Colloques en ligne

Pierre Laforgue

Par où commencer et comment finir : Un début dans la vie 1

1En juillet et août 1842 le roman qui nous occupe paraît dans La Législature sous le titre : Le Danger des mystifications. Deux ans plus tard, en juin 1844, il paraît chez Dumont sous son titre actuel. Dans l’intervalle seul le titre a changé, nulle autre modification notable. Pourtant la textualité du roman n’est pas la même. Le changement de titre a induit un glissement du plan de l’énoncé (le danger que l’on court en se livrant à des mystifications) au plan de l’énonciation (le début dans la vie d’un jeune homme). Sans que le sujet en ait été affecté, ni non plus le texte, ce passage a radicalement transformé le sens et la signification du roman. Celui-ci acquiert une profondeur qu’il n’avait pas précédemment, en particulier le côté anecdotique, qui confinait au burlesque, prédominait. À partir de 1844, au contraire, le roman s’inscrit dans la grande problématique du jeune homme, avec ce que cela suppose évidemment d’interrogations sur le rapport que ce jeune homme entretient avec la société, selon une tradition romanesque illustrée par Balzac comme par Stendhal.

2C’est donc d’un seuil qu’il est question, le seuil que le jeune homme doit franchir pour cesser d’être un jeune homme et devenir un membre à part entière de la société. Le passage de ce seuil, tel est l’objet d’Un début dans la vie. Or cette thématique est tout entière portée par une poétique du seuil elle-même, qui se cristallise dans la notion de début, de commencement : ce que raconte le texte, c’est un début dans la vie, et ce texte se réduit à un commencement, et à une fin, laquelle n’est en fait que la reprise du commencement. En effet, la particularité la plus remarquable d’Un début dans la vie est proprement de ne cesser de commencer, de ne pas finir de commencer. C’est là un des éléments constitutifs de sa poétique, aussi bien narrative que romanesque. Il y a de ce fait une totale adéquation entre la thématique et la poétique. Nous essaierons donc de croiser l’une et l’autre, et pour cela nous nous placerons dans une perspective génétique, afin de voir comment, concrètement, s’est élaboré le rapport entre début et fin dans lequel est prise, c’est l’hypothèse que nous tenterons de vérifier, toute la textualité d’Un début dans la vie.

3Nous n’entrerons pas dans le détail de l’histoire génétique et éditoriale compliquée d’Un début dans la vie2, nous contenterons de relever les quelques éléments essentiels qui intéressent notre propos. Nous commencerons par rappeler qu’à l’origine du roman il y a la nouvelle de la sœur de Balzac, Laure, Un voyage en coucou. C’est une nouvelle d’une vingtaine de pages (I, 1448-1468), divisée en quatre chapitres (« Le coucou », « La route », « Le château » et « Conclusion »). Quatre personnages sont réunis dans le coucou : un comte Maurice, qui voyage incognito, un peintre, Jules, un clerc de notaire, Alfred, et un jeune niais, Joseph ; ces deux derniers rivalisent en hâbleries, l’un se faisant passer pour un soldat, l’autre pour un futur diplomate, qui prétend connaître le comte Maurice et débitant sur son compte toutes sortes de mensonges. Comme c’est prévisible, cela se termine mal. La conclusion intervient en deux temps : en 1825, à l’issue du voyage en coucou, Joseph et Alfred sont confrontés au comte Maurice qui tient sa vengeance, ils en font les frais, comme l’intendant du château, convaincu de malhonnêteté ; en 1831, lorsque, à l’occasion d’une fête au village du comte Maurice, on retrouve Alfred, totalement avili, et Joseph en compagnie de l’ancien intendant devenu « son associé et son complice en toute spéculation douteuse » (I, 1467). Suit une morale édifiante, dont le moralisme passe toute mesure :

Hâbleurs nés ou à naître, si vos mensonges font sourire et sont excusés dans votre jeunesse, ils vous font perdre toute considération quand ils y survivent, et dégénèrent en caractère ; tout homme qui respecte sa parole, au contraire, mérite l’estime de tous, quel que soit le rang où Dieu l’a fait naître. (I, 1468)

