ce texte demeure à mon avis dans le fait que le conflit entre deux instances différentes est ici parfaitement formel. La fin est preuve d’un conflit purement poétique entre une tension à l’innovation, qui souhaiterait un roman sans péripétie et sans fin, et une tradition qui cherche encore des finals forts, signifiants et romanesques. Cette imposition d’un final fermé n’a rien en commun avec la structure séquentielle des événements, et est strictement dépendante d’une voix d’auteur forte, qui s’impose tout au long du roman et qui fait violence à la succession des épisodes.

48En effet, une pluralité de points de vue joue dans le texte, conséquence de sa structure en mosaïque, non seulement par une multiplication des narrateurs internes – le grand-père, la bonne, les invités au thé – mais aussi par de véritables textes extérieurs, des documents qui se donnent à lire comme des textes réels intégrés dans le récit : le journal intime de Chérie, le cahier du catéchisme, la feuille de journal avec un jeux à rébus, jusqu’aux blancs qui traduisent la réticence propre au discours oral (il y a des blancs à propos des règles, à propos d’une pensée de mort, à propos du premier amour), et encore, la lettre que l’amie Juliette lui envoie au lendemain de sa première nuit de noces, pour finir avec la lettre de faire-part que le grand-père envoie aux amis pour annoncer le décès de Chérie. Tous ces textes ont le but précis de faire vrai, ils se veulent garants de l’authenticité, « morceaux intacts » non seulement de la réalité extérieure au récit, mais aussi fausses pièces d’archive qui s’intègrent parfaitement dans la structure en principe ouverte du roman.

49Et d’ailleurs cela n’est que le signe du grand héritage laissé par le roman réaliste moderne, qui a taché d’offrir une représentation complète du monde, fondée sur une identification entre vérité et totalité, et donc sur une idée de fin. Pas de doute sur le fait que l’expression la plus évidente de ce dilemme original – entre la nécessité de représenter toute la réalité et celle de ne pas arrêter la tension dynamique du plot – s’incarne dans une fin non accentuée, in sordina, une suspension indifférente du continuum de la vie, une fin vraiment « bête comme la vie » dont Flaubert demeure le maître. Mais Edmond se pousse à une opération un peu différente et assez contradictoire imposant une très forte présence du narrateur et même de l’auteur :

Mon frère et moi nous le disons quelque part, le livre obscène, le livre érotique, n’ont aucune action sur la jeune fille française.23

50Surprenante intervention qui trahit tout principe naturaliste d’un auteur invisible ! Comment expliquer donc ce genre de commentaire ?

51Si le but était d’ajouter la voix de l’auteur au même niveau que les autres éléments qui font preuve d’une réalité externe, il aurait été nécessaire que l’auteur se présente dès le début sous le masque de l’archiviste ou bien du chercheur qui reconstruit les épisodes d’une histoire vraie. Il aurait fallu un surplus de littérature pour donner l’illusion du vrai. Alors que le seul effet de cette phrase est de produire une surprise et une incertitude susceptibles d’annuler le pacte avec le lecteur, et surtout de souligner le conflit entre deux tendances formelles opposées. La contre-preuve est dans le fait que ce même conflit formel se retrouve aussi sur le plan thématique : le danger de la maladie nerveuse de Chérie (l’hystérie, qui imposera la logique de l’intrigue au principe structurel du catalogue) est indirectement remis en question par la lettre violemment ironique de l’amie Juliette qui, le lendemain de sa première nuit de noces, se moque de son mari :

[…]  ridicule dans cet exercice : trop de soupirs, trop de roulements de prunelles, trop d’extatisme avec son nez légèrement trompette qui n’est pas le vrai nez de l’extatisme.24

52Une lettre fort sarcastique, que l’on verrait aussi bien dans la correspondance de Mme de Merteuil, et dont le contenu est aussi de se moquer de la maladie de Chérie. Une lettre qui souligne la dichotomie qui traverse le texte à tous les niveaux. Et cependant Chérie en meurt : elle meurt, peut-être, de la même maladie qui a tué sa mère et le final du texte arrive ainsi à sacrifier le conflit à la thèse. Le prétexte des tares héréditaires s’impose tel un principe téléologique des plus classiques, et agit comme négation d’une structure qui se voulait tout à fait différente.

