Colloques en ligne

Jaap Lintvelt

La polysémie du réel et de l’onirique dans le début et la fin de L’Enfant chargé de songes d’Anne Hébert

1Les qualités littéraires de l’œuvre d’Anne Hébert ont été reconnues par de prestigieux prix littéraires, tels que le Prix des Libraires pour Kamouraska (1970), le Prix Femina pour Les Fous de Bassan (1982) et le Prix du Gouverneur général pour L’Enfant chargé de songes (1993). Née au Québec, où elle a passé sa jeunesse, Anne Hébert a vécu aussi pendant une trentaine d’années à Paris. Ces deux espaces québécois et parisien forment le décor de L’Enfant chargé de songes.

2Afin de pouvoir rattacher le début et la fin du roman à l’ensemble du texte, j’en résume les quatre parties.

3I. La première partie se déroule juste après la Seconde Guerre Mondiale. Julien Vallières a traversé l’Atlantique et vient d’arriver à Paris, où il rencontre lors d’un concert Camille Jouve, qui lui rappelle son amour de jeunesse, Lydie Bruneau.

4II. Dans un retour en arrière, la deuxième partie évoque l’enfance au Québec de Julien et de sa sœur Hélène, en compagnie d’une mère protectrice et possessive, Pauline. En 1934, pendant leurs vacances dans un petit village québécois, Duchesnay, Julien et Hélène, âgés alors de seize et de quatorze ans tombent tous les deux amoureux de Lydie Bruneau. Cette jeune fille transgressive, « sorcière » (63), se jure de les affranchir de leur mère. Lydie refuse cependant l’amour de Julien en l’humiliant et elle entraîne sa sœur dans une épreuve d’initiation en canot où Hélène se noye dans un torrent. L’émancipation des enfants se solde ainsi par un échec.

5III. Dans la troisième partie, Julien soigne sa mère jusqu’à sa mort en 1937. Il s’enferme ensuite dans un appartement du Vieux-Québec, où il travaille au bureau des Postes. Désirant être aimé par « une femme qui ne ressemblerait ni à sa mère ni à Lydie » (118), il commence une relation avec une collègue, Aline Boudreau. Après la guerre, il part en bateau pour la France.

6IV. La quatrième partie, d’une même longueur de dix-sept pages que la première partie, en poursuit l’action, relatant les rendez-vous de Julien avec Camille Jouve. Lorsqu’il reçoit une lettre d’Aline qui lui annonce qu’elle est enceinte, il déclare vouloir retourner au Québec auprès d’elle.

7Trois critères caractérisent les parties I et IV comme le début et la fin du roman1 : la nette division typographique en quatre parties numérotées, la temporalité et la spatialité. Alors que les parties I et IV se déroulent à Paris dans la période de l’après-guerre, l’action des deux autres parties a lieu au Québec, principalement en 1934 (II) et de 1934 à 1945 (III).

8Le titre du roman, L’enfant chargé de songes, annonce déjà que les « songes » vont jouer un rôle primordial tant sur le plan thématique que sur le protocole de lecture. Dans une analyse du début et de la fin du roman je me propose de montrer que la combinaison originale du réalisme spatio-temporel avec l’onirisme contribue à la polysémie du texte. Les aspects typiques du début romanesque seront passés en revue : l’incipit in medias res, les topoi, le protocole de lecture, la focalisation, la présentation successive des personnages, et la thématisation.

9Dans l’incipit du roman, le lecteur entre au milieu de l’action qui commence in medias res2 :

Au terme de sa première journée à Paris, son grand corps encore chaloupé par le roulis du bateau, Julien s’est endormi très vite, rompu de fatigue, presque tout de suite livré aux apparitions de la nuit (I : 9)3.

10Le topos traditionnel du début romanesque, coïncidant avec l’arrivée4 du protagoniste, se combine ainsi avec deux topoi inversés : la fin de la journée (au lieu du topos de l’aube5) et le sommeil (opposé au topos du réveil6). L’incipit introduit tout de suite le protagoniste du roman, nommé Julien.