4De nombreux emprunts ont été faits par Balzac à la nouvelle de Laure. Il a utilisé ce texte comme un canevas, et l’on n’aurait aucun mal à voir le travail qu’a effectué Balzac sur le texte, pas méprisable au demeurant, de sa sœur ; ce travail, qui présenterait un intérêt aussi bien stylistique que poétique, permettrait, nous le pensons, de comprendre la spécificité de l’écriture balzacienne, qui ne cesse de négocier sa relation au monde, le romancier prenant, selon la belle et énigmatique formule de l’Avant-propos, « une décision quelconque sur les choses humaines » (I, 12). Cette décision en l’occurrence est à interpréter d’un point de vue sociocritique, dans la mesure où à travers elle est engagée une interrogation sur la représentation de la réalité dans sa double dimension historique et sociale.

5Ce que Balzac, entre de multiples éléments, a retenu et gardé de la nouvelle de sa sœur, outre le schéma narratif d’un voyage en coucou qui donne lieu à des conversations croisées entre les voyageurs mystificateurs et les voyageurs mystifiés, les uns et les autres se révélant ne pas être ceux que l’on croit, c’est une organisation textuelle, fondée sur une division en deux parties : le récit d’un voyage et sa conclusion quelques années plus tard. Le roman qu’il écrira à partir de ce canevas reproduira cette division, mais celle-ci obéira à de tout autres enjeux, en particulier le côté moraliste ou moralisateur du montage disparaîtra ; ce qui importera bien davantage à Balzac, c’est « un devenir historique et social »3, au moyen d’une puissante mise en perspective, où sont confrontées deux époques, celle de 1820 et celle de 1838, chaque fois à l’occasion d’un voyage en coucou à Presles, en compagnie des mêmes voyageurs. Seulement, cette structure qui confronte le début et la fin, Balzac a mis un certain temps à y parvenir, ou plutôt à lui donner son maximum d’efficacité.

6Nous suivrons rapidement les étapes génétiques et éditoriales par lesquelles est passé le texte du roman. Première étape : l’écriture d’une nouvelle, à l’automne de 1841, destinée au Musée des familles, ne devant pas excéder trois mille lignes, et intitulée Les Jeunes Gens. Soixante feuillets sont écrits, ce qui représente à peu près deux tiers de l’actuel roman (I, 733-828). Sur épreuves, Balzac substitue au dénouement (voir I, 828, var. c) un autre dénouement (I, 1441-1443), qui, au lieu de se terminer, en 1822, après la confusion d’Oscar Husson à Presles et son renvoi à Paris, projette les personnages neuf ans plus tard. Deuxième étape : ce projet pour le Musée des familles ayant été abandonné et Les Méchancetés d’un saint (fragment du futur Envers de l’histoire contemporaine) ayant été remis à sa place à Piquée, le directeur de la revue, Balzac reprend sa nouvelle, l’allonge, fait disparaître la conclusion qu’il avait écrite précédemment et commence à faire paraître le texte en feuilleton dans La Législature, du 26 juillet au 7 août 1842, sous le titre d’abord d’Un voyage en coucou, puis du Danger des mystifications. Cet ensemble correspond à neuf chapitres et se termine par le retour d’Oscar à Paris (I, 834). Après une interruption, la publication reprend, de manière discontinue, du 12 août au 4 septembre, Balzac fournissant de la copie au fur et à mesure et procédant à des additions nombreuses, qui amène le roman à quatorze chapitres. Troisième étape : publication du roman en volume, couplé avec La Fausse Maîtresse, chez Dumont, en juin 1844. Il est encore divisé en quatorze chapitres, mais s’intitule désormais : Un début dans la vie. Quatrième et dernière étape : publication d’Un début dans la vie dans les Scènes de la vie privée de l’édition Furne, en 1845, avec assez peu de changements, sinon des plaisanteries très nombreuses en plus de Mistigris, alias Léon de Lora.

