Colloques en ligne

Stéphane Chaudier

Ni début, ni fin : Proust et l’expérience du temps

Pour J.L

1On rencontre au début de La Recherche un voyageur malade. Il est seul, dans sa chambre d’hôtel. Il voudrait que la nuit soit déjà finie. Il le croit. Une raie lumineuse apparaît sous la porte. C’est le petit matin, pense-t-il. Erreur : c’est une lumière artificielle qui s’éteint. La nuit ne fait que commencer, et la souffrance avec elle. Rien ne ressemble plus à un début qu’une fin. Les signes nous trompent et renvoient à l’une ou l’autre de ces deux limites : le début, la fin. Ce que nous pensions mesurer (dominer par la pensée) nous échappe. Pour Proust, le temps est l’expérience fondatrice de l’être ; or la mesure du temps trahit cette expérience originelle ; car la mesure du temps ne procède pas de l’être du temps tel que nous en avons l’intuition ; elle résulte de la projection des exigences de la raison sur le temps. C’est pourquoi la raison ni le temps ne se peuvent regarder fixement ; la mesure rationnelle du temps empêche la saisie la plus profonde du temps. Dans la phénoménologie proustienne du temps, y a-t-il encore place pour les notions de « début » et de « fin » ? Ces seuils ne sont-ils pas des artefacts trompeurs ? De pures conventions ?

2Swann écoute la sonate de Vinteuil. Il ne goûte d’abord que « la qualité matérielle des sons » (I, « AS » 2051). Or, ajoute Proust, « une impression de ce genre, pendant un instant, est pour ainsi dire sine materia » (I, « AS », 206). Les deux propositions semblent contradictoires. En réalité, la matière est double : soit on l’appréhende comme un continuum physique porteur des qualités de la chose ; soit on l’appréhende comme une étendue, comme la res extensa de Descartes, c’est-à-dire comme soumise au travail de la raison. Proust est très clair : les impressions « purement musicales » sont « inétendues ». Elles sont à la fois « confuses » et « entièrement originales ». L’absence d’étendue témoigne de leur originalité – entendons : de leur conformité à l’origine vivante de leur apparition. La chose ne fait qu’un avec le procès par lequel elle se manifeste en tant que telle. Dès que l’intelligence intervient, on quitte le temps de la chose. On entre dans celui des idées, des images : « quand la même impression était revenue, elle n’était déjà plus insaisissable. Il s’en représentait l’étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive » (I, « AS », 206). Sitôt que la chose revient, l’intelligence la reconnaît ; elle la transforme en espace, en étendue mesurable. Dans les limites qu’elle lui assigne apparaissent des « groupements symétriques ». Le sens advient : les signifiants, « la graphie », sont dotés de « signifiés », « la valeur expressive ». La pensée ne rappelle la musique qu’en se substituant à elle. La musique échappe. Elle se poursuit ailleurs, dans le dos de l’auditeur.

3Au commencement, il n’y a donc qu’un temps sans mesure, sans début ni fin : « les notes que nous entendons alors, tendent déjà, selon leur hauteur et leur quantité, à couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions variées, à tracer des arabesques, à nous donner des sensations de largeur, de ténuité, de stabilité, de caprice » (I, « AS », 206). Proust saisit le temps originel de la musique : un flux sonore se porte au-devant de la conscience. Ce n’est pas l’esprit qui convertit les sons en phénomènes visibles : « surfaces » et « arabesques », « largeur » et « ténuité », « stabilité » et « caprices ». C’est la musique seule qui agit. Très significativement, les sons « tendent à » : la structure de leur être est dynamique, à la fois temporelle et relationnelle. Proust les conçoit comme animés de l’intention de se faire connaître, de se faire aimer par une conscience qui, sitôt qu’elle est affectée par le son, se dispose à l’accueillir. Le temps n’est alors qu’un flux : il y a bien des successions, mais comme elles ne sont pas vectorisées, elles sont a-signifiantes. Quand la phrase évoque la manière dont la musique se développe en celui qui l’écoute, elle supprime tout morphème coordonnant : « à couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions variées, à tracer des arabesques, à nous donner des sensations de largeur, de ténuité, de stabilité, de caprice ». C’est à la pure linéarité du langage qu’est confié le soin de manifester une durée dépourvue de toute mesure, un flux inintelligible : la succession des qualités (et des contraires) « largeur », « ténuité », « stabilité », « caprice » ne construit pas une chronologie, mais un mouvement sans début ni fin et, de ce fait, dépourvu de sens :