11Le paragraphe initial annonce déjà le double protocole de lecture du roman7. D’une part la réception du texte est orientée par le réalisme du discours référentiel sur le hors-texte réel de Paris, mais d’autre part les « apparitions de la nuit » indiquent l’onirisme qui caractérise la nature particulière du texte hébertien. En effet, la combinaison des deux codes de lecture du réel8 et de l’onirique9 sont typiques de l’originalité de toute l’œuvre romanesque d’Anne Hébert. Sur le plan thématique du roman, nous verrons que le choix de Julien entre les songes et la réalité jouera un rôle central.

12Si le début du roman renseigne sur l’arrivée de Julien à Paris, il retient cependant d’autres informations par des lacunes sémantiques10, que le lecteur est incité à combler11. C’est ainsi que le motif du voyage de Julien, la temporalité de l’après-guerre, et son pays d’origine du Québec ne seront révélés qu’au cours des parties suivantes. La polysémie des romans hébertiens, créée par les blancs sémantiques, est encore renforcée dans le texte par l’utilisation constante d’importants blancs typographiques12.

13Sur le plan de la narration, la remarque sur les « apparitions » qui vont hanter Julien signale le passage rapide de la focalisation externe à la focalisation interne13, du type narratif auctoriel au type narratif actoriel14, qui sera orienté par Julien dans le deuxième paragrahe :

Soudain elle a été là, dans les ténèbres de la chambre, de plus en plus nette et précise, à mesure qu’il la reconnaissait. Bientôt la géante immobile et lourde s’est mise à rayonner de mauvaise humeur et Julien a su que sa mère ne lui pardonnait pas d’avoir franchi l’Atlantique et quitté sa terre natale (I : 9).

14Julien se sent donc assailli dans son sommeil par l’apparition de sa mère qui réprouve son voyage transatlantique vers la France.

15En remplissant une fonction de thématisation15, le début du roman contient souvent en germe les thèmes majeurs qui structurent l’ensemble du texte. Les paragraphes initiaux annoncent ainsi la thématique du voyage en France que Julien entreprend pour échapper à sa mère oppressive.

16Eric Landowski a montré que le voyage peut entretenir une relation avec la quête d’identité culturelle aussi bien qu’avec la recherche d’identité personnelle :

De ce point de vue, toute construction identitaire, toute “quête de soi’, passe par un procès de localisation du monde – du monde comme altérité et comme présence (plus ou moins “présente”) par rapport à soi.

Et inversement, toute exploration du monde, tout “voyage”, en tant qu’expérience du rapport à un ici-maintenant sans cesse à redéfinir, équivaut à un procès de construction du je.16

17Le voyage de Julien est effectivement lié à sa quête identitaire, parce qu’il tente d’échapper à la domination maternelle, ainsi qu’au milieu étouffant de la société québécoise de son époque :

Le voyage vers la France est un signe évident que, pour les héros hébertiens, s’affranchir de cette société aliénante du Canada français des années 1930-1940 impose une transgression. La traversée de l’Atlantique renvoie à l’interdit parental, surtout maternel17.

18Sur le plan de son identité personnelle, Julien essaie de se libérer à Paris de l’emprise de sa mère, qui ne cesse pourtant de hanter ses rêves. Assise sur sa « croupe énorme », coiffée de « cheveux courts », vêtue d’un « pantalon d’homme », et « cigarette allumée », elle le domine comme une « créature toute-puissante » qui « seule au monde, possédait des droits sur lui » (I : 9). La deuxième partie du roman expliquera que sa mère a adopté ce comportement masculin pour chasser son mari, afin d’isoler ses enfants « du monde entier » et de les maintenir ainsi dans une « sorte de jardin suspendu » édénique d’une « enfance interminable » (II : 37). Comme elle semble « entraîner » Julien dans « une enfance dont il ne voulait plus », il craint « d’étouffer » dans « cet état de songe » qui « risque de l’anéantir » (I : 10). Bien qu’il se souvienne à son réveil que « sa mère est morte » (I : 10), elle continue de l’obséder, lui interdisant toute joie de vivre hors de l’enfance :

Tout se passe comme s’il n’avait pas le droit de regarder Paris, de le sentir vivre sous son regard et de le trouver délectable, quelqu’un d’extrêmement puissant lui ayant interdit en songe tout plaisir et toute joie, hors de l’enclos étroit de l’enfance (I : 11).

