Colloques en ligne

Sylvie Triaire

Effets de pan. Phatique et plastique aux seuils du récit

1Penser conjointement le début et la fin induit l’existence d’une unité, constituée et matérialisée par ses seuils. Début et fin engagent l’existence de la chose, son intégrité. Clôture et  complétude supposent des bornes, qui font « tenir ensemble », soustrayant l’objet à l’infini, l’inachevé. L’art s’est longtemps défini comme travail de présentation de l’infini dans le fini, du divers dans l’unité, de l’universel dans le particulier, de l’éternel dans le transitoire. Pour cela il faut une forme qui, emportant une part de la totalité, l’encadre et la donne pour signifiante par rapport à l’ensemble d’où elle a été prélevée. Les variations d’un tel rapport de signification fondent la différence entre le pan et le détail, dans la théorie de Georges Didi-Huberman1 : le détail est ce qui, parce qu’il est doté de signification via le lien à l’œuvre qui le comprend, est perçu comme fragment délimité par ma perception et par mon interprétation. Il peut arriver cependant que ce qui a été longtemps pris pour détail soit un jour vu autrement : de plus près, pour lui-même et en lui-même ; c’est la marque d’un changement de régime perceptif, de l’ordre de ce rétrécissement du cadre dont est victime (et bénéficiaire) Bergotte face à la Vue de Delft chez Proust. Le tableau se rétrécit à la dimension de ce petit pan de mur, perfection colorée, précieuse matière – devenue œuvre, commençant et finissant aux bornes de ce mur. Mais justement, depuis la vision bergottéenne de ce mur, la question s’est posée pour ceux qui sont allés le regarder : est-il mur jaune, ou pan de jaune ? Si mur, il a un début-fin, une dénomination, une nature, et il est encore un détail dans l’œuvre. Si pan, il est la marque d’un évasement, il échappe à la limite, il porte avec lui tout le pouvoir de la matière picturale. Il est devenu inscription, à la limite de la forme, d’une sorte d’ombilic de la représentation (au sens où Freud parle d’ombilic du rêve) : son origine, ce qui permet la représentation mais y échappe, puisque son en-deçà, sa condition. Son origine, mais pas son début : l’origine est dans cette réserve de l’art pictural ; le début serait le premier geste du peintre sur la toile, l’acte génétique d’où le tableau procède. Sans doute tout début est-il précédé d’une origine, et sans doute peut-on poser qu’il y a toujours un avant de l’œuvre, un commencement absolu qui s’enracine dans l’existence même du medium de la peinture pour doubler (ou troubler) le monde réel. Mais le sens du début et de la fin, et la prégnance de la notion d’origine, se modifient historiquement. Michel Foucault fonde la culture moderne sur un changement du rapport à l’origine, et donc de son sens : pour Manet, pour Flaubert, écrire et peindre se fait dans un « rapport fondamental à ce qui fut peint, à ce qui fut écrit – ou plutôt à ce qui de la peinture et de l’écriture demeure indéfiniment ouvert »2. Par delà les notions de palimpseste, de sources, de modèles, l’œuvre se donne comme part de la « grande surface quadrillée de la peinture », « du murmure indéfini de l’écrit »3, se désignant donc comme matière, et dans son rapport à la matière qui la constitue. Le pan, que Didi-Huberman voit dans les représentations parfaitement figuratives de Ver Meer sous les espèces par exemple d’un tissu traité comme matière rouge qui effiloche non seulement le vêtement du personnage mais le tableau lui-même, le dénonçant comme placage de couleur, le pan, donc, depuis l’intérieur de la toile, travaille autant le tableau que la suppression du cadre qui s’impose au XIXe siècle, dans un moment de non-limitation du visible. Car ne commençant ni ne finissant, ne racontant rien que l’aventure du substrat pictural (propre à raconter), il menace la mise en fiction du sujet du tableau.

2Le pan n’est pas d’hier ; s’il s’épanouit avec le XXe siècle, constituant la toile tout entière dès lors qu’on est entré dans l’abstraction, il visitait déjà, selon Didi-Huberman, les œuvres les plus « classiques » de ce XVIIe siècle que l’on veut croire si strict en ses figures. Mais indéniablement, la culture moderne l’a accueilli, comme elle a accueilli l’inachèvement. Si l’abstraction en peinture peut être conçue comme extension du domaine du pan à la dimension de l’œuvre entière, il faut bien accorder une certaine historicité à la notion. Et sans doute en éprouver la validité dans le champ de la littérature. N’ayant pas la destination ni les moyens de la peinture, la littérature ne peut, sous peine d’être révoquée comme non-signifiante, donner un pan littéral, sur le modèle du pan monochrome. L’alphabet hurlé dans le noir au finale de La Cantatrice chauve, ou les expériences joyciennes, restent marginalité. Cependant, la manière dont certaines œuvres s’écartent de la linéarité pour produire ce qui n’a « ni queue ni tête, puisque tout, au contraire, y est à la fois tête et queue »4, la manière dont la nouvelle conte des lambeaux de vie, la manière dont certains romans peinent volontairement à « commencer », à « finir », la manière enfin dont quelques œuvres n’opèrent rien – rien de ce qui est appelé « intrigue », même minimale, rien sinon la désignation répétitive de l’effort verbal et de ses effets – entre ce qu’il ne convient plus d’appeler « début » et « fin » (songeons à Beckett), tout cela fonde le transfert du « pan » vers des œuvres littéraires, et met en question la validité opératoire des notions de « début » et de « fin ». Quant à l’historicité, suggérée par la référence fondatrice à Baudelaire, si elle reste discutable – Sterne, Diderot, déjà… –, la fréquence de telles manifestations formelles et la reconnaissance culturelle du côté de la réception autorisent malgré tout à donner à la notion de pan son ancrage dans puis au-delà du XIXe siècle. Quelques modifications historiques de la conception du début et de la fin, hors du strict champ littéraire, corroborent cette hypothèse.

