Colloques en ligne

Josefa Terribilini

Quand Don Juan finit sur grand écran. Sganarelle hors champ (Bluwal 1965 – Weber 1998)

1 Les pièces de Molière ont moins souvent été portées à l’écran que celles de William Shakespeare, dont on ne compte plus les traitements cinématographiques. C’est que, comme le relèvent Yannick Hoffert et Lucie Kempf, les pièces du dramaturge anglais semblent particulièrement bien se prêter à un tel médium, en vertu de « la hardiesse de leurs constructions, [du] mouvement passionné de leurs histoires, et [de] leurs scènes d’action spectaculaires », auxquelles on ajoutera aussi la souplesse d’une langue non rimée1. Don Juan, cependant, fait exception chez Molière2 ; cette comédie en prose est l’une de ses œuvres les plus souvent adaptées au cinéma en Europe3. Depuis les années 1960, en France, trois versions télévisuelles et cinématographiques de la pièce ont vu le jour : le téléfilm de Marcel Bluwal d’abord (Dom Juan ou le Festin de pierre), diffusé en 1965 sur la première chaîne de l’ORTF ; le film de Jacques Weber ensuite (Don Juan), sorti en salles en 1998 ; et une récente production télévisée de Vincent Macaigne titrée Dom Juan & Sganarelle (2015)4. Et si, dans chacune de ces versions, la mort du héros éponyme fait l’objet de remotivations bien distinctes sur les plans narratifs et symboliques, les possibilités techniques induites par le médium cinématographique rapprochent ces adaptations d’un point de vue esthétique.

2C’est ainsi aux reprises filmiques du Don Juan de Molière qu’on s’intéressera ici, et plus particulièrement à celles de Marcel Bluwal et de Jacques Weber (le téléfilm de Vincent Macaigne ne sera mobilisé que ponctuellement). De fait, ces œuvres — très différentes — proposent toutes deux des fins originales en retravaillant les interventions de Sganarelle de manière à influer sur l’immersion des spectateurs dans les mésaventures du héros éponyme. Que la mort de Don Juan prenne la forme d’un affrontement merveilleux avec « l’inconnaissable »5 (Bluwal) ou d’un malaise psycho-physiologique (Weber, Macaigne), les options techniques adoptées par les réalisateurs résorbent le potentiel comique du texte de Molière — du moins tel qu’il nous est parvenu6. En nous concentrant sur les dernières scènes des deux films, on verra donc comment le traitement des actes et paroles du valet, mais également le cadrage et le montage des dernières séquences, permettent aux réalisateurs de conférer à la mort de Don Juan une tonalité tout entière tragique.

1. Ambiguïtés de l’image scénique

3On connaît les problèmes d’ordre symbolique que peut poser aujourd’hui la fin de Don Juan aux metteurs en scène occidentaux : dans une société laïque, quelle signification donner à la chute d’un libertin dans les Enfers ? Mais au-delà — ou en-deçà — de cette problématique axiologique, s’ajoute pour les artistes une difficulté pratique, liée à la réalisation scénique de la damnation du héros. La coïncidence entre le trucage final (i.e. la disparition de Don Juan à travers une trappe) et les dernières paroles prononcées sur scène donnent en effet à ce dénouement un caractère profondément ambivalent. C’est un certain « sieur de Rochemont » qui, le premier, soulevait cette ambiguïté dans un pamphlet paru en 1665, peu après la création de la pièce de Molière :

Et cet homme de bien [Molière] appelle cela corriger les mœurs des hommes en les divertissant, […], et couvre cette belle morale d’un feu de cartes, et d’un foudre imaginaire, et aussi ridicule que celui de Jupiter […] : en effet, ce prétendu foudre apprête un nouveau sujet de risée aux spectateurs, et n’est qu’une occasion à Molière pour braver en dernier ressort la justice du Ciel, avec une âme de valet intéressée, en criant mes gages, mes gages. Car voilà le dénouement de la farce : ce sont les beaux et généreux mouvements qui mettent fin à cette galante pièce, et je ne vois pas en tout cela, où est l’esprit7.

