Colloques en ligne

Nathalie Mauriac Dyer

Proust et l’esthétique de la clôture intermédiaire

1D’abord préoccupée des relations entre le début et la fin d’À la recherche du temps perdu, la critique a le plus souvent négligé celles qui peuvent exister dans son « entre-deux », notamment au passage d’un tome à l’autre, entre les fins provisoires de la série romanesque et ses incipit intermédiaires1. On peut expliquer ce choix : publiée entre 1913 et 1927, l’œuvre apparaît depuis lors dans une impressionnante monumentalité2 qui invite à privilégier ce qu’il faudrait moins appeler son incipit et son explicit – les termes ne paraissent-ils pas, à son sujet, un peu étriqués ? – que, sur le mode opératique et musical, son ouverture et son « finale ». C’est là que se joue, entre la fin et le début, le fascinant engendrement du livre par lui-même : la coïncidence du héros avec un narrateur qui tend asymptotiquement à devenir écrivain (mais ne le devient jamais) nous propulse à nouveau au début du livre, où nous retrouvons un narrateur stérile à qui il appartient, tel Sisyphe, de parcourir à nouveau tout l’orbe de son impuissance et de sa délivrance promise, et cela dans un « roman du roman » infini. Proust le premier invita à rapprocher début et fin de son livre, affirmant (des années avant la publication du Temps retrouvé, et pour parer aux accusations récurrentes d’une absence de composition) qu’ils se faisaient écho3 et avaient même été conçus simultanément4. Plus largement, la symétrie du « temps perdu » et du « temps retrouvé » demeure la structuration la plus prégnante et la plus immédiatement saillante du livre, la seule indiscutable aussi ; car elle serait si élastique que, selon Antoine Compagnon, « à peu près n’importe quoi pouvait s’insérer au milieu », y compris « de nouveaux développements imprévus et souvent parasites »5. Échappant « au dogme de Swann et du Temps retrouvé, à la structure déterminée par leur symétrie », « l’“entre-deux” de la Recherche » accueillerait « la contingence et l’indéterminisme », et la « cohérence narratologique » de la Recherche pourrait être mise en doute6.

2Ce schéma interprétatif, symétrie bipolaire vs. « entre-deux », se fonde implicitement sur une lettre de Proust de 1919 publiée pour la première fois en 1932, dans laquelle l’écrivain opposait le début et la fin de son œuvre, censément écrits d’un même élan, à ce qu’il appelait tout « l’entre-deux », « écrit ensuite »7. Bien que Proust se plaçât alors dans une perspective génétique, le critique Albert Feuillerat emprunta dès 1934 la formule pour en faire une clé de lecture architectonique – comme si Proust avait abandonné toute velléité de construction à partir de 1913-1914, quand le plan de la Recherche en trois volumes fut bouleversé par l’introduction de l’histoire d’Albertine :

les limites du cadre primitif sont bien les mêmes, enfermant l’œuvre entre un début (Du côté de chez Swann) et une fin (le chapitre intitulé « Matinée chez la princesse de Guermantes ») immuables. Mais tout l’entre-deux a été violemment et irrémédiablement disloqué et sans qu’on puisse trouver la moindre intention constructrice dans la distribution des additions.8

3Le fait est que la composition du roman tel qu’il était disponible depuis le début des années trente, et le reste aujourd’hui sous sa forme qu’on peut dire « canonique » à sept tomes, manque en effet de clarté.

4D’où l’intérêt de dépoussiérer nos représentations éditoriales du livre proustien, et de rappeler les acquis récents des études génétiques. Elles ont permis en effet d’établir l’état d’inachèvement narratif de la Recherche à la mort de Proust, du fait de remaniements d’envergure apportés en 1922 à l’épisode d’Albertine, interrompus in medias res. Cet inachèvement narratif eut des répercussions éditoriales en cascade : dans un premier temps, la disjonction des deux parties de Sodome et Gomorrhe III (La Prisonnière paraît en 1923, Albertine disparue en 1925), la restauration des pages ôtées de la dactylographie corrigée d’« Albertine disparue » afin de rétablir une continuité narrative sectionnée, et la publication en 1927 sous le titre Le Temps retrouvé des derniers cahiers manuscrits de la Recherche, jusqu’au fameux mot « Fin ». Dans un deuxième temps, au tournant des années trente, intervint la « rationalisation », comme disait Gallimard, de la tomaison des originales anthumes : la disjonction du tome Le Côté de Guermantes II – Sodome et Gomorrhe I permit la création du tome Le Côté de Guermantes, par regroupement de Guermantes I et de Guermantes II, ainsi que du tome Sodome et Gomorrhe, par regroupement de Sodome I et de Sodome II. La mort de Proust avait provoqué l’avortement de la série des Sodome et Gomorrhe, et les aménagements posthumes de la tomaison firent vite oublier qu’elle eût même jamais dû exister. Elle contient pourtant la clef de la composition du livre, j’y reviendrai.