3Les philosophes français du XIXe siècle mesurent, historiquement, la fatigue de la civilisation – et souvent du point de vue de la capacité du religieux à fédérer les individus et à leur donner une visée future. Leroux, Saint-Simon, Lamennais5 alertent sur la faiblesse d’un christianisme vieillissant, désormais inapte à insérer les hommes dans une espérance partagée. Les individus ne savent d’où ils viennent, tant la clarté originelle du message christique s’est obscurcie, ne savent où ils vont, tant manque un projet. Ni début, ni finalité – l’acte de foi majeur en un commencement et une fin de ce monde-ci, compensée par l’espérance d’un au-delà, n’opère plus. Du temps de sa jeunesse, puis de sa maturité, l’Église a tracé un chemin, vers le haut ou vers le bas, en même temps qu’un périmètre : de la Création au Jugement dernier, tel que l’Ahasvérus de Quinet le retrace. C’était là un imaginaire fort, que l’on s’y inscrive ou qu’on le combatte. Ce modèle est à la dérive, encore que partiellement récupéré par le courant utopiste, sous des formes diverses. Il y a une fin, et elle est pour demain ; bien souvent, elle s’accommodera de la fin promise par le christianisme, mais qui reste à retrouver, selon une philologie enthousiaste. Le modèle scientiste, se coupant lui de la théologie, propose encore un début et une fin, un segment de temps faisant sens (celui de progrès), et dans lequel l’homme peut s’inscrire : histoire, géologie ou génétique, nous pouvons savoir d’où (de quand) nous venons ; nous avons la certitude d’être nés. La philologie redouble cette certitude, en promettant la langue mère, matrice de la civilisation indo-européenne. Et à la fin, les améliorations, le savoir, la pyramide comtienne couronnée par le bonheur, décliné dans un calendrier nouveau. Mais quand la science se détache de la capacité de la pensée humaine à se représenter ce dont la science lui parle, quand la science parle relativité, big bang si lointain, expansion de l’univers, comment voir encore le début, la fin ? Parallèlement, la déchristianisation et quelques ruptures majeures dans l’histoire (la Grande Guerre, la Shoah) cassent net le vecteur finalisé mis en place au cours du XIXe siècle. Et le doute qui double tout cela, doute philosophique nietzschéen, incitation à lire le monde comme illusion et œuvre d’art, doute psychologique et philologique freudien, invitant à le considérer comme production langagière et fantasmatique dans laquelle l’individu n’est qu’un relais parlant, achève d’embrumer la représentation d’un cadre dans lequel nous serions sujets d’une histoire collective.

4Ce doute jeté par les réflexions nietzschéenne et freudienne est celui-là même que Paul Ricoeur désigne comme noyau de l’herméneutique du soupçon. Le champ herméneutique est scindé entre deux définitions, l’une fondée sur la manifestation et la restauration d’un sens « adressé », l’autre sur la démystification et la réduction d’illusions ; l’herméneutique moderne tient alors dans la tension entre une double sollicitation : « laisser parler » ce qui a été dit quand le sens parut à neuf, plein, et « purifier le discours de ses excroissances, liquider les idoles, faire le bilan de notre pauvreté »6, selon les termes de Ricoeur. Volonté d’écoute, et volonté de soupçon. Attente d’une nouvelle actualité de la Parole, dans une attitude phénoménologique religieuse d’un côté, opposition à une propédeutique révélatrice et théologie négative de « la vérité comme mensonge »7 de l’autre. Historiquement, la trilogie Marx/Nietzsche/Freud marque bien la coupure, épistémologique et ontologique, entre l’ambition du sens et la prudence méfiante à son égard.

5Antoine Compagnon rappelle dans Le  Démon de la théorie8 ce que la critique littéraire doit à la crise de l’herméneutique, après les travaux de Gadamer sur la réception, l’intention d’auteur et l’historicité. Le rêve philologique est dissipé, le « vouloir dire » originel se voit remplacé par un « pouvoir faire dire » au texte, qui engage avant tout le lecteur, élément d’une chaîne d’interprétations successives et contextuelles. Si à la crise de l’auteur, objet de la querelle entre Barthes et Picard, l’on ajoute la suspicion portant sur le langage même, que l’on peut ne plus considérer comme « instrument servant à l’expression d’un vouloir-dire préalable »9, les conditions semblent réunies pour une lecture portée par une subjectivité souveraine ; souveraine et angoissante, l’ombre de l’herméneutique du soupçon tombant alors sur l’objet littéraire10.

6 Des deux raisons invoquées ici, la seconde est peut-être la conséquence de la première : l’effritement des bornes, le doute affectant la possibilité d’une relation sensible entre début et fin dans le champ de la culture et de l’imaginaire génèrent l’inquiétude épistémologique de l’art d’interpréter dans le champ propre de la critique. La fin n’est plus un lieu (on pourrait dire un lieu commun) d’où regarder et rappeler aisément le début pour le confirmer et s’en voir confirmé comme fin – songeons à la manière dont Heidegger déboute l’individu de la capacité d’accès à l’objet dans son historicité.

7Ces deux raisons invitent en tout cas à aborder les seuils du récit selon la double polarité ricoeurdienne : chercher ce qui y dépose du sens, dans l’ouverture claire vers la suite, mais y lever aussi les résistances, les traces d’un soupçon majeur, lesquelles vont se donner la plupart du temps dans le procès même de constitution des début-fin. Procès large, qui touche à l’émergence non seulement du récit cadré par ce livre, mais à celle du langage en général – en déportant donc le début vers une antériorité radicale, déportement sensible également quand doit se formaliser l’idée de fin. Le début tend alors vers un commencement absolu, mais grevé, empêtré, ce qui fait de ces seuils des lieux du bégaiement, du brassage phatique ou plastique de la langue. Plus que la valeur-sens, ce sont la valeur-bruit et la valeur-matériau qui sont perceptibles, en tant que réserve d’où peut monter le sens – selon un mouvement comparable à celui du pan dans la peinture.  