19La suite du roman développera la thématique du choix de Julien entre le rêve du passé et la réalité du présent. L’« enfant chargé de songes » s’efforcera de se libérer de son enfance au Québec et comme adulte de conquérir un nouvel espace : Paris.

20Sur le plan de son identité culturelle, le voyage amènera Julien à des réflexions sur le Québec, comparé à Paris. Comme les personnages de romans réalistes, Julien se comporte comme le personnage-novice « dans un milieu étranger, différent, dont il aura à faire l’épreuve ou l’apprentissage »18. Le premier contact de Julien avec Paris est inquiétant parce qu’en face de son hôtel on « vient de repêcher » un noyé dans la Seine (I : 11), noyade qui est liée thématiquement à la mort dramatique de sa sœur Héléne dans les vagues d’un torrent au Québec (II : 106). À Paris, « Julien erre, du matin au soir, dans les rues d’une ville qui se dérobe à son approche » (I : 12). Souffrant de « son statut douloureux d’étranger dans la cité » (I : 13), il se sent comme « un sauvage », avec son « accent » québécois, qui « rappelle la campagne profonde » (I : 21-22). En outre, le « Paris de ses rêves » contraste avec « celui de la réalité » (I : 12).

Tout est trop ancien, ici, trop vieux, le passé nous étouffe, c’est trop petit surtout, votre Seine, on dirait un ruisseau, vos forêts ont l’air de parcs bien ratissés, et puis le sel n’est pas salé, ni le sucre sucré, trop de monde, trop de voitures, trop pollué… (I : 21).

21Un « filtre gris recouvre les monuments » (I : 12) et « les passants » sont « vêtus de noir, de beige et de gris » (I : 13). La « grisaille ambiante » (I : 13) de Paris s’oppose à « l’éclat surprenant » des « couleurs crues de son continent d’origine » et des « souliers rouges d’Aline, sa petite amie » québécoise (I : 13)19.

22Comme c’était le cas dans la rhétorique d’ouverture du roman réaliste20, Anne Hébert introduit ainsi un nouveau personnage de l’action. Après la présentation de Julien et de sa mère, le début romanesque évoque maintenant le personnage d’Aline, avec qui Julien a commencé une relation qui sera décrite au cours de la troisième partie du roman. À la différence du portrait physiologique et psychologique détaillé du roman réaliste, Aline est tout juste caractérisée par le contraste entre le rouge québécois et les couleurs grises de Paris.

23Lorsque Julien a décidé d’aller assister à un concert dans l’église des Billettes « l’air autour de lui a semblé plus respirable, tout comme si à l’avance la musique commençait déjà son œuvre de bonté. La musique, depuis son enfance, ne possédait-elle pas le pouvoir de le rendre heureux en dépit de tout ?  » (I : 14)21. La musique, qui sera également un thème récurrent du roman, ressuscite ses souvenirs d’enfance en relation avec Lydie Bruneau, qui est présentée maintenant :

C’est du fond des années passées que remontent des sons et des images enfouis. Il entend de nouveau Mozart et Schubert. Il voit la musique rayonner sur le visage mobile de Lydie (I : 14).

24La deuxième partie racontera comment Julien et Hélène, en compagnie de Lydie, écoutaient la musique de Mozart et de Schubert (III : 83-84) et parvenaient ainsi à échapper au contrôle de leur mère :

Pauline se sent privée de ses enfants, les regarde évoluer comme derrière une vitre, alors que la musique les enferme dans un cercle enchanté, là où règne l’étrangère [Lydie] qu’elle a elle-même invitée, à ses risques et périls (II : 84).