4Non seulement l’artifice théâtral rendrait la punition du protagoniste risible, mais l’ultime réplique du valet, aux aspirations terrestres et mercantiles, porterait à son comble le comique de l’épisode. Produisant un dénouement fondamentalement ironique, le double plan du discours et de la technique scénique invaliderait ainsi, selon Rochemont, la prétention de Molière à « corriger les mœurs ».

5Une telle critique se double évidemment d’une visée polémique8. Néanmoins, bien qu’il soit possible, comme le postulent Georges Forestier et Claude Bourqui, que l’intention de Molière vis-à-vis de la punition du libertin n’ait jamais été équivoque9, la dimension prosaïque de l’intervention du valet et le mécanisme représentant les Enfers — conformément à la tradition, « une trappe fait disparaître [Don Juan] au milieu de flammes d’“arcanson” »10 — ne produisent pas moins un contraste certain avec la valeur spirituelle du châtiment divin. En outre, on ne peut ignorer la réception indécise que la fin de Don Juan a depuis toujours engendrée. L’hésitation herméneutique semble caractériser le discours critique sur la pièce dès le XVIIe siècle, et jusqu’à aujourd’hui ; tandis que Christian Biet souligne le caractère « insoluble » des problèmes posés par « l’artifice divin », « ombre surnaturelle faite de roues et de crémaillères », Pierre Frantz postule la nature ouvertement parodique de la punition infernale, où le sacré « n’est que du théâtre, qui s’affiche comme tel »11. Or que se passe-t-il lorsque la pièce est adaptée au cinéma ? Si l’ambiguïté des scènes finales provient en grande partie de leur mise en spectacle, que devient-elle quand un nouveau médium redéfinit la donne technique ?

2. Un témoin gênant 

6Ce qui frappe avant tout, pour qui visionne ces deux films, c’est l’absence systématique de Sganarelle lors de l’ultime confrontation entre Don Juan et le Commandeur. Alors que dans la pièce de Molière, la sixième scène du cinquième acte se joue entièrement sous les yeux du valet, la version de Bluwal et celle de Weber refusent de faire de Sganarelle le spectateur ébahi de l’infernale poignée de main ; celui-ci, éloigné au moment de la mort du héros, ne revient qu’après-coup pour délivrer sa tirade finale. Un choix qui, dans un cas comme dans l’autre, porte à conséquence sur la tonalité de l’épisode. Dans la pièce de Molière en effet, la présence d’un tiers personnage sur scène implique, par nature, une certaine prise de distance. Bien que le valet n’intervienne pas (avant son dernier monologue), la représentation d’un regard extérieur posé sur le duo principal instaure une dynamique particulière : faisant office de personnage-relais, Sganarelle offre aux spectateurs, eux-mêmes placés en position frontale face aux trois personnages, la possibilité d’un point de vue externe sur l’action fictionnelle12. Aussi l’évacuation du valet dans les films redéfinit-elle en profondeur le rapport des spectateurs à l’événement : laissés seuls face à la rencontre de Don Juan avec la mort, ils sont désormais invités à se focaliser sur le héros et sur sa peine, une focalisation amplifiée par le gros plan et le champ-contrechamp.

7Considérons d’abord le téléfilm de Bluwal (1965)13. Celui-ci n’a (presque) rien d’une comédie. Qualifié de « chevauchée vers la mort », par le réalisateur, il affiche une perspective métaphysique claire, faisant de l’affrontement du héros avec « l’inconnaissable » l’affirmation de la liberté de l’homme14. Avec Michel Piccoli dans le rôle de Dom Juan15, le film, qui conserve le texte de Molière presque intégralement, est tourné en noir et blanc dans des décors naturels et « détemporalisés »16, afin d’expliquer les personnages « de l’intérieur » ; dans les divers entretiens qu’il accorde à l’époque, entre 1965 et 1966, Bluwal souligne en effet son désir de proposer une exploration intime du libertin et d’en faire un héros dont le problème fondamental serait « d’être et de ne pas savoir pourquoi, de n’accepter aucune finalité »17. On comprend donc que le rire ne puisse y tenir qu’une place minime. Même les épisodes d’inspiration farcesque, notamment la rencontre de son Dom Juan avec les deux paysannes, sont délestés de leur charge comique. Comme le souligne Bluwal, ce passage, dans son œuvre, est celui de l’amour : « chasseur et chassé, piégeur et piégé, [Dom Juan] aime [Charlotte] quand il la rencontre. C’est à la fois un jeu et c’est pour de vrai »18.