8Le pan ne se conçoit qu’à penser la coupure d’avec le tout, à la penser comme condition constitutive inoubliable, mais au fond non-aliénante. Le détail, lui, se conçoit comme élément du tout, né du tout, et lié à lui. Constituée par le canon comme un Tout, considérée comme Livre premier, la Bible est dotée d’un commencement absolu, la Genèse, d’une fin comme promesse et raison d’être de ce qui précède, l’Apocalypse. Cependant, dans ce Tout le Nouveau Testament fonctionne comme un « détail », prolongement rénovateur de l’Ancien. Le Commencement s’y voit repris, sous la forme d’un début qui le rappelle pour s’en détacher, mais dans un rapport de liaison : de la Genèse à l’Évangile de Jean, il est bien toujours question du Verbe, mais selon des modalités différentes. La Loi du Commencement tient dans la formule :

Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre était vide et vague11

9Chez Jean, le rappel du commencement est mis en récit, permet  que débute une suite :  

Au commencement était le Verbe / et le Verbe était auprès de Dieu / et le Verbe était Dieu […] Il y eut un homme envoyé de Dieu ; son nom était Jean. Il vint pour témoigner […] Et le Verbe s’est fait chair et il a campé parmi nous […] Jean lui rend témoignage et s’écrie : « C’est de lui que j’ai dit : Celui qui vient derrière moi, le voilà passé devant moi, parce qu’avant moi il était »12.

10La Parole du Père, commencement absolu, fracture l’inanimé et impose l’être, ce que marque dans la traduction traditionnelle le passé simple, se dégageant du fond (le chaos préalable) et le révoquant du même coup. Mais en substance, au commencement était le chaos. L’évangile johannique propose une variante intéressante : au commencement était le Verbe. L’imparfait, qui temporalisait le chaos dans la Genèse, installe ici le pouvoir du Verbe perçu depuis la condition humaine : comme un déjà là sur lequel va pouvoir s’écrire à nouveau, par l’intermédiaire de la voix humaine, la puissance de Dieu. Le rédacteur désigne une série de relais, le Verbe, l’instance narrative prophétique, Jean Baptiste, lequel porte témoignage du Verbe incarné, Jésus, objet du récit de l’apôtre Jean. Adossé au Commencement absolu, s’en inspirant jusque dans la répétition de la formule incipitale, adossé sereinement à la Loi du Verbe enclose dans un véritable « Prologue » qui lie (et relit), Jean donne à lire une œuvre écrite qui sait de quoi elle naît, et qui peut donc débuter dans la mention de l’Origine. L’efficacité du récit est sidérante, en son début comme en sa fin – l’évangile de Jean, conscient de faire récit dans la continuation du Livre, est le seul des quatre à finir sur l’infinie perspective livresque : « Il y a encore bien d’autres choses qu’a faites Jésus. Si on les mettait par écrit une à une, je pense que le monde lui-même ne suffirait pas à contenir les livres qu’on en écrirait »13. La construction johannique apparaît ainsi comme cas d’espèce de ce que l’on pourrait appeler le récit du fils assuré du Père : certitude de pouvoir débuter et finir sur le fond du Verbe, par conséquent de pouvoir délivrer un sens plein.

11De ce modèle johannique relèvent les récits pleins, commençant et finissant, à la manière du prototype balzacien (fréquent mais non général), par prélèvement dans le continuum temporel d’une parcelle de temps, affectée d’un espace, et occupée par des personnages s’affairant vers une finalité. Le récit s’emporte sur l’arrière-plan d’une réalité régulière dans ses aspects, productrice de l’illusion référentielle.   

12D’un autre modèle procèdent les récits à début difficile et à fin non-conclusive, modèle que l’on pourrait dire de la remontée « douteuse » vers le Commencement du Verbe. Moïse est une figure intéressante de ce point de vue, et pourrait figurer, avec quelques restrictions, ce rapport inquiet à la Loi. Car quand Yahvé l’invite à être le récitant de Dieu, Moïse hésite, et même résiste, par cinq fois14, allant jusqu’à demander : « envoie, je t’en prie, qui tu voudras ». Yahvé se met en colère, puis fléchit, désignant Aaron comme auxiliaire de son prophète récalcitrant. Ce motif de la prise de parole refusée – moment où la Parole de Dieu est en défaut – se trouve aggravé par l’aventure des Tables de la Loi : c’est moins Moïse qui fait défaut à ce moment-là15 que les hébreux idolâtres du Veau d’or et causant la perte du (premier) texte de la Loi. Autour de Moïse s’écrit donc un rapport difficile à la Parole originaire et originante, un rapport fait de désir et de culpabilité, marqué par la perte et l’incomplétude – les Tables réécrites du doigt de Dieu ne peuvent occulter le manquement premier, perte de l’origine. Quand Jean donnait pour évident le rapport au Verbe, le récit mosaïque le donne pour problématique ; Jean délivrait un récit plein et achevé, Moïse meurt à la frontière de la terre promise16 : pas de fin pour qui incarna les débuts difficiles…   

13Les seuils narratifs particuliers dont il sera à présent question n’ont pas la tranquille évidence de l’évangile de Jean. Textes de fils qui ne se satisfont plus de la clarté et de la transparence du Texte-Fils (Jean), mais qui, dans un moment historique en proie à de profonds changements, dans un contexte curieux des origines, tournent, rêveusement peut-être, autour de la parole du Père (père perdu, plus père que jamais sans doute pour cela même, mais saisi dans un rapport déliant l’originaire et l’actuel). Ce qui se traduit par la tentation et la tentative d’originer le début : c’est-à-dire non pas de fonder l’univers de la fiction, mais de la « dénaturaliser » (et dénaturer ?) dans la tentative même de l’arrimer à ce qui la supporte, dans le champ du langage. Le début alors bave vers un en-deçà, tandis que la fin bâille, évasée, évasive : ainsi de telle ouverture que l’on pourra dire parodique ; de telle fin déceptive, pirouette faisant signe vers une histoire qui ne viendra jamais17.  