25Au cours du concert dans l’église des Billettes Julien regarde « les épaules d’une femme vêtue de noir » (I : 15), qui le fascine par sa ressemblance avec son amour de jeunesse, Lydie :

Il la regarde avec insistance. Sa figure étroite, ses bandeaux de cheveux noirs. Elle vire sur ses talons hauts, s’étire, comme si elle était seule au monde, toute sombre dans la lumière d’été, cambrant les reins, projetant sa poitrine, un vague sourire sur ses lèvres rouges. Comme cette femme ressemble à Lydie, pense Julien (I : 15-16).

26Le début romanesque présente ainsi le personnage de la « dame des Billettes » (I : 17), qui ne dira son nom, Camille Jouve, qu’au cours de la quatrième partie (IV : 148). Camille est liée à Lydie par le thème de la musique, ainsi que par sa ressemblance physique. Dans sa « robe moulante » (I : 21), elle représente la femme mystérieuse, aux connotations sexuelles réprimées par la religion oppressive dans le Québec des années quarante. Elle est la femme des songes qui s’oppose à la femme de la réalité quotidienne, représentée par Aline. La vue de Camille lui rappelle sa première perception22 de Lydie avec « un long corps mince et des jambes interminables » (I : 22) :

C’est du fond de ce silence, sous les paupières fermées de Julien, que surgit Lydie. Elle se montre de face et de profil, ses longs cheveux noirs en bataille sur ses épaules et dans son dos. En croupe sur un cheval de labour gris pommelé elle n’en finit pas de parader (I : 18 ; cf. II : 42).

27La rencontre avec Camille, topos d’ouverture priviligié du roman réaliste23, permet à Julien d’entrer en contact avec une Parisienne, personnage initiateur « qui est la mémoire du lieu, en détient les secrets qu’il révèle au novice »24.

28Vers la fin de la première partie, « Julien s’enferme pour la nuit » (I : 23). Cet enfermement spatial dans sa chambre provoque ensuite ses souvenirs d’enfance. « Tous les personnages importants de l’œuvre romanesque d’Anne Hébert se trouvent ainsi confrontés à leur passé dans l’espace clos »25. À l’approche de son « sommeil », Julien est submergé de nouveau d’« images » (I : 24) sur son pasé. Après que sa vision initiale de Lydie a déclenché l’apparition de Camille par suite de leur ressemblance physique, la mère de Julien réapparaît dans ses songes pour reprendre son emprise sur lui :

Une grande fille aux longs cheveux noirs [Lydie] se montre un instant, l’appelle par son nom, “Mon petit Julien”, rit beaucoup et s’enfuit dans l’ombre de la chambre pour réapparaître aussitôt sous les traits de la dame des Billettes [Camille]. Tandis que sa mère, énorme et sacrée, dans des nuages de fumée, prend toute la place contre son lit, se penche et projette des spirales de tabac blond, par le nez et par la bouche. Elle assure que Lydie est maudite et qu’il faut s’en méfier comme de la peste, ainsi que de tout autre créature lui ressemblant (I : 24).

29Dans les songes de Julien, sa mère frappe donc Camille Jouve de son interdit, tout comme elle l’avait fait autrefois avec Lydie.

30Comme c’était le cas dans l’incipit du roman, le paragraphe final de la première partie raconte que Julien s’endort de nouveau, livré aux songes sur son enfance :

C’est un vieil adolescent qui s’endort dans une ville étrangère. Bientôt, dans son sommeil, il se tourne vers sa petite enfance, ce temps béni d’avant la première apparition de Lydie. Il s’enroule dans son drap et se cache la figure. Il entend déjà distinctement, de l’autre côté du monde, sonner à son oreille l’angélus du soir, à l’église de Duchesnay (I : 25).

31Il semble revivre en songe son enfance au Québec. Les parties II et III pourront donc être envisagées comme une sorte de texte onirique26, qui évoque non seulement sa petite enfance, entourée d’amour maternel, mais aussi son passé traumatisant : son échec amoureux avec Lydie, la noyade de sa sœur et la mort de sa mère.