5Ces nouvelles données de l’équation proustienne – inachèvement et aménagements posthumes du texte et de la tomaison – ne sont pas sans quelques conséquences critiques, en particulier pour la question qui nous intéresse ici :

6(1) la première est la déstabilisation, la mise en crise, de la question du rapport entre le début et la fin de la Recherche, et cela d’abord parce que l’inachèvement du livre a paradoxalement multiplié les fins. Laquelle privilégier, et surtout pour quels usages critiques ? La fin du « Cahier XX et dernier », rédigée pendant la Guerre, et publiée, à titre posthume, d’après les cahiers manuscrits, en 1927 ? La fin de la dactylographie corrigée d’« Albertine disparue », située un peu avant le début de la plupart des éditions du Temps retrouvé, terme génétique des remaniements proustiens en 1922 ? La fin d’« Albertine disparue », deuxième partie de Sodome et Gomorrhe III, placée au retour du voyage à Venise, clôture narrative ? La fin du premier chapitre d’« Albertine disparue », suivie d’un « saut » de deux cent cinquante pages manuscrites, lieu à partir duquel divergent radicalement deux structures narratives ? La fin de la dactylographie de « La Prisonnière », dernier manuscrit envoyé par Proust à Gallimard, en novembre 1922 ? Ou encore la fin de Sodome et Gomorrhe II, dernier tome de la Recherche effectivement publié par Proust ? Où finit la Recherche ? (mais quelle Recherche ?)

7On peut choisir de s’en tenir à la fin du « Cahier XX et dernier » – elle a le mérite de correspondre à l’aboutissement d’un trajet narratif, celui que Proust mit au net pendant la Guerre dans ses cahiers numérotés de I à XX, intitulés « Sodome et Gomorrhe – Le Temps retrouvé ». Mais le problème est alors de trouver le début de cette fin : si on remonte le cours du manuscrit vers l’amont, on découvre que Proust a coupé les ponts à la fin du Cahier XV, en rayant une quarantaine de pages, et ouvert plus haut une tranchée profonde, en retirant la totalité du Cahier XIV et l’essentiel du Cahier XIII. Autrement dit, la « fin » de la Recherche est sectionnée de son contexte, désormais inaccessible, sauf à refaire indéfiniment, de manière un peu autiste, le geste des premiers éditeurs. Car quand bien même on continuerait à « recoller » les morceaux, comme si de rien n’était, du point de vue narratif cela ne fonctionnerait pas : le roman de 1922, publié (Sodome II) ou en voie de l’être (Sodome III) noue des énigmes nouvelles dont les réponses ne sont pas données dans les cahiers XV et suivants, bien antérieurs. Ce hiatus-là ne peut pas être comblé.

8Même à supposer que Proust se fût contenté de publier tels quels ses cahiers manuscrits sans les remanier au fur et à mesure, et eût simplement été interrompu dans un processus de transcription éditoriale et de « finition » superficielles, la « fin » du Cahier XX n’aurait pas été sur le même plan que Du côté de chez Swann – du seul fait du caractère posthume de son édition, qui entraîne inévitablement le partage de l’« auctorialité ». La fameuse dernière phrase de la Recherche est emblématique : donnée dans trois versions différentes dans les trois principales éditions Gallimard (1927, 1954, 1989), elle n’y est pourtant jamais fidèle au manuscrit, et ne saurait l’être, puisque seule la restitution de tel (ou tel autre) syntagme biffé sur le manuscrit a pu à chaque fois la remettre sur pied. Non qu’il y ait dans ce geste réparateur quelque faute : mais, répété ici ou là à l’échelle du livre, il a fini par araser la réalité manuscrite, d’où chez le lecteur le sentiment confiant, mais illusoire, de la continuité des tomes posthumes avec ce qui les précède. Seule une édition diplomatique mettrait fin au conte de fées, mais il n’est pas sûr qu’elle soit souhaitée !

9(2) si le regard critique veut échapper à cette aporie des fins multiples, à mon sens constitutive du « problème » textuel proustien, il doit procéder à un recadrage : ce qui peut en revanche être étudié dans toutes ses dimensions, ce sont les rapports entre début et fin au sein de la portion d’À la recherche du temps perdu effectivement publiée par Proust entre 1913 et 1922, soit celle qui s’étend de Du côté de chez Swann à Sodome et Gomorrhe II inclus. Au-delà, on s’appuie sur des états génétiques, purement intentionnels, qu’il nous appartient de « construire » selon notre dessein critique, ou plutôt aujourd’hui de reconstruire, après que la tradition éditoriale les a hypostasiés en Textes. C’est donc ce corpus restreint de la Recherche publiée par Proust qu’on étudiera – évidemment partiellement – ici.

10(3) corollaire indispensable, cette étude ne peut être fructueusement menée qu’à partir de la tomaison mise en place par Proust lui-même, et non à partir des réaménagements de cette tomaison opérés à titre posthume. Comme on va le voir, c’est particulièrement important en ce qui concerne le tome (aujourd’hui éditorialement défunt) intitulé par Proust Le Côté de Guermantes II – Sodome et Gomorrhe I. La composition perdue de la Recherche y trouve sa clef d’intelligibilité.