14Les manières peuvent être fort différentes, nous allons le voir chez Barbey D’Aurevilly dans L’Ensorcelée, chez Balzac avec l’étrange petite Passion dans le désert, chez Flaubert et sa Bovary, chez Beckett enfin, autour de Premier amour et Comment c’est. Mais dans tous ces cas, dès le seuil et jusqu’au bout, l’intégrité du récit est mise en question ; de ce fait, « l’écroulement de l’illusion »18 (ou effet de délusion du pan) menace. Le récit à ses marges est chaque fois porteur d’une onde seconde, qui vient ébranler l’édifice virtuel de la construction du sens, au nom de l’évidence manquante. Le langage mesure son défaut de puissance, mais engage quand même le récit.   

15L’Ensorcelée ouvre sur un immense prologue, récit cadre qui se referme à la fin : début et fin sont donc fermement marqués. Mais le récit aurevillien répugne à se fixer par l’écrit, organisant un tissage des voix et des mémoires que la fin attribue à des « Homères cachés et collectifs » dont les œuvres ne sont que légende, « cytise merveilleux » que les générations broutent « d’une lèvre naïve et ravie, jusqu’à l’heure où la dernière feuille est emportée par la dernière mémoire »19. À l’ouverture, une méditation descriptive de la lande permet de poser un certain rapport à la parole. Ce que n’est pas, ou presque plus, l’espace, ce que n’est presque plus la parole : tels sont les deux motifs tressés dans le premier paragraphe. La lande, à rebours des « vallées fertiles », de leurs « rivières poissonneuses » et de leurs « herbages verdoyants », la lande, terre désertée, stérile et nue, est mise en péril par les hommes de progrès et de culture qui font « disparaître toute espèce de friche et de broussailles aussi bien du globe que de l’âme humaine »20. Le narrateur l’assimile explicitement à un état de la langue, quand il en fait un de ces « lambeaux, laissés sur le sol, d’une poésie primitive et sauvage que la main et la herse de l’homme ont déchirée. Haillons sacrés qui disparaîtront au premier jour sous le souffle de l’industrialisme moderne ».21 Le modèle de la Genèse est inversé, la décréation menace, la parole première, primitive, sacrée, est en haillons. La lande, « terre vague », est terre gaste22 où se joue la possibilité du récit : espace intermédiaire où germe la fiction, elle est aussi espace originel d’où monte la parole hésitante et vague, prise entre superstition et rationalité, du maître herbager Tainnebouy, lui-même « homme de l’ancien temps »23, reste du passé et de ses valeurs défuntes. De cette parole née d’un lieu menacé par le présent, Barbey tire un roman qui se refuse au contrat romanesque, préférant se donner la demi-vie du lambeau oral jeté dans le vent – celui de cet « oubli » qui « s’empare à jamais de tout ce qui fut poétique et grand parmi les hommes »24. Cette phrase signe la fin de l’histoire ; quelques pages plus loin, excipit du récit, Barbey laisse ouverte la question herméneutique : le narrateur, tentant « par suite des habitudes et des manies de  ce triste temps » de se justifier sa croyance, fut contraint pour plusieurs raisons de quitter la contrée, laissant en plan sa quête – ainsi s’éteint le récit, dans l’expectative et le laconisme : « je ne pus jamais réaliser mon projet »25. Finalement, L’Ensorcelée ne livre que les haillons poétiques promis, mélancoliquement apprêtés dans un flux nostalgique : la parole des bergers, centrale, incantatoire ou maléfique, est l’emblème de celle qui constitue le récit ; fluente, soustraite au cadrage psychologique, passant de bouche en bouche, elle ne s’arrime à rien d’autre qu’à un fondement défaillant, que représente l’Ancien Monde, magnifié mais perdu. Avec lui, le rapport d’autorité à la parole s’est réduit : raconter, c’est recueillir, mais à perte ; c’est recueillir une langue morte, à arracher absolument à une modernité décréatrice. À l’intérieur de cadres encore visibles, la lande est pan, la parole est sable, l’écrit mal raciné.       

16Le « secrétaire » de la société française, s’il martèle dans les années finales la perte irrémédiable affectant la valeur-art, rongée par la valeur-argent (voir Le Cousin Pons), n’en croit pas moins à certaine architecture solide de l’œuvre romanesque. Ses débuts construisent une typologie variée26, au fil de laquelle la parole atteste généralement une autorité – y compris dans la forme « conversationnelle » délivrant récit. Les débuts détachent assez clairement une temporalité sur un fond historique ou social, et la voix narrative ne s’embarrasse pas de considérations originaires. Une Passion dans le désert s’inscrit cependant à la marge d’une telle dynamique pétrie d’évidence, et se présente comme mal découpé, mal cousu, globalement mal dit. Le texte est mineur, tant par ses dimensions que par la section qu’il illustre : seul, avec Les Chouans, dans le tiroir « Scènes de la vie militaire », il peut laisser supposer que, retravaillé, il eût été autrement fait. Mais enfin, il est ce qu’il est : court, sans lien avec la cathédrale balzacienne, seuil intriguant d’une campagne d’Égypte jamais romancée, il se présente moins comme détail de l’œuvre que comme petit pan étrange, ironiquement baptisé « épisode d’une épopée qu’on pourrait intituler : Les Français en Égypte »27.    