32Ce genre de « retour en arrière représente une constante dans l’œuvre romanesque hébertienne »27. A une remarque de Lise Gauvin sur la « double temporalité » caractéristique de ses romans, Anne Hébert répond :

Je crois que c’est une dimension romanesque mais aussi une dimension humaine. Le passé s’actualise constamment. On ne vit pas de façon linéaire et seulement dans l’actualité. Je crois que mes personnages ont un inconscient et un inconscient pas toujours très confortable. […] Je fais des incursions dans l’enfance. Des gens sans enfance sont pour moi des gens amputés des trois quarts de leur vie28.

33A son arrivée à Paris en 1945-1946, Julien est caractérisé comme un « vieil adolescent », qui doit avoir 27 ou 28 ans29. Il devra s’affranchir de la domination de sa mère, afin de pouvoir se réjouir, en adulte, du nouvel espace de Paris. Chargé de songes, il devra choisir entre le rêve et la réalité30.

34La fin du roman, racontée dans la quatrième partie, pourra révéler si son voyage à Paris a contribué effectivement à son évolution identitaire. J’aborderai donc l’analyse de l’aboutissement des thèmes, esquissés au début du roman. Nous verrons qu’il réussit en effet à se libérer de son passé grâce à l’affranchissement de l’emprise maternelle, ce qui lui permet de vivre au présent et de se réjouir de Paris. On pourra se demander cependant si Julien arrive à se décharger des songes pour accepter la réalité quotidienne. La fin du roman, caractérisée par plusieurs topoi, n’est pas conclusive et garde toute sa polysémie.

35Après le long retour arrière sur le passé traumatisant de Julien au Québec (évoqué dans les parties II et III), la quatrième partie relate de nouveau sa vie présente à Paris. Deux raisons contribuent à l’affranchissement de Julien : sa liaison transgressive avec Camille et la lettre d’Aline qui lui annonce qu’elle est « enceinte » (IV : 151).

36Après avoir transgressé l’interdit maternel par son voyage transatlantique, il brave de nouveau son autorité obsessive par sa liaison avec Camille. Comme sa « mère en lui se tient tranquille depuis un bon moment déjà » (IV : 146), il se libère de son passé et commence à vivre dans le présent. Vers la fin de la première partie Camille déclarait à Julien qu’elle aurait aimé se promener avec lui « au jardin du Luxembourg » (I : 22). Au début de la dernière partie ils se trouvent en effet « tous les deux, assis côte à côte, sur un banc de bois, dans une allée du Luxembourg. Julien n’est plus seul, perdu dans une ville étrangère. Une femme est avec lui, sous les arbres calmes et bien rangés, dans l’air chaud de juillet » (IV : 143).

37La grossesse d’Aline contribue également à sa libération de l’enfermement répressif par sa mère, de sorte qu’il pourra se réjouir enfin de l’ouverture de Paris :

Il est dehors du matin au soir, mangeant et buvant, debout et en marche (sandwichs et canettes), parcourant la ville d’un pas infatigable, ayant quitté les chambres fermées31 et le talon de la mère qui l’écrasait (IV : 153).

38En quittant l’enclos solitaire, Julien communique avec Paris et les Parisiens dans un monde ouvert :

Il parle à qui veut bien l’entendre et on lui répond. Le dialogue est entamé entre la ville et lui. Vendeurs à la sauvette, jeunes filles en fleur. Le monde est ouvert de haut en bas comme une pièce d’étoffe qui se déchire par le milieu. Entre les hommes et Julien il y a ceci de changé qu’il va être le père de l’un d’eux (IV : 153).

39Il a même l’idée de s’établir à Paris avec Aline pour y vivre leur vie commune :

Place Furstenberg, il se demande s’il ne ferait pas bon vivre là dans cette mesure parfaite avec quatre arbres et un lampadaire ? Il y emmènerait sa femme au ventre rond et leur double existence faite une n’aurait plus de prix (IV : 153).