8En fait, les seules scènes réellement risibles de ce Dom Juan télévisuel sont les monologues de Sganarelle, interprétés par Claude Brasseur qui leur confère, de son air nonchalant, une touche d’espièglerie propre à faire sourire19. Aussi conçoit-on que le réalisateur ait souhaité écarter le personnage lors de la scène du châtiment. Sganarelle étant dans son adaptation le seul et unique dépositaire du comique, Bluwal l’évince lorsque la tension narrative doit atteindre son point culminant et que Dom Juan arrive enfin « au bout de son expérience et de sa grandeur »20. Abandonnant son serviteur à l’entrée du tombeau, le héros éponyme part affronter son destin dans un face à face qui porte à son comble la tension dramatique, soutenu par les accents funèbres du Requiem de Mozart21.

9Le parallèle entre ce dénouement, devenu véritable scène de suicide chez Marcel Bluwal, et un sacrifice païen a souvent été relevé22. Comme l’explique lui-même le réalisateur, l’inéluctable prend ici la forme d’une statue du Bas-Empire romain placée au sommet des marches d’un pavillon vers lequel monte Dom Juan « pour accomplir son suicide comme vers un autel inca »23. Et pour souligner cette dimension sacrificielle, la réalisation alterne entre une série de plans moyens qui présentent le héros gravissant un escalier aux allures interminables (fig. 1)24 et de plans en plongée dévoilant le visage de Dom Juan. Celui-ci garde alors les yeux rivés sur le Commandeur comme sur une puissance transcendante (fig. 2) :

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Figures 1 et 225

10Ce champ-contrechamp, tout en verticalité, nous fait quitter la position frontale et distante du théâtre pour nous emmener au plus près du trouble de Dom Juan, proposant aux spectateurs un aperçu détaillé de l’expression de l’acteur26. Or s’y ajoute un plan d’ensemble qui vient par deux fois offrir la vision du héros s’approchant de la statue (fig. 3)27. Cette prise de vue, en légère contre-plongée, est tournée depuis l’entrée du tombeau ; tout se passe alors comme si le point de vue extérieur de Sganarelle, qui rejoindra ensuite son maître au moment de sa chute dans les Enfers, était intégré à la séquence. Bien que le valet n’apparaisse pas à l’écran, le spectateur sait en effet qu’il attend devant la porte du mausolée. Sa perspective sur la scène, encore lointaine à ce stade, semble dès lors être inscrite dans la construction visuelle de l’épisode, à la manière d’une caméra subjective28 :

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Figure 3

11Durant cette séquence, la caméra paraît donc emprunter à Sganarelle son rôle de médiateur entre le public et l’action — à la différence que ce relai extérieur n’est cette fois plus porteur de distance potentiellement comique. Au contraire, le point de vue ainsi créé, construisant une vision monumentale du sacrifice de Dom Juan grâce à la contre-plongée, renforce plutôt la tension provoquée par la démarche mortifère du héros.

12Jacques Weber, de son côté, prend un parti plus drastique encore. Son adaptation entière (1998)29 constitue un remaniement assez radical de la pièce de Molière : certaines scènes sont permutées, les dialogues sont écourtés et le héros, interprété par Weber en personne, n’a plus grand-chose du séducteur impulsif de la fable originelle30. Il est ici un homme âgé et malade, qui semble attendre, dès l’ouverture du film, la délivrance de la mort. Comme le relève Carmen Becerra Suárez, les lieux de tournage (de grandes étendues arides du sud de l’Andalousie), ainsi que la bande-son de Bruno Coulais, comparable à un « chœur tragique », accentuent la dévastation du personnage31. Et dans cet univers de désolation, le comique n’a plus (du tout) sa place. Non seulement la rencontre avec les deux paysannes devient elle aussi un épisode sérieux, mais Sganarelle, incarné par Michel Boujenah, n’a cette fois plus rien de risible, ni même de malicieux. Sa présence à l’écran est discrète et le jeu de l’acteur souvent grave et attristé.