17Il s’ouvre et se clôt sur une conversation mondaine entre personnes des deux sexes, anonymes, dont le locuteur-narrateur masculin devient scripteur de l’épisode commencé oralement : le récit exhibe ainsi les modalités du romanesque, passage à l’écriture depuis des événements vrais ou fictifs appartenant au « monde ». Or une telle exhibition de l’énonciation contredit, et même contrecarre, l’énoncé, au point que le lecteur a le sentiment de beaucoup de bruit pour rien. De fait, partie de l’énoncé est indicible, la relation entre le soldat et la panthère, zoophilie au désert, relevant de l’obscénité et exigeant censure dans le champ de sociabilité de la conversation d’abord, de l’écrit ensuite. La nouvelle adopte des stratégies d’évitement, magnifiant la terre vide du désert pour y engloutir le récit des actions, et inachevant le récit enchâssé :

Elle a une âme…dit-il en étudiant la tranquillité de cette reine des sables, dorée comme eux, blanche comme eux, solitaire et brûlante comme eux… 

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19Suggestion de la volupté, d’un désir brûlant mais… points de suspension, qui étonnent le lecteur, et la lectrice interne à la diégèse suffisamment pour que, dédicataire de la « confidence », elle proteste (pour elle, et tout lecteur) : « mais comment deux personnes si bien faites pour se comprendre ont-elles fini ? »28 La fin du récit-cadre vient ainsi souligner le manque textuel, manquement à la promesse initiale de livrer « la confidence du soldat »29 ; mais, au lieu de le combler, elle le relance : impossible de savoir dans l’excipit ce qui s’est passé, Balzac multipliant les énoncés du type « c’est horriblement difficile » (de conclure), « je ne sais pas », « moi, croyant que », « cela ne se dit pas ». Là où souvent la parole de confiance d’un « narreur » vient emplir et fermer hermé(neu)tiquement les lacunes du sens, le causeur de la Passion dépose les armes verbales : il avait pourtant promis une révélation, quand dans l’incipit il expliquait à son interlocutrice avoir été lui-même comblé par le récit du vieux soldat : ce dernier ricanait « Connu ! », devant M. Martin dompteur de fauves, et à la fin du repas le narrateur balzacien validait le récit entendu de la bouche du soldat d’un « je vis qu’il avait eu raison de s’écrier : – Connu ! »30. L’intégrité du sens apparaît ici, mais limité à la pure attestation de l’existence d’un sens, celui-là même qui, à la fin du récit-cadre, ne fait retour qu’en creux – pire, comme défaite : comment ces deux personnes ont-elles fini ? « […] comme finissent toutes les grandes passions, par un malentendu ? »31 La bienséance explique cette sorte de sublimation ironique, par laquelle s’humanise la panthère et se dessine un décodage mondain de la « fable zoophilique ». Pourtant, la nouvelle, qui conduit le lecteur du « connu » au « malentendu », de la promesse à la confiscation, ne fait rien, sinon laisser mal-entendre, en effet, la situation racontée. Pour cela, elle mobilise dès l’incipit le sous-entendu, lorsqu’il s’agit d’évoquer les moyens utilisés par Henri Martin (des attouchements sexuels) pour obtenir obéissance de ses fauves : Balzac ne peut que suggérer l’obscène de départ, usant de la suspension, de l’italique, parfois associé à une ouverture métalinguistique vite avortée : « Elle venait de contempler ce hardi spéculateur travaillant avec sa hyène, pour parler en style d’affiche »32. Les déictiques restent en outre privés de référent : « Ce spectacle est effrayant », « Ce fait, qui vous semble un problème, est cependant une chose naturelle… ». La seule manière pour le récit d’échapper à la menace d’engluement dans un verbiage contraint et honteux consiste dans la prise d’altitude et l’élaboration d’une position savante :

Vous croyez donc les bêtes entièrement dépourvues de passions ? […] apprenez que nous pouvons leur donner tous les vices dus à notre état de civilisation.33

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21Le récit du soldat est alors censé fonctionner comme exemple, image marquante au service du très sérieux traitement philosophique des rapports de l’animalité et de la civilisation. Mais cet effort de sublimation, vers la conceptualisation philosophique et vers le passage à l’écrit qui en serait le glorieux tombeau, échoue – nous l’avons vu. Et finalement, autour d’un connu supposé, le texte nous mène du sous-entendu au malentendu. La parole romanesque, alors, bruit mais ne dit pas, ce que l’on peut assimiler à la fonction phatique du langage34. La communication est ouverte, le canal fonctionne, mais certaine noise35 vient empêcher la diction claire et signifiante. Il est tentant de voir dans cette brève nouvelle de Balzac une version sonore de ce qui se joue autour de La belle noiseuse dans Le Chef-d’œuvre inconnu : là, un petit pied merveilleux s’emporte seul dans un chaos de couleurs, ici un fragment de récit émerge seul de la résistance à la signification. Ces deux œuvres ouvrant, à l’intérieur même de  cette Œuvre-Monde qu’est La Comédie humaine, une interrogation sur la totalité.

22Balzac, architecte de l’Unité, ne peut donc esquiver le problème du fragment erratique. Flaubert quant à lui va en faire, progressivement, son objet, jusqu’à ce Bouvard et Pécuchet qui pense la totalité à deux échelles, celle de l’œuvre-cadre qui rassemble les savoirs contemporains, celle des domaines, où s’entassent les opinions. Nulle science ne parvient à construire une vision cohérente, fût-elle partielle, du moindre arpent des terres savantes ; nul domaine ne se réalise donc comme détail d’un ensemble plus vaste, la totalité que constitue le roman ne se réalisant que de bric et de broc, par accumulation. Le seul ordre trouvé est celui de l’alphabet, mais il concerne le second volume, dont la virtualité est la meilleure des « non-fins » que Flaubert ait pu inventer. Néanmoins, que l’ordre des lettres soit in fine ce à quoi Bouvard et Pécuchet s’en seraient remis souligne l’intérêt permanent de Flaubert pour la manière dont quoi que ce soit qui se raconte advient au statut de l’écriture : selon l’ordre de la lettre, du langage.  