11Sauf à s’inscrire dans une approche génétique, on ne peut donc parler à propos de la Recherche du temps perdu, œuvre inachevée en plusieurs tomes, que d’une seule limite externe – le fameux incipit –, et de diverses limites internes : soit les incipit et explicit des tomes effectivement publiés (de Du côté de chez Swann à Sodome et Gomorrhe II), mais aussi, en rapprochant l’objectif, à l’intérieur de chaque tome, les incipit et explicit de ce que Proust appelle parfois des « parties », parfois des « chapitres », voire, en réduisant encore la focale, les éventuels incipit et explicit de leur subdivisions, puisqu’il arrive à Proust d’en dresser le sommaire9. Dans cet abondant corpus de limites intérieures – et on pourrait les multiplier en restreignant encore la focale, quasiment jusqu’à l’unité phrastique – je retiendrai d’abord les plus saillantes, les grandes articulations romanesques que constituent les frontières des tomes : notamment entre Du côté de chez Swann et À l’ombre des jeunes filles en fleurs, et dans Le Côté de Guermantes II Sodome et Gomorrhe I.

12Il peut y avoir un paradoxe apparent à privilégier les « clôtures intermédiaires » de la Recherche : Proust commença en effet par rêver la publication « le tout ensemble » de son livre10. Bien que la croissance de l’ouvrage au fur et à mesure de sa publication rendît la chose de moins en moins plausible, il prétendit jusqu’en 1920 faire paraître la suite et fin « d’un seul coup, de façon que tout s’explique et se justifie », « tout l’ouvrage à la fois pour que le lecteur puisse me juger sur l’ensemble »11 – comme si son livre avait au fond encore la « bonne longueur » préconisée par Aristote, celle qui permet d’en embrasser d’un seul regard « le début et la fin »12. Il s’agissait d’en faciliter la réception. Les malentendus étaient à peu près inévitables, vu une esthétique fondée sur la complémentarité de préparations concentrées au début – mais fort nombreuses, d’où « un peu d’encombrement au départ », et des « lenteurs »13 –, et de révélations de tous ordres gardées pour la fin (et nous verrons plus loin exactement où finit ce début et où commence cette fin). Ce n’est qu’à contrecœur que Proust dut, dit-il, s’accommoder du projet de « donner un livre en deux volumes, […] quand tout cela se tient tant »14, puis en trois, lorsque il se fut avéré que le premier volume, trop long, devait être réduit.

13En 1913, Proust se compare ainsi à « quelqu’un qui a une tapisserie trop grande pour les appartements actuels et qui a été obligé de la couper », voire de la « déchirer »15. Il appelle cela dans une lettre à Cocteau paraître « en loques » : or, ajoute-t-il, il faut au moins que cela « se recouse ensuite dans l’esprit du lecteur »16. Il incomberait donc en principe à ce lecteur (idéal) d’accomplir la tâche de rapiéçage d’un texte morcelé par nécessité, pour rendre à l’œuvre son intégrité organique première. On peut voir, en abyme, une image de ce texte/tapisserie coupé en deux, trois ou quatre morceaux, dans ce passage d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs où le paysage fragmenté apparaît successivement par les côtés opposés de la fenêtre du train au héros courant d’un côté à l’autre pour tenter de les « rentoiler »17 ; ou encore réfléchi dans les glaces des bibliothèques de sa chambre, et rapporté « par la pensée à la merveilleuse peinture dont [il était] détaché »18. Explicit et incipit forment les bords du cadre, les sutures les plus apparentes du morcellement ; ils peuvent donc guider le lecteur dans son travail de rapiéçage ou de jointoiement des grands pans de l’œuvre.

14Or, les manuscrits ne cessent de le montrer, l’écriture proustienne est bien d’abord une écriture du « morceau » ; si touffus que soient en particulier les cahiers, les spécialistes de la genèse parviennent toujours à y repérer ce qu’ils ont appelé, sous l’influence du structuralisme linguistique, les « unités textuelles » qui les noyautent19 ; leur montage, éclatement, et constante recomposition, forment l’essentiel d’une genèse des plus complexes, et en partie seulement aboutie. Dès lors, Proust n’eut peut-être tant de mal à renoncer à une parution « tout à la fois » que la continuité et l’unité dont témoignaient ses manuscrits de « mise au net » avaient été conquis sur un éclatement primitif. Une telle publication relevait de toute façon de l’ordre fantasmatique : même quand il eut placé le mot « Fin », Proust ne disposa jamais d’une version complète d’un livre manuscrit dont il défaisait au fur et à mesure de sa publication l’entre-deux. Si l’idéal du style est thématisé dans les cahiers par la métaphore de la gelée, qui agglomère et fond dans un même ensemble translucide des éléments hétérogènes, sa pratique l’est, avec plus de réalisme, par celle d’une couturière créant sa robe en y épinglant des pièces de tissu/feuillets supplémentaires20. Fusion, fondu et vernis certes, mais au moins autant ajoutage, digression, feuilletage – Barthes parlait justement d’écriture « rhapsodique »21. Jusqu’à la fin, il s’agit pour Proust de coudre les morceaux – et même de les recoudre, lorsque des remaniements d’envergure, comme pour « Albertine disparue », ont entraîné de graves déchirures dans le tissu textuel.