Et ç’avait déjà été un grand plaisir quand, au-dessous de la petite ligne du violon, mince, résistante, dense et directrice, il avait vu tout d’un coup chercher s’élever en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune. (I, « AS », 205)

4La matière s’organise d’elle-même. La musique est utopie et uchronie – ce qui ne veut pas dire désordre, chaos. N’étant que ce qu’elle est, toute chose se différencie d’elle-même de ce qui apparaît en même temps qu’elle. Le temps est ici le révélateur de l’écart des essences : chaque chose n’aspirant qu’à être ce qu’elle est – le violon se réalise dans la sensation de force et de ténuité –, elle manifeste une résistance à ce qu’elle n’est pas ; cette résistance invite la chose contiguë et simultanée à saturer les qualités restées virtuelles. C’est ainsi que la minceur du violon appelle l’apparition simultanée du volume du piano. Celui-ci à son tour suscite l’efflorescence des qualités qu’il contient ou suggère : la musique et la mer, la couleur, les formes et le mouvement s’impliquent réciproquement dans une unité qui est aussi une totalité complexe.

5La musique réalise ainsi l’expérience de la plénitude présent, admirablement décrite par Clément Rosset, alors qu’il commente « Artémis », un sonnet des Chimères : « Nerval ne biffe pas le présent au bénéfice du passé ou du futur, mais tout au contraire, biffe le passé et le futur au bénéfice du présent, qui se trouve ainsi enrichi, ou mieux “rempli” comme dirait Hegel de tout ce qui a eu lieu et de tout ce qui aura jamais lieu2 ». C’est hors de toute référence au passé et au futur, à l’idée de début ou de la fin que le « temps matière » offre à l’âme et au corps une jubilation délicieusement régressive :

Et cette impression continuerait à envelopper de sa liquidité et de son « fondu » les motifs qui par instant en émergent, à peine discernables, connus seulement par le plaisir particulier qu’ils donnent, impossible à décrire, à se rappeler, à nommer, ineffables – si la mémoire, comme un ouvrier qui travaille à établir des fondations durables au milieu des flots, en fabriquant pour nous des fac-similés de ces phrases fugitives, ne nous permettaient de les comparer à celles qui leur succèdent et de les différencier. (I, « AS », 206)

6« Liquidité », « “fondu” » : le paradis est un ventre maternel où la sensation se déploie. La chose n’est alors connue que par le plaisir particulier qu’elle donne. Survient l’intelligence : l’économie du savoir se met en place. Il s’agit de vaincre le temps ; le flux musical qui emporte l’univers sensoriel lié à chacune des notes doit être dominé. La mémoire est un bon ouvrier. Elle maîtrise la matière vive : elle veut « comparer », « différencier ». Deux paradigmes en /f/ s’opposent alors : le procès, le résultat – « fabricant », « fondations », « fac-similés » – et l’être du temps : « les flots », « les phrases fugitives ». Le « début » et « la fin » encagent le temps ; ils mutilent le flux originel.

7L’idée de début et de fin est contraire à l’aspiration la plus profonde de Proust : se fondre, se dissoudre dans l’élan vital des choses. On l’a dit mille fois : La Recherche s’ouvre avec un mot qui manifeste une durée pure : « longtemps ». L’adverbe neutralise l’expression d’un début ou d’une fin. La répétition indéfinie d’un procès pourtant perfectif (tendu vers sa fin) – « me suis couché » – engendre une série sans bornes temporelles. Quel est le sens d’un tel dispositif ? Barthes nous permet d’en comprendre l’enjeu :

La partitio, second mouvement de l’exorde, annonce les divisions que l’on va adopter […] ; l’avantage dit Quintilien, est qu’on ne trouve jamais long ce dont on annonce le terme. Aristote l’a indiqué, non à propos de l’épilogue, mais à propos de la période : la période est une phrase « agréable », parce qu’elle est le contraire de celle qui ne finit pas ; il est désagréable au contraire de ne rien pressentir, de ne voir fin à rien3.