13En somme, l’ensemble des choix artistiques de Weber va dans le sens d’un recentrement sur la crise existentielle d’un Don Juan en fin de vie. Il est alors peu surprenant que la confrontation du héros avec le Commandeur se déroule en l’absence du valet. Ce dernier, abandonné par son maître dans un désert de roche, est laissé en compagnie d’autres serviteurs (fig. 4)32. Cantonné à la marge de l’action, Sganarelle est aussi dépossédé de sa singularité : domestique parmi tant d’autres, il ne lui appartient plus de fournir un contre-point farcesque aux propos désabusés du « grand seigneur méchant homme ».

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Figures 4 et 533

14On peut toutefois repérer le même passage de témoin entre Sganarelle et la caméra lors de la mort du héros. S’ouvrant au milieu d’un groupe d’ouvriers qui assemblent les différentes parties de la statue, cette scène se concentre assez vite sur Don Juan et le Commandeur. À nouveau, la réalisation se sert d’un champ-contrechamp pour représenter le héros rejoignant la tête de la statue, située elle aussi au sommet d’une série d’escaliers. Et à nouveau, la séquence est entrecoupée d’un plan d’ensemble en contre-plongée qui présente Don Juan face au Commandeur (fig. 5)34. Doit-on y déceler une forme d’intericonicité, l’influence du film de Bluwal sur celui de Weber ? En tout cas, si l’assimilation de ce plan à la perspective de Sganarelle n’est pas aussi évidente que chez Bluwal — la prise de vue ne peut logiquement pas correspondre au point de vue du valet, totalement absent de l’épisode –, reste que la caméra de Weber reprend l’une des fonctions du personnage dans la pièce de Molière en offrant un aperçu distancé de la scène. Dans chacune des deux versions, les yeux du valet sont remplacés par la lentille de l’objectif.

3. Quand le montage remplace le trucage 

15Là paraissent s’arrêter les similitudes entre les deux films quant à leur traitement du dénouement de Don Juan. Bluwal et Weber adoptent en effet des partis prix opposés sur le plan dramaturgique. Tandis que Bluwal conserve la dimension merveilleuse de l’épisode, avec l’intervention d’une sculpture parlante et la chute du héros dans un gouffre infernal, Weber choisit de rationnaliser l’évènement : c’est un malaise cardiaque qui semble emporter son Don Juan, et le Commandeur n’est plus qu’un morceau de pierre inerte (c’est aussi le choix que fera Macaigne35). Même les répliques de la statue sont supprimées ou redistribuées à l’un des ouvriers36. Cependant, reste un point commun essentiel entre les deux films : leur exploitation de ce que Richard Allen qualifie « d’illusion projective »37 pour consolider la vraisemblance de la mort de Don Juan. Recourant au montage et au cadrage, ils résorbent le potentiel ironique du châtiment relevé par le sieur de Rochemont ; dans un cas comme dans l’autre, l’artifice scénique est abandonné au profit d’un agencement des images qui maintient la scène finale dans un registre sérieux.

16Employer le terme de « vraisemblance » vis-à-vis du film de Bluwal peut a priori surprendre. Sa version de Don Juan suit à la lettre les indications de Molière quant au merveilleux de la pièce, et cela dès la première apparition de la statue du Commandeur qui se meut face à Dom Juan et Sganarelle38. Mais il ne s’agit pas pour autant de théâtre filmé. Si Bluwal exprime son envie de « retrouver à la télévision cette chose admirable qu’est la distance théâtrale », notamment par le biais de décors qui soient « encore plus théâtraux que ceux du théâtre »39, les procédés adoptés pour déployer cette théâtralité sont bien ceux du cinéma40. Ce choix fait toute la différence : au lieu d’effectuer des trucages physiques face à une caméra posée en plan fixe, Bluwal se sert de ressources cinématographiques pour donner aux téléspectateurs l’illusion que les phénomènes magiques se produisent d’eux-mêmes. Ces derniers, pourtant, n’existent que sur l’écran. Ainsi que l’a noté Aurélia Gourmay, le médium renouvelle ici le traitement du surnaturel grâce aux effets spéciaux41 ; par exemple, au lieu de déguiser un être humain en statue capable de parler et de bouger, c’est une véritable sculpture de pierre qu’utilise le réalisateur. Celle-ci paraît s’animer grâce aux pouvoirs du montage qui, par la juxtaposition sélective d’images photographiques, dissimule les manipulations humaines permettant à la statue de se mouvoir. Comme l’exprime André Bazin, « l’admiration pour la prouesse » physique laisse donc place à « l’illusion de la transparence » pour éviter de « nous renvo[yer] à la réalité »42.