23Bouvard et Pécuchet résout drolatiquement l’interrogation sur la représentation de la genèse verbale, ouverte dès le premier roman publié. En renvoyant au Commencement absolu du livre de la Genèse, en même temps qu’à une création ex nihilo dans l’éprouvette de la chimie moderne (dont on doit admettre qu’à 33 degrés, il s’y passe quelque chose), Flaubert trame deux causalités, dont le roman montrera d’ailleurs (dans les disputatio entre Pécuchet et l’abbé Jeufroy) qu’elles sont encore fort ennemies. Origination, en tout cas, que l’auteur fasse surgir l’existence36 selon les lois physico-chimiques, ou qu’il unisse, nouvel Adam et nouvelle Ève, ses deux bonshommes providentiellement, au banc du milieu du Jardin d’Éden, où se déclenche le prurit de la connaissance ; soit encore que ces personnages sortent du canal Saint-Martin, à l’eau « couleur d’encre ». Dans le cadre de cette origination, Flaubert a en tout cas résolu autrement le problème qui se posait à l’orée de Madame Bovary, celui de la parole : ses deux héros sont d’emblée pris dans l’écriture, dans la contiguïté de cette « eau couleur d’encre » du canal Saint-Martin qui ferme le boulevard Bourdon, immédiatement étiquetés « Bouvard » et « Pécuchet » dans leurs couvre-chefs. Si au commencement était le Verbe, celui-ci se trempe à l’encrier pour que débute tout récit. Ce début de roman se caractérise par sa fluidité – à condition toutefois que s’y lise, en filigrane, en palimpseste, la trace de l’alpha du monde, et du langage.  

24Plus difficile est l’ouverture de Madame Bovary. Déjà la composition fait problème : étant donné l’encadrement du roman d’Emma par le « roman » de Charles, jusqu’où étendre l’incipit, où faire commencer l’excipit ? Les deux premiers chapitres pourraient constituer une histoire autonome, et le roman finir là : mort de Madame Bovary – première du nom. Le dernier chapitre se centre entièrement sur Charles veuf, et lance la dynamique accélérée de la perte et de l’abandon, qui réduit le cercle autour de Charles, tandis que le champ d’action de Homais au contraire s’élargit – c’est dire que nous y lisons le processus qui mène à la culmination des lignes de la fin : mort de Charles, abandon et ruine de l’enfant, tandis que Homais grandit, grandit, comme sa croix d’honneur éternisée dans le célèbre présent qui in-finit le roman.

25La composition invite donc à élargir les seuils, d’ailleurs le « début » de l’œuvre doit inclure la mise en terre du « nous » initial37, qui ne disparaît pas simplement dans le changement de régime de la narration (passage à un narrateur omniscient pour dire les enfances de Charles), mais fait retour pour liquidation, huit pages à peine après le début : « Il serait maintenant impossible à aucun de nous de se rien rappeler de lui »38. On le voit bien, Flaubert corrige le lecteur, dont la foi naïve a pu croire à un relais sûr de parole, concernant Charles : spirale vertigineuse que cette phrase, qui embarque absolument tout ce qui a précédé, puisqu’il n’y a aucune raison de croire que le « se rien rappeler » n’ait qu’une valeur rhétorique. Cependant, quelque chose s’est écrit, a commencé – mais aussitôt battu en brèche : ni le « nous », ni Charles criant son nom ne font autorité, n’emportent l’adhésion. Le spectacle de l’articulation verbale est doublement illusoire : Charles ne se nomme qu’au péril du lambeau de son nom, et la parole d’attestation qui le supporte sombre également. Comment originer le récit, sinon faussement, dans une part manquante ? Manque à l’origine, pourtant, du roman. Incertitude, incomplétude, mais élaboration syntaxique : où l’on peut voir fonctionner le modèle de la psychanalyse, ce point aveugle de l’origine, « représentant de la représentation » qui fait tenir le système des représentations sans qu’il soit jamais atteignable. Mais ce en quoi, également, l’on reconnaît le rapport même au langage tel que Madame Bovary le formalise : chaudron fêlé, récipient de la platitude, sonne-creux et sonne-faux, mais instrument de la plénitude… parfois39.

26Le chaudron fêlé est le principe du roman, qui peut se lire comme aventure de la parole humaine. Charles, « chantre de village », qui d’une « bouche démesurée […] comme pour appeler quelqu’un »40 massacre l’articulation de son identité, chantre41 étant la dénomination figurée et poétique du poète, n’apparaît-il pas comme figure, grotesque, de l’abandonné des Muses42 ? Grotesque, mais le grotesque triste étant valeur absolue pour Flaubert, il sera réhabilité. L’hypothèse du roman comme aventure de la parole se vérifie aux dernières pages de l’œuvre, la rencontre de Charles et de Rodolphe permettant à Flaubert de repasser en pratique sur sa théorie du chaudron fêlé. Rodolphe « continuait à parler culture, bestiaux, engrais, bouchant avec des phrases banales tous les interstices où pouvait se glisser une allusion »43 – et soudain, quand tout danger semble écarté, monte la phrase de Charles, que rien n’annonce et qui vient fissurer le colmatage :

– Je ne vous en veux pas, dit-il.

[…] – Non, je ne vous en veux plus ! 

Il ajouta même un grand mot, le seul qu’il ait jamais dit :

– C’est la faute de la fatalité !