53Les textes étudiés ici montrent que l’analyse peut ne pas être fondamentalement thématique, mais qu’elle est secondairement thématique : une mort, un départ, une naissance ne sont pas a priori des éléments conclusifs. C’est le contenu métaphorique, allégorique et symbolique construit par la structure du texte qui remplit d’une valeur figurale ces motifs conclusifs. Donc, ce n’est ni la dernière scène ni la dernière clausule qui définissent la clôture d’un texte, mais plutôt la question de savoir comment ce dernier segment du texte résout le conflit propre au roman, la tension entre voix, poétiques, structures, logiques différentes.

54Afin de ne pas se borner au plan thématique (sur lequel, donc, la mort continue d’apparaître comme le motif privilégié pour exclure toute oscillation de la signification ultime du texte) il faudrait peut-être s’interroger d’avantage sur le fait que la fin du roman est avant tout le lieu où le lecteur s’attend à trouver une solution aux différents points de vue sur le monde représentés dans le texte. Une solution limpide et satisfaisante peut arriver ou ne pas arriver, mais il y aura toujours représentation d’un équilibre de forces en jeu.

55Une analyse sur un corpus de textes plus vaste fera émerger des situations différentes et pourra même conduire à une typologie capable de nous éloigner un peu de l’opposition traditionnelle fin ouverte/fin fermée. On pourrait donc imaginer de lire la fin comme lieu où le conflit entre tendances différentes est annulé – car l’une écrase les autres –, affirmé – avec un équilibre parfait des forces en jeu –, ou généralisé – lorsque le conflit est à l’origine même de l’œuvre, essentiel à sa structure.

56L’objectif de cette intervention a été de travailler sur le fonctionnement de la toute première de ces situations, celle qui détermine chez le lecteur un sens très fort de fermeture. Dans les textes choisis, deux discours parallèles se trouvent en conflit : le pouvoir du regard comme moyen de connaissance et la négation de ce pouvoir dans Thérèse Raquin ; la défense d’une morale socialement acceptable contre la transgression de l’adultère dans Pierre et Jean ; l’objectif esthétique d’une forme ouverte et la contrainte « inconsciente » d’une structure téléologique dans Chérie. Mais l’analyse de Chérie aura aussi montré qu’aucune des stratégies narratives n’est vraiment indispensable à ce qu’un texte soit perçu comme clos : ni la structure diégétique fortement fermée, telle que l’ont voulue Zola et Maupassant pour leurs romans ; ni la reprise finale d’une métaphore ou image initiale ; ni l’encadrement de l’action dans un lieu clos…

57L’élément commun à ces trois textes – et qui fait que Chérie aussi fonctionne comme un texte clos – réside dans le fait qu’à la fin la bi-logique qui gouverne le texte est neutralisée. Ce qui fait l’effet de fermeture est donc la négation de la conflictualité profonde du texte entre deux tendances opposées, dont l’une est obligée à se taire à la fin. La tendance qui perd n’est, d’habitude, ni méprisée ni attaquée sur le plan des valeurs. Elle est volontairement éliminée du cadre par une simple question d’incompatibilité avec le discours principal, lorsque le texte se décide à ne plus laisser place au conflit. L’espace de son expression a cependant eu un poids essentiel dans la délimitation de la signification du texte.

58Loin de croire que le texte littéraire fonctionne toujours comme un roman à énigme, dont le lecteur critique doit retrouver la solution, comme s’il y avait toujours un discours secret et caché, cette étude, cependant, adopte l’idée que l’œuvre littéraire fait place à des tendances différentes et même opposées, plus ou moins explicites. Elles sont à côté l’une de l’autre, elles parlent et elles fonctionnent parallèlement, c’est pourquoi il n’est pas toujours facile ni possible de savoir quel était le discours correct, s’il y avait un discours correct. En effet, la tendance condamnée à la fin aura quand même profité d’un espace d’expression dans le texte, et la tendance gagnante ne pourra qu’apparaître reduite. À la différence du roman, comme l’a bien remarqué Francesco Orlando, seule l’œuvre d’idéologie pure peut décider et pousser le lecteur vers un choix exclusif entre deux intentions, deux sens possibles25.

59Le genre romanesque – et d’autant plus le roman de la fin du XIXe – en tant qu’expression d’une modernité faible, flexible et précaire est moins l’expression d’une certitude que d’une contradiction26. Et c’est l’espace de la fin qui constitue le lieu privilégié pour l’expression du compromis des voix et des significations opposées, de la cohabitation du vrai et du faux.