8La rhétorique convertit en plaisir (l’opposition « agréable » / « désagréable ») les contraintes qui pèsent sur l’usage de la parole. Est donné comme agréable ce qui se conforme à l’usage, c’est-à-dire à la performance sociale. La rhétorique est une téléologie du langage : le bon discours a une fin (un terme) parce qu’il a une fin (une visée). Le bon début préfigure cette organisation : il est gage de cohérence, promesse d’intelligibilité. La rhétorique implique l’idée qu’on peut et qu’on doit mesurer le temps. L’imaginaire de Proust travaille contre la règle rhétorique : si la chose dans sa vérité de chose échappe aux limites conventionnelles assignées à sa manifestation, le discours qui veut rendre compte de la chose doit trouver en elle – et non dans une convention langagière qui lui est étrangère – la norme qui préside à son apparition. Prenons l’exemple de l’agonie juive :

Frappés chacun de maladies particulières […], ils se débattent indéfiniment dans des agonies terribles qui peuvent se prolonger au-delà de tout terme vraisemblable, quand on ne voit déjà plus qu’une barbe de prophète surmontée d’un nez immense qui se dilate pour aspirer les derniers souffles […]. (SG, III, 103)

9La véritable agonie est celle dont on ne voit pas la fin (« indéfiniment », « se prolonger au-delà de tout terme vraisemblable ») alors même qu’on ne cesse de la pressentir et de la redouter (« on ne voit déjà plus », « les derniers souffles »). Le visage se réduit à une barbe, à un nez. Ce « nez » est bien plus que le signifiant codé de la judéité. Il devient « immense » ; il passe toute mesure. Déformé par l’agonie, il apparaît paradoxalement comme l’organe de la vie, du désir. On se souvient que Bossuet oppose aspect inaccompli – « Madame se meurt » – et aspect accompli : « Madame est morte ». Le prédicateur juxtapose ces deux moments. Il ne les délimite pas : il n’y a ni début ni fin mais passage insensé d’un état à l’autre, chacun étant incommensurable à l’autre. Proust, lui, s’installe au cœur de l’inaccompli : le temps se dilate comme ce nez juif qui en devient le symbole.

10On mesure le temps dès qu’on veut le dominer : « Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : “Je m’endors.” » (CS, I, 3). Au seuil de La Recherche, Proust formule une impossibilité : le langage ne peut prétendre se poster aux frontières d’un procès, là où il commence et s’achève. De même, dans l’expérience de la réminiscence involontaire : « Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu » (CS, I, 46). L’événement qui se présente se manifeste comme déjà accompli. On pense à la structure du récit d’apparition, dans l’évangile de Jean :

Le soir de ce même jour, le premier de la semaine, les disciples avaient verrouillé les portes du lieu où ils étaient, car ils avaient peur des Juifs. Jésus vint, et il était là au milieu d’eux. (Jean, 20, 19).

11Pour les évangélistes, le Christ est l’événement par excellence. Il est là, porté par un mouvement imprévisible et insaisissable. Certes, l’esprit peut opérer une démarcation entre un avant et un après. Mais ce point de séparation disjoint deux états sans les expliquer l’un par l’autre. Le conséquent ne procède pas de l’antécédent, comme le montre l’analyse du réveil :  

[…] mais alors le souvenir […] venait à moi comme un secours d’en haut pour me tirer du néant d’où je n’aurais pu sortir tout seul […]. (CS, I, 5)

Certes, j’étais bien éveillé maintenant, mon corps avait viré une dernière fois et le bon ange de la certitude avait tout arrêté autour de moi […]. (CS, I, 8)

12Ces images sont religieuses : la certitude est « un bon ange », le souvenir est « un secours » venu « d’en haut ». Le « je » proustien reçoit d’une instance impersonnelle la certitude d’être lui, situé à un point précis de l’espace et du temps. Impliquée dans les états intermédiaires entre sommeil et réveil, une décision s’effectue à laquelle il n’a pas participé, bien qu’elle le concerne au premier chef. À son réveil, le héros de Proust en est réduit à constater qu’il est bien lui – et non un autre – mais savoir pourquoi il persiste à être lui – et non un autre. Toute identité est à la fois certaine (irréfutable) et arbitraire. Ainsi délimité par une puissance extérieure, le temps s’avère sans consistance :