27Charles peut désormais mourir. Personnage de l’interstice, de la fêlure, du manque, le chantre médiocre du début fait entendre ici, avec le grincement peu harmonieux de la platitude, la « plénitude de l’âme » qui sait bien s’accommoder des « métaphores les plus vides »44. Charles est devenu le poète du chaudron, malgré et avec le défaut de la langue. Autrement dit, il ne suffit pas, dans une recherche des manifestations de la crise de foi en l’évidence des débuts, de considérer l’incipit : si commencer, c’est parvenir à dire, en dépassant la parole tronquée dans sa matérialité pour accéder à une formulation tronquée dans ses ambitions, alors Bovary ne commence qu’à la fin, n’en finit pas de commencer. Le roman de Flaubert devient traversée du phatique, et conquête esthétique du lieu commun ; ce qu’accomplit également Bouvard et Pécuchet, où le « déjà écrit » est conçu comme tentaculaire matière et réserve phatique, pour qu’en soit extrait ce qui est appelé à fonctionner plastiquement dans le second volume. Le pan gagne en dimensions, dès lors que le roman entier se prête à un jeu « pré-herméneutique » : la parole littéraire n’est pas donnée, mais construite (le style, au sens absolu que lui donne Flaubert), depuis un bégaiement initial et vers une recomposition approximative. Il n’y a pas chez Flaubert de nostalgie du Verbe, plutôt le travail mélancolique de renoncement à une parole pleine, et le compromis avec la langue babélisée.

28Composition et recomposition verbales sont pour Beckett objet unique d’une œuvre, sorte de tapisserie de Pénélope incessamment reprise, dont je ne prélèverai que trois cas, pas forcément les plus cités : l’un qui marque le début de sa production en langue française, Premier amour (1945), le bref texte intitulé L’Image, daté des « années 50 », enfin Comment c’est (1961), qui semble avoir largué les amarres avec la planète-récit.

29Premier amour raconte encore une histoire, avec début, milieu, fin : le héros, expulsé à la mort de son père, doit commencer l’expérience du dehors ; il rencontre une prostituée, Anne – ou Lulu –, accepte son invitation à s’installer chez elle, se voit attribuer la paternité de l’enfant qu’elle porte alors même qu’il doute avoir fait usage de son pénis, enfin s’enfuit à la naissance de l’enfant. Les préliminaires sont longs, rassemblant, entre quête et digression, les conditions préalables au récit, espace, temps, personnage. Véritable archéologie, d’autant plus difficile que la voix n’est assurée de rien. Le mot initial est lourd de conséquences : « J’associe, à tort ou à raison, mon mariage avec la mort de mon père, dans le temps »45. Par défaut d’une autorité, le récit s’inaugure par un possible, un choix, moins volontaire que guidé par une dynamique associative relevant de la traversée du sujet par le langage, plus que de l’inverse. Cependant un effort d’arrimage semble suivre, représenté par la visite au cimetière pour aller relever des dates sur la tombe paternelle, de manière à ce que l’expression « dans le temps » puisse signifier autre chose qu’un simple « il y a longtemps ». Le « je » relève, en deux déplacements successifs, d’abord la « date [du] décès » du père, puis « quelques jours plus tard », la date de sa naissance. Que le récit naisse de ce qui est défunt, perdu, s’inscrit dans la lignée de ce que nous avons rencontré précédemment : à défaut d’origination, mais dans la tension vers une origine escamotée, ainsi commençait le roman de Barbey, celui de Flaubert. Beckett ajoute une dimension, celle du surplus : la mort du père permet au fils de régler le curseur du temps pour que débute son histoire ; mais à quoi bon aller chercher la date de naissance du père ? en pure perte, l’arrimage temporel du récit n’en ayant cure, du point de vue de la logique. « Ces deux dates limites, je les ai notées sur un morceau de papier, que je garde par-devers moi », ajoute le narrateur, dont la mince existence se fond alors dans celle du tiers paternel : le texte se joue de la clôture narrative, des attendus début-fin, naissance-mort, par le biais d’un tel transfert vers un tiers. Si le récit, comme dans l’évangile de Jean, s’adosse au père, c’est dans une inversion des pôles : le commencement est fin paternelle, sans que pourtant n’advienne un fils, si absenté que ce qui le définit « par-devers » lui n’est pas même sien. Quant au commencement de la vie du père, une phrase la subordonne à la fin : « désirant savoir à quel âge il était mort, j’ai dû retourner sur sa tombe, pour relever la date de sa naissance »46. D’emblée, début et fin sont démontées de l’intérieur : rien ne commence ni ne finit, tout dure, le prélèvement dans le continuum du temps n’est qu’arbitraire. Les fils ne prennent pas le relais des pères mais s’oublient sur leur tombe.

30La fin de la nouvelle réactive la tension logique entre début et fin : le héros fuit la maison où hurle l’enfant nouveau-né, le récit s’interrompt sur ces cris, infinis.

31 

Pendant des années j’ai cru qu’ils allaient s’arrêter. Maintenant je ne le crois plus. Il m’aurait fallu d’autres amours peut-être ? Mais l’amour, cela ne se commande pas.47

32 

33 Les cris durent, l’amour s’arrête, encore que l’on aurait pu opter pour une autre organisation : amour continue, cris s’arrêtent, mais… De l’association qui ouvrait le récit à l’éventualité vaine qui le clôt, le lecteur est lâché à l’imagination d’autres possibles ; rien ne se « commande », la fin est un fantasme, la perduration est loi, sous la forme ici de ces cris qui manifestent l’obstiné bruissement de la voix beckettienne. Peu avant ce que par pure commodité nous nommerons la fin, le héros mime littéralement (par le mouvement) cette impossibilité de finir :

Je me mis à jouer avec les cris […], m’avançant, m’arrêtant, m’avançant, m’arrêtant, si l’on peut appeler cela jouer. Tant que je marchais je ne les entendais pas, grâce au bruit de mes pas. Mais sitôt arrêté je les entendais à nouveau […]48

34 Arrêt impossible, silence impossible : cris de l’enfant ou bruit des pas, quelque chose de sonore pousse et appelle le héros beckettien. Déjà au seuil du texte « J’associe » exprimait le liage, non seulement de ce qui suivait sur la page, que de celle-ci avec un en-deçà.  