15À cette tendance à la composition par « morceau » correspond, on l’oublie trop souvent, une pratique éditoriale non négligeable de la forme brève – dans la nouvelle, le pastiche, l’article de presse, la préface, la note érudite : deux recueils, Les Plaisirs et les jours, Pastiches et mélanges, en témoignent. Elle perdure même avec le passage au roman : Proust, quoi qu’il en ait été de son intention première à propos de la Recherche – la publication « le tout ensemble » –, avait cherché à publier son ancêtre génétique, Contre Sainte-Beuve, en feuilleton dans le Mercure de France puis au Figaro. Dès 1912, et jusqu’à sa mort en 1922, il débite le manuscrit de son roman en prépublications pour La NRF et diverses revues ; même le projet d’un feuilleton ne l’a pas quitté : en 1918, il y songe encore pour « Autour de Mme Swann », en 1921, implicitement, pour « tout [s]on roman avec Albertine »22. Ces extraits, ambassadeurs du grand œuvre, ne constituent pas une part secondaire de son activité littéraire. Alors qu’il est quasiment mourant, les épreuves de pages promises à La NRF le désespèrent : « Cela ne peut pas finir ainsi, c’est atroce. Télégraphiez à Bruges, où vous voudrez. Je vous rembourserai tous les frais, mais cela ne peut finir ainsi », car « il faut une fin frappante »23. Ce tropisme d’écrivain pour le « morceau », manuscrit et publié, s’accompagne naturellement d’un sens aigu des enjeux portés par les frontières du texte, et le roman en a directement bénéficié. On connaît ainsi la structuration raffinée de la première partie Du côté de chez Swann, qui repose sur l’unité profonde de la fin de « Combray II » et du début de « Combray I » – « […] les visages des chambres dans l’obscurité commencés là et aussitôt interrompus se terminent à la fin du chapitre »24 – mais aussi sur l’idée géniale du double début, bégaiement initial du récit, splendide faux départ : car un premier livre prend fin au terme de « Combray I », aussi bref et incomplet que cet unique « pan », tronçon du passé, toujours le même, que permet de retrouver la mémoire volontaire, avant le choc de la madeleine25. Le morcellement ultérieur du livre en tomes s’oppose moins, en réalité, au rêve d’une longue coulée textuelle ininterrompue qu’il ne permet à l’écrivain de développer une « ponctuation d’œuvre »26 d’une richesse surprenante, bien au-delà de son ouverture et de son « finale ».

16Parmi l’ensemble des lieux mitoyens qu’on rencontre dans les livres sériels, les explicit de tomes présentent l’intéressante caractéristique d’être potentiellement des janus bifrons. On pourrait dire d’eux, en empruntant la formule à Philippe Hamon et en assumant comme lui la tautologie, qu’ils sont « des clausules fermantes, déclenchant une activité mémorielle de rétroaction chez le lecteur », et simultanément, en assumant l’oxymore, des « clausules ouvrantes, déclenchant une activité prospective d’attente chez le lecteur »27. Autrement dit, ces lieux de scansion éditoriale, d’interruption forcée de la lecture (du moins lors de la publication des originales) sont des lieux de pause et de surplomb, où favoriser le regard rétrospectif et la rêverie anticipatrice ; ce sont pour l’écrivain des lieux de récapitulation thématique ou dramatique, et simultanément d’annonce ou de préfiguration. D’une fin prévue pour l’extrait Jalousie destiné à ouvrir une série éditoriale aux Œuvres libres, Proust avait écrit : « Je crois que de toutes façons c’est une bonne fin. J’y attachais surtout de l’importance parce que cela amorçait toute la suite. »28

17Parfois, c’est la récapitulation, le regard rétrospectif qui l’emporte dans la Recherche : ainsi de la somptueuse clausule itérative d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, où le séjour à Balbec à peine achevé est revu depuis le théâtre d’une camera oscura intérieure, rejouant sous un soleil étrangement momifié la frise des jeunes filles sur la digue. C’est Françoise qui tire les rideaux de la scène, et on la retrouve à l’incipit du tome suivant dans le décor nouveau de l’hôtel parisien des Guermantes : « Le pépiement matinal des oiseaux semblait insipide à Françoise ». Parfois, en véritable auteur de roman-feuilleton, Proust joue au contraire de la tension dramatique et du suspense : « [ma grand-mère] avait compris qu’il n’y avait pas à me cacher ce que j’avais deviné tout de suite : qu’elle venait d’avoir une petite attaque »29 ; il va jusqu’au coup de théâtre : « Il faut absolument que j’épouse Albertine »30. L’attente ouverte est comblée dans Le Côté de Guermantes II par la dernière maladie et la mort de la grand-mère, déçue dans « La Prisonnière », où le paroxysme des émotions a cédé la place à l’évocation en demi-teinte d’impressions matinales. Explicit d’un tome et incipit du suivant jouent alors sur le contraste, mais l’incipit entre en résonance avec d’autres incipit ou explicit thématiquement proches : impressions de l’insomniaque, souvenirs des chambres, au début de « Combray I » et à la fin de « Combray II », impressions du malade depuis la chambre de Balbec à la fin des Jeunes filles, impressions matinales à Paris au début du deuxième chapitre de Guermantes II. Il s’agit de tisser, en dépit de la fragmentation croissante de l’œuvre, son unité musicale. Proust s’y essaye encore à la clôture intermédiaire construite en chiasme, mais laissée inachevée, des deux parties de Sodome et Gomorrhe III31.