40A l’opposé de l’aliénation ressentie dans la première partie, Julien semble donc avoir fait la conquête de Paris : « Pour la première fois il a l’impression d’avancer dans une ville bien à lui, visible et palpable de tous bords et de tous côtés autour de lui » (IV : 154). Grâce à Aline, enceinte de lui d’un « côté du monde », au Québec, et grâce à sa liaison avec Camille sur « le Vieux Continent », il pense avoir atteint la maturité : « Il est cet homme mûr qui mesure sa puissance des deux bords de l’océan Atlantique à la fois » (IV : 154).

41Si Julien paraît avoir réussi à se dégager de l’asservissement à sa mère, on pourra se demander s’il a résolu également son choix entre les songes et la réalité.

42Dans la troisième partie du roman, Julien était caractérisé comme « un Don Quichotte enfantin, gorgé de lectures et de musiques » (III : 136), qui négligeait de prendre conscience de la réalité de la guerre qui sévissait en Europe. Tandis qu’Aline suivait toutes « les nouvelles de la guerre » (III : 134), il n’écoutait « pas la radio » (III : 117). Dans sa relation avec Aline, Julien montrait sa crainte de perdre « sa liberté d’homme » (III : 130) en s’engageant davantage avec elle. Ses « rêveries mystérieuses » (III : 138) contrastaient avec la réalité de sa vie. Il aurait « voulu qu’Aline soit elle-même surnaturelle, l’égale de Lydie, son double magique » (III : 121). Julien manifestait donc des sentiments ambivalents envers Aline, jugée inférieure à Lydie.

43Il en est de même dans la partie IV du roman, où il voit Camille comme une femme aux « jambes superbes », « toute noire » (IV : 155), qui est « plus belle qu’Aline » (IV : 157) avec ses « souliers rouges et une robe à fleurs » (IV : 145). Dans son optique, Aline est « ronde et sans mystère, fraîche comme de la crème fraîche » (IV : 150), en contraste frappant avec Camille, qui se caractérise elle-même devant Julien par sa personnalité énigmatique : « Ma double vie ne vous regarde pas. Imaginez ce que vous voulez. Doctor Jekyll and Mister Hyde, si vous voulez » (IV : 148-149). Après que Julien a eu « sa part d’aventure légère » (IV : 150) en couchant avec Camille, il s’est déchargé enfin d’un songe, non accompli avec Lydie mais réalisé avec Camille.

44Dans la dernière partie du roman, Julien semble opter finalement pour la « vraie vie », qui ne se trouve pas à Paris avec Camille, « cette inconnue à ses côtés », dans ce jardin du Luxembourg « trop bien léché, tout autour de lui » (IV : 143). La fin du roman, focalisée par Julien, suggère son ferme désir de retourner au Québec auprès d’Aline :

Julien n’a plus qu’une idée en tête. S’enquérir du prochain départ de l’Homéric. Réserver son billet le plus rapidement possible. Il se lève et fait sa toilette. Son voyage dans les vieux pays est terminé (158)

45Alors que l’incipit du roman coïncidait avec l’arrivée de Julien à Paris, la clôture du roman est désignée – dans l’avant-dernier paragraphe – par le topos de son projet de départ32 pour le Québec. Bouclant la boucle, le roman présente ainsi une structure cylique :

Il ne lui reste plus qu’à repartir sur la mer comme il est venu. L’océan à traverser une seconde fois. La terre promise se déplace et change de rive. Il n’est que de faire le trajet à l’inverse. L’Atlantique recommence à perte de vue. Julien envisage de longs jours à regarder la mer jusqu’à ce qu’apparaisse la terre, à moitié liquide, à peine sortie des eaux. Aline est cette terre obscure à l’horizon qui tremble avec son fruit. Aline est cette source et ce commencement. Julien a rendez-vous avec elle. Le songe est à nouveau devant lui (IV : 158-159).

46La fin du roman annonce ainsi le recommencement et le renouveau33 par la naissance34 de son enfant.