35L’Image métaphorise le continuum que Premier amour feignait d’interrompre pour le formater aux dimensions d’un récit possible. Ici, de la boue à la boue, de la langue qui « se charge de boue »49 à « plus soif la langue rentre la bouche se referme elle doit faire une ligne droite à présent »50, l’image monte puis décroît : boue et lumière accomplissent un débris de visible, création presque épuisée qui retourne presque aussitôt au monochrome éteint et se fige : « quelques bêtes les moutons qu’on dirait du granit qui affleure […] c’est fini c’est fait ça s’éteint […] »51. À ce stade, la langue ne s’interroge plus, foin des questionnements métalinguistiques sur « qui, quand, où »52 : la langue n’est plus système d’expression, elle est organe mobile ; le récit se revendique image, les mouvements de l’organe-langue engrènent ceux du corps, mains puis œil, qui voit : c’est la pulsation esthésique qui gère le récit, à la fois origine et finalité de l’écriture.

36Comment c’est53, au titre littéralement équivoque, reconduit et étoffe la manière et la matière adoptées dans L’image. Premiers mots :

comment c’était je cite avant Pim avec Pim après Pim comment c’est trois parties je le dis comme je l’entends

voix d’abord dehors quaqua de toutes parts puis en moi quand ça cesse de haleter raconte-moi encore finis de me raconter invocation

instants passés vieux songes qui reviennent ou frais comme ceux qui passent ou chose chose toujours et souvenirs je les dis comme je les entends les murmure dans la boue54

37Derniers mots

… je pourrais crever hurlements je vais crever hurlements bon

bon bon fin de la troisième partie et dernière voilà comment c’était fin de la citation après Pim comment c’est 55

38Commencer, ce serait pouvoir raconter « comment c’était » : souvenir de la norme narrative, avec annonce de plan en trois parties ; en outre, un programme s’élabore dans ces quelques lignes, selon les trois phases « comment c’était / comment c’est / finis de me raconter » : la possibilité de clôture est là, mais sans doute simple « invocation » – car la dernière page cède au blanc sur un ultime « comment c’est », révoquant ce qui précède ; car ce qui a eu lieu n’est que la « citation » ouverte en première phrase, donnée comme finie ici, alors même que revient, insistant, le syntagme du commencement, figeant l’après-Pim dans la nécessité de dire encore. La voix-boue exige « raconte-moi encore », et c’est cet encore qui gère en tyran le système beckettien, celui du langage qui traverse le sujet parlant, forçat aspirant à « finir / pas de réponse […] suffoquer / m’engloutir / plus souiller la boue / plus troubler le silence / crever »56. Là où L’image dessinait l’émotion d’avoir « fait » – « Je souris encore […] c’est fait j’ai fait l’image »57 –, et inscrivait le travail plastique de la langue dans une perspective encore esthésique et esthétique, Comment c’est annule à sa marge finale la possibilité d’un rapport apaisé, aussi bref soit-il, à la langue. Tout croule – rien ne commence, tout étant citation, rien ne finit, par défaut de commencement –, récit, logique, appréhension de la réalité : cas-limite du pan, devenu délusion déréglementée.

39La relation qu’entretiennent les débuts et les fins analysés ici est bien critique. Que Flaubert et Beckett, qui retournent les normes et les habitudes du discours romanesque, jettent le trouble sur les seuils du récit n’est pas pour étonner. La chose est moins évidente pour Balzac ou Barbey d’Aurevilly qui, de façon plus étouffée, problématisent également ces espaces transitoires de l’œuvre.

40L’on assiste ainsi à des manœuvres dilatoires chez Barbey, qui ne sait dans quelle langue ancrer L’Ensorcelée, tant celle du Père est en faillite. Faire entendre des voix, diffractées, et la langue incantatoire et poétique des bergers, mais saisies de loin, affectées d’un coefficient de perte que redouble la volonté de brouillage herméneutique, tel est le choix du dandy.

41Être son propre accusateur, la formule convient au scripteur d’un « malentendu », le Balzac d’Une passion dans le désert, que le récit d’une trangression morale inacceptable (que le mythe seul a pu représenter) pousse à trangresser les codes d’élaboration de la fiction : son début fait signe vers un dehors absent (pour cause d’obscénité), sa fin déguise l’impossible achèvement en poésie du désert – où le récit se perd. Entre les deux, stratégie dilatoire phatique. L’architecte de La Comédie humaine laisse écarté de son grand œuvre un étrange petit pan de fiction…   

42Flaubert pour ses débuts dans l’espace littéraire, signe un roman sur le langage, c’est « connu », mais un roman qui montre l’effective advenue du chantre au langage, à la poésie – cette prose fêlée qui, née de la certitude de l’incomplétude du langage, se garde de conclure.  

43Beckett enfin, au siècle suivant, démonte les attendus des frontières du récit dans Premier amour, puis pousse le travail sur la langue jusqu’à ses limites, davantage celles d’une poésie qui ne connaît pas les exigences prosaïques de la clôturation cohérente que celles du roman entendu (même a minima) génériquement.  

44Dans tous ces cas, le fond sur lequel projeter en ombres chinoises la gestuelle d’une fiction particulière a failli ; la sérénité d’un récit modelé à la manière johannique, enté sur la certitude d’un point de parole originaire, a disparu. C’est dans ce défaut originaire même, que la remontée vers l’origine ne corrige pas mais vérifie, que l’œuvre s’inaugure. Elle est alors toujours pan (plus ou moins), au regard de l’intégrité perdue.