7Voilà très sommairement brossée l’histoire génétique et éditoriale d’Un début dans la vie. Quelles conclusions peut-on d’ores et déjà tirer ? Avant tout, que la textualité du roman s’est centrée immédiatement sur le début du texte, et que, conjointement, ce début du texte a constitué l’essentiel du texte. La plus grande partie du travail d’écriture, sinon sa totalité, a consisté de la part de Balzac à donner une suite et une fin à ce début. On est en présence d’une situation très singulière, à savoir que l’incipit court sur près d’une centaine de pages, et qu’en aucune façon il ne se limite à la première phrase ou à la première page. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette particularité pleine de sens lors de notre examen de la poétique qui régit le roman, mais nous pouvons dès à présent, en restant sur le plan de la génétique, avancer que cette unité de composition résulte directement du texte-support de Laure Surville, Un voyage en coucou. Plus généralement, mettre fin au commencement, c’est-à-dire à un texte qui n’en finit pas de commencer, c’est le problème qui paraît s’être posé à Balzac avec ce roman. Deux solutions étaient possibles : s’arrêter après le commencement et considérer que le texte était fini ; donner une suite à ce commencement. Il est évident que la première solution, si elle était la plus économique, était la plus difficile à réaliser, puisqu’elle risquait, en coupant court à tout développement ultérieur, de faire se finir le texte en queue de poisson. Balzac a envisagé cette solution en 1841, en écrivant successivement deux conclusions : la première, totalement insipide, et qui avait l’inconvénient de terminer le texte sur une sorte de suspens très déceptif ; la seconde, plus satisfaisante, mais qui au bout du compte procédait à un bouclage très expéditif. Ces choix d’écriture, Balzac n’en était que partiellement responsable, puisque son éditeur avait limité en longueur la nouvelle. C’est pourquoi, une fois qu’il a été libéré de cette contrainte éditoriale, Balzac a pu adopter la seconde solution, infiniment plus satisfaisante, en donnant une suite au commencement, et de cette façon s’engageant sur la voie d’une textualité cohérente du roman, ayant un début, un milieu et une fin. Il a donc allongé son texte, en introduisant notamment tout l’épisode de la fête chez la comtesse de Las Florentinas y Cabirolos, c’est-à-dire Florentine. Si ce n’est que cette suite n’est pas une suite, elle répète exactement le début, il y a toujours des mystificateurs et des mystifiés, Georges Marest continue à jouer le rôle de l’attrape-nigaud, Oscar celui du nigaud, et Cardot apparaît comme un double autant pâlichon qu’incongru du comte de Sérisy. Seule différence : le coucou s’est immobilisé, il est devenu l’appartement de Florentine. Bref, cette suite n’est que la suite du commencement, ou d’un commencement, et à la limite est-elle un autre commencement, sans être, ce qui n’est pas pareil, un nouveau commencement.

8Le résultat de cette gestion originale du texte est que Balzac met pour ainsi dire entre parenthèses ce qui serait le milieu du roman, ce qui est entre le début et la fin, autrement dit ce qui dans tout autre roman serait le roman lui-même. Et il en a parfaitement conscience, il s’en amuse même, comme le montre la table des matières de l’édition Dumont (pas de l’édition Furne, qui supprime la division en chapitres) : le chapitre IV était intitulé : « Le drame commence », alors que le centre de ce roman de quatorze chapitres était constitué par le chapitres VIII, et qu’il était intitulé : « Le dénouement du drame ». Une singularité intéressante mérite à cet égard d’être relevée : la division en chapitres qui remonte au manuscrit partiel de 1841 pour le Musée des familles a été remaniée l’année suivante pour le feuilleton dans La Législature et en cette occasion on voit Balzac modifier certains des titres et déplacer la césure médiane ; ainsi l’actuel chapitre IX, « Douleurs de mère », s’intitulait précédemment : « Conclusion », ce qui fait que, sur le texte de ce que l’on appellera par commodité le manuscrit4, cohabitent cette « Conclusion » et « Le drame commence », ce titre-là certes rayé au profit de ce titre-ci, mais, par-delà la suppression que nous venons de mentionner, ce même manuscrit donne à voir en quelque sorte deux emplacements désignés comme conclusifs en plein milieu du texte, à moins que le plus intéressant ne soit cette recherche empirique, ou sauvage, mais pas aléatoire, d’un centre pour un texte tendu entre son commencement et sa fin, et qui hésite sur l’emplacement de son centre ou de son épicentre. Peu importe ; ce qu’il y a de sûr, c’est que la textualité du roman se problématise de manière critique dans la recherche d’un équilibre textuel. D’après les analyses que nous venons de mener, il apparaît que cette hésitation est à imputer moins à la difficulté de centrer le texte que d’inventer un centre pour un texte qui n’en a pas, puisqu’il est tout entier commencement. Dans ces conditions, le centre est comme un espace phénoménologique, où s’éprouvent les tensions entre le commencement et la fin, qui dessinent et désignent la vacance… d’un centre.