18La genèse de l’explicit de Du côté de chez Swann est un moment fondateur, puisque Proust doit pour la première fois « composer » avec la réalité éditoriale. Mais en dépit de ce qu’il laissa entendre, ce n’est nullement Bernard Grasset qui le força à raccourcir son premier volume ; c’est lui-même qui prit les devants, dès le mois de mai 1913. Se rendant compte du « nombre formidable de pages » du livre futur (couvrant 95 placards, il aurait représenté l’équivalent de 760 pages), « effrayé de la longueur possible », il exprime alors à son éditeur sa « crainte que nous arrivions à la fin d’un volume de dimensions formidables sans que la matière du premier tome soit achevée. […] il y a avantage à le savoir parce que cela modifiera forcément les titres des parties etc., l’économie totale se trouvant modifiée pour que l’équilibre ne soit pas rompu »32. De 760 pages sur placards, il passe entre juin et novembre 1913 au projet d’un volume de 680, puis 520 pages. On voit bien d’après sa lettre que la tension s’établit entre le volume – unité de découpage matériel – et le tome – unité de découpage sémantique : la distinction est essentielle si on veut comprendre le style proustien de la « ponctuation d’œuvre », qui joue tantôt de leur recouvrement, tantôt de leur disproportion. Ici, le tome intenté excède gravement le volume envisageable. Mais plutôt que de faire un tome unique distribué en plusieurs volumes (comme il le fera des années plus tard avec Sodome et Gomorrhe II), Proust choisit en 1913 la coïncidence plus lisible du volume avec le tome : Du côté de chez Swann. Il mesure évidemment les enjeux esthétiques de son geste : « vous êtes vous-même trop un artiste », écrit-il à Grasset le [24 ou 25 juin 1913], « pour ne pas comprendre qu’une fin n’est pas une simple terminaison, et que je ne peux pas couper cela aussi facilement qu’une motte de beurre. Cela demande réflexion et arrangement »33.

19La fin (finalement34) choisie pour Du côté de chez Swann – après les promenades au Bois pour admirer Mme Swann encore « sans la connaître »35, le souvenir désenchanté de ces promenades par le narrateur, des années plus tard – est envoyée à Lucien Daudet en novembre 1913 : « Ce morceau ne venait qu’une centaine de pages plus loin et était rétrospectif, puisqu’après être allé chez les Swann, j’évoquais un temps où je ne les connaissais pas encore. Maintenant ce serait le contraire ». Et il poursuivait : « Je vois des inconvénients à finir par ce morceau, mais j’y vois aussi de grands avantages ; je ne vous dis ni les uns ni les autres pour ne pas vous influencer »36. On peut regretter cette retenue, bien que les « inconvénients » soient sans doute ceux évoqués l’année suivante à Jacques Rivière : cette fin est une « parenthèse […] dressée là comme un simple paravent ». Comme un « paravent » dans une architecture d’intérieur, élément léger et mobile, la fin de Swann servirait à la fois de pièce ornementale et décorative (Paris, le Bois, « cette année ») mais aussi à dérober à la curiosité une autre scène. Comme l’écrit Proust à Rivière dans sa lettre de 1914, cette fin pourrait en effet laisser croire que le narrateur est un personnage désabusé, alors qu’à l’inverse le livre s’achemine vers la plus « croyante des conclusions »37. Ainsi la fin de Du côté de chez Swann est-elle bien une clôture intermédiaire à valeur à la fois récapitulative et prospective, mais de manière voilée. Clôture à valeur récapitulative, parce que le thème de la mémoire et du souvenir médiatisé par un narrateur anonyme qui ouvrait le volume est à nouveau repris, après l’avoir été à la fin de « Combray I » et de « Combray II ». Clôture à valeur prospective, « à large ouverture de compas », puisque le thème du souvenir y est filé sur le mode dysphorique de la mémoire volontaire, de la nostalgie et du temps perdu, sans qu’on puisse savoir en 1913 que cette déception dût in fine du livre se retourner, se renverser en la série des épiphanies bienheureuses de la mémoire involontaire : le topos romantique de la fuite du temps, en attendant l’éternité retrouvée dans l’extra-temporel. L’« inconvénient » que voit Proust est donc vraisemblablement celui du délai imposé par la publication échelonnée : le contresens a bien été programmé, mais il ne pourra pas être levé, résolu, dans le temps d’une lecture idéalement continue. L’écrivain est bien loin de se douter que le « point d’orgue »38 de cette clôture intermédiaire va se prolonger quatorze ans.