Un certain jour, m’imposant les mains sur le front (comme c’était son habitude quand elle avait peur de me faire de la peine), en me disant : « Ne continue pas tes sorties pour rencontrer Mme de Guermantes, tu es la fable de la maison. D’ailleurs, vois comme ta grand-mère est souffrante, tu as vraiment des choses plus sérieuses que de te poster sur le chemin d’une femme qui se moque de toi », d’un seul coup, comme un hypnotiseur qui vous fait revenir du lointain pays où vous vous imaginiez être, comme le médecin qui, vous rappelant au sentiment du devoir et de la réalité, vous guérit d’un mal imaginaire dans lequel vous vous complaisiez, ma mère m’avait réveillé d’un trop long songe. […] Et puis ç’avait été fini. (CG, II, 666)

13Précédée d’un geste quasi religieux, la parole de la mère semble dotée d’une admirable puissance performative. Elle engendre ce qu’elle dit, ce qu’elle souhaite : une rupture. Elle fonde un temps neuf. Mais en réalité, cette parole n’est efficace que parce qu’elle opère sur du vide : le héros guérit de son amour car celui-ci n’est qu’un « mal imaginaire », dépourvu de réalité. La parole assigne une fin à ce qui n’a pas d’être, pas de consistance, à une « fable ». « Toute action de l’esprit est aisée si elle n’est pas soumise au réel » (SG, III, 50). Un amour qui finit si facilement n’a sans doute jamais commencé.

14Admettons donc que, pour Proust, la chose, saisie dans sa vérité de chose, ne soit pas mesurable. Il n’en reste pas moins que La Recherche, en tant que roman, a un début et une fin. La célèbre phrase de Genette semble difficile à contester : « Marcel devient écrivain » ; au début, il ne l’était pas ; à la fin, il l’est devenu. Sans début ni fin, sans le processus narratif qui permet de passer d’un état à l’autre, il n’est pas de roman possible. Sans doute ; mais ce parcours en lui-même n’a guère d’importance. À aucun moment, l’intérêt de La Recherche ne tient à cette question : oui ou non, le héros deviendra-t-il écrivain ? Le texte ne croit pas à sa propre fiction ; il le fait savoir par le truchement du héros. Celui-ci veut écrire pour rester auprès de Gilberte : « le bonheur que j’aurais à ne pas être séparé de Gilberte me rendait désireux mais non capable d’écrire une belle chose qui pût être montrée à M. de Norpois » (JF, I, 432). Tout finit cependant par s’arranger sans qu’il y ait eu besoin de devenir écrivain : « je me demandais si mon désir d’écrire était quelque chose d’assez important pour que mon père dépensât à cause de cela tant de bonté » (JF, I, 472). Le seul obstacle à la vocation du héros est l’absence (réelle ou supposée) de talent. Mais qu’importe ce héros qui ne peut pas ou ne veut pas écrire puisque le lecteur tient en main le texte qui prouve que cette impossibilité est une pure fiction ? Ainsi s’explique le traitement, somme toute humoristique, du thème de la stérilité littéraire :

Si, au moins, j’avais pu commencer à écrire ! Mais quelles que fussent les conditions j’abordasse ce projet […], ce qui finissait toujours par sortir de mes efforts, c’était une page blanche, vierge de toute écriture, inéluctable comme cette carte forcée que dans certains tours on finit fatalement par tirer, de quelques façon qu’on eût préalablement brouillé le jeu. (CG, II, 447-448)