47Le roman aurait pu se terminer sur cette réapparition du songe, qui a incité à des réflexions variées sur le dénouement de l’action. André Brochu estime que « Julien décide de mettre fin à son aventure parisienne et de rentrer au pays, pour y assumer ses responsabilités »35. Comme la focalisation par Julien est subjective et risque par conséquent d’etre suspecte, je partage plutôt l’opinion plus nuancée de Lilian Pestre de Almeida :

La décision de rentrer garde cependant une frange d’ambiguïté : est-ce enfin l’accès de Julien au monde adulte, est-ce encore la poursuite d’une autre illusion ? Le lecteur comprend qu’il est prêt pour un autre voyage. Vers la maturité et la liberté responsables ou vers un autre songe ?36.

48Comme le « songe est à nouveau devant lui » (IV : 159), Julien semble en effet rester sujet à ses rêveries : « Julien va continuer le songe en s’enfermant dans un nouveau trio »37 et restera sans doute « un éternel rêveur »38. Le roman garde donc toute son ouverture à la polysémie39. Cette interprétation correspond également avec la vision qu’Anne Hébert a formulée personnellement sur l’ambiguïté du comportement de Julien :

Il se fait peut-être des illusions. Il croit qu’il va épouser Aline, qui va avoir un enfant. Qu’il aura ainsi une vie très concrète, très normale, qu’il ne sera plus en marge, qu’il sera tout à fait planté dans le monde. Mais cela reste ambivalent. Est-ce que c’est encore un songe ? La question reste posée. Elle n’est pas résolue40.

49L’excipit du roman reste également énigmatique :

Il [Julien] n’a pas soulevé le rideau, ni regardé par la fenêtre. Il n’a pas suivi des yeux la femme [Camille] qui s’éloigne à petits pas sur le trottoir du quai Voltaire. Nul pressentiment ne lui serre la gorge à la pensée d’un inconnu se mouvant dans l’ombre, de par les rues de la ville, silhouette sombre, reconnaissable entre toutes, aussi solitaire et désœuvré que Camille Jouve, de la même race évanescente, en marche vers elle, tandis qu’elle le flaire à distance et l’espère pour compagnon, quelques heures à peine, jusqu’au bout de la nuit (IV : 159).

50La fin du roman, qui était déjà annoncée par le départ projeté de Julien, est suggérée également dans le paragraphe final du texte par le topos de la sortie41 de Camille qui « s’éloigne à petits pas ». Sur le plan de la narration, la clôture est suggérée par un narrateur, qui adopte la posture d’un observateur distant, ne disposant que d’une perception externe du personnage42. Le fait que son départ soit focalisé par le narrateur et non par Julien pourrait suggérer son détachement affectif, qui est exprimé également par son indifférence d’être remplacé par un autre partenaire solitaire, comparable à Julien au début romanesque. Par cette correspondance entre le début et la fin, le roman présente de nouveau une structure cyclique. Dans son pressentiment sur l’avenir, opposé au souvenir comme signe typique de la clôture romanesque43, il présume que Camille recherchera une nouvelle liaison éphémère avec un autre « compagnon, quelques heures à peine, jusqu’au bout de la nuit » (IV : 159). Le « bout de la nuit », en tant que mot de la fin du texte, marque alors la clôture du roman.

***

51L’Enfant chargé de songes est un roman réaliste par les références spatiales et temporelles d’une histoire se déroulant au Québec et à Paris. L’analyse du début et de la fin du texte a montré qu’Anne Hébert a lié les stratégies d’ouverture et de clôture (inversées ou non) à la construction thématique de son roman. L’originalité du livre, comme de toute son œuvre romanesque, se trouve dans la combinaison du réalisme avec l’onirisme, tant sur le plan de la narration que sur celui de la thématique. Dès l’incipit, Julien est « livré aux apparitions de la nuit » (I : 9). À la fin de la première partie, il voit en sommeil des images de son passé, évoqué sous la forme de textes oniriques dans les parties II et III. A la fin du roman le « songe est à nouveau devant lui » (IV : 159), de sorte que le réalisme est combiné de nouveau avec l’onirisme. Le double code de lecture du réel et de l’onirique contribue toujours à la polysémie de ce roman fascinant, qui garde ainsi toute son ouverture littéraire.