20Lors de la mise en vente d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs plusieurs années plus tard, en juin 1919, les lecteurs découvraient non seulement que la fin du premier volume (les promenades au Bois pour admirer Mme Swann et leur souvenir nostalgique), « rimait » avec la fin de la première partie du second, « Autour de Mme Swann » (autre promenade au Bois, laquelle du point de vue du temps de l’histoire vient s’intercaler entre les deux autres), mais la symétrie du titre de la dernière partie de Du côté de chez Swann, « Noms de pays : le nom », avec le titre de la dernière partie des Jeunes Filles « Noms de pays : le pays ». Ainsi la dernière partie de Swann devenait-elle rétrospectivement comme la première d’une sorte de tiers tome dont, par un effet d’encadrement, « Autour de Mme Swann » aurait occupé le centre : tiers tome qui permettrait que se recouse la continuité en dépit de l’éclatement matériel, un peu comme si la limite entre les tomes, soudain mobile, remontait, repartait à rebours, permettant de raboutir les morceaux de ce que Proust appelait sa tapisserie coupée ou déchirée. Inversement, en aval, Proust impose une « partie » supplémentaire, officieuse, au découpage des Jeunes filles, en détachant l’apparition de la « petite bande » et d’Albertine par le même marquage typographique : un jeu d’astérisques39. Le « raboutissage » du livre éclaté s’effectue alors du côté du tome suivant. Quand il s’agira de suggérer l’unité du tissu romanesque au sein d’un même tome, Proust voudra recourir au procédé, emprunté à l’édition du roman russe, de l’interruption arbitraire. On le voit ainsi lors de la préparation de Sodome et Gomorrhe II, un tome en plusieurs volumes, proposer que la coupure entre le premier et le deuxième fût « au milieu d’un chapitre de manière à commencer le deuxième volume de ce tome II par un : Deuxième chapitre suite, comme dans La Guerre et la Paix »40.

21Si on trouve donc classiquement dans la Recherche un même tome en un ou plusieurs volumes, on trouve aussi, ce qui est nettement plus inattendu, deux tomes (plus exactement : deux subdivisions de tome) dans un seul volume : Le Côté de Guermantes II – Sodome et Gomorrhe I. Dans ce volume publié par Proust en avril 1921, un an et demi avant sa mort, le jeu sur les limites intermédiaires devient complexe et quasiment virtuose, même si la disjonction éditoriale posthume des deux tomes qu’il regroupait ne permet plus aujourd’hui vraiment de le saisir. La répartition des masses narratives peut surprendre : Guermantes II est composé d’un chapitre premier très bref (trente-deux pages en Pléiade), suivi d’un chapitre second plus de dix fois plus ample (343 pages). Disproportion trop flagrante pour être due au hasard ou à une maladresse, et en effet les trente pages de Sodome I placées en fin de volume viennent faire pendant au trente-deux pages du chapitre premier de Guermantes II. L’emboîtement du second chapitre de Guermantes II entre son premier chapitre et Sodome I souligne alors à nouveau (comme celui de la première partie des Jeunes filles entre la fin de Swann et la fin des Jeunes filles) la « solidarité des parties »41. En outre, un écho thématique s’installe entre la fin des deux chapitres de Guermantes II, soit entre la mort de la grand-mère qui ouvre le tome, et la mort annoncée de Swann qui le clôt ; cette fin a donc la valeur à la fois récapitulative et prospective caractéristique d’une clôture intermédiaire.

22Mais Proust va beaucoup plus loin, et innove : ici en effet, grâce à la conjonction des deux tomes en un seul volume, l’explicit d’un tome (Guermantes II) est d’emblée articulé à l’incipit du tome suivant (Sodome et Gomorrhe I). Il ne s’agit donc pas de tirer le meilleur parti d’un « point d’orgue » imposé ou de jouer (comme à la fin de Guermantes I, avec l’attaque de la grand-mère, ou de Sodome II, avec l’annonce d’un projet de mariage) du suspense ou de l’attente, mais à nouveau, et bien qu’on soit à la charnière de deux tomes, de souligner la continuité romanesque. Pour exprimer cette continuité, Proust ajoute à l’effet d’emboîtement déjà signalé un effet de chiasme. La visite de Swann aux Guermantes située à la fin de Guermantes II est, nous explique le narrateur, anticipée du point de vue de l’histoire ; symétriquement, la découverte de la vraie nature de Charlus, au début de Sodome I, a été retardée, s’étant produite, dans le temps de l’histoire, avant la visite aux Guermantes. Ce chiasme narratif qui croise prolepse et analepse permet à Proust de ligaturer étroitement les deux tomes. En outre le nouage des épisodes intervertis est mis en valeur et rendu plus lisible par la disjonction matérielle : continuité romanesque solide, mais aussi espace d’une respiration, d’un trait différentiel, matérialisé, désigné, par le « blanc » qui sépare deux tomes.