15Cette page blanche est sans grande conséquence. Inscrit dans le récit, le passage à l’écriture du héros n’est qu’un artifice de composition, une « carte forcée » tenue en réserve puis jouée au moment opportun, quand il faut bien que le livre se finisse. L’essentiel est ailleurs : le texte installe le lecteur dans la vie du « je » – vie où les débuts et les fins s’étirent interminablement et se confondent avec le passage même du temps. Le désir pour Albertine a-t-il un début ? Une fin ? Les choses se font et se défont insensiblement, hors de notre regard, si bien que le repère strictement matériel par lequel on constate un début et une fin ne dit rien de la manière dont effectivement les choses se passent. À Venise, pétrifié par le désir et l’impossibilité de rompre avec Maman, le héros identifie la paralysie de sa volonté avec le chant interminable de Sole mio :

Ma pensée sans doute pour ne pas envisager une résolution à prendre,  s’occupait tout entière à suivre le déroulement des phrases successives de Sole mio, à chanter mentalement avec le chanteur, à prévoir l’élan qui allait l’emporter, à m’y laisser aller avec elle aussi ; à retomber ensuite. […]

Ainsi restais-je immobile avec une volonté dissoute, sans décision apparente ; sans doute à ces moments-là, elle est déjà prise : nos amis eux-mêmes peuvent la prévoir. […]

Mais enfin, d’antres plus obscurs que ceux d’où s’élance la comète qu’on peut prédire – grâce à l’insoupçonnable puissance défensive de l’habitude invétérée, grâce aux réserves cachées  que par une impulsion subite elle jette au dernier moment dans la mêlée –, mon action surgit enfin : je pris mes jambes à mon cou et j’arrivai, les portières déjà fermées, mais à temps pour retrouver ma mère rouge d’émotion […]. (AD, IV, 232-234)

16Le début et la fin sont liés au temps rationnel qui fonde la vie sociale : le départ du train articule le moment où il est encore possible d’y monter et celui où il n’est plus possible de le faire. Mais ce repère tout extérieur est étranger au temps souterrain, germinatif, qui prépare l’explosion de l’acte. Ainsi en va-t-il de l’écriture. Malgré l’évidence éditoriale et narrative d’un début et d’une fin, La Recherche installe le lecteur dans le temps sans début ni fin où l’œuvre est à la fois réalisée sous forme d’un texte au style incomparable et en même temps retenue, à venir, préfigurée par de multiples signes qui en codent l’avènement au cœur du temps perdu :

Cette robe me semblait la matérialisation autour d’elle des rayons écarlates d’un cœur que je ne lui connaissais pas et que j’aurais peut-être pu consoler ; réfugiée dans la lumière mystique de l’étoffe aux flots adoucis elle me faisait penser à quelque sainte des premiers âges chrétiens. Alors j’avais honte d’affliger par ma vue cette martyre. « Mais après tout, la rue est à tout le monde ». (CG, II, 443).

17Ce texte est susceptible d’au moins deux lectures. Première interprétation, selon le temps perdu : la robe rouge est une réalité mensongère. Le verbe « semblait » est l’opérateur même de l’illusion : le tissu ne renvoie qu’à lui-même, qu’à sa splendeur matérielle. Oriane n’est pas une sainte, elle a le cœur dur d’une grande mondaine. La robe ne cache rien ; elle n’est le signe de rien. Le héros projette sur la réalité visible l’invisible fiction d’un cœur à consoler. Dans cette perspective, le style vise à combattre les erreurs du désir. Mais si la femme ainsi rêvée est sans réalité, il reste cependant la réalité du rêve ; or le rêve dédouble la chose vue comme l’écriture dédouble la vie pour en rendre compte, une fois qu’elle est passée. Le texte ne dénonce donc plus seulement la naïveté du héros. Il célèbre aussi son pouvoir de double vue : car la robe ne mérite d’être décrite que parce que le héros s’est trompé à son sujet, qu’il a vu en elle bien plus qu’une robe rouge. La métaphore poétique est donc l’expression d’un mensonge. C’est pourquoi l’expression se dédouble ; au terme propre « cette robe », la phrase substitue une métaphore filée dont l’irréalisme même renvoie au travail du fantasme : « rayons écarlates », « lumière mystique de l’étoffe aux flots adoucis ». Où commence la vérité de l’écriture ? Où finit l’illusion de l’amour ? Temps perdu et temps retrouvé ne sont-ils pas la double face d’un même processus, d’une même réalité créatrice fondamentalement étrangère à la mesure du temps ? La robe dont la rougeur abolit la frontière entre la chair et l’esprit, entre l’intimité et la publicité, entre le martyr et la jouissance, cette robe n’est-elle pas un symbole de l’écriture dans sa vertu majeure : saisir l’unité du réel, indépendamment des concepts qui se superposent à elle et la trahissent ?