9Nous aborderons maintenant les choses du point de vue de la poétique. Nous irons assez vite, puisque les analyses que nous sommes amené à faire découlent des conclusions génétiques auxquelles nous venons de parvenir. Ce qui s’impose immédiatement, c’est le déséquilibre flagrant à l’intérieur du roman entre le commencement et le reste du texte. Un début dans la vie, comme son titre l’indique, est un… début ; aussi ce début occupe-t-il l’essentiel de la matière romanesque. Il y a en fait deux épisodes qui constituent le début : l’épisode du coucou, le plus développé des deux, et l’épisode de la soirée de débauche chez Florentine. Ces deux épisodes sont bâtis exactement sur le même modèle : triple unité de temps, de lieu et d’action, un certain nombre de personnages en commun, et le même résultat : la confusion d’Oscar mystifié par son âme damnée, Georges Marest, et accessoirement la même scène de la mère effondrée par les bêtises de son dadais de fils. Le second épisode redouble le premier, il en est précisément la doublure, et il serait fort possible d’en faire l’économie, il n’a d’ailleurs été introduit que tardivement, à la faveur d’une allongeaille. Parallélismes de structure naturellement d’un épisode à l’autre, qui se terminent l’un et l’autre par le même genre de conclusion narrative, nous l’avons vu à l’instant, et surtout retour au point de départ, retour au… début.

10Mais au fait, qu’est-ce que le début ? quel est le commencement du début ? Questions incongrues, mais que l’on doit se poser à la lecture du roman, puisque celui-ci paraît bloqué au stade initial et même ne pas avoir l’air de commencer, ce qui est un comble pour un commencement. Le commencement en soi est tellement fascinant, il est si gros de possibles qui ne demandent qu’à se réaliser, qu’un écrivain peut éprouver de l’appréhension à commencer. Ce n’est pas, semble-t-il, le cas de Balzac en général, ni dans Un début dans la vie en particulier. Dans ce roman, ce qui est plus remarquable, c’est que Balzac repousse le commencement du début, si l’on peut dire. On a affaire à un commencement retardé, un commencement à retardement. Significativement se multiplient avant le commencement proprement dit, c’est-à-dire le commencement de l’action, des excursus sous la forme d’analepses, qui ont paradoxalement pour fonction de rendre possible le commencement et de facto de le retarder. Excursus sur le comte de Sérisy, sur la situation du comte avec son fermier, son intendant, etc., excursus plus généralement sur les différents personnages, sans oublier le tableau historique liminaire décrivant l’état des entreprises de messageries. Ces procédés se rencontrent de manière extrêmement fréquente chez Balzac, qui, très souvent, avant d’en venir à l’action, commence par une longue exposition, faite de descriptions et de rappels sur l’histoire antérieure des personnages ; sauf que ce ne sont pas, à la différence de ce qui se passe dans Un début dans la vie, des procédés qui visent à retarder la narration. Ce n’est pas dire, précisons-le, que Balzac délibérément dans ce roman cultive des effets de retardement, comme ce sera le cas, par exemple, de Nerval dans la nouvelle des Filles du Feu, Angélique, où tout le propos est de dynamiter la possibilité même d’une narration ; Un début dans la vie n’est pas un roman expérimental, ni, à plus forte raison, un anti-roman. À la limite, cette multiplication des procédés de retardement n’est pas consciente, ni voulue, elle résulte de la textualité même qui est mise en œuvre, et qui tout entière est résumée dans l’idée de raconter « un début dans la vie », ce qui a pour conséquence directe d’isoler ce début dans une pure solitude narrative et de l’empêcher de connaître le passage au récit. Le récit lui-même pour cette raison s’arrête aussitôt qu’il a commencé, et la narration se contente, à l’intérieur de ce commencement, de développer au minimum la situation de départ.