23Or Proust n’a pas seulement réussi à exprimer là une sorte de conjonction disjointe (ou de disjonction conjonctive), une sorte de solve coagula du roman. Ce blanc peut être considéré comme le centre géométrique du livre42, puisque c’est le moment où commence à se déployer, avec la découverte de la vraie nature de M. de Charlus, ce que Barthes appelait la « grande forme inversante » de la Recherche43. La structure ternaire supposée d’À la recherche du temps perdu, héritée de Feuillerat – début/entre-deux/fin – s’efface pour donner à voir une composition clairement bipartite : un diptyque antithétique, où ne s’opposent pas seulement les pôles initial et final du « temps perdu » et du « temps retrouvé », mais bien deux pans entiers du livre, deux temps de l’expérience, disposés de part et d’autre d’un centre géométrique, situé entre la clôture de Guermantes II et l’ouverture de Sodome I. La fin de ce début (de la première partie), et le début de cette fin (de la deuxième partie) ont reçu, de la part de Proust, une attention particulière et le traitement raffiné et comme symbolique d’une inversion réciproque.

24Sodome et Gomorrhe I est qualifié dans une lettre à Gallimard de « fin [de volume] annonciatrice de la suite »44 : il fonctionne en effet à son tour comme « ouverture » de la série des Sodome et Gomorrhe, dont Proust confia en 1922 qu’elle pourrait compter jusqu’à six livraisons. Or la clôture narrative probable de la série est déjà en place dans le Cahier manuscrit XVIII : c’est, en écho à la « conjonction » surprise dans Sodome I, la rencontre par le héros du couple formé par Charlus vieilli, pathétique roi Lear, et son fidèle chaperon Jupien, au seuil du « Temps retrouvé » proprement dit45. Ainsi, non seulement l’œuvre, bien qu’inachevée, est dûment construite, mais elle contient parfois en pointillés la ligne de ses ultimes clôtures intermédiaires.

25Il convient de nuancer grandement l’affirmation de Proust selon laquelle début et fin de la Recherche auraient été écrits « d’abord », et d’un même élan. La mise en place du « Temps retrouvé » à la clôture du livre ne se substitue qu’en 1910 à un projet de conversation littéraire avec « Maman » pour lequel Proust avait réuni un abondant matériau critique46 ; cette invention est donc bien postérieure à la rédaction de « Combray ». Ce n’est que sur les dactylographies, plus rarement dans un cahier, que Proust décide de disjoindre tel phénomène de mémoire involontaire (le goût de la madeleine) de son explication, tel événement (la lecture de François le Champi, la scène de Montjouvain) de sa résurrection par le souvenir ou de son éclaircissement47. On se représenterait donc plus justement la quasi simultanéité génétique revendiquée par Proust sous les traits de la solidarité primitive d’épisodes. D’autre part, la modification constante des mises au net manuscrites au moment de la correction des dactylographies et des épreuves entraînait la modification et l’ajustement corrélatifs des cahiers du « Temps retrouvé » : la fin restait instable, dans un après-coup de l’écriture toujours différé, avec lequel Proust n’a pas plus coïncidé que son protagoniste avec son identité d’écrivain.

26Car si la mise en scène des contenus « philosophiques » se fixe relativement tôt, comment finir le versant romanesque (étant entendu que le « Bal de têtes » n’est lui-même qu’un élément de la démonstration philosophique) ? Proust réfléchit à l’esthétique balzacienne, à fin tantôt suspensive et elliptique (« Est-ce un dénouement dit à peu près Balzac […] Oui pour les hommes d’esprit, non pour ceux qui veulent tout savoir »48), tantôt spectaculaire et dramatique (« Bien montrer pour Balzac […] les lentes préparations, le sujet qu’on ligote peu à peu, puis l’étranglement foudroyant de la fin »49). Après les « lentes préparations » qui vont caractériser aussi son œuvre, c’est bien le modèle « foudroyant » qui est privilégié par Proust dans ce scénario pour la fin du roman, qu’on date de 1915 :

[…] tout d’un coup, dans un dernier chapitre, brusquement et vite […], je montrerais l’autre face […]. En somme, brusquement un second roman qui serait le même vu par d’autres yeux, un épilogue si l’on veut, […] tout d’un coup la page des Goncourt, la vraie vie de Charlus, d’Albertine, le génie de Vinteuil et d’Elstir, en une accumulation foudroyante et condensée.50

27Ce scénario balzacien est antérieur à la rédaction des vingt cahiers de « mise au net » de Sodome et Gomorrhe – Le Temps retrouvé. Il est intéressant, car il montre que Proust avait envisagé pour dénouer le versant romanesque de son livre un traitement rhétorique parallèle à celui choisi pour le versant dogmatique : mise en série, accumulation, effet de coups de théâtre en cascade. Ce scénario ne sera pas mis en œuvre : les révélations relatives à chaque personnage ne feront pas « pendant » aux épiphanies de la mémoire involontaire, elles seront disséminées, et placées bien plus tôt dans le récit. Laissées inachevées aussi : tout porte à croire que les profils narratifs d’Albertine, de Saint-Loup, de Gilberte, étaient loin d’être fixés à la mort de Proust en 192251.