17Dans les scènes finales du film de Bluwal, les effets spéciaux interviennent déjà au moment de l’apparition du spectre, qui prend d’abord la forme d’une femme à la voix grave et ténébreuse. Puis, suivant la didascalie du texte de Molière43, le réalisateur se sert du montage pour faire disparaître le visage humain au profit d’une tête de mort. En conservant le même plan rapproché, la première image (fig. 6) se dissout dans la seconde par le biais d’un fondu enchaîné (fig. 7), avant que cette dernière ne s’efface à son tour pour laisser place au néant (fig. 8)44. Sans jamais dissimuler l’origine dramatique de son matériau textuel, Bluwal substitue ainsi à l’artifice matériel ce qu’André Bazin qualifie de « récit par l’image »45.

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Figures 6, 7 et 8

18La même stratégie est adoptée pour la damnation finale de Dom Juan. Après une première image du héros saisissant la main de la statue, un plan rapproché se focalise sur la montée d’escalier du valet (fig. 9)46 pour éviter de figurer le foudroiement de Dom Juan. Celui-ci ne réapparaît qu’en pleine chute, dans un plan d’ensemble capté depuis l’entrée du tombeau (fig. 10). Puis, durant l’intervalle où le héros disparaît définitivement, la caméra revient sur la main du Commandeur (fig. 11), avant de retourner à Sganarelle, arrivé en haut des marches et filmé en plongée (fig. 12). Cette image finale, enregistrée depuis l’arrière de la statue, permet alors de montrer au public que le sol s’est bel et bien refermé sur le libertin :

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Figures 9, 10, 11 et 12

19La prise de vue est ici centrale dans la construction de l’illusion. C’est en grande partie grâce au plan d’ensemble que la disparition de Dom Juan est rendue crédible : le public, en raison de la contre-plongée, ne peut jamais apercevoir le sol où se tient le comédien et qui semble l’aspirer soudainement — probablement grâce à une fosse aménagée dans le décor. Ainsi, l’illusion merveilleuse est préservée de bout en bout, l’agencement des images dissimulant les « trucages » du réel.

20 Le Don Juan de Weber s’efforce au contraire d’abolir toute dimension magique. Chaque phénomène surnaturel de la pièce de Molière s’y trouve réinterprété ou supprimé. La scène la plus frappante, de ce point de vue, est la première rencontre de Don Juan et de Sganarelle avec la statue du Commandeur (III, 5)47. Transposée au bord d’un fleuve avec un groupe d’ouvriers chargeant les membres de la sculpture à bord d’une embarcation, cette scène ne respecte plus les didascalies moliéresques. Comme le relève C. Becerra Suárez, seule l’oscillation du bateau, qui fait légèrement tanguer la tête du Commandeur d’avant en arrière, suggère une éventuelle réaction du géant de pierre à l’invitation formulée par Sganarelle48. C’est d’ailleurs cet infime mouvement qui provoque l’exclamation du valet : « La statue m’a fait signe ! ». Mais Don Juan refuse d’y prêter attention, le doute ontologique généré par l’épisode se voyant révoqué au profit d’une explication d’ordre matérialiste.