11Pour la conduire jusqu’où ? se demandera-t-on. Évidemment, jusqu’à la conclusion, si ce n’est que par un raccourci extraordinaire on passe directement du début à la conclusion. Nous ne reviendrons pas sur cette particularité, qui, derechef, résulte de la textualité du roman ; nous nous attacherons à la conclusion dans le rapport étroit qu’elle entretient au commencement. La conclusion est conclusive, comme la vertu de la clef est apéritive, on le sait depuis Pascal, c’est le cas dans Un début dans la vie, mais que conclut-elle ? elle conclut le commencement, et le plus intéressant en la circonstance est que cette conclusion du commencement est elle-même commencement, ou plutôt recommencement, en ce sens qu’elle reprend le commencement initial, sous la forme du même commencement et d’un autre commencement, un nouveau commencement. Même commencement, puisqu’elle est une reprise du commencement, les parallélismes de l’un à l’autre commencement sont flagrants ; autre commencement, nouveau commencement, dans la mesure où beaucoup d’années ont passé et que maintenant, enfin, peut commencer, pour Oscar, une vie qui ne soit pas totalement nulle, même si elle n’est pas vraiment magnifique. L’idée brillante de Balzac est d’avoir réussi à conjuguer ainsi le même et l’autre, en restant fidèle à son point de départ, à savoir écrire un commencement qui reste un commencement. S’agit-il dès lors pour lui de préserver les vertus du commencement ? en aucune façon : le texte ne cesse de montrer que ce commencement, en 1822 comme en 1838, est dès le début dégradation, ou plutôt dégradé, et qu’aucune positivité ne le caractérise. Suffit à en témoigner la phrase finale du roman, qui règle le sort d’Oscar : « C’est enfin le bourgeois moderne » (I, 887). Tout est fait pour aboutir à cette phrase de conclusion, et nous avancerons même que c’est non seulement elle qui donne sa signification idéologique à l’ensemble du roman, mais que la poétique du commencement qui a été élaborée tout au long du texte, et dont on a vu comment elle s’était mise génétiquement en place, ne s’explique qu’à la lumière de cette phrase, par laquelle Un début dans la vie acquiert son plein régime de sens. Loin d’opérer un renversement de l’intérêt du début sur la fin, alors que tout jusqu’à présent s’est écrit et pensé en fonction du début, cette clausule, car c’en est une, illustre la poétique du commencement qui régit tout le roman. Elle fait la preuve en quelque sorte de la justesse de l’analyse historique qui a été conduite par Balzac dans la relation de ce « début dans la vie ».

12Nous terminerons sur ce point : la présence et la représentation de l’histoire dans Un début dans la vie. Penser l’histoire en 1842, tel nous semble avoir été le propos de Balzac avec ce roman, nous essaierons de le montrer en adoptant une perspective sociocritique. Dans cette perspective il apparaît que tout le dispositif  textuel mis en place, aussi bien génétiquement que poétiquement, et qui se fixe résolument sur l’idée de commencement, a une visée historique, et même historienne. Ce dispositif consiste à mettre en perspective et sous tension deux époques, celle de la Restauration à ses débuts, en 1822, et celle de la monarchie de Juillet bien installée, en 1838, et à donner à voir les mutations de l’une à l’autre, en la personne d’un ci-devant jeune homme. Le projet de Balzac est de nature archéologique : en 1842, il remonte vingt ans en arrière, à un moment, par exemple, où les chemins de fer, mentionnés dès l’incipit, n’existaient pas dans la France d’alors. Différentiellement deux mondes sont représentés et les contrastes sont bien visibles, aussi bien en ce qui concerne les structures que les hommes. Ceux-ci en l’espace d’une quinzaine d’années ont profité du mouvement général d’enrichissement et ont vu leur situation sociale totalement changée. C’est ce que l’on appelle le mouvement de l’histoire. Ce mouvement de l’histoire, que l’on se gardera d’appeler progrès, est soumis par Balzac à une assez curieuse représentation. Il s’observe, en effet, comme un parasitage de 1820 par 1840, tant il est clair que l’image qui est donnée de 1820 ne correspond que bien lointainement à la réalité ; la médiocrité des temps louis-philippards de 1840 influe directement dessus et contribue à la fausser. Cela accentue le caractère décevant du mouvement historique entre 1820 et 1840. (Au passage on remarque que la poétique du commencement et de la fin continue d’être bien présente dans cette vision qui est donnée de l’histoire du premier XIXe siècle : que l’on se place au commencement, en 1822, ou à la fin, en 1838, on en est toujours au commencement, la fin n’est qu’une autre forme de ce qu’il y avait au commencement.)