28La relation entre début et fin, chez Proust, me paraît donc répondre à deux modèles principaux, pas forcément compatibles. Dans l’un, qui donne à la Recherche sa structure diptyque fondamentale, domine la formule dramaturgique du coup de théâtre : la péripétie contraint, dans un choc, le protagoniste (et le lecteur) à rectifier ce qui apparaît rétrospectivement comme un diagnostic incomplet du réel. Dans l’autre, qui vise plutôt à assurer la cohésion poétique du livre, il s’agit moins de jouer sur l’écart et la différence que de la connivence entre début et fin : c’est là qu’interviendront en priorité les clôtures intermédiaires. Commentant Ruskin en 1906, Proust développe dans une note critique les rapports de l’épigraphe avec la « dernière phrase » :

Cette épigraphe, qui ne figurait pas dans les premières éditions de Sésame et les Lys, projette comme un rayon supplémentaire qui ne vient [pas] toucher que la dernière phrase de la conférence […], mais illumine rétrospectivement tout ce qui a précédé. […] Dès le début Ruskin expose ainsi ses […] thèmes et à la fin de la conférence il les mêlera inextricablement dans la dernière phrase où sera rappelée dans l’accord final la tonalité du début […].52

29C’est encore à propos d’une forme courte, une conférence, que Proust est amené à formuler ce qui va devenir sa propre esthétique : le principe de « l’illumination rétrospective », suscitant une lecture à rebours, à partir de la fin ; le goût pour un modèle (rhétorique) de récapitulation ou (musical) de reprise en écho final des tonalités initiales. L’année suivante l’article du Figaro « Sentiments filiaux d’un parricide » est construit de cette manière ; il s’enrichit au dernier moment, sur épreuves, d’une nouvelle « fin assez bonne vraiment » par laquelle un écho s’établit entre le titre et le dernier mot : « […] ce mot de parricide qui avait ouvert l’article le refermait. Une sorte d’unité était imposée par là à l’article »53. C’est la préfiguration de la reprise poétique « Longtemps »/ « dans le temps ». Or Proust généralise le procédé dans la Recherche : on a vu ici à maintes reprises ces phénomènes d’enchâssement, d’encadrement, d’emboîtement (avec parfois des chevauchements partiels créant des effets d’arceau et donc de continuité) entre « parties » et « chapitres », ou en leur sein. Telle note de régie d’un cahier de 1910 confirme qu’il s’agit d’une esthétique délibérée :

Il faudra bien penser pendant que j’embrasserai la petite Maria de dire que je cherche à me rappeler sa silhouette sur la plage, me dire c’est bien la même, lui demander l’explication de ses yeux etc, de façon à bien finir sur la silhouette pour que la fin du chapitre s’applique en coïncidence au début.54

30Si ce type de composition annulaire semble prédominer dans la première partie du livre, de Swann à Guermantes II, c’est sans doute un effet de perspective dû à l’inachèvement de la suite ; on a évoqué comment la même circularité qui caractérise la construction de « Combray » dans Swann se dessine à l’orée de la série des Sodome et Gomorrhe. Le traitement de l’épisode d’Albertine semblait s’acheminer vers le même modèle : un écho titulaire s’établit entre la dernière section des Jeunes filles, « Albertine apparaît », et la deuxième partie de Sodome III, « Albertine disparue », et des effets de superposition d’arrière-plan se créent entre l’apparition marine de l’héroïne et sa disparition près de la Vivonne. La multiplication des séries romanesques impliquait sans doute cette poétique attentive de la clôture intermédiaire.

31Proust affirma que son ouvrage avait été construit « d’une façon si raisonnée que chaque phrase a sa symétrique, et qu’enfin, à la première page du premier volume se superpose la dernière phrase du dernier volume »55. Si un tel programme d’écriture avait pu être réalisé, toute la deuxième partie du livre se fût comme repliée sur la première, selon un axe de symétrie qui eût été le trait de coupe entre Guermantes II et Sodome I. Programme intenable pour un inimaginable livre où tout événement eût été pourvu, le moment venu, de son exacte inversion ou élucidation narrative en miroir. Le principe de l’« illumination rétrospective » formulé à partir de Ruskin, principe à la fois herméneutique d’approfondissement et esthétique de réception, ne doit pas être conçu comme ce repliement écrasant, mais plutôt comme un développement, une efflorescence, un gonflement : c’est la fin qui vient suralimenter le début. Maintenant que cette fin est simultanément rendue lacunaire et démultipliée par l’inachèvement, comment lire Proust ?