21De même, l’ultime scène de confrontation entre Don Juan et le Commandeur connaît une rationalisation rigoureuse. On l’a dit, c’est une affliction intime (voire un choc psychologique) qui emporte le héros au moment où celui-ci rejoint la statue. Néanmoins, la réalisation fait signe, à quelques reprises, vers les indications scéniques d’origine. À la manière d’un clin d’œil, la montée du héros au sommet des échafaudages est par deux fois entrecoupée d’un plan en contre-plongée qui présente la main de la statue posée devant le visage de pierre ; le Commandeur semble ainsi tendre la main à Don Juan (fig. 13)49. Une fois de plus, la prise de vue remplace donc l’artifice scénique pour conférer un effet de réel au phénomène magique — mais le merveilleux se cantonne à cette unique suggestion visuelle. Le Don Juan de Weber ne saisira pas la main du Commandeur, et sa chute, provoquée par une cause apparemment naturelle, ne l’entraînera pas dans les Enfers, mais au pied des échafaudages.

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Figure 13

4. Des gages sans ridicule

22Reste le dernier effet comique relevé par le sieur de Rochemont : la plainte finale de Sganarelle. Composée à l’origine d’un unique « mes gages ! mes gages ! », elle constitue, comme le notent Georges Forestier et Claude Bourqui, « un lieu commun du sujet »50. Aussi n’est-il pas certain que l’intention de Molière ait été d’en faire un contrepoint ironique visant à miner le message éthique du châtiment du libertin. Toutefois, en raison de ses considérations matérialistes, l’intervention du valet contient en elle-même un potentiel comique difficile à étouffer - malgré l’ajout par Molière, dans un second temps, d’une petite tirade moralisante51. S’il arrive alors fréquemment que les metteurs en scène décident de ne conserver que l’exclamation « mes gages ! » et de tirer la réplique du côté du rire, Bluwal et Weber font le choix inverse52. Les réalisateurs préfèrent non seulement restituer le discours dans son intégralité, mais ils exploitent en plus l’outil cinématographique pour faire de ce monologue une complainte déchirante et véritablement anti comique.

23 C’est immédiatement après la chute de Dom Juan qu’intervient chez Bluwal la tirade du valet. Tout concourt alors à souligner le désespoir du personnage. En plus du jeu sobre de l’acteur, le cadrage rapproché, le montage alterné et la poignante bande sonore sont autant de ressources dont se saisit le réalisateur pour faire des derniers instants de son film un « Requiem pour Dom Juan »53. L’effondrement physique de Sganarelle ouvre la séquence : arrivé en haut des marches, il s’écroule sur le sol qui vient d’engloutir son maître dans une prise de vue en plongée accentuant son abattement (fig. 12). Intervient ensuite une première représentation de Dom Juan tournoyant dans les Enfers (représentés par une spirale blanche sur fond noir) au son du Lacrimosa, sixième mouvement du Requiem Mozart (fig. 14)54. Puis, un gros plan sur le visage de Sganarelle vient offrir au public l’image de sa solitude finale (fig. 15). Dévoilant une émotion inscrite sur chaque trait de son visage, ce plan rapproché nous donne accès à l’intériorité du valet qui délivre tristement sa tirade. Finalement, lorsque le personnage termine sa réplique en se cachant la tête des mains, et que le Lacrimosa rejaillit de plus belle, la spirale infernale surgit à nouveau à l’écran. Effaçant d’un trait le contraste originel entre le foudroiement métaphysique du libertin et l’intervention prosaïque du valet, le téléfilm de Bluwal conjugue ainsi les destinées des deux hommes par le biais d’un montage sonore et visuel qui les fait coexister dans une seule et même désolation.