18On approche alors au plus près du paradoxe de l’esthétique proustienne : car la belle phrase, celle qui restitue l’évidence du « réel retrouvé », a manifestement un début et une fin. La convention ne reprend-elle pas ses droits ? On pourrait certes répondre que le réel lui-même n’existe pas sans l’artifice qui permet d’entrer en contact avec lui : la culture informe la vision. Semblables en cela au cadre du tableau classique, le début et la fin de la phrase manifestent que la seule réalité qui soit est celle que construisent les hommes, celle de l’art. Mais ce faisant, on esquive le lien que le début et la fin, ces artefacts langagiers inhérents à la production d’un discours, entretiennent avec la saisie la plus profonde du temps. Pour Proust, l’esprit s’égare chaque fois qu’il veut s’imposer à la chose au lieu de se laisser envelopper par elle. Or au cœur de la chose s’inscrit son inéluctable disparition : la mère la plus aimante finit par abandonner son fils. Les arbres d’Hudimesnil se dérobent après avoir fait signe. Cette fin n’est nullement voulue ; elle marque la chose de l’empreinte de la nécessité, de l’absurde. Ce retrait inexplicable définit le tragique proustien :

Peut-être cet effroi que j’avais – qu’ont tant d’autres – de coucher dans une chambre inconnue n’est-il que la forme la plus humble, obscure, organique, presque inconsciente, de ce grand refus désespéré qu’opposent les choses qui constituent le meilleur de notre vie présente à ce que nous revêtions mentalement de notre acceptation la formule d’un avenir où elles ne figurent pas ; […] refus qui était encore au fond de la difficulté que j’avais à penser ma propre mort ou à une survie comme celle que Bergotte promettait aux hommes dans ses livres, dans laquelle je ne pourrais emporter mes souvenirs, mes défauts, mon caractère qui ne se résignaient pas à l’idée de ne plus être et ne voulaient pour moi ni du néant, ni d’une éternité où ils ne seraient plus. (JF, II, 30-31)

19À en croire le héros, Bergotte se raconte des histoires : qu’est-ce qu’une résurrection qui n’éternise pas la densité de l’instant ? Mais l’instant est tout entier tendu vers le point où il va cesser d’être. Rien n’est aussi communicatif que l’effroi où jette la conscience de cette destruction continue : les choses qui meurent en nous sont l’emblème et la préfiguration de notre propre mort. La résolution du problème tient du miracle : au sujet saturé de mort s’offre un moment pur du passé, sa résurrection par la mémoire involontaire. Ce fragment de temps contient le tout du passé, mais délivré de l’angoisse de le voir cesser. Toutefois, si le passé redevenu présent échappe au temps, celui qui le contemple et en jouit, lui, reste prisonnier du temps :

De sorte que ce que l’être par trois et quatre fois ressuscité en moi venait de goûter, c’était peut-être bien des fragments d’existence soustraits au temps, mais cette contemplation, quoique d’éternité, était fugitive. (TR, IV, 454)

20« C’était peut-être bien » : le mécanisme de la concession amorce un renversement qui précipite la phrase vers le mot qui la conclut : « fugitive ». L’artifice qui déploie la période en fonction de la fin qu’il lui assigne n’est pas sans vérité : il traduit en termes esthétiques la mort insensée qui enserre l’expérience même de la joie. La phrase de Proust est l’œuvre d’un esprit qui a mis toute son intelligence à devenir chose, à épouser le flux de son apparition / disparition. C’est pourquoi elle est double : d’une part, elle accompagne le mouvement qui porte l’être de la chose à la rencontre de la conscience où il s’accomplit, et de l’autre, elle signifie qu’un tel événement, par nature étranger à toute mesure, ne permet pourtant pas à celui qui en est le témoin ou l’acteur d’échapper à sa condition mortelle, à l’œuvre destructrice du temps.