13Le mouvement de l’histoire dans Un début dans la vie ne présente aucune positivité, c’est le moins que l’on puisse dire. C’est très visible dans les personnages d’Oscar Husson et de Georges Marest. Ce sont de quasi-nullités, et seule sa conduite en Algérie sauve Oscar, au prix d’un bras, et l’arrache au néant social auquel il se destinait, après un début dans la vie si minable. Quant à Georges Marest, il est socialement perdu sans remède, ruiné et réduit à un ratage total. De manière révélatrice, alors que le jeune homme dans la littérature romantique était un personnage positif, un être de désirs, en qui se rassemblaient contradictoirement mélancolie et énergie et alors que son mal-être existentiel, social et historique était l’expression problématique du mal du siècle de la France révolutionnée5, Oscar Husson n’appartient pas à cette catégorie de jeunes gens. Pourtant le roman s’est intitulé un temps : Les Jeunes Gens : ce ne pouvait être qu’ironique, tant le roman n’est pas celui d’un jeune homme, ou il ne l’est que comme le sera, bien plus tard, L’Éducation sentimentale, dont le sous-titre est : « Histoire d’un jeune homme ». Or Balzac en reprenant en 1842 cette problématique très 1830 du jeune homme l’a complètement détournée de sa signification. Il a en particulier réussi, et c’est presque un tour de force, à dévoyer l’idée positive qui s’attachait au motif romanesque du début dans la vie, en en faisant un non-début, ou ce qui revient au même, un début qui n’est qu’un début, et qui n’arrive pas à être un commencement. De ce point de vue, la conclusion n’est pas l’aboutissement d’un processus dialectique qui vectoriserait le début pour en faire le commencement de quelque chose, d’une vie par exemple ; elle ne fait que constater qu’il s’est passé neuf ans depuis le voyage en coucou non pas inaugural, mais simplement initial. Ces neuf ans n’ont aucune valeur historique, ils ont juste pour fonction d’indiquer le passage du temps, et rien d’autre. Sans doute deux événements historiques importants se sont produits, la conquête de l’Algérie et la révolution de Juillet, mais ils n’ont été qu’une occasion pour Oscar Husson de se tirer de l’ornière où il se trouvait. Ces événements pour lui ont été une opportunité – douloureuse, il est vrai, lors de l’épisode algérien – , mais rien qui anime une destinée.

14Roman pré-flaubertien, Un début dans la vie, avec la vision d’une France de médiocres, de personnages en voie de cloportisation, de bourgeois, qui, aujourd’hui, cinquante ans après la révolution française, ont perdu tout souvenir de ce que fut jadis la bourgeoisie à la fin du XVIIIe siècle, un agent de l’histoire, une force du dynamisme historique6. C’est ainsi que l’on comprendra en tout cas l’expression de « bourgeois moderne », qui qualifie Oscar Husson. À une plus vaste échelle, avec ce roman d’Un début dans la vie dont la caractéristique est de se figer dans son commencement, sans que se fasse jour aucune ouverture en conclusion, Balzac prend acte en ce mitan du XIXe siècle que les mythes se sont écroulés et que l’histoire, qui n’a pas de commencement, et certainement pas de genèse, risque bien de n’être qu’une finalité sans fin.