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Figures 14 et 15

24 Enfin, tout comme son prédécesseur, Weber donne une tournure pathétique au monologue de Sganarelle. Mais les stratégies employées ne sont plus tout à fait les mêmes. Weber, en plus du jeu larmoyant de Michel Boujenah, se sert d’abord d’un déplacement spatio-temporel. Située dans une rue passante, longtemps après la mort de Don Juan, la séquence présente Sganarelle en situation de mendicité comme pour suggérer les conséquences désastreuses de la mort du héros sur la vie de son valet. Aussi l’exclamation « mes gages, mes gages ! » prend-elle une tout autre dimension. Énoncée à demi-mot, la plainte dépasse le commentaire intéressé : la mort du libertin n’a pas simplement privé un homme de son salaire, mais devient peut-être aussi le signe d’un problème sociétal plus généralisé. La prise de vue appuie cette lecture ; assis à même la terre, le personnage de Sganarelle est filmé dans un travelling parallèle au sol, si bien qu’en dehors de son visage, seules apparaissent à l’écran les figures de quelques autres mendiants, ainsi que les jambes des passants (fig. 16)55. Le cadrage et le mouvement de caméra de cette dernière séquence s’allient donc chez Weber pour proposer un discours à portée sociale — dont on pourra d’ailleurs regretter qu’il ne soit pas davantage exploité sur l’ensemble du film.

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Figure 16

5. Un épilogue opératique ?

25Réalisées à plus de trente ans d’écart selon des projets esthétiques bien distincts, les deux adaptations filmées du Don Juan de Molière se rejoignent donc dans leur traitement sérieux de la mort du célèbre séducteur. Toutes deux, à leurs façons, dé-sganarellisent la mort de Don Juan. Mais leur manière d’aborder le châtiment du héros diverge : tandis que Bluwal reste au plus près des didascalies du dénouement, conservant leur caractère merveilleux par des effets de montage et de prise de vue, Weber relit entièrement l’événement au prisme d’une interprétation matérielle. Faut-il penser que cette différence serait liée à une évolution plus générale de l’art cinématographique du XXe siècle qui, selon André Bazin, tendrait à se distancier toujours plus du théâtre filmé dans le cadre des adaptations théâtrales56 ? Peut-être. Reste que le film de Marcel Bluwal demeure sans doute l’une des plus poignantes représentations de cette « chevauchée consentie vers la mort »57. Et que ces deux adaptations, qu’elles optent pour une version surnaturelle ou matérialiste du dénouement, exploitent l’une et l’autre les déplacements permis par la technique cinématographique pour composer une lecture tragique de la comédie de Don Juan.

26Difficile, à cet égard, ne pas évoquer enfin le spectre de Mozart. Alors que, chez Molière, la fin de Don Juan fait jouer une ambivalence esthétique (entre comédie et tragédie) et axiologique, le Don Giovanni de Mozart (1787), qui amoindrit la question religieuse dans son ensemble58, ajoute un épilogue « moralisateur » dans lequel chacun des personnages de la fable commente la punition de Don Giovanni. De ce fait, les derniers instants de l’opéra peuvent plus difficilement prétendre à une distance ironique ; et n’est-ce pas également le cas des adaptations cinématographiques du Don Juan de Molière ?

27Ce rapprochement paraît particulièrement pertinent dans le cas du film de Weber : énoncée au milieu d’autres mendiants, la dernière réplique de Sganarelle prodigue à la morale finale une dimension collective, exactement comme l’épilogue opératique. Quant à l’adaptation de Bluwal, bien que la présence de Mozart y soit prégnante de bout en bout, avec l’insertion de plusieurs de ses œuvres en bande sonore59, on n’y décèle étonnamment aucune allusion au Don Giovanni du compositeur. À l’exception, peut-être, du ton sérieux du monologue final et de la séquence de la spirale infernale (fig. 14). Si cette dernière représente uniquement Dom Juan et qu’aucune « leçon de morale » ne peut y être décelée60, elle rappelle l’opéra d’un point de vue structurel ; telle une coda mélancolique, le public y aperçoit, au son du Lacrimosa, le héros tourbillonnant doucement dans les limbes. In fine, et par-delà ces convergences de ton et de structure, c’est aussi l’infléchissement du mythe de Don Juan provoqué par l’œuvre de Mozart dont les deux films semblent porter la trace. Dans le prolongement d’une importante tradition de mise en scène depuis le XIXe siècle, Bluwal et Weber projettent sur la pièce de Molière une lecture romantique fortement influencée, comme l’a rappelé Christian Biet, par « l’héroïsation de l’humain » du Don Giovanni61. Adaptées de la comédie de Molière, les œuvres des deux réalisateurs évoquent ainsi, en creux, l’interprétation mozartienne — tout particulièrement dans les